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7- 10/12/1985 - 4

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(1) Sur Foucault Les formations historiques 
Année universitaire 1985-1986. Cours du 10 Décembre 1985 Gilles Deleuze (partie 4/5) 
 Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 min 41 secondes

Même si, dans certains textes, il atténue la spécificité des visibilités, au point de leur donner, de ne plus leur donner qu’un nom négatif, le non-discursif, par opposition au discursif, il semble quand même que, même dans ce cas, qui est celui de "L’archéologie du savoir", même dans ce cas, est bien marqué que le non-discursif est irréductible au discursif, c’est-à-dire qu’il y a dualisme. Je dirais : s’il y a dualisme, il ne faut pas trop s’en faire... Est-ce qu’il y a dualisme ? Oui, moi je dirais : à ce niveau il y a dualisme, le savoir est duel et c’est faute de le remarquer suffisamment que beaucoup de... parfois même de penseurs proches de Foucault, il semble, mutilent sa pensée - j’ai essayé de le dire - en ne tenant pas un compte suffisant du statut de la lumière et du visible, pour ne retenir que la théorie des énoncés, qui en fait une espèce de philosophe analytique d’un type nouveau. Et bien, donc je crois que, au niveau du savoir, il y a dualisme. Seulement j’insiste et, là, je voudrais très rapidement poser la question du dualisme en général. Qu’est-ce que c’est être dualiste ? Car, à mon avis, il y a au moins trois dualismes. Et il n’y en a qu’un qui mérite le nom définitif de dualisme. Le premier dualisme, c’est le vrai. Le vrai dualisme consiste à dire : il y a deux, il y a deux et l’un est irréductible à l’autre. Ce dualisme, vous le trouvez, si je cherche des auteurs qui sont réellement dualistes, je dirais, à ma connaissance, il y en a, avant tout, deux. On peut dire : c’est pas vrai, mais, enfin, moi je vois ça comme ça, c’est pas grave. Il y a Descartes car, chez Descartes, il y a un dualisme authentique entre la pensée et l’étendue, entre la substance pensante et la substance étendue, une fois dit que la troisième substance ne surmonte en rien le dualisme de la pensée et de l’étendue. Je dirais : oui, Descartes, c’est du dualisme objectif ou substantiel. J’en vois un autre : c’est Kant, cette fois-ci c’est un dualisme subjectif. Il y a dualisme entre deux facultés fondamentales qui, comme chez Foucault pour le savoir, sont les deux parties constituantes de la connaissance : la réceptivité et la spontanéité. Le dualisme n’est plus entre substances, mais entre facultés du sujet, ou le dualisme n’est plus entre attributs de substance, il est entre facultés du sujet, si bien que, de Descartes à Kant, il y a toute la transformation de la substance en sujet. Bon, ça, c’est le premier dualisme. Je dis : il y a un second dualisme qui est, cette fois-ci, une étape provisoire vers l’un. Faire deux - le dualisme - c’est une manière, comme une espèce d’étape par rapport à un but ultime : découvrir l’unité plus profonde. Je dirais : ce dualisme provisoire, j’en vois deux exemples, [ ???] pour en rester à deux - c’est du dualisme... alors... - Je pourrais le dire de Spinoza. Chez Spinoza il y a bien une distinction réelle, un dualisme, entre l’attribut « pensée » et l’attribut « étendue ». Seulement ce dualisme est une étape provisoire vers l’unité de la substance qui a tous les attributs, c’est une étape provisoire vers l’un. Question d’un étudiant : [ ???] c’est pas un dualisme, il y a [ ???] Deleuze : oui, ça... me compliquez pas..., me complique pas les choses, hein !... Je dis ça comme ça. C’est pas... Oui, t’as raison... Non ! Parce que en fait c’est, dans la mesure où il y a une substance unique, que je sais qu’il y a une infinité d’attributs. Je veux dire : l’infinité des attributs est une conséquence de l’unité de la substance, c’est parce qu’il n’y a qu’une substance que je sais que, dès lors, elle ne peut pas se contenter de deux attributs, c’est-à-dire l’infinité n’intervient pas là, l’infinité c’est une conséquence de l’unité. Ce qui est important, c’est le dépassement des attributs, vous comprenez, vers une substance unique