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6- 26/11/1985 - 3

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Deleuze/ Foucault - Les formations historiques cours 6 du 26/11/1985 - 3 
Année universitaire 1985-1986. (partie 3/4) Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University) 46 minutes 11 secondes

... la dernière fois, la réponse de Kant, et, même en la résumant ça nous servira pour l’avenir de nos analyses sur Foucault, la réponse de Kant ce sera : oui, il faut un tiers élément, il faut un troisième, et non seulement il faut un troisième pour mettre en rapport le sans-rapport, c’est-à-dire l’espace-temps et le « je pense », la réceptivité et la spontanéité, mais il faut que ce troisième soit sans forme. Un élément informel, un obscur élément informel qui, d’un côté, c’est le grand mystère, serait homogène à l’intuition, à l’espace et au temps, et, d’un autre côté, serait homogène au « je pense », au concept. Alors : réceptivité et spontanéité seraient hétérogènes, mais voilà qu’il y aurait une tierce instance qui serait homogène, pour son compte, à l’intuition et homogène au « je pense ». Et c’est bizarre, ça, quelle drôle d’instance ! Kant nous dit : c’est le plus mystérieux de l’homme et c’est l’imagination. Le plus mystérieux de l’homme : une instance qui est homogène à chacune des deux instances hétérogènes. Et pourquoi est-ce qu’il dit ça ? C’est arbitraire ? C’est pas... il veut dire une chose très simple... Ecoutez encore, il dit : le propre de l’imagination c’est de schématiser et qu’est-ce que c’est qu’un schème ? Et bien voilà. Un schème c’est un drôle de truc.
-  Un schème c’est un ensemble de déterminations spatio-temporelles qui correspondent à un concept. Un ensemble de déterminations spatio-temporelles qui correspondent à un concept. Exemple : un triangle équilatéral, il a un concept, c’est un triangle qui a trois côtés et trois angles égaux. Bon. Un triangle rectangle, ça a un concept, c’est un triangle qui a un angle droit. Qu’est-ce que c’est que le schème ? Le schème c’est la règle de construction. Comment vous construisez un triangle rectangle ? Hein ? Je vois bien, il y en a qui ont un franc sourire, je me dis : ceux-là ils savent et il y en a qui prennent un air abstrait, gêné, je me dis : ceux-là ils ont oublié. Alors je ne vais pas vous supprimer la surprise, vous vous rapporterez à vos manuels ordinaires de géométries, mais par exemple, pour construire un triangle rectangle, il faut tracer un cercle. Comment on trace, qu’est-ce que c’est la règle de construction d’un cercle ? Hein ? Je vous renvoie à votre manuel ordinaire. Ce sera le schème du cercle, la règle de construction du cercle. Bon, si vous tracez un cercle, vous prenez le demi-cercle... Construction du demi-cercle, comment on fait pour avoir un demi-cercle ? Bon tout ça : schèmes renvoyant à des schèmes, hein. Et puis vous tracez votre triangle rectangle, la règle de construction c’est son schème. De même un triangle équilatéral, comment le construire ? Là, ça se construit avec quoi ? La règle et le compas. Règle et compas sont des instruments de construction. Hein, vous voyez, vous tracez un trait à la règle, vous prenez une extrémité du trait, de la ligne, vous agissez avec votre compas, vous faites quelque chose, vous voyez... bon... voilà. Bien. Alors ce sont des règles de construction, mais admirez ce que c’est qu’une règle de construction.
-  Une règle de construction c’est une règle qui construit l’objet d’un concept - l’objet - qui construit, qui produit l’objet d’un concept, où ? Dans l’espace et dans le temps.

