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5- 19/11/1985 - 5

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Deleuze/ Foucault - Les formations historiques cours 5 du 19/11/1985 - 5(1) Sur Foucault Les formations historiques 
Année universitaire 1985-1986.

1. Cours du 19 Novembre 1985 Gilles Deleuze (partie 5/5) Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

16 min 28

Kant nous dit : vous pouvez pousser aussi loin que vous voulez la spécification du concept, vous ne réduirez jamais le donné à du conceptuel. Il y a, dans le donné, quelque chose d’irréductible au concept, ce quelque chose c’est la position dans l’espace, à savoir : droite et gauche, haut et bas, etc. Ça, ce sont des déterminations spatiales irréductibles à toute détermination conceptuelle. Bon. On retrouve l’idée de Kant :
-  une hétérogénéité entre l’espace-temps d’une part et,
-  d’autre part, le concept. Bien.

Je reviens à ma question : pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi Kant peut-il le découvrir pourquoi Leibniz ne pouvait-il pas ? On tient la réponse. On tient la réponse : c’est vrai que c’est la philosophie du XVIIème siècle - je ne dis pas qu’elle ne soit que cela - la philosophie du XVIIème siècle, quels que soient ses rapports avec la religion - c’est tout à fait autre chose, ça - est une philosophie qui se fait et se pense du point de vue de l’infini. Ce qui définit alors, pour faire comme Foucault, l’énoncé de base de la philosophie du XVIIème siècle, de l’âge classique, c’est l’énoncé de Descartes, que aucun philosophe ne mettra en question... si, d’ailleurs, il y en a, mais des philosophes un peu marginaux. L’infini est premier par rapport au fini. Merleau-Ponty, dans un très beau texte, essayait de définir la philosophie du XVIIème siècle et il disait : on ne peut la définir que comme ceci : une manière innocente de penser l’infini. La philosophie du XVIIème siècle, l’âge classique, est une manière innocente de penser l’infini, il pense hardiment l’infini. Et, si vous voulez, ça, ça culmine avec Pascal. Et la distinction des ordres d’infini, le fini n’étant que, finalement, une espèce de truc qui se coince entre les différents ordres d’infini. Le fini n’a pas sa suffisance. Le fini dérive de l’infini et des ordres d’infini et des infinis de différents ordres. Si cette pensée classique, d’une certaine manière, s’achève avec Pascal, c’est avec la conception des ordres d’infini.

Bon, alors, comprenez, je ne voudrais pas trop développer ce point, mais je peux dire... vous me direz si vous comprenez, dans une pensée philosophique qui privilégie l’infini sur le fini, qui pose l’infini premier par rapport au fini, il est complètement exclu de saisir une hétérogénéité entre le donné et le concept. Pour une simple raison, c’est que, du point de vue de l’infini et dans l’entendement infini, le donné est complètement intérieur au concept. L’entendement de Dieu, toujours invoqué par les philosophes du XVIIème siècle, l’entendement divin, dont le nôtre n’est qu’une partie, ou qu’une image - Spinoza dira : notre entendement est une partie de l’entendement divin - Leibniz ou Descartes, d’une autre façon, diront que l’entendement fini de l’homme est à l’image de l’entendement divin, simplement il est fini, tandis que l’entendement divin est infini - l’entendement divin et le Dieu premier, l’infini premier par rapport au fini, garantit une homogénéité du donné au concept, à savoir : du point de vue de l’infini, le donné se réduit au concept. Il y a une spécification infinie du concept et c’est seulement parce que nous sommes finis, nous, que nous croyons à la consistance du donné. Et, de notre point de vue de créatures, ça s’explique, mais notre point de vue de créatures, c’est le point de vue de la finitude. C’est du point de vue de la finitude, donc d’un point de vue dérivé, d’un point de vue second, que je peux opposer la réceptivité du donné et la spontanéité du concept. Mais en soi, c’est-à-dire en Dieu, le donné se confond avec le concept.

