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5- 19/11/1985 - 2

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Deleuze / Foucault - Les formations historiques cours 5 du 19/11/1985 - 2 
Année universitaire 1985-1986. (partie 2/5) Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 minutes 22 secondes

... c’est un milieu de dispersion. Une famille d’énoncés, c’est un milieu dans lequel les énoncés hétérogènes se disséminent, se distribuent. Dès lors, le champ de vecteurs qui est constitutif de l’énoncé va définir... - le champ de vecteurs, c’est-à-dire les règles de passage d’un système à l’autre au niveau d’un énoncé - ce champ de vecteurs ou ces règles de passage vont définir ce que Foucault appelle l’espace associé ou adjacent de l’énoncé. L’énoncé se définira par son espace associé ou adjacent. Qu’est-ce que c’est que l’espace associé ou adjacent ? Hmmmm... Qu’est-ce que c’est que l’espace associé ou adjacent ? (silence) Qu’est-ce que c’est que... je ne sais plus ce que je voulais dire. Ouais, bon, ben c’est le champ de vecteurs quoi, hein ? C’est le champ de vecteurs. C’est essentiel, ça, vous comprenez, parce que, peut-être, vous serez moins étonné quand, plus tard, on verra que Foucault nous dit aussi : une courbe est un énoncé. En effet, Ah ! Ecoutez, c’est agité ce matin hein.

Une courbe est un énoncé, en tout cas tout énoncé se définit par le champ de vecteurs qui lui est associé. Reprenez l’exemple que je vous donnais avec Krafft-Ebing, j’espère l’avoir rendu plus clair. Dans une même phrase, Krafft-Ebing passe d’un système, l’allemand, l’allemand standard, à un autre système, le latin. Un linguiste dira quoi ? Un linguiste dira : vous voyez ? Ben il y a deux systèmes homogènes : le système allemand, le système latin. Il ajoutera : d’accord Krafft-Ebing passe, dans la même phrase, du système allemand au système latin, chacun défini par ses constantes, mais, s’il fait ça, ça n’a aucun intérêt pour nous, linguistes, dira le linguiste. Pourquoi ? Parce que c’est pour des raisons extrinsèques. Raisons extrinsèques de quelle nature ? La pudeur ou la censure. Ce qu’il a à dire est trop cru, alors il se met à parler latin. Foucault dirait, il me semble : rien du tout ! D’accord, il se trouve que c’est pour des raisons extrinsèques, d’accord, qu’il se met tout d’un coup à parler latin, mais ça n’empêche pas qu’au niveau de l’énoncé, il y a des règles de passage intrinsèques, il y a une ligne de variation inhérente, et qu’un énoncé de Krafft-Ebing peut être défini comme ceci : un champ de vecteurs qui détermine le passage du système allemand au système latin. En d’autres termes : la pudeur et la censure ne peuvent pas être considérées simplement comme des variables extrinsèques, c’est aussi, dans l’énoncé de manière inhérente, des règles de passage. Et, si vous considérez, n’importe quel énoncé, vous verrez qu’il y a l’équivalent. Tout système, tout énoncé, est entre plusieurs langues et passe d’une langue à une autre. Vous prenez un énoncé scientifique quelconque, vous apercevrez qu’il ne cesse de passer..., là Foucault donne un très bon exemple, d’un énoncé scient... p.48 de "L’archéologie". « Si unité il y a... », il prend l’exemple d’un énoncé clinique au XIXème siècle, un énoncé de médecine clinique... ou bien, non, c’est d’ailleurs pas un énoncé de médecine clinique, je crois que c’est un énoncé d’anatomie pathologique, mais ça importe peu. Un énoncé type Bichat ou Laennec. Et il nous dit : « Si unité il y a, dans un tel énoncé, le principe n’en est pas une forme déterminée d’énoncés », c’est-à-dire le principe n’est pas un système homogène. « Ne serait-ce pas plutôt l’ensemble des règles qui ont rendu simultanément ou tour à tour possibles (incise de Deleuze : j’ajoute les numéros)
-  premièrement des descriptions purement perceptives, c’est-à-dire des énoncés de description,
-  mais aussi deuxièmement des observations médiatisées par des instruments, c’est-à-dire des énoncés instrumentaux,
-  troisièmement des protocoles d’expériences de laboratoire, des énoncés protocoles, ce qui est très très différent,
-  des calculs statistiques - encore c’est un type d’énoncés différent -
-  des règlements institutionnels,
-  des prescriptions thérapeutiques ». Un énoncé d’anatomie pathologique au XIXème siècle - on en dira autant de n’importe quel énoncé - est à cheval sur un ensemble de systèmes homogènes, ne se réduit jamais à un seul système, mais consiste en un champ de vecteurs qui nous fait passer tout le temps d’un système à l’autre, et jamais vous ne trouverez, et jamais vous ne vous trouverez dans la situation : système homogène en équilibre. Jamais. Est-ce que c’est un rêve de science ? Non peut-être que c’est un rêve de pseudo-science, puisque dès que la science avance, elle détruit se propres systèmes d’équilibre, voyez la physique, voyez la chimie etc. Rien ne peut être défini en équilibre. Bon, voilà ; voilà ce que je voulais dire. Voilà le premier point. C’est... Je dirais que ce premier point me permet de définir l’énoncé comme fonction primitive - je dis ça par commodité parce que... quoique Foucault n’emploie pas ce mot - comme fonction primitive au sens où les mathématiques distinguent « fonction primitive » et « fonctions dérivées ». La primitive et les dérivées. Je dis donc : l’énoncé comme fonction primitive, c’est le champ de vecteurs associé à l’énoncé, c’est-à-dire sa règle de passage qui n’est pas plus générale que lui. Ce sont des règles qui ne sont pas plus générales que l’énoncé contrairement à ce qui se passe dans la linguistique et dans les structures. C’est-à-dire l’énoncé comme règle de passage d’un système à l’autre toujours, à quelque niveau que vous le preniez et si petit soit l’élément que vous considériez. Si bien que, par nature, un énoncé ne peut pas être séparé de son rapport avec d’autres énoncés. Puisque sa règle c’est l’hétérogénéité. D’où l’idée de la famille d’énoncés ou de ce que Foucault appellera parfois « une multiplicité », et il opposera la multiplicité à la structure. Ça, c’est le premier point. La fonction primitive c’est le champ de vecteurs associé. C’est ça que je voudrais qui soit très clair. Ça doit l’être maintenant. Pas de problème ? Pas de question, Pas... Voilà. D’où, j’avais entamé, l’autre aspect. Une deuxième grande différence.