Et bien, ça suffit. C’est formidable. Là encore c’est une très très grande découverte kantienne, le schème, le schème de l’imagination. C’est formidable comme notion. Donc, le schème, il est, d’une part, homogène à l’espace et au temps puisqu’il détermine l’espace et le temps, c’est une détermination d’espace et de temps. Vous me direz : le temps, il joue quoi là-dedans ? Ben, il suffit de prendre un schème comme celui du nombre, le schème du nombre c’est quoi ? Le schème du nombre c’est la règle d’après laquelle je peux toujours ajouter l’unité au nombre précédent, c’est le schème du nombre. C’est un schème temporel. Donc un schème est homogène à l’espace et au temps, puisqu’il détermine un espace-temps. Mais il détermine l’espace et le temps comme correspondant.... Comme conformément à un concept, triangle équilatéral, nombre... Vous voyez, il est donc homogène à l’espace et au temps qu’il détermine et homogène au concept dont il permet la construction de l’objet. Exercice pratique : définition du lion, c’est le concept. Ah ? Vous définissez le lion. Euh... On peut concevoir plusieurs définitions. Et quel est le schème du lion ? Vous voyez qu’un schème, c’est pas du tout une image. Si je dis : une image de nombre, vous me direz « deux » ou « trois cents ». Et le schème du nombre, ce n’est pas ça, c’est la règle de production de tout nombre. Si je vous dis : images d’un triangle équilatéral, vous n’avez pas de difficulté, vous venez, vous tracez un triangle équilatéral. Enfin : vous n’avez pas de difficulté, je ne sais pas... mais... vous en faites un, indépendamment de toute feuille de construction, vous en faites un à peu près. Bon. Mais c’est pas ça le schème, le schème, c’est pas une image, c’est la règle de production de toute image comme correspondant au concept ou comme conforme au concept. Alors le schème du lion, ce n’est pas un lion. Une image de lion, c’est un lion, celui-ci, ah oui le lion que j’ai vu au cirque l’autre jour ou que j’ai vu à la télé... bon, mais c’est pas ça un schème de lion, c’est bien mieux que ça. Ça, ça fait partie, en effet, des mystères de l’imagination. Un schème de lion, ce sera quoi, par exemple ? C’est toujours un dynamisme. C’est un dynamisme spatio-temporel. Vous pouvez rêver là, vous pouvez rêver, rêvons... Quand vous avez un concept, là, un concept comme la vache ou comme le lion, qu’est-ce que c’est le schème de la vache ? C’est pas cette vache-là, c’est une image, ça, cette vache-là que vous connaissez particulièrement, c’est une image de vache.

Mais le schème de vache, je vais vous dire ce que c’est... on peut varier, hein, là. Euh, le schème de vache, pour moi, c’est le puissant mouvement migrateur qui prend un troupeau quelconque de vaches dans une prairie à telle heure ou telle heure. Ahhh ! Vous voyez ? Euh... Tout d’un coup, là, ces bêtes qui étaient complètement... qui broutaient, là, chacune, un peu éparpillées, tout d’un coup, elles migrent dans la prairie, quel terrible cinq heures du soir, cinq heures du soir, les vaches migrent dans la prairie, dynamisme spatio-temporel. Qu’est-ce que c’est que le schème du lion ? C’est un coup de griffe, ça c’est un dynamisme spatio-temporel, ça fait pas partie de la définition conceptuelle du lion. Avoir des griffes, oui, ça fait partie de la définition conceptuelle du lion, mais le dynamisme du geste..., ce serait ça le schème. En d’autres termes, c’est une détermination spatio-temporelle comme correspondant à un concept. Il n’y a rien de plus paradoxal, puisque l’espace-temps et le concept sont strictement irréductibles, comment peut-il y avoir des schèmes qui fassent correspondre les déterminations de l’espace et du temps à des concepts. C’est pourquoi Kant nous dit : le schématisme est l’art le plus mystérieux. Bien, voyez une troisième instance les deux formes ne sont pas, les deux formes ne sont pas réductibles l’une à l’autre. Les deux formes ne sont pas conformes, mais il y aurait une troisième instance qui, elle, pour son compte, serait conforme à l’une des deux formes et à l’autre des deux formes. La condition, c’est que et là, Kant, il nous laisse... il nous laisse, il ne peut pas aller plus loin. La condition, en effet, à mon avis, c’est que ça ne tient que si le schème est informel. Mais alors, s’il est informel, comment est-ce qu’il peut être conforme aux deux formes ? Difficile - la réponse de Kant : "un art enfoui dans les profondeurs de l’imagination". Enfoui... Il ne faut pas demander à un philosophe, quel que soit son génie, d’aller plus loin que... quand on a fait déjà tant de route que Kant en a fait, quand on est pressé en plus par d’autres problèmes qu’il n’aille pas plus loin, c’est pas un manque... C’est à nous, si nous sommes kantiens, d’essayer d’aller plus loin grâce à lui, voilà, c’est tout. Alors est-ce que ce sera le cas de Foucault ? Quelle sera la réponse de Foucault ? On sait que, sur ce point, on ne peut plus être kantien, puisque [ ???]. Mais est-ce qu’il y aura - voilà exactement ma question pour plus tard - est-ce qu’il y aura, chez Foucault quelque chose qui fonctionne, même vaguement, comme le schématisme de l’imagination chez Kant ?

