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5- 19/11/1985 - 4

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Deleuze/ Foucault - Les formations historiques cours 5 du 19/11/1985 - 4 
Année universitaire 1985-1986. (partie 4/5) Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University) 46 minutes 19 secondes

... Il y a changement dans le régime des visibilités. La question qu’on pourrait poser c’est qu’est-ce qu’on voit, dans un portrait au XIXème, qu’on ne voyait pas, qui n’est pas la même chose que ce qu’on voyait au XVIIème. Ça on peut concevoir que, dans le courant, quand on retombera sur ces problèmes, parce qu’on n’a pas fini avec le visible, il faudra... il faudra... et en effet la question se continue en me disant, en me demandant, en effet, les rapports du peintre et du modèle etc. Je crois que toutes ces questions pourraient tenir dans celle-ci : à savoir que, si Foucault a raison... et peu importe raison ou pas raison, si Foucault, s’il est vrai que Foucault voit avant tout un tableau, les tableaux comme des régimes de lumière, et donc subordonne le trait et la couleur à la lumière, c’est la lumière, c’est-à-dire ce qui vent dire que c’est dans la lumière que se disséminent que se séparent et se réunissent les traits et les couleurs, c’est évidemment le régime de lumière qui est fondamental, c’est le régime de lumière qui conditionne le reste.

Et en effet, ça va de soi qu’il y a une lumière Van Gogh. Quand est-ce que Van Gogh arrivera à conquérir la couleur ? Très longtemps il reste devant une crainte mystique vis-à-vis de la couleur. La couleur est trop forte pour moi », c’est-à-dire « je ne suis pas digne de la couleur » et c’est au prix de quelles tortures que Van Gogh va conquérir la couleur ! Il va de soi que c’est la lumière qui lui donne la couleur, mais quelle épreuve de lumière ? L’épreuve de lumière de Van Gogh, c’est pas celle de Velasquez. Il faudrait parler, à la base de la peinture, d’une espèce d’épreuve de lumière qui est absolument fondamentale. Ah, bon... ça alors on aura à le voir puisque c’est essentiel.

L’autre question... comme je trouve ce texte... les questions, là, qu’on me pose, importantes, je le dis, parce que ça se reposera peut-être, mais là je suis moins d’accord pour en traiter, c’est : qu’est-ce c’est que mon rapport exact avec Foucault... euh quant à... philosophiquement ? Est-ce que je pourrais indiquer les ressemblances, les différences, tout ça ? Je sais pas, ça dépendra de ce que vous souhaitez, mais ça me paraît... en tout cas, quant à l’autre question, les visibilités, ça, ça entre dans notre projet. Alors je dis, pour le moment, je m’en tiens là. Vous voyez, il nous reste quand même deux choses, c’est du point de vue des énoncés, du côté des é... on a répondu à la question « qu’est-ce qu’une archive ? ». Mais, du côté des énoncés, si tout dépend du choix du corpus, qu’est-ce que c’est vraiment, qu’est-ce que c’est que ces raisons qui me permettent de choisir le corpus ? Et, deuxième aspect : qu’est-ce que c’est que cet être du langage ? Ce « on parle » ? On a à peine abordé ça, ce « on parle ». Et de la même manière, de l’autre côté, qu’est-ce que c’est le corpus qui permet de choisir des choses, des états de chose, des qualités ? Pensez que médicalement ça existe, bon : le corpus Laennec. Le corpus Laennec, ben, euh, par exemple ça implique l’oreille et les percussions. Audition et percussion. Audition et percussion qui font une entrée... oh pas une entrée absolue, mais qui pénètrent la médecine, les énoncés médicaux, d’une manière nouvelle. Il y a un régime de la lumière médicale aussi. Qu’est-ce que c’est qu’une visibilité médicale ? Quelque chose devient visible qui n’était pas visible avant. L’anatomie pathologique rend visible plein de choses. Par exemple, elle rend visibles les tissus. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ben avant, on ne voyait pas les tissus avant ? Non, parce que les tissus, c’est un concept discursif. On ne voyait pas les tissus. Pour voir les tissus, il faut que le concept de tissu soit formé, concept discursif qui implique des énoncés de médecine. Avant les tissus on les répartissait autrement. Bon... tout ça donc... vous voyez ce qui nous reste à faire, mais ce que je peux considérer comme fait c’est la réponse à la question pure et simple « qu’est-ce qu’une archive ? ».