Deuxième grande différence, qui cette fois porte sur ceci : non plus, comme nous venons de voir, non plus le rapport de l’énoncé à d’autres énoncés avec lesquels il forme une famille, en vertu des règles de passage, ah ah ah... c’est plus ça ! Ça n’est plus les règles de variation inhérentes, le rapport de l’énoncé avec d’autres énoncés, ça va être quoi ? Ça va être le rapport de l’énoncé avec ce qui lui sert de sujet, d’objet et de concept.
-  Et le grand thème de Foucault ça va être : le sujet de l’énoncé, l’objet de l’énoncé et le concept de l’énoncé sont des fonctions dérivées de l’énoncé lui-même. Et l’on peut définir, en second lieu, on peut définir l’énoncé, non plus comme fonction primitive, mais par rapport à ses fonctions dérivées et on peut le définir par ses fonctions dérivées, c’est-à-dire la place du sujet, la place de l’objet et la place du concept. Ce qui signifie quoi ? Ce qui signifie que : on sait déjà ce à quoi il faut s’attendre, que le sujet de l’énoncé ne sera pas la même chose que le sujet de la phrase ou de la proposition, que l’objet de l’énoncé ne sera pas la même chose que l’objet de la proposition et que le concept de l’énoncé ne sera pas la même chose que le signifié du mot. Donc on va retrouver, au niveau de ce second domaine, on va retrouver les mêmes résultats, mais sous un autre aspect. Et, cette fois-ci, les fonctions dérivées de l’énoncé, c’est ce qui apparaît non plus comme la fonction primitive qui apparaissait dans un espace associé ou adjacent, dans la terminologie de Foucault, les fonctions dérivées - c’est-à-dire le sujet de l’énoncé, l’objet de l’énoncé, les concepts de l’énoncé - apparaissent dans un espace "corrélatif" de l’énoncé. Si bien que l’énoncé se définira à la fois par son espace associé, le champ de vecteurs, et par son espace corrélatif que nous n’avons pas encore défini, mais dont nous savons seulement que cet espace corrélatif "expose" le sujet de l’énoncé, l’objet de l’énoncé et le concept de l’énoncé.