Donc, puisqu’on ne peut pas pousser plus loin la confrontation avec Kant, je passe à la seconde confrontation : Blanchot. Et, si l’on faisait une confrontation générale, sur quel point le rapprochement de Foucault avec Blanchot pourrait-il se faire ? Quelle heure est-il ? Bon, moi je crois que l’on pourrait grouper les thèmes... aaahh... l’on pourrait grouper les thèmes de rapprochement possible Foucault-Blanchot. Moi, j’en vois trois. J’en vois trois fondamentaux. L’un, on le verra beaucoup plus tard, donc je ne peux que le citer, parce que... Le second on l’a vu au moins en partie et, le troisième, c’est lui sur lequel on va essayer d’insister. Mais donc c’est là que je les groupe tous les trois, à savoir, une certaine... je ne peux même pas dire « conception », mais un certain appel au dehors. Le Dehors.
-  Le dehors comme notion fondamentale pour Blanchot comme pour Foucault. Qu’est-ce que c’est que le dehors ? Et bien cela couvre à la fois la critique de toute intériorité ? en plus il me frappe... la critique de toute intériorité et aussi : le dehors ne se réduit pas, mais dépasse l’extériorité, car l’extériorité est encore une forme, le dehors comme élément informel. Et Foucault fera hommage à Blanchot dans la revue "Critique", dans un numéro consacré à Blanchot, Foucault fera un texte très beau qui est intitulé « La pensée du dehors ». Qu’est-ce que ça veut dire, est-ce que c’est la pensée qui vient du dehors par opposition à la pensée qui vient du dedans ? La pensée du dehors, le thème du dehors est un thème, je crois, très original chez Blanchot et que Foucault reprend à sa manière. Donc on aura à voir, mais ça c’est pour l’avenir puisqu’on est loin d’en être là.
-  La deuxième ressemblance, on l’a vu, c’est la promotion du « on » ou du « il », à savoir la critique commune chez les deux de tout personnalisme et de toute personnologie même linguistique. On l’a vu, à savoir la dévalorisation du « je » au profit de la non-personne, c’est-à-dire de la troisième personne, et, au-delà de la troisième personne, au-delà même du « il », le « on ». Et, chez Blanchot, non seulement il y a un « on parle », peut-être, on va voir, peut-être un « on voit », mais surtout il y a un « on meurt ». C’est dans l’espace littéraire que se développe le plus la ligne du « on meurt ». Et peut-être que cette ligne du « on meurt » si profonde chez Blanchot, non pas « je meurs », mais la mort comme événement du « on », peut-être est-ce qu’elle ne fait qu’un avec le problème que nous réservons pour l’avenir, c’est-à-dire le problème du dehors. Le « on meurt », c’est la mort qui vient du dehors. Bien. Chez Foucault vous retrouverez, on l’a vu, au niveau même de la théorie de l’énoncé, comment la première et la seconde personne font place à une non-personne, c’est-à-dire la position du sujet comme variable de l’énoncé, irréductible à tout je » et qui se présente toujours sous la forme d’un « il », tous les « il » prenant place dans le cortège d’un « on ». « On parle ».