Notre deuxième grand thème c’était : qu’est-ce que savoir ? Et là, comme ça s’enchaîne, tout ça, je résume, alors on est resté très longtemps sur ce « qu’est-ce que le savoir ? ». Je dis simplement : rien ne préexiste au savoir pour Foucault. je veux dire : le savoir ne présuppose pas, ne suppose pas un objet préalable, ni un sujet préexistant. Pourquoi ? Savoir est une conjonction. C’est une conjonction de voir et de parler. Toute combinaison de voir et de parler suivant les règles de formation du visible et les règles de formation de l’énonçable constitue un savoir. C’est le résumé de ce second grand thème. Voilà. C’est exactement là où nous en sommes. Donc, est-ce qu’il y a des questions à poser ? Il y a rien, ou il y a rien sous le savoir, il y a rien avant le savoir et pourquoi ? Parce que tout savoir est une pratique. Bien plus, tout savoir est au moins deux pratiques, pratique de voir, pratique d’énoncé. On ne voit pas des états de chose, on voit des visibilités. On ne parle pas des mots et des phrases, on parle des énoncés. La conjonction des deux, c’est le savoir.

D’où la nécessité d’entamer, pour avancer, un troisième grand thème. Le troisième grand thème, vous devinez ce que c’est, c’est amené par... Quels sont les rapports entre voir et parler ? Quels sont les rapports entre l’énonçable et le visible ? Ce sera notre troisième thème, qui nous tiendra plusieurs séances. Je fais un dernier appel : est-ce qu’il y a question à poser ? Est-ce qu’il y a lieu de revenir sur un point concernant cet ensemble depuis le début jusqu’à maintenant ? Aahh. Non ? Bien. Et bien voilà, alors voilà. Troisième thème : on l’a préparé parce qu’on l’a déjà rencontré dans les deux précédents. C’est qu’on se trouve devant un problème très compliqué. Foucault nous propose, là, trois sortes de textes qui paraissent se concilier très mal. Tantôt il nous dit : voir et parler diffèrent en nature et n’ont rien de commun. Ou, si vous préférez, il y a une béance ou une faille entre voir et parler. Ou il y a une disjonction voir-parler, visible-énonçable. Il nous dit formellement : il n’y a pas isomorphisme. Ce qui veut dire deux choses.
-  Il n’y a pas de forme commune au visible et à l’énonçable
-  et il n’y a pas non plus de correspondance forme à forme. Il pourrait ne pas y avoir de forme commune et pourtant il y aurait ce qu’on appelle une relation bi-univoque entre les deux formes. Et bien : ni l’un ni l’autre. Il n’y a pas de forme commune à voir et à parler et il n’y a pas de correspondance de forme à forme. Ni conformité, ni correspondance. Il y a une béance, une disjonction au point que, à ce niveau, la pensée de Foucault s’exprime comme un pur et simple dualisme.