d’où l’on peut conclure à une infinité d’attributs qu’on ne connaît pas. L’autre cas ce serait Bergson. Bergson est célèbre par ses dualismes. La durée et l’espace, la matière et la mémoire, bien plus : tous ses titres « les deux sources », tous ses titres se réclament explicitement du dualisme. Mais, chez Bergson le dualisme, là aussi, n’est qu’une étape transitoire vers un monisme triomphant. A savoir : première étape, la durée et la substance s’opposent... non, la durée - pardon - et l’espace s’opposent, il y a deux sources de la morale et de la religion, matière et mémoire s’opposent ; deuxième stade : les deux termes opposés sont les degrés extrêmes d’une même instance, à savoir l’espace n’est que le degré le plus dilaté de la durée ou l’espace n’est que le degré le plus dilaté de l’élan vital et la durée n’est que le degré le plus contracté de l’élan vital. Un même élan vital traverse les deux formes duelles, l’une étant son extension ou sa dilatation, l’autre étant sa contraction. Donc dépassement du dualisme, par lequel fallait passer, vers un monisme. Vous voyez. Il y a une troisième sorte de dualisme, parce que, finalement, il y a une chose très simple : parler c’est toujours faire des duels. Le duel est inscrit dans la parole. Le duel est inscrit dans le langage. Si bien que vous serez toujours dualiste dans les mots. Simplement, la question du dualisme, elle se p... elle commence au-delà des mots, à savoir : est-ce que ce dualisme est un vrai dualisme selon vous, c’est-à-dire un dualisme qui vaut pour les choses ? Est-ce que c’est un dualisme « étape provisoire » ou est-ce que c’est quoi ? Je dirais : il y a des cas où le dualisme n’est plus « étape provisoire », mais comme étape préparatoire. Vous me direz : quelle différence ? Etape préparatoire. Etape préparatoire vers quoi ? Si je me demande vers qu... Etat préparatoire de quoi ? Si je me demande « état préparatoire de quoi ? », je crois que je verrai la différence entre le second dualisme et le troisième dont je parle maintenant. Ce serait un état préparatoire des multiplicités, en d’autres termes, ce serait un état préparatoire du pluralisme. Non plus une étape provisoire vers un monisme, vers l’un, vers une unité, mais un état... qu’est-ce que je disais ? Je ne sais plus... un état, un état... provisoire... non je sais plus. Etudiants : « préparatoire », Deleuze : préparatoire, oui, un état préparatoire des multiplicités et du pluralisme pur. C’est celui-là qui m’intéresse, ce dualisme, parce que qu’est-ce que ça voudrait dire ? Remarquez que mon troisième dualisme s’oppose au second, pourquoi ? C’est que la notion de multiplicité, j’ai toujours trouvé que c’était une notion fascinante, parce qu’elle est au substantif. Tant que vous dites « le multiple », vous n’avez rien dit. Tant que vous maniez l’adjectif, vous n’avez rien dit parce que vous avez seulement mis un peu d’animation dans l’un. Car, qu’est-ce qui est multiple sinon l’un ? En d’autres termes vous êtes platonicien, à la rigueur, c’est déjà très bien. Bon. Mais, si vous êtes platonicien, vous êtes de ceux, et même vous êtes du très grand nombre de ceux qui disent : le multiple ne peut s’employer que comme adjectif. « Multiple » est un attribut. Quel coup de force dans la pensée ce fut, lorsque - il fallait être allemand pour ça - lorsque des penseurs ont mis le multiple au substantif et ont constitué la notion de multiplicité : une multiplicité. Remarquez que, une multiplicité, c’est quand même bizarre parce que, là, il faudrait être logicien pour commenter le « une », l’article indéfini, il est évident que l’article indéfini de « une multiplicité » ne peut pas être le même que l’article indéfini de « un homme ». Ce ne serait pas rien de faire la logique de « un » dans « une multiplicité ». C’est l’article indéfini, c’est un article non-unifiant. Qu’est-ce que c’est lorsque la multiplicité passe au substantif ? Ça veut dire qu’elle ne se rapporte plus à une unité quelconque, ni dont elle dériverait, ni qu’elle préparerait. Ça veut dire : le multiple doit être pensé par lui-même et en lui-même. Le multiple, ce serait quoi ? Une multiplicité