Vous comprenez ? Alors il vous suffit d’un rien pour tout saisir. Qu’est-ce qui fait que Kant devient capable de dire : non, il y a deux facultés hétérogènes, l’intuition et l’entendement, la réceptivité et la spontanéité, l’espace-temps et le « je pense » ? Bien, un coup fantastique dont la philosophie moderne est à peine sortie ou, du moins, par quoi Kant a annoncé une nouvelle époque de la philosophie, une nouvelle formation de la philosophie, à savoir : Kant, c’est celui - pour résumer très grossièrement - c’est celui qui érige la finitude en principe constituant. A la répartition classique, de l’âge classique, l’infini constituant et la finitude constituée, Kant oppose - et c’est une révolution insensée dans la philosophie - il oppose le point de vue d’une finitude constituante.
-  C’est l’homme qui est constituant, c’est l’esprit humain qui est constituant, et non pas l’entendement divin. Et il est constituant non pas parce qu’il aurait une puissance infinie, il est constituant, au contraire, dans sa finitude elle-même et dans les formes de sa finitude.

L’idée, encore une fois, que la finitude puisse être constituante est un coup philosophique insensé ! Réellement de portée, euh, euh... je ne sais pas, je cherche dans d’autres domaines, c’est exactement comme le passage d’un régime musical à un tout autre régime musical... euh, je cherche des équivalents en peinture, je ne sais même pas... en architecture, on en trouverait peut-être... c’est une révolution, c’est une révolution fondamentale. Vous chercherez, à partir de Kant, vous chercherez le fondement non pas du côté de l’infini, mais du côté de la finitude elle-même. Ce sont les formes de la finitude qui sont formatrices, donc la finitude est constituante. Dès lors, à ce moment-là, ce que le XVIIème siècle ne pouvait ni voir ni dire, c’est, au contraire, ce que Kant est forcé de voir et de dire. Si c’est la finitude de l’homme qui est constituante, alors, en effet, le donné et le concept ne se rejoignent pas. Puisque, en effet, ils ne se rejoignaient que du point de vue de l’entendement de Dieu, du point de vue d’un entendement de Dieu pour lequel il n’y avait pas de donné. Au contraire si, ce qui est constituant, c’est la finitude, la béance, la disjonction entre l’intuition et le concept est irréductible et ne pourra jamais être surmontée.

Voilà. Je voudrais que, à partir de là, vous ayez quand même une idée de ce que c’est, en effet, à ce moment-là, une grande philosophie, on ne peut pas dire Kant c’est... euh là c’est pas question de goût hein ! Je veux dire, on peut... ce qui est une question de goût profondément philosophique, c’est si vous vous sentez en affinité avec Kant, mais l’importance de Kant, par exemple, ce n’est pas une question de goût. On peut assigner Kant, par exemple, dans cette espèce de bouleversement qui fait que tous les problèmes sont changés quand ils sont ramenés à une finitude constituante au lieu d’être ramenés à un infini divin. Alors c’est dire que c’est essentiel, mais c’est bien pour ça que, avec Kant, apparaît ce qui ne pouvait pas apparaître avant, c’est à dire l’hétérogénéité radicale de l’intuition et du concept, du donné et du concept, ou, si vous préférez, oui, de l’espace-temps et du « je pense ». Si bien que je dis qu’il faudra trouver une espèce de dérivation.

Lorsque Foucault retrouve cette espèce de grande béance entre voir et parler, vous sentez bien qu’il y a un petit quelque chose de commun, parce que, enfin, je peux dire que, chez Foucault, il y a eu une critique suffisante du « je pense » - alors rupture avec Kant à cet égard - pour que le « je pense » soit remplacé par un « il y a du langage ». Ce sera la critique du cogito chez Foucault, comment il remplace - alors on aura l’occasion de le voir - comment il remplace le « je pense », le cogito, par un « il y a du langage » ou, si vous préférez, par un « on murmure ». De même il remplace le donné, l’intuition, ou, si vous préférez, il remplace l’espace-temps par la lumière. Là aussi ce serait relativement moderne, parce que, remarquez, le dépassement de l’espace-temps vers la lumière, c’est quelque chose qui a traversé à la fois les sciences - avec la relativité - c’est comme une correction moderne du kantisme.