Voir n’est pas parler, parler n’est pas voir. Là aussi, c’est un point, on l’a vu, où il rencontre Blanchot. Parler n’est pas voir est un thème cher à Blanchot. On aura à se demander tout comme pour le « on parle », autre thème qui était cher à Blanchot, cette valorisation de la troisième personne ou de la non-personne, on aura à se demander si... quelles sont les différences Foucault- Blanchot. Mais, en gros, il faut dire que Foucault, à première vue, reprend strictement la thèse de Blanchot, au point qu’il va jusqu’à dire, en reprenant les mots de Blanchot, à savoir : "entre voir et parler il y a non pas un rapport mais un non-rapport". Avec un trait d’union. Un non-rapport. Le non-rapport qu’il y a entre voir et parler, c’est-à-dire la disjonction radicale. Ce que, dans un texte célèbre p.25 des "Mots et des choses", Foucault exprime dans un très beau texte, lorsqu’il dit : « jamais ce qu’on voit ne se loge dans ce qu’on dit ». « Jamais ce qu’on voit ne se loge dans ce qu’on dit ». Et si vous avez suivi notre analyse de l’énoncé, vous êtes mieux armés pour comprendre, à partir d’un détail, pourquoi il y a cette hétérogénéité entre voir et parler. C’est forcé : si vous vous rappelez que l’énoncé ne se réfère pas à un état de chose, l’énoncé ne se réfère pas à un état de chose dans le monde, mais l’énoncé se rapporte à un objet qui lui est propre, à un objet qui est une fonction dérivée de l’énoncé même. Si l’énoncé se rapporte, non pas à un état de chose, mais à un objet discursif qui est une fonction dérivée de l’énoncé même, il va de soi qu’il y a un non-rapport entre l’énoncé et l’objet extrinsèque, l’état de chose dans le monde. Bon, il n’y a pas de forme commune. En d’autres termes : en l’être langage et l’être lumière vous avez une hétérogénéité absolue. C’est embêtant, parce que là, ça pose bien la question... On avait cru répondre à la question « qu’est-ce que savoir ? », mais, à peine on y a répondu, que tout est remis en question.
-  Parce que s’il y a une hétérogénéité absolue entre les deux pôles du savoir, comment est-ce que ces deux pôles constitueraient-ils le savoir ? A peine le savoir posé dans sa forme, cette forme s’émiette, se disperse, se disperse dans les deux pôles. Voilà la première sorte de texte de Foucault. Ça culmine avec l’emploi du mot non-rapport emprunté à Blanchot ou avec le texte des Mots et des choses : « ce qu’on voit ne se loge jamais dans ce qu’on dit » et inversement.

Deuxième sorte de textes de Foucault : l’énoncé a le primat sur le visible. Mais qu’est-ce que ça veut dire « avoir le primat » ? C’est pas clair, ça. Cette seconde sorte de texte où vous [la] trouvez ? Vous la trouvez d’un bout à l’autre de "L’archéologie du savoir" et, dans "L’archéologie du savoir", d’une certaine manière il ne s’agit que des énoncés. Comment est-il possible qu’il ne s’agisse que des énoncés dans un livre qui s’intitule "L’archéologie du savoir" ? C’est parce que seuls les énoncés sont déterminants car, en effet, si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que, dans "L’archéologie du savoir", il ne s’agit pas seulement des énoncés et que Foucault distingue - et que là on retrouve le dualisme de tout à l’heure - Foucault distingue les formations discursives, c’est-à-dire les familles d’énoncés, et ce qu’il appelle les formations non-discursives, ce qu’il appelle les formations non-discursives et qu’il ne désigne là que négativement correspondent exactement - ce ne serait pas difficile de le montrer - à nos visibilités. Mais pourquoi est-ce que là, dans "L’archéologie", il les désigne négativement, si ça correspond aux visibilités ? Pour la raison que je viens de dire, à savoir : seuls les énoncés sont déterminants, dès lors les visibilités ne seront traitées que négativement comme formations non-discursives. Bien plus, elles constitueront un troisième espace de l’énoncé. Vous vous rappelez que
-  les familles d’énoncés constituaient un premier espace, l’espace adjacent ou associé,
-  les fonctions dérivées « objet, sujet, concept » constituent un deuxième espace, l’espace corrélatif et
-  le non-discursif constitue un troisième espace, que Foucault appelle espace complémentaire de l’énoncé. Voilà que les visibilités sont complémentaires de l’énoncé ou du moins le non-discursif. L’énoncé a le primat, ce qui veut dire quoi ? Ce que Foucault résume dans une formule de "L’archéologie" : "le discursif a des relations discursives avec le non-discursif".