c’est « n - 1 » (petit n moins 1), c’est pas « n+1 » car, la multiplicité, c’est ce qui retire l’un du multiple. Sinon la multiplicité ne serait jamais érigée. C’est toujours en soustrayant l’un que j’obtiens la multiplicité. Comment penser une multiplicité ? Une multiplicité est-elle quelque chose de pensable ? Bien. La seule manière de mener une critique de l’un, c’est au nom de la multiplicité. Tant que j’oppose à l’un le multiple, je n’ai rien fait de gênant pour l’un. Si j’exhibe des raisons pour lesquelles le multiple doit être rapporté à la multiplicité ou à des multiplicités, à ce moment-là, je peux dire : j’ai détruit l’un. Mais je ne peux pas penser avoir détruit l’un tant que je n’ai pas fait cette opération qui substantive le multiple. La multiplicité, est-ce que ça a un sens ? L’acte par lequel le multiple a été érigé en substantif, c’est-à-dire en multiplicité, est un acte scientifique. Je veux dire : je crois que l’origine... je crois que l’origine de la notion est chez le grand mathématicien-physicien Riemann, qu’elle est reprise par le mathématicien Cantor, à la base de la théorie des ensembles. Vous la retrouverez chez Husserl, quoi que Husserl ne soit guère un pluraliste, mais il s’en sert de cette notion et qu’elle a une richesse scientifique intense. Je crois que c’est Riemann qui fait cette espèce de cadeau à la philosophie. Une notion de multiplicité. Bon. On ne sait pas encore ce que c’est qu’une multiplicité. Je dis juste que c’est très proche de la pensée de Foucault. Pourquoi ? Si vous comprenez tout ce qu’on vient de dire sur les formes, forme du visible et forme de l’énonçable, ce ne sont pas des unités. Je dis : ce sont des conditions sous lesquelles les énoncés se dispersent, se disséminent. Ce sont des conditions sous lesquelles les visibilités se dispersent, se disséminent. Ce qui revient à dire quoi ? Ce qui revient à dire : vous savez, tout énoncé est une multiplicité. Je veux dire, vous vous rappelez, en effet, c’est normal : d’une part un énoncé ne peut être étudié que dans sa famille, c’est-à-dire on ne peut considérer qu’une multiplicité d’énoncés, on ne peut jamais considérer un seul énoncé. Nécessité toujours de considérer plusieurs énoncés. Et, d’autre part, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas considérer un seul énoncé ? C’est parce que, si l’on considère un seul énoncé, on s’aperçoit qu’il est à cheval sur plusieurs système. C’est pas seulement qu’il y a nécessairement multiplicité d’énoncés, c’est que l’énoncé lui-même est une multiplicité. Multiplicité de ses variables internes, multiplicité de ses variations immanentes. Et, ça, L’archéologie du savoir le dit formellement, à mon avis, les énoncés sont des multiplicités et même chaque énoncé est une multiplicité. Un énoncé c’est déjà une multiplicité discursive. Une visibilité, c’est une multiplicité non-discursive. Bon. En somme il n’y a que des multiplicités et des multiplicités de multiplicités. C’est la pensée du pluralisme pur. C’est une pensée très vertigineuse, hein, si vous essayez de la penser. Très intéressant : elle a sa noblesse philosophique, mais sa noblesse cachée, souterraine, elle a toujours été battue, contrebattue par une philosophie plus impériale, plus classique. Mon bon, revenons à mon thème. Ben vous comprenez, dans une conception des multiplicités pures, du point de vue d’une théorie des multiplicités pures, qu’est-ce que sera le dualisme ? Le dualisme, ce sera le moyen le plus simple de répartir, en premier lieu, les multiplicités dans tous les sens, c’est-à-dire : les dualismes vont être eux-mêmes multiples. Ce sera la meilleure manière, la plus facile, la manière la plus facile de distribuer les multiplicités. Alors, je dirais : oui, il y a des multiplicités non-discursives, il y a des multiplicités discursives. Voilà un premier aspect. Et puis, je dirais : il y a des multiplicités d’énoncés qui se rapportent au langage, le langage étant en lui-même une multiplicité de niveau supérieur. Puis il y a des multiplicités de visibilités. Bon. Tout ça. Je vais distribuer, à partir de dualisme, je vais distribuer mes multiplicités. En