Donc il fait cette double correction : pas l’intuition, c’est-à-dire pas l’espace-temps, mais la lumière ; pas la pensée, pas le cogito, mais le langage. Mais, là où il est néo-kantien, c’est qu’entre ces deux nouvelles instances qui sont les instances de la finitude, les instances de la finitude, et il expliquera dans "Les mots et les choses", il expliquera en effet que le changement avec Kant, c’est lorsque l’infini laisse place à une finitude constituante et c’est de cette manière qu’il comprendra Kant, qu’il aura compris Kant - il n’aura pas été le premier à le comprendre ainsi - mais c’est de cette manière, qu’il pourra tirer sa propre philosophie sous cette forme apparemment d’un néo-kantisme, à savoir : hétérogénéité du visible et de l’énonçable et rien ne pourra combler cette béance entre ce que nous voyons et ce que nous énonçons, entre le visible et l’énonçable. Bien... mais, une fois dit qu’il y a cette béance, et que c’est Kant qui l’a creusée ou qui l’a découverte en tout cas, comment il s’en tirait Kant ? Il faut bien qu’entre l’espace et le temps il y ait un rapport... Si Kant parlait... Il se trouve qu’il ne parle pas comme ça, mais ce n’est pas très loin, il parle de l’hétérogénéité, de la différence de nature, il n’emploie pas le mot « béance » qui est romantique, ou « faille » tout ça... Mais il pose la question : mais, mon Dieu, puisque ces deux facultés, l’espace et le temps et le « je pense », diffèrent en nature, comment est-il possible qu’il y ait de la connaissance ? Si vous préférez, comment est-il possible de savoir quelque chose ? C’est-à-dire, comment peut-on combiner du donné et du concept ? Puisque connaître, c’est toujours combiner du donné et du concept. Comment est-ce possible, puisque les deux facultés sont complètement différentes en nature ? Or, qu’est-ce que va nous dire Kant ? Ce sera pour la prochaine fois, là je termine parce qu’il y en a marre... Euh... Il nous dira : il faut bien - je cite à peu près, du moins en esprit, mais presque mot à mot - il faut qu’une troisième faculté intervienne comme l’art le plus mystérieux enfoui, enfoui dans notre âme. Pas pour combler la béance, mais pour mettre en rapport les deux facultés malgré leur béance, il faut un art mystérieux enfoui dans nos âmes comme le plus profond secret, et Kant va l’appeler, et Kant va dire, oui, une faculté, troisième faculté, qui serait, d’un côté, homogène à l’espace-temps et, d’autre part, homogène à la pensée. Une faculté complètement tordue, très très mystérieuse, qui a son nom : imagination. Et c’est l’imagination qui établit un rapport entre les deux facultés qui sont en non-rapport, l’intuition et la pensée. Et l’acte par lequel l’imagination établit ce rapport dans le non-rapport, c’est ce que Kant appelle le schématisme de l’imagination.

Or, ce qui m’intéresse, c’est que je crois, que, compte-tenu des différences, Foucault se trouvera devant le même problème et l’hésitation, l’ambiguïté des trois sortes de textes que je viens de citer, dont je pars, témoignent pour ce même problème, à savoir, si les deux formes, la forme du visible et la forme de l’énonçable, sont béantes, diffèrent en nature de telle manière que leur béance ne peut pas être comblée, il faudra bien qu’un tiers intervienne, qui soit à la fois, pour son compte, homogène à la forme du visible et homogène à la forme de l’énonçable.

Alors est-ce que ce tiers sera l’imagination ? Quel nom aura-t-il ? On verra ça. Mais on n’est pas au bout de nos peines avec Kant même. Car, même l’imagination, comment elle va faire pour mettre en rapport ? ça va pas de soi, c’est un type de rapport très spécial, c’est le point où il faut que le non-rapport soit relayé par un rapport, c’est une opération très compliquée qui ne sera même pas une mise en rapport. Il faut que le non-rapport soit maintenu en même temps qu’un rapport est instauré dans le non-rapport. Le schématisme, l’art le plus mystérieux. Et bien, chez Foucault aussi, il y a un art très mystérieux qui va mettre en rapport, dans le non-rapport, les énoncés et les visibilités.

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