Bien, c’est embêtant, ça, parce que ça n’empêche pas, l’énoncé a le primat, mais - je redis là ce que j’avais dit déjà dans... parce que ça va lancer notre analyse, j’ai donc besoin de le reprendre - ne confondez pas primat avec réduction. Dire que A a le primat sur B n’a jamais voulu dire que B se réduise à A, au contraire. Bien plus, A ne peut avoir le primat sur B que si B n’a pas la même forme que A. Bon. En effet, si B avait la même forme que A, ce ne serait pas un primat, ce serait une réduction. Ce qui subit le primat de quelque chose est nécessairement d’une autre forme que la forme de ce qui exerce ce primat. En d’autres termes, « avoir un primat sur » implique une irréductibilité de ce sur quoi on a le primat. En d’autres termes, l’énoncé ne peut avoir un primat sur la visibilité que parce que la visibilité et en tant que la visibilité est irréductible à l’énoncé. Ce que "L’archéologie du savoir" reconnaît : il n’est pas question de déduire le non-discursif du discursif. Il faut bien qu’il y ait une forme du non-discursif et nous sommes en droit, grâce aux analyses précédentes, de dire la forme du non-discursif, c’est la visibilité avec comme condition l’être lumière, le « il y a de la lumière ». Or vous ne déduirez jamais la lumière du langage. Heureusement. Du langage, vous ne déduirez pas la moindre miette de visibilité. Le langage ne fait rien voir. Ce que vous voyez ne se loge pas dans ce que vous dites. Vous voyez déjà un premier problème : comment est-ce que je peux dire à la fois : bon, il y a différence de nature absolue, il y a pourtant primat de l’un sur l’autre et bien entendu le primat ne supprime pas la différence de nature ? Mais comment est-ce possible ? Car comment le primat peut-il s’exercer malgré la différence de nature et en la laissant subsister ? C’est un premier problème.

Enfin troisième point de vue. Non seulement Foucault nous dit : il y a différence de nature, béance, faille, disjonction entre le visible et l’énonçable, non seulement il y a primat de l’énoncé sur le visible, mais, troisième point, il y a, de l’un à l’autre et perpétuellement, des conquêtes, des prises, des étreintes, des captures et l’on voit le visible capturer l’énoncé et l’on voit l’énoncé arracher du visible, ce sont des lutteurs qui s’étreignent. Il n’y a pas conformité amoureuse, mais il y a un terrible combat. Il y a un combat où chacun arrache les membres de l’autre. L’énoncé prend dans sa pince - puisqu’on a vu qu’il a une pince l’énoncé, il est toujours hétérogène - il prend dans sa pince un bout de visible et la visibilité dans sa pince, elle aussi, elle prend un bout d’énoncé, un bout de langue. Terrible combat du voir et du parler ! Et nous, pauvres gens, quand on en reste là, à notre vie quotidienne, on ne comprend rien parce que l’on vit dans la poussière du combat, et on se dit que cette poussière témoigne de l’accord du voir et du parler, mais rien du tout, c’est la poussière de leur combat que nous prenons comme la marque d’un accord et c’est une étreinte de lutteurs. Et ça, ces textes-là où il le dit tout le temps, mais particulièrement le petit texte qui commente Magritte - je vous en avais lu des passages - "Ceci n’est pas une pipe"... Dans "Ceci n’est pas une pipe" il affirme à plusieurs reprises l’espèce de combat ; il va jusqu’à dire dans un très beau texte : « chacun tire sur la cible de l’autre », c’est pas des étreintes amoureuses, c’est des étreintes de bagarre. Chacun tire sur la cible de l’autre. Ce qui revient à dire que l’énoncé envoie des flèches sur les cibles de visibilité et les visibilités ou la lumière envoient des flèches sur les cibles de langage. Et bien débrouillez-vous... notre troisième texte est se débrouiller avec ces trois choses. Ça va pas tellement ensemble. Comment est-ce que je peux dire à la fois : il y a différence de nature entre A et B, au point qu’il n’y a aucune forme commune, deuxièmement, il y a primat de A sur B - et alors comment ce primat peut-il s’exercer s’il n’y a rien de commun - et, troisièmement, il y a présupposition réciproque et étreinte commune de l’un à l’autre - mais comment ils peuvent se rencontrer s’il n’y a pas de forme commune ? Chacun se combat un fantôme, qu’est-ce qui est... Comment ça peut s’arranger ?

Donc je dis que vous trouvez trois sortes de textes sur le rapport voir-parler chez Foucault, les premiers affirmant l’hétérogénéité radicale, les seconds affirmant le primat de l’énoncé sur le visible, le troisième affirmant les présuppositions réciproques et les captures mutuelles entre le visible et l’énonçable... Et bien on se trouve devant un problème. Je pourrais l’exprimer de la manière suivante :
-  comment est-il possible qu’un non-rapport soit plus profond que tout rapport ? C’est-à-dire, comment se peut-il qu’un non-rapport rapporte l’un(e) à l’autre, les formes entre lesquelles il s’établit comme non-rapport. Quel problème !