d’autres termes la multiplicité sera une étape préparatoire à quoi ? A une distribution des multiplicités. Et c’est seulement quand je m’apercevrai que les dualismes ont proliféré, que les dualismes, à leur tour et enfin, se révèleront pour ce qu’ils sont : un type de multiplicité parmi les autres. C’est-à-dire : le dualisme est le premier pas pour une typologie des multiplicités. Or je crois que Foucault, dans toute son œuvre, a élaboré une typologie des multiplicités. Et, si j’osais répondre à une question de l’un d’entre vous m’avait posée gentiment, à savoir : quel est mon rapport personnel avec Foucault, je dirais qu’une des choses qui m’attache et m’a le plus attaché à lui, c’est que, euh, moi aussi je tournais autour d’une tentative pour faire une telle... une typologie des multiplicités, sur d’autres bases que les siennes, les siennes me paraissant extrêmement profondes. Voilà, ça c’est le point... C’est donc : oui il y a dualisme au niveau du savoir, mais qu’est-ce que ça nous réserve ? Ce dualisme, à mon avis, en effet, est un principe méthodologique au service de la théorie des multiplicités. Lui, ce qu’il appelle plus souvent..., je sais pas il faudrait que je vérifie, j’ai l’impression... oui ! Il emploie parfois le mot « multiplicité », notamment, on le verra, au niveau de la théorie du pouvoir, il parle de, par exemple... il a une formule très curieuse, il parle de temps en temps de « multiplicité humaine ». Une « multiplicité humaine », on trouve le mot chez lui. Mais il préfère les mots « dispersion », « dissémination » qui sont constants chez lui : les énoncés se disséminent. Sa lutte contre... du point de vue terminologique, sa lutte contre le monisme et contre le dualisme, se fait à partir des mots « dispersion », surtout « dispersion » qu’il préfère à « dissémination ». « Dissémination » ce sera un mot plus proche de Derrida, euh... Mais la dispersion chez Foucault, ça c’est une notion qui est très très importante et c’est vous dire à quel point, encore une fois, j’attache de l’importance à l’idée que c’est catastrophique de le prendre pour un penseur de l’enfermement. C’est un penseur de la dispersion. Or il me semble que la notion de dispersion est très proche et même identique, n’est qu’un autre nom, pour le mot « multiplicité ». Ou, inversement le mot « multiplicité » est un autre nom pour ce qu’il appelle, lui, « les espaces de dispersion ». Voilà le troisième point que je voulais marquer. Quatrième point : et bien, si savoir a deux parties, deux parties immanentes, non pas deux parties extérieures entre lesquelles il établirait une visée ou un pont, mais deux parties immanentes, qu’est-ce que c’est savoir ? Qu’est-ce que le savoir fait avec ces deux parties constituantes ? On l’a vu, savoir, c’est entrelacer, entremêler... Là c’est une espèce de schème assez platonicien, hein, c’est le thème du tissage chez Platon, que vous trouvez dans Le politique. Concevoir la constitution des choses comme un entrelacement, un tissage. Peut-être que Foucault a gardé, là, une espèce d’inspiration platonicienne qui lui sert... Et sa réponse à lui, alors, très originale, c’est : savoir c’est entrelacer le visible et l’énonçable, l’énonçable et le visible. Ça, c’est tout l’aspect « présupposition réciproque entre les deux formes et capture mutuelle ». La capture mutuelle constitue cette espèce d’entrelaçage du visible et de l’énonçable et le savoir... il n’y a pas de savoir qui n’entrelace du visible et de l’énonçable. Cet entrelacement constitue ce que, depuis le début, je vous proposais d’appeler « une strate » et, sans doute, une strate, c’est une formation historique. Mais, alors, pourquoi employer ce mot qui est plus compliqué que « formation historique » ? C’est parce que « formation historique » serait ambigu. « Formation historique » nous laisse dans l’idée qu’une époque précède ce qui se passe dans l’époque. Alors que, pour Foucault, c’est juste l’inverse, une formation historique découle de tel mode d’entrelacement du visible et de l’énonçable, c’est-à-dire une formation historique découle d’une manière dont la lumière tombe, d’une manière dont « il y