Ahhh... C’est complet pour moi. C’est complet, c’est tout. Oui, ça va le premier point ? J’y tiens beaucoup, là, à tout ça ! Ecoutez : vous entrez, vous entrez pas ? (coupure)

Alors, euh... Bon. Vous voyez, quoi. Donc, essayons de déterminer les fonctions dérivées, puisqu’on peut aussi bien définir, on peut définir l’énoncé par sa fonction primitive - ça c’est fait - et dans la mesure où vous n’avez pas de question à poser, c’est acquis - et on peut le définir aussi par ses fonctions dérivées. Alors on a vu, la dernière fois, et on en était là je crois, mais c’est tellement délicat que j’avais le souci de reprendre, on a vu le premier aspect, la première dérivée de l’énoncé, à savoir : qu’est-ce que le sujet de l’énoncé ? Et Foucault nous dit : et ben le sujet de l’énoncé, c’est pas du tout le sujet d’énonciation de la phrase. Le sujet d’énonciation de la phrase, nous avons vu comment, là encore, le linguiste pouvait l’assigner au niveau du discours sous la forme de l’embrayeur ou du suis référentiel. J’avais pris comme exemple typique la linguistique de Benveniste. Le « je » comme première personne, mais vraie première personne, c’est-à-dire comme suis référentiel. « Je me promène » n’est pas un vrai « je ». Pourquoi ? Parce que c’est un « je » strictement assimilable à un « il ». Il n’y a pas de différence de nature entre les deux propositions : « Je me promène » et « il se promène ». Si vous dites « Je me promène », il n’y a pas de différence de nature avec « Pierre se promène ». En revanche, en revanche. Si vous dites « Je le jure », il y a une différence de nature avec « il le jure ». Et pourquoi ? C’est parce que, quand vous dites « il le jure », vous décrivez, exactement comme quand vous dites « il se promène » ou « je me promène ». Quand vous dites « Je le jure », vous ne décrivez pas, vous jurez, c’est-à-dire vous le faites. Quand vous dites « Je me promène », vous ne le faites pas. Quand vous dites « Je le jure », vous jurez. En d’autres termes, le « je » à la première personne est là non-assimilable à un « il », car lorsque vous dites « il le jure », vous ne faites rien, vous décrivez, mais, quand vous dites « Je le jure » c’est autre chose. Là vous avez une butée, vous butez sur l’irréductibilité du « je » à un « il », c’est-à-dire le « je » comme première personne pure, comme embrayeur ou comme suis référentiel. Or c’est peut-être vrai. Foucault dit, mais c’est peut-être vrai pour le sujet d’énonciation de la phrase, mais : est-ce que c’est vrai pour l’énoncé ? Non. Pourquoi ? Parce que c’est vrai que la phrase dérive d’un sujet d’énonciation. La phrase dérive d’un sujet d’énonciation : le sujet qui la prononce. Tandis que, l’énoncé, il ne dérive pas de son sujet, c’est même l’inverse. C’est la place du sujet qui dérive de l’énoncé. D’où je dirais à la lettre : la place du sujet est une fonction dérivée de l’énoncé. Tout dépend de l’énoncé. Un l’énoncé étant donné, il renvoie à une position de sujet très variable d’après sa nature. Ah bon ? Mais alors, sentez : on retrouve exactement le même truc que tout à l’heure. Et c’est pas étonnant. Je disais tout à l’heure :
-  les conceptions logiques ou linguistiques opèrent par : constantes intrinsèques / variables extrinsèques.
-  L’énoncé nous présente une tout autre donnée, les lignes de variation inhérentes ou intrinsèques.

Maintenant, si je reviens à la conception du le sujet de l’énonciation de la phrase chez Benveniste. Je dirai : c’est la même chose. Il opère par constantes intrinsèques et variables extrinsèques. En effet, la constante intrinsèque, c’est quoi ? C’est la forme de la première personne, c’est l’embrayeur, comme constante intrinsèque, d’où la phrase, d’où la phrase quelle qu’elle soit, va dériver. Toute phrase dérive d’un sujet d’énonciation, c’est-à-