Voilà. Et bien cette histoire, à la fois différence de nature, primat de l’un sur l’autre, étreinte mutuelle, normalement - et là c’est pas un reproche - si vous aviez fait, si vous... pour ceux qui ont fait beaucoup de philosophie ou un petit peu, ça devrait immédiatement vous dire quelque chose, comme au sens de « mais ! Ça me rappelle quelque chose ! ». D’où ma question dans ce troisième thème, ce que je voudrais aborder - ça nous reposera un peu mais ça nous reposera en nous amenant dans d’autres difficultés - c’est : finalement oui ça nous dit quelque chose, c’est supposé nous dire quelque chose. Euh, c’est tellement évident que Foucault n’a pas besoin de le citer, sauf de rares fois, c’est, d’une certaine manière, ce n’est pas étranger à une inspiration kantienne. Et, après tout, je me dis on peut y aller d’autant plus que Kant est un des philosophes que Foucault a lu le plus, bien qu’il ait peu publié sur Kant, mais il a traduit "L’anthropologie de Kant", il y a consacré un très très long commentaire et, perpétuellement, notamment dans "Les mots et les choses", la référence à Kant se... D’où la question en effet... ça nous dit... je me dis... Il y a, pas dans tout Foucault, mais, à un certain niveau, il y a une espèce de néo-kantisme, un néo-kantisme très particulier parce que des écoles néo-kantiennes, il y en a eu beaucoup, je ne dis pas du tout que Foucault s’inscrit dans une de ces écoles néo-kantiennes, je dis que, lui-même, sa pensée présente et invente un néo-kantisme très particulier. Car voilà ce que je voudrais... Alors, du coup, on va faire une petite promenade dans Kant, parce que peut-être qu’on va y trouver quelque chose d’essentiel pour Foucault. Voilà je voudrais vous raconter ce qui est arrivé avec Kant, mais du point de vue qui nous intéresse. Avec Kant a surgi une étrange nouvelle vérité. A savoir que l’homme était composé de deux facultés hétérogènes. Donc qu’il était par nature bancal, estropié. Qu’il était composé de deux facultés qui différaient en nature. Ah ah ! Que c’est curieux ! Il a fallu attendre Kant pour ça ? Et qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Oui ! Le fait est qu’il a fallu attendre Kant pour dire : l’homme ou l’esprit humain est composé de deux facultés différent en nature. Pourquoi fallait-il attendre Kant ? Voilà une bonne question philosophique. Pourquoi est-ce que Descartes ne pouvait pas le dire ? Il ne pouvait pas. C’est pas de leur faute, ils ne pouvaient pas, ça n’aurait pas eu de sens. Aahh... Alors on tient quelque chose, si ça... bon, on tient quelque chose pour la philosophie tout entière.

-  Qu’est-ce que c’est qu’un problème pour la philosophie ? Bêtise de croire que les philosophes se contredisent. Euh... On tient beaucoup de... si on comprend ça, après tout on risque de comprendre beaucoup de choses dans la philosophie. Donc il faut aller très doucement. Kant nous dit que nous sommes composés de deux facultés absolument hétérogènes et qu’est-ce que c’est chez lui ? Il ne faut pas se presser, chez Foucault on a vu que c’était, en gros, la faculté du visible et la faculté de l’énonçable. Chez Kant, c’est pas ça. Kant leur donne un nom, même plusieurs noms : réceptivité et spontanéité, ou, si vous préférez, intuition et entendement, ou, si vous préférez - les trois sont nécessaires - espace-temps et concept. L’espace-temps comme forme. Voilà. Qu’est-ce qu’il veut dire, Kant ? Ce sont deux formes. Forme de la réceptivité, forme de la spontanéité. Et bien, ce qu’il appellera intuition ou réceptivité, c’est la forme sous laquelle, pour nous, il y a du donné. La forme de réceptivité, c’est la forme sous laquelle nous recevons du donné, quel que soit ce donné. Par exemple, j’ai la sensation de blanc en regardant la table, là, c’est du blanc, une perception de blanc, une sensation de blanc, du blanc m’est donné. J’appelle réceptivité la forme sous laquelle le blanc m’est donné. Mais la forme sous laquelle le blanc m’est donné c’est la même que la forme sous laquelle le rouge ou bien sous laquelle les odeurs me sont données, tout ça... Bon. Kant, à la suite de très belles analyses, assigne cette forme comme étant la forme de l’espace et du temps. Et cette forme de l’espace et du temps, sous laquelle tout ce qui est donnable m’est donné, ou bien tout ce qui m’est donné est donnable, cette forme du donnable en général, c’est l’espace-temps, c’est ce que Kant appellera l’intuition.