a du langage » et d’une manière dont s’entrelacent les énoncés du langage et les visibilités de la lumière. Vous ne pouvez définir une formation historique que secondairement, lorsque vous avez assigné une strate, la strate étant faite d’un entrelacement. D’où l’importance, encore une fois, du principe historique qu’on a vu : toute formation historique dit tout ce qu’elle peut dire et voit tout ce qu’elle peut voir. Il n’y a rien de plus à voir, rien de plus à dire. On dit toujours tout ce qu’on peut, on voit toujours tout ce qu’on peut voir. Donc l’entrelacement des deux formes constitue ce qu’on appellera : les relations de savoir. Non, pas « entrelacement des deux formes », je dirais entrelacement du visible et de l’énonçable, les deux formes, elles, sont hétérogènes. Donc : capture réciproque. Ça renvoie à tout ce qu’on a vu aujourd’hui à propos de Roussel et les autres fois. Par exemple, Roussel, typiquement, nous propose des modes d’entrelacement du visible et de l’énonçable, par capture ou double insinuation. Dernier point de conclusion. Dès lors, la conciliation des captures mutuelles ou des insinuations réciproques - et pourtant la différence de nature radicale entre les deux forme exige - ne peut se faire que dans une autre dimension. Elle exige un nouvel axe. Un nouvel axe qui, sans doute, ne sera pas le même, mais, peut-être, jouerait un rôle analogue à celui du schématisme chez Kant. Quel fructueux trimestre ! Surtout que nous savons quel est ce nouvel axe. On le sait, on s’y attend au moins, on sait pas pourquoi mais on s’y attend. Ce nouvel axe réclamé par les relations de savoir et préparé par les relations de savoir - tout comme on a vu que le dualisme préparait quelque chose - ben ce nouvel axe est constitué par les rapports de pouvoir. Et on ne comprendra rien à la théorie du pouvoir de Foucault si on ne subordonne pas toute sa théorie à l’affirmation que le pouvoir n’est pas une forme. Les formes sont les formes du savoir. Le pouvoir n’est pas une forme, le pouvoir est l’élément informel par excellence. Et, si on ne comprend pas ça, on comprend rien, donc c’est pas la peine de continuer, quoi. Il n’y a pas de forme du pouvoir et c’est pour ça que les rapports de pouvoirs sont aptes à instaurer les relations de savoir qui s’établissent entre les deux formes irréductibles du savoir. Le pouvoir est nécessairement un élément informel. Et pourquoi est-ce que c’est... Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est le rapport de pouvoir, ce sont les rapports de pouvoir, qui vont rendre compte des relations de savoir. On ne sait pas encore ce que ça veut dire, mais on a tout déjà. A ce niveau où nous en sommes, on a tout pour le pressentir, c’est-à-dire pour se dire : on s’est pas trompé, c’est bien ça la pensée de Foucault. Je dirais : le pouvoir, c’est le deuxième axe de cette pensée. Je dis : on a tout pour le pressentir que ça marche. Pourquoi ? Eh bien, comme trois raisons, mais trois raisons pittoresques euh... trois raisons pittoresques qu’on a rencontrées toutes les trois. Et bien, première raison pittoresque : l’étude du savoir présupposait la constitution de corpus. Dès lors, nous butions sur la question : comment peut-on composer un corpus ? Soit un corpus de choses sensibles, soit un corpus de phrases, de mots. Il fallait avoir composé un corpus de mots et de phrases pour dégager les énoncés. Mais comment pouvait-on dégager... Comment pouvait-on former un corpus ? De même, de même : comment pouvait-on former un corpus de choses et d’états de choses d’où l’on pourrait dégager les visibilités ? On a vu que la réponse de Foucault était nécessairement, là, il n’y avait pas le choix, puisque, si vous m’avez bien suivi, il faut que les règles d’après lesquelles on dégage un corpus dont on tirera les énoncés ne présupposent rien des énoncés eux-mêmes. C’est donc pas les énoncés qui vont nous guider dans le choix du corpus, c’est... La sélection des mots et des phrases dont je vais tirer les énoncés d’une formation historique, c’est quoi ? C’est les foyers de pouvoir et de résistance au pouvoir, bien entendu, les foyers de pouvoir et de résistance