Et le « on meurt », vous le retrouverez aussi, mais très réinterprété par Foucault. Car je crois finalement, et c’est une des choses très... tellement émouvantes, dans la mort de Foucault, c’est que Foucault fait partie des hommes et il n’y en a pas beaucoup, qui sont morts à peu près comme ils "pensaient la mort". Il n’a pas cessé de beaucoup penser la mort, bien que il n’était pas triste Foucault, euh... il avait avec la mort un rapport assez spécial, je crois qui était sa manière de penser la mort et très curieusement il est mort comme il pensait la mort. Et qu’est-ce que ça veut dire ? Je crois que dans "Naissance de la clinique", vous trouvez une assez longue analyse de Bichat, du docteur Bichat, médecin du XIXème, très célèbre, qui est célèbre précisément pour avoir fondé un nouveau rapport de la vie et de la mort, un nouveau rapport médical de la vie et de la mort. Or, si vous lisez ces pages de Foucault dans "Naissance de la clinique", il y a quelque chose qui est évident. C’est qu’il ne s’agit pas d’une simple analyse, si ingénieuse et si brillante qu’elle soit, il y a une espèce de tonalité affective dans ces pages de Foucault sur Bichat, qui, il me semble est quelque chose comme si, là, Foucault nous disait indirectement, en prenant le biais d’une analyse de Bichat, quelque chose qui le concernait fondamentalement. Et, si vous vous demandez, qu’est-ce qu’il y avait de nouveau dans la manière dont Bichat concevait la mort, je crois qu’il y a quelque chose de nouveau, tellement nouveau que Bichat est un penseur moderne très fondamental. C’est qu’il y avait une certaine conception qui traîne partout de la mort, c’est la mort comme instant indivisible et insécable. Je dirais que c’est la conception classique de la mort, la mort comme instant indivisible et insécable avec lequel la vie se termine. Et vous retrouvez cette conception encore très très actuelle, c’est à ça que moi je dirais... c’est ça, c’est un critère de l’homme classique. Au moment de la mort, quelque chose se produit d’incommensurable. Cette conception classique, elle anime encore la phrase célèbre de Malraux : « la mort, c’est ce qui transforme la vie en destin ». Vous trouvez l’équivalent dans les conceptions antiques. Je prends un exemple dans les conceptions morales de l’antiquité. Si par exemple, lorsqu’on nous dit : le sage sait bien que l’on ne peut pas dire « je suis ou j’ai été heureux avant la mort » c’est-à-dire la mort comme instant incommensurable peut changer la qualité d’une vie et peut changer rétroactivement la qualité d’une vie. Donc la mort comme instant ultime, la mort comme limite. Je dirais : ça c’est la conception classique que vous trouvez chez les moralistes, mais également chez les médecins, et les philosophes... tout ça, c’est la conception classique. Beaucoup d’entre nous vivent dans cette conception classique. C’est intéressant de se demander comment chacun pense la mort. Foucault, pas du tout. Ou Bichat, pas du tout. Je crois que Bichat a deux nouveautés fondamentales. Bichat est célèbre pour la définition qu’il donne de la vie et qui ouvre son grand livre sur la vie et la mort, qui est un livre sublime. Cette définition de la vie, c’est - elle est célèbre dans l’histoire de la médecine - c’est : "la vie, c’est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort". Cette définition, elle a l’air comme ça, bizarre, pourquoi ? Elle a même l’air inutile, parce que complètement contradictoire. Une fois dit que la mort, c’est la non-vie, nous dit-on, mais au nom de la pensée classique... Le classique, l’homme classique, il ne peut pas comprendre la définition de Bichat, pour une raison simple c’est que la mort c’est la non-vie, définir la vie par « l’ensemble des fonctions qui résistent à la non-vie », ça ne paraît pas..., ça ne paraît pas raisonnable.