Et l’intuition, chez Kant, ça ne veut pas dire quelque chose de divinatoire, ça veut dire la faculté par laquelle je reçois, en tant qu’être réceptif, je reçois un donné. Ça va ? Il faut que vous suiviez bien, parce que vous allez voir comme c’est prodigieux. C’est prodigieusement intelligent et puis si beau. La forme de la spontanéité, c’est quoi ? Qu’est-ce que c’est la spontanéité ? C’est plus la forme sous laquelle je reçois un donné. C’est la forme sous laquelle je connais quelque chose. Connaître, en effet, c’est être actif et sans doute est-ce la vraie activité de l’homme, selon Kant, ou une des vraies activités de l’homme. Je connais quelque chose, ça ne veut pas dire que ça m’est donné, ça veut dire bien plus. Connaître. En effet connaître, c’est quoi ? Connaître, c’est agencer des concepts, agencer des concepts. Mettre des concepts en rapport les uns avec les autres. Or le concept c’est quelque chose que je forme en vertu de mon intelligence, c’est pas quelque chose qui m’est donné. Un lion m’est donné. Tout d’un coup, là, il y a un lion qui me court après. Le lion est donné, il est donné dans l’intuition, c’est-à-dire dans l’espace et dans le temps. Je m’arrête et je forme le concept de lion. Euh... le concept de lion exprime mon activité, en tant que quoi ? En tant qu’être pensant. Je forme le concept de lion. Donc je dirai que l’entendement est la faculté des concepts. La condition sous laquelle tout ce qui m’est donné est donné, c’est l’espace et le temps. Quelle est la condition sous laquelle tous les concepts que je forme sont formés ? La condition sous laquelle tous les concepts formables sont formés, ou tous les concepts formés sont formables, c’est le « je pense ». Seul un être qui pense peut former des concepts. En tant qu’un lion me poursuit, il y a du donné et je suis un être réceptif. Je reçois du donné. En tant que je forme le concept de lion, je suis un être spontané, c’est-à-dire je suis pensant et forme des concepts. Le concept est la spontanéité de la pensée. Et en effet, il n’est pas difficile de voir que le « je pense » est la condition de tout concept. La forme de tout concept, c’est l’identité, A est A. L’identité, A est A, en effet, ne régit pas le donné, elle régit le concept. Le lion est lion, c’est l’énoncé du concept « lion ». Mais à quelle condition puis-je dire « A est A » ? Ce sera un des aspects les plus amus... intéressants de la philosophie kantienne que la détermination de la condition sous laquelle je peux dire « A est A », c’est-à-dire former un concept quelconque. C’est que, plus profondément, je puisse dire « moi = moi », c’est-à-dire le « moi = moi » est le fondement de tout « A est A ». Ça va être déterminant pour l’histoire de la philosophie, mais peu importe.

Donc, je dis la condition sous laquelle du donné m’est donné, c’est l’espace-temps. Tout ce qui est donné m’est donné dans l’espace et dans le temps. Pas compliqué vous voyez. Kant, c’est pas difficile du tout, ça prend beaucoup de peine à lire, mais c’est d’une clarté, c’est, c’est... la lumière kantienne est quelque chose de prodigieux, simplement il faut lire dix fois la même phrase, et il n’y a pas de philosophe qui ne soit comme ça. C’est uniquement une question de régime de lecture. Quand quelqu’un dit : les philosophes c’est difficile, c’est parce qu’il ne veut pas lire dix fois la même phrase ou qu’il sait pas où couper le texte. Evidemment, pour lire dix fois la même phrase, il ne faut pas s’en tenir au point, il faut avoir un vague sentiment de ce qui fait un groupe de propositions, à ce moment-là, il suffit de les relire dix fois, c’est limpide. La philosophie, c’est vraiment la lumière pure, vous ne pouvez pas trouver plus clair que la philosophie... Alors... Qu’est-ce que je dis... Alors, vous voyez, tout ce qui est donné, tout ce qui m’est donné, m’est donné sous la condition de l’espace et du temps, d’où l’espace et le temps sont la forme de ma réceptivité. C’est l’intuition. Le « je pense » est la condition de tout concept. C’est parce que « moi = moi » que tout A est A. Ce qui revient à dire : c’est parce que je pense que je pense des concepts, si bien que le « je pense » a la forme de spontanéité.
-  L’espace-temps c’est la forme de ma réceptivité,
-  « je pense » c’est la forme de ma spontanéité. Intuition et entendement.