au pouvoir autour desquels bourdonnent les mots, les phrases... Le « on parle ». Pour la sexualité au XIXème siècle où est-ce qu’on parle de la sexualité ? Autour du confessionnal, autour de l’école, autour de la médecine, autour des organismes administratifs qui s’occupent de biopolitique, de naissances, de mariages... Et toujours, ça, c’est la réponse, c’est la réponse générale. Foucault, il me semble, a toujours la même réponse parce que c’est... il n’y en a pas d’autre. Le choix d’un corpus... au moins il a le mérite... il y a beaucoup de gens qui se sont réclamés d’un corpus, à ma connaissance Foucault est le seul à réclamer des critères précis pour la constitution des corpus. Et sa réponse, qui lui convient tout à fait et qui explique tout le développement de son œuvre, tout le deuxième axe, c’est que : il n’y a que les foyers de pouvoir et de résistance au pouvoir qui peuvent rendre compte des mots, des phrases qu’on retiendra dans la constitution d’un corpus. Ça, c’est la première raison par laquelle on voit bien, déjà, que les relations de savoir se dégagent vers des... se dépassent vers des rapports de pouvoir. Deuxième raison : les relations de savoir sont du type, comment dire, pour parler savant, du type agonistique. C’est une lutte, une étreinte, ce sont deux lutteurs. Le visible étreint l’énoncé, mais l’énoncé étreint le visible encore pire. Et l’énoncé continue à hurler « ceci n’est pas une pipe » en étreignant la pipe. Bon. Et la pipe ne cesse pas de se dérober à l’étreinte de l’énoncé... Enfin, c’est... Bien. Ces mutuelles captures avec dérobade... chacun tire sur la cible de l’autre et l’autre déplace sa cible etc. C’est une lutte, une bataille. C’est une lutte, une bataille, si le savoir est pris dans une telle bataille, d’où voulez-vous que cette bataille vienne, Sinon des rapports de pouvoir en train de se faire et de se défaire ? C’est la deuxième remarque pittoresque. Troisième remarque : vous y voyez par parenthèse une seconde raison pour laquelle il n’y a pas d’expérience sauvage. La première raison c’était : tout est savoir, il n’y a rien avant le savoir, donc il n’y a pas d’expérience sauvage. La deuxième raison, c’est que le savoir lui-même présuppose des rapports de pouvoir. Dès lors, comment est-ce qu’il y aurait une expérience sauvage c’est-à-dire libre des empreintes du pouvoir ? Et, au second sens de la critique de l’expérience sauvage chez Foucault, il le dit explicitement : il n’y a pas d’expérience sauvage parce que toute expérience est déjà quadrillée et prise dans des rapports de pouvoir. Vous me direz : mais le pouvoir est sauvage lui-même... ça on verra, en tout cas c’est pas ça que la phénoménologie appelait « expérience sauvage ». Ce qui veut dire une chose très simple, finalement, et c’est ma dernière remarque pittoresque. Pourquoi est-ce qu’il faut cette autre dimension ? Pourquoi est-ce qu’on dépasse le savoir vers le pouvoir ? C’est que, encore une fois, savoir, c’est entremêler voir et parler. Et ben. On n’y peut rien. On n’y peut rien, dit Foucault, mais très souvent - il dit pas « toujours », c’est une petite remarque comme ça qu’il fait - c’est le pouvoir... le pouvoir, lui, peut-être qu’il voit rien et qu’il ne parle pas. Muet et aveugle, il va pas jusque-là, mais il dira : « presque muet ». « Presque muet ». En effet, dès que le pouvoir parle, il constitue des savoirs. Mais, le pouvoir, est-ce qu’il peut parler par lui-même ? C’est compliqué, cette histoire, il faudra un peu savoir ce qu’il appelle « pouvoir », on n’en est pas là encore. Mais, même si le pouvoir ne parle pas et ne voit pas, s’il est aveugle et muet, il fait voir et il fait parler. Et je crois que cette remarque, comme accidentelle de Foucault, elle est très très riche, parce qu’il a tellement raison... euh, c’est un point où tout d’un coup... vous savez dans... euh... en philosophie, c’est comme partout : il faut à la fois avoir ces démonstrations abstraites très rigoureuses, et puis, tout d’un coup, un petit truc qui est illuminateur. Quand Foucault dit : mais oui, le pouvoir, il fait voir et il fait parler, dans quels cas ? Il tire à la lumière, il