Donc la mort comme instant insécable et incommensurable empêche ou retire tout sens à la phrase de Bichat. Mais en fait, ça veut dire que Bichat n’est pas un homme classique. Car sur deux points, la formule de Bichat prend un sens effarant. A savoir : c’est l’affirmation,
-  premier point, première originalité par rapport par rapport à la pensée classique : c’est l’affirmation que la mort est coextensive à la vie, qu’elle n’est pas un instant insécable, qu’elle n’est pas une limite de la vie, elle est coextensive à la vie. C’est ça que veut dire... Elle ne se confond pas avec la vie, mais elle est coextensive à la vie. La mort est une puissance coextensive à la vie. Vous n’avez pas d’effort à faire pour en déduire le « on » - sans tout mélanger, Bichat ne dit pas « on meurt » - mais, si la mort est une puissance coextensive à la vie, on meurt. Et, deuxième nouveauté de la pensée de Bichat, dès lors, loin d’être un instant insécable, la mort est disséminée, pluralisée, multipliée dans la vie. Elle est à la fois coextensive à la vie et elle essaime dans la vie sous forme de morts partielles. Donc la mort comme puissance coextensive à la vie, premier point ;
-  deuxième point : les morts partielles, parcellaires et multiples, qui se continuent d’ailleurs après la grande mort, puisque ce que l’on appelle la grande mort, la grande mort, c’est une mort légale. Et bien on n’en finit pas de mourir. Tout comme on a commencé à mourir. Et, si vous ne regardez ne serait-ce que la table des matières - faute de mieux, c’est déjà ça, du grand livre de Bichat- vous verrez qu’il est question de la mort cardiaque, la mort cérébrale, la mort pulmonaire et toutes sortes d’autres morts. Et c’est avec Bichat que commence ce thème de la mort multiple et partielle ou des morts multiples et partielles. Or si je reviens à Foucault, je crois que Foucault est un homme qui pense la mort sur un mode non-classique, il pense la mort ou il vit la mort à la manière de Bichat. Et je crois qu’il est mort comme ça. Il est mort comme ça, ça veut dire quoi ? ça veut dire : il est mort sous la forme d’un « on meurt », en prenant sa place - pour parler comme lui - en prenant sa place dans une espèce de cortège de la mort, en prenant sa place dans un « on meurt », et il est mort sur le mode des morts partielles successives. Là donc il y aurait, si vous voulez, tout un développement propre à Foucault du thème commun avec Blanchot, mais à sa manière à lui et dans son style à lui, c’est-à-dire avec cette reprise de Bichat, mais enfin la confrontation s’impose.

Mais je passe au troisième point de confrontation avec Blanchot qui est celui qui vient tout naturellement au point où nous en sommes de notre analyse. Et je me réfère évidemment au grand texte... c’est partout dans Blanchot, mais le texte le plus décisif de Blanchot, dans" L’entretien infini", le texte intitulé « parler, ce n’est pas voir ». Parler, ce n’est pas voir puisque, au point où nous en sommes, c’est exactement la difformité, c’est-à-dire l’hétérogénéité du visible et de l’énonçable, auquel répond la formule de Foucault : « ce que nous voyons ne se loge pas dans ce que nous disons ». « Parler, ce n’est pas voir ». Et je me dis : essayons, le texte de Blanchot est très beau, avec de grandes vertus poétiques, alors essayons, nous, en tant que non-poètes, en tant qu’on fait de la numérotation, de mettre au point ce que veut dire Blanchot. Parce que c’est très très intéressant : "parler, ce n’est pas voir". Et bien, là aussi, j’essaie de numéroter, pour aller lentement.

-  a) Qu’est-ce ça veut dire « parler, ce n’est pas voir » ? Et bien ça veut dire évidemment une chose d’abord très simple, c’est qu’il n’y a pas lieu de parler de ce qu’on voit. Vous voyez, c’est un peu différent. Concrètement. Il faut bien partir d’une base très concrète. Il n’y a pas lieu de parler de ce qu’on voit, pourquoi ? Parce que si je parle de ce que je vois, c’est du bavardage, c’est pas la peine. C’est pas que ce soit impossible, vous voyez, c’est pire que ça, je peux toujours parler de ce que je vois, mais quel intérêt ? A quoi ça sert, parler de ce qu’on voit, puisqu’on le voit ? Vous me direz : ah oui, mais l’autre ne le voit pas. A quoi je dis : ah très bien, je ne demande pas plus ! Car, si je peux parler de ce que je vois, sous la condition que je parle à quelqu’un qui, lui, ne voit pas, c’est que loin de parler de ce que je vois, je parle de ce que l’autre ne voit pas. De toute manière, parler, c’est parler de ce que quelqu’un ne voit pas, c’est pas parler de ce que quelqu’un voit. Parce que, si quelqu’un parlait de ce qu’il voyait ou si je parlais de ce que quelqu’un voit, il suffirait de voir. Aucune raison de mobiliser la parole. Et, en effet, si je parle pour dire - généralement quand je parle c’est pour dire : « t’as vu ça ? », sous-entendu « tu l’as pas vu ». « Oh, t’as vu, le drôle de type »... ça veut dire « tu l’as pas vu ». Ou alors, euh, si je parle de cette machine là, j’en parle à vous hein ? Parce que vous voyez un autre bout que moi. Moi je dirai : « ah moi j’ai un petit cercle rouge et bleu, là, sur c’te connerie...et là est-ce qu’il y en a un ? », je ne le vois pas alors je parle de ce que je ne vois pas. Elle, elle va pas me répondre en me parlant de ce qu’elle voit, mais à moi qui ne vois pas... Bon, c’est pas difficile tout ça. Donc, à la limite, si vous avez compris ça, parler c’est parler de ce que quelqu’un ne voit pas relativement, mais c’est un relatif qu’il faut élever à l’absolu. Dès lors, parler absolument c’est parler de quelque chose qui n’est ni vu ni visible. Ah, bon ? Parler c’est parler de... En d’autres termes, parler, comme dit Blanchot très bien, n’est pas une vue, même une vue affranchie, c’est-à-dire, même une vue généralisée, libérée des limitations de la vue. Parler, ce n’est pas une vue meilleure que la vue, ce n’est pas une vue affranchie et libérée de ses conditions. Le langage n’est pas une vue corrigée. Donc, vous voyez, il faut dire que parler absolument, c’est parler de ce qui n’est absolument pas visible. Seul alors, et sous cette seule condition, le langage en vaut la peine.

-  Deuxième proposition : dès lors, lorsque nous disons « parler ce n’est pas voir », nous définissons un exercice supérieur de la parole. Je pourrais définir... Blanchot le fait... j’essaie... c’est un libre commentaire de Blanchot que je vous propose... Vous lirez le texte dans "L’entretien infini" et vous pourrez très bien avoir un autre commentaire. Moi, c’est comme ça que je le comprends. Je veux dire, nous sommes forcés de distinguer deux exercices de la parole. L’un, je l’appellerai « exercice empirique ». Je parle, je parle, c’est même la plupart des... dans la journée, il faut bien que j’aie un exercice empirique de la parole. Je parle de ce que je vois en tant qu’un autre ne le voit pas. Et encore, si je suis très intelligent, sinon, les heures où je suis idiot, ben je parle de ce que je vois à quelqu’un qui le voit aussi. Je suis à la télé, et je dis oh les cow-boys arrivent... je ne l’apprends à personne, il est assez grand pour le voir aussi que les cow-boys arrivent. euh... Bon. Alors ça c’est l’exercice empirique, mais l’exercice empirique c’est, en effet, je dis « oh, t’as vu, là, il pleut », je suppose qu’il a rien vu. Très bien. Je parle donc à quelqu’un en lui disant quelque chose qu’il ne voit pas relativement. Donc, à ce niveau, l’exercice empirique de la parole, je parle de choses qui, d’une manière ou d’une autre, pourraient aussi bien être vues. Ce que j’appelle « exercice supérieur », c’est : je parle de ce qui n’est pas visible ou, si vous préférez, je parle de ce qui ne peut être que parlé. Ah... mais là, en effet, c’est une seconde proposition, parce que qu’est-ce que c’est ça ? L’exercice supérieur de la parole naît lorsque la parole s’adresse à ce qui ne peut être que parlé. Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne peut être que parlé ? On peut arrêter là tout de suite, dire : non. Très bien, mais si on essaie : pour Blanchot il y a quelque chose qui ne peut être que parlé, il y a même plein de choses qui ne peuvent être que parlées. Sans doute la mort ne peut être que parlée pour Blanchot, mais pourquoi ? Qu’est-ce que c’est, ce qui ne peut être que parlé et qui définirait l’exercice supérieur de la parole ? Remarquez : ça va pas nous arranger, à moins que ça nous arrange, c’est, aussi bien, quelque chose qui ne peut pas être parlé, sous-entendu, ce qui ne peut être que parlé, c’est quelque chose qui ne peut pas être parlé du point de vue de l’usage empirique. Puisque ce qui ne peut être que parlé ne peut être que parlé, mais l’usage empirique de la parole, c’est parler de ce qui peut être également vu. Ce qui ne peut être que parlé, c’est ce qui se dérobe à tout usage empirique de la parole. Donc ce qui ne peut être que parlé, c’est ce qui ne peut pas être parlé du point de vue de l’usage empirique. Ça va ? C’est tout simple hein ! Je veux dire : c’est comme mathématique. Qu’est-ce que qui ne peut pas, donc... Ce qui ne peut être que parlé du point de vue de l’exercice supérieur, c’est ce qui ne peut pas être parlé. En d’autres termes, qu’est-ce qui ne peut être que parlé du point de vue de l’exercice supérieur ? La réponse de Blanchot sera : c’est le silence. C’est ça, ce qui ne peut être que parlé, c’est le silence, c’est du pur Blanchot et c’est beau, c’est très beau. Bon. En d’autres termes, ce qui ne peut être que parlé, c’est la limite propre de la parole. L’exercice supérieur d’une faculté se définit lorsque cette faculté prend pour objet sa propre limite, ce qui ne peut être que parlé. Et, dès lors, aussi bien, ce qui ne peut pas être parlé ?. Oui ? Bien.