Ça va ?... Entre les deux, il y a une béance. Kant est le premier à avoir défini l’homme ou l’esprit humain en fonction d’une béance qui le traverse. Vous comprenez : c’est pas rien quand on parle de quelque chose de génial en philosophie, il faut demander aux philosophes ce qu’ils ont apporté en philosophie. C’est pas compliqué, ce que les gens apportent en littérature, en philosophie etc. Alors... euh... il ne faut pas trop que les gens qui n’apportent strictement rien, cachent ce que les grands philosophes apportent, mais c’est pas rien apporter quelque chose comme ça, parce que c’est extraordinairement clair au point qu’on se dit, mais c’est pas possible que ça n’ait pas été dit avant, cette espèce de déséquilibre fondamental de l’homme... D’où : je reviens à mon thème, ça ne pouvait pas être dit avant. C’est pas qu’ils étaient pas assez intelligents les autres..., ah ah ! Ben non, ils l’étaient autant que Kant, ils étaient aussi géniaux, d’autre part, de leur côté ils trouvaient des choses alors peut-être qu’ils étaient déjà tellement occupés par ce qu’ils trouvaient... - tout le monde ne trouve pas la même chose. Mais le fait est que, ce que Kant trouvait ou inventait, eux ils ne pouvaient pas l’inventer. Pourquoi ? Pour une raison très simple. Je vous demande un instant de vous mettre, comme ça, du point de vue de Dieu. Faites comme si vous étiez Dieu. Alors, je fais l’expérience hein... C’est pas facile, pas facile, mais euh, mais euh... voilà ça y est ! Je peux dire une chose très simple, en tant que Dieu, je vous dis que pour moi, Dieu, il n’y a pas de donné. Il faudrait quand même pas confondre : il y a du donné pour les pauvres créatures, c’est même la définition de la créature. La créature c’est quelqu’un pour qui il y a du donné. Mais moi, Dieu, qui suis le créateur, c’est moi qui donne ou qui ne donne pas, à ce moment-là il n’y aurait rien eu du tout, sauf moi, je n’aurais pas créé. Mais, moi, je crée, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de donné pour moi. Je donne à la créature une créature d’un autre type, c’est-à-dire je fais le monde. Il n’y a pas de donné. C’est-à-dire quelque chose de très simple : du point de vue de l’infini, il n’y a pas de donné.