tire à la lumière. Ça veut dire quelque chose de très concret, il tire à la lumière et puis il fait causer, il fait parler. Vous voyez. Les gens, ils croient qu’ils parlent comme ça, mais pas du tout. Ils parlent parce que le pouvoir les fait parler. Je veux dire, c’est... alors, là, essayons de penser vraiment... c’est des choses toutes simples, toutes simples. Bon. Euh. On invite Madame Truc à la télé. (rire de l’assistance). Prenez une émission que je trouve tout à fait bien... Aujourd’hui Madame, c’est formidable ! On fait venir de sa province une dame hein, et on lui demande son avis ou bien sur un roman ou bien sur... bon. Comme disait Raymond Devos, l’autre fois, on organise un colloque sur le sujet : « on n’a rien à dire ». Attends, personne n’a rien à dire... très bien : on va faire un colloque là-dessus. Qui c’est qui fait parler ? Mais le pouvoir n’arrête pas de me faire parler. Là, je veux dire, je dis des choses aussi minables que : les sondages, c’est quelque chose de formidable... le pouvoir ne cesse pas de me faire parler. J’apprends qu’il y a 46 % des français qui pensent ceci, je me dis : ah bon, ben je suis dans quel truc, moi ? Euh, alors évidemment, il y a le truc de ceux qui n’ont pas d’opinion, mais ils parlent, ceux qui n’ont pas d’opinion, c’est à la lettre le colloque sur ceux et pour ceux qui n’ont rien à dire euh. Bon, le pouvoir, il n’arrête pas de nous faire parler. C’est même pas qu’il nous mette des paroles mensongères, il nous force à parler, oui. Encore une fois : exprime-toi camarade, mais « exprime-toi camarade » c’est la formule du pouvoir. Jamais le pouvoir n’a dit : « tais-toi, camarade ». Enfin, je retire ce que je viens de dire... euh. Euh. Le pouvoir, il dit : « tais-toi, camarade » dès que quelqu’un a quelque chose à dire, c’est-à-dire résiste. Ça oui. Là oui, c’est « tais-toi, camarade », mais sinon le pouvoir me fait parler dans la mesure où j’ai rien à dire et il attend que j’aie rien à dire... il est très lâche le pouvoir, parce qu’il sait très bien. Ça, je sais qu’on m’invitera toujours à la télé quand j’ai rien à dire. Euh. Un dimanche où j’aurai quelque chose à dire, on me dira : ah, non, c’est, c’est pas possible, ce jour-là. Euh, ça se voit sur la tête des gens, vous savez, euh... Très bien, mais, de la même manière, le pouvoir tire à la lumière. « Projecteur », c’est pas une métaphore. Mais « tirer à ma lumière », mais, ça, c’est une opération du pouvoir, il a jamais cessé de... Qu’est-ce que c’est que ses deux armes ? Faire parler, tirer à la lumière. Or.... Ça fascinait Foucault, ça. Pourquoi ? Il était très sensible à ce caractère du pouvoir. Alors, vous voyez, pourquoi je peux pressentir - je dis pas du tout que j’ai prouvé quoi que ce soit en prenant ces remarques - mais c’est à force d’accumuler ces remarques très très concrètes de Foucault qu’on comprend ce qu’il va vouloir dire par : le pouvoir qui, finalement, va organiser les deux pôles du savoir et les entremêler par un coup de lumière, un coup de langage : je parle / je te donne à voir. Et ça le fascinait parce que, encore une fois, j’en ai parlé, mais, là, dernière remarque pittoresque, il faut le regrouper parce que c’est une notion qui touchait énormément Foucault. C’est ça, la leçon des hommes infâmes. La leçon des hommes infâmes, c’est ce que je viens de dire. Les hommes infâmes, c’est quoi pour Foucault ? Cette notion qui, sûrement, le touchait, à la fois ça le faisait rire et ça l’émouvait... ça l’émeuvait... - qu’est-ce qu’on dit ? Je sais pas - euh... très profondément. Les hommes infâmes, pour lui, c’est quoi ? Je vais vous dire : à mon avis, il y a trois manières de concevoir l’infamie. Ça nous intéresse tous « être un homme infâme », euh (rires) « ne pas ... », c’est un lapsus, mais vous avez corrigé de vous-mêmes. Ne pas être un homme infâme est notre souci à tous. Pour cela, euh, il faut savoir ce que ça peut être un homme infâme. Je crois qu’il y a eu trois manières de concevoir l’infamie. Il y a une première manière que j’appellerai « classique ». La manière classique c’est dire : est infâme celui qui pousse le mal à ses limites. C’est