-  Troisième proposition. Dès lors on s’attend à ce que Blanchot nous dise exactement la même chose pour la vue. Car, si parler ce n’est pas voir, dans la mesure où parler, c’est parler de la limite de la parole, parler de ce qui ne peut être que parlé, pourquoi est-ce que... A première vue, il faudrait dire : et inversement. Si parler ce n’est pas voir, voir ce n’est pas parler. C’est-à-dire pour la vue aussi il y aurait un exercice empirique : ce serait voir ce qui peut être aussi bien, autre chose, par exemple ce qui peut être aussi bien imaginé ou rappelé, ou parlé. A ce moment-là ce serait un exercice empirique et l’exercice supérieur de la vue, ce serait voir ce qui ne peut être que vu. Mais voir ce qui ne peut être que vu, c’est voir ce qui ne peut pas être vu du point de vue de l’exercice empirique de la vision. Qu’est-ce qui ne peut pas être vu du point de vue de l’exercice empirique de la vision ? La pure lumière. La lumière goethéenne. La lumière, je ne la vois que lorsqu’elle ricoche sur quelque chose. Mais la lumière indivisible, la pure lumière, je ne la vois pas et c’est par là qu’elle est ce qui ne peut être que vu. Ah bon ? Et ben voilà, très bien. En d’autres termes, de même que la parole trouve son objet supérieur dans ce qui ne peut être que parlé, la vue trouverait son objet supérieur dans ce qui ne peut être que vu. Et bien voilà, tristesse : pourquoi Blanchot ne le dit pas ? Pourquoi est-ce que Blanchot... là il y a bien le symptôme d’une différence entre Foucault et Blanchot... Pourquoi est-ce que Blanchot ne dit pas, à ma connaissance, et ne dira jamais : « et inversement » ? Blanchot ne dira jamais « parler ce n’est pas voir et inversement ». Dans le texte que je vous ai déjà plusieurs fois cité des "mots et les chose"s, au contraire, Foucault dit « et inversement ». « Ce qu’on voit ne se loge pas dans ce qu’on dit, et inversement ». Ce qu’on dit ne se loge pas dans ce qu’on voit. Il maintient les deux facultés, voir, parler, comme à cet égard, égales. « Et inversement ». Blanchot ne le dit pas. Est-ce que c’est parce qu’il ne parle pas de la vue ? Si, il parle de la vue. Il parle de la vue en deux endroits, du coup ça devient plus mystérieux en apparence. Il parle de la vue dans ce texte de "L’entretien infini", « parler ce n’est pas voir », et il en avait parlé dans un autre texte, "L’espace littéraire", dans les appendices ou les annexes de "L’espace littéraire", sous un titre qui nous convient d’avance : « deux versions de l’imaginaire ». Deux versions de l’imaginaire : au point où nous en sommes, nous pouvons nous attendre, si tout va bien, à ce que l’une corresponde à l’exercice empirique de la vue, l’autre à l’exercice supérieur de la vue.