En d’autres termes, du point de vue de Dieu, tout est concept et le donné se réduit au concept, le donné ne fait qu’un avec le concept et les deux ne pourront se distinguer que du misérable point de vue de l’homme. C’est-à-dire, c’est du point de vue de la créature que le donné et le concept font deux ; du point de vue du créateur, c’est-à-dire du point de vue de l’infini, le donné s’intériorise dans le concept. Vous comprenez ? C’est très important, ça et c’est évident que, du point de vue de Dieu, il n’y a pas de donné, c’est pourquoi il est très important que Dieu ne crée pas le monde avec tel ou tel matériau, il crée le monde avec rien, création ex nihilo, qui définira la théologie chrétienne et où se fera l’épreuve de toutes les hérésies. A savoir : vous êtes hérétiques dès que vous ne prenez pas à la lettre l’idée que Dieu crée le monde avec rien, sinon le point de vue de l’infini est complètement bouleversé. Bon et bien écoutez, c’est tout simple, alors vous allez peut-être comprendre très facilement. D’où un texte.., par exemple... je prends un exemple : Leibniz philosophe de la fin du XVIIème et du début du XVIIIème siècle. Leibniz nous dit... Voilà, le problème que pose Leibniz, problème passionnant, Leibniz était un des plus grands mathématiciens de son époque, un très très grand mathématicien en plus d’un très très grand philosophe. Et voilà le problème que pose Leibniz ; Il dit : est-ce qu’il peut y avoir deux gouttes d’eau, deux feuilles d’arbre, deux mains etc. absolument semblables, c’est-à-dire telles que à chaque point de l’une correspondent un point de l’autre, c’est-à-dire il n’y ait pas de différence... de quoi ? Qu’il n’y ait pas de différence de concept. Est-ce qu’il peut y avoir deux gouttes d’eau absolument identiques, deux feuilles d’arbre absolument identiques, deux mains absolument identiques ? Leibniz dit : nous on le croit, mais nous sommes de misérables créatures. Nous le croyons parce que notre esprit est fini. Et comme notre esprit est marqué de finitude, comme nous ne pouvons pas aller à l’infini, nous arrêtons assez vite de spécifier nos concepts. Et nous formons alors un concept de goutte d’eau qui convient à plusieurs gouttes d’eau, mais, dit Leibniz, il n’en est pas ainsi pour Dieu. Dieu a un entendement infini qui contient tous les concepts possibles et ces concepts vont à l’infini, c’est-à-dire, dans l’entendement de Dieu, la spécification du concept est infinie. Si bien que, dans l’entendement de Dieu, s’il y a deux gouttes d’eau, il y a forcément deux concepts. Elles n’auront pas le même concept. En d’autres termes, si l’on pousse l’analyse assez loin, on trouvera toujours un caractère intérieur par [laquelle ?] les deux gouttes d’eau se distinguent, par [laquelle ] une goutte d’eau n’est pas la même que la goutte d’eau voisine. Vous comprenez, en d’autres termes, ce que Leibniz résume en disant : toute différence est dans le concept. Ce qui est une autre manière de dire : il n’y a pas de donné, ou, du moins, le donné se réduit, le donné se réduit à du concept. Oui. Oui, s’il y a l’entendement infini de Dieu. Voilà. Kant s’oppose à Leibniz et, là encore, seuls les imbéciles disent « Kant contredit Leibniz » ou « les philosophes se contredisent ». Kant nous dit ceci : bon, on va faire une épreuve, vous considérez deux mains, vos deux mains, les deux mains, les vôtres, ça c’est mes propres personnelles, vous les coupez, remarquez : vous n’avez pas d’embarras pour couper une main, l’autre c’est plus délicat, pour l’autre il vous faut l’appui d’un voisin, mais on peut concevoir quand même que ça marche. Vous prenez vos deux mains, vous les coupez, on sait pas comment, vous les regardez. Vous pouvez les penser comme absolument... les penser... je ne m’interroge pas sur comment elles sont données... Vous pouvez les penser comme absolument identiques, c’est-à-dire qu’il n’y ait aucune différence dans les traits. En fait, Leibniz a raison en fait, c’est-à-dire chacun sait qu’il n’y a pas deux feuilles semblables, il n’y a pas deux mains semblables qui n’aient aucune variation de traits entre la droite et la gauche. Mais Kant dit : ce n’est pas la question, vous pouvez penser deux mains absolument identiques et pourtant ça n’empêche pas qu’elles sont deux. Bien plus, elles ont beau être complètement identiques, vous ne pourrez jamais les faire se superposer, elles ne sont pas superposables, il y a une main droite et une main gauche. Paradoxe dément. Vous ne pouvez pas faire se superposer les deux mains, ahh, si semblables qu’elles soient... impossible ! Le paradoxe n’est pas fondamentalement incompréhensible c’est que vous ne pouvez faire une superposition que si vous disposez d’une dimension supplémentaire. Vous ne pouvez pas superposer deux trièdres semblables opposés par le sommet, pourquoi ? Parce que deux trièdres c’est un volume, vous ne vous ne pourriez les superposer que si vous pouviez les faire bouger dans la quatrième dimension. Dans la mesure où le monde vécu n’a pas de quatrième dimension, vous ne pouvez pas faire superposer.

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