l’idée d’un excès dans le mal. Pourquoi est-ce que c’est classique ? Parce que ça consiste à faire de l’homme infâme un héros qui serait simplement le contraire du héros. Le héros va au bout de la prouesse, et par là-même il entre dans la légende, mais c’est la même légende qui recueille l’homme infâme qui va jusqu’au bout du mal. La transgression, l’excès, la dépense dans le mal, je crois que le représentant d’une conception classique de l’infamie, c’est George Bataille. Qu’est-ce que l’infamie ? C’est Gilles de Rais. Quelle différence y a-t-il entre Gilles de Rais et Jeanne d’Arc ? Aucune d’une certaine manière. L’un était le maréchal de l’autre et il n’y a pas de différence puisque Gilles de Rais va jusqu’aux limites du mal, c’est l’homme des limites, tout comme Jeanne d’Arc va jusqu’aux limites de l’héroïsme. Je dis : c’est pas bien, cette conception. D’une part elle ne s’intéresse pas à l’évidence même qui est l’innocence radicale de Gilles de Rais, à savoir : qui est une victime du pouvoir. Euuh, Elle se..., elle forge l’idée d’un Gilles de Rais coupable, parce qu’elle en a besoin, or, ça, moi je n’accepte l’idée que Gilles de Rais soit coupable uniquement pour faire plaisir à Bataille, c’est pas juste, ça déshonore une grande famille française et puis il n’y a pas de raison de croire à la culpabilité de Gilles de Rais qui a été victime d’un procès abominable, un procès venu du pouvoir, sous le simple prétexte qu’il faut un homme qui ait été jusqu’au bout du mal. Donc, c’est pas bien, ça, moi je trouve pas le livre de Bataille sur Gilles de Rais, je trouve que, vraiment, c’est pas bien, c’est pas bien. Alors cherchons une autre conception si celle-là est pas bien, si, après tout, l’homme qui va jusqu’aux limites du mal, c’est pas très... non, c’est pas ça. Il y a une seconde conception qui est beaucoup plus proche de Borges. Et Borges, en effet, a écrit un livre un peu étrange, Histoire de l’infamie. Inutile de dire que Foucault, qui connaissait très bien Borges, connaissait très bien ce livre. Et c’est pas facile de dégager du texte de Borges ce qu’il appelle l’infamie, mais euh, si on recoupe avec les autres textes, moi je dirais : c’est une conception baroque de l’infamie, non plus classique mais une conception baroque. Cette fois, l’infamie, c’est pas quelqu’un du soleil noir, c’est-à-dire qui va jusqu’au bout du mal, c’est autre chose. C’est quelqu’un qui est si tortueux, dont la vie est si tortueuse, qu’on ne peut en faire le récit - puisqu’il s’agit toujours du récit d’une vie : la vie de Gilles de Rais, la... - on ne peut en faire la légende, on ne peut en faire le récit ou la légende qu’en cumulant des possibilités ou des éventualités contradictoires et c’est ça qui fait le plaisir de Borges. Chacun trouve... Vous voyez, c’est des hommes de plaisirs très différents et Foucault va en être un troisième. Gilles de Rais, il éprouve un plaisir fantastique à l’idée d’un Gilles de Rais qui transgresse toutes les limites et qui va jusqu’au bout d’une expérience du mal. Et ça lui fait un véritable plaisir, je ne sais pas pourquoi, parce que je ne participe pas à ce plaisir. Moi, au contraire, j’éprouve mon plaisir à l’innocence de Gilles de Rais. Bon. Ça, ça touche, je sais pas... qu’est-ce qui fait le goût de quelqu’un, qu’est-ce qui fait quelqu’un a envie de ceci, a envie de cela.... Et puis Borges il a des plaisirs, à mon avis, plus subtils que Bataille. Lui, ce qui le fascine, c’est des vies tellement tortueuses, pas fantastiques, pas... oh, non, elles ne font pas des choses extraordinaires... parfois, elles font des choses extraordinaires, mais, en tout cas, ce qu’elles font, même si c’est minuscule, c’est tellement tortueux que je ne peux en rendre compte qu’en invoquant des possibilités successives contradictoires. Alors là, quand ça se présente dans une vie, Borges est ravi, fou de joie. Une vie qui présente des ruptures telles que... ah bon... la vie de A est tellement tortueuse que, à un niveau, c’est sûr, A a été tué par B, c’est sûr. Aussi est également sûr que, trois ans après, c’est A qui a tué B.

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