Je prends les deux textes. Le texte de L’espace littéraire nous dit : il faut distinguer deux images. L’une, la première image, c’est l’image qui ressemble à l’objet et qui vient après. Pour former une image, il faut avoir perçu l’objet, c’est l’image à la ressemblance. C’est une image, donc, qui ressemble à l’objet et qui vient après. L’autre, je schémat... je simplifie, parce que ce serait trop long sinon, mais je crois d’ailleurs que cette simplification est exacte à la lettre, bien que Blanchot ne s’exprime pas ainsi. L’autre - je reprends une expression chrétienne, chère au christianisme - l’autre c’est l’image sans ressemblance. Cette idée qui va être prodigieuse pour une théorie de l’imagination chrétienne, à savoir, avec le péché, l’homme est resté à l’image de Dieu, mais il a perdu la ressemblance. L’image a perdu la ressemblance. L’image sans ressemblance. Et cette l’image sans ressemblance, c’est peut- être parce qu’elle est plus vraie que l’objet - là je rejoins un texte de Blanchot, elle est plus vraie que l’objet... Et Blanchot, dans ces pages très étonnantes, dit : c’est le cadavre, c’est le cadavre qui est plus vrai que moi-même, cadavre plus vrai que moi-même. Au point que ceux qui me pleurent disent : « comme il se ressemble, comme la mort l’a figé dans une attitude ». Non plus le cadavre... ce n’est pas le cadavre qui ressemble au vivant que j’ai été, c’est le vivant que j’ai été qui est à la ressemblance du magnifique cadavre que je suis. L’image sans ressemblance a surgi, en mourant je me suis lavé de la ressemblance, je suis pure image, pur cadavre. Bon. C’est la manière dont Blanchot pense, hein, c’est pas... Euh... Voilà, c’est les deux versions de l’imaginaire, je simplifie beaucoup, voyez vous-mêmes le texte, très beau. Dans "L’entretien infini", vous retrouvez le même thème sur un autre mode. Deux versions de l’imaginaire. C’est quoi ? Ou plutôt, non, deux versions.... Non, là, c’est, non... je retire « imaginaire ». Dans le texte « parler ce n’est pas voir », c’est deux versions de la vue, du visible. De la vue et du visible. Première version : je vois à distance, je perçois à distance. Je saisis les choses, les objets à distance. C’est bien connu, je ne commence pas par les saisir en moi pour les projeter, je saisis la chose là où elle est. La psychologie moderne nous l’a appris. Je perçois à distance, je saisis à distance. Et puis, nous dit Blanchot, il y a une autre visibilité, c’est lorsque c’est la distance qui me saisit. Je suis saisi par la distance. Selon lui, donc, être saisi par la distance, c’est le contraire de saisir à distance. Et, selon lui, c’est le rêve. C’est le rêve qui me saisit par la distance. C’est ce qu’il appelle, lorsque je suis saisi par la distance au lieu de saisir à distance, c’est que Blanchot appelle la fascination. Je suis fasciné. C’est la même chose : être saisi par la distance ou voir se lever l’image sans ressemblance, c’est pareil. L’art, le rêve sont ces exercices de la vue. Alors, mon dieu, mais mon dieu, mon dieu, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui empêche Blanchot de dire « et inversement », puisqu’il y a tous les éléments ? Curieux et, là-dessus on est très étonné, parce qu’il faut que vous voyez le texte, si vous avez la même impression que moi... Il est à deux doigts de le dire, « et inversement ». Ben non, il ne le dit pas et il ne le dira pas. Il ne le dira pas, parce que, on garde notre méthode, parce qu’il ne peut pas le dire. Il ne peut pas le dire parce que ça ruinerait tout ce qu’il pense. Pourquoi ? Parce que s’il passe par l’exemple de voir c’est pas du tout pour dresser un autre cas que parler, c’est uniquement pour confirmer ce qu’il vient de dire sur parler. A savoir : l’aventure du visible ne fait que préparer la véritable aventure qui doit être celle de la parole pour Blanchot. Si bien que l’idée qu’il y a aussi un exercice supérieur de la vue n’est là que comme degré préparatoire au seul exercice supérieur qui est la parole en tant qu’elle parle de ce qui ne peut être que parlé, c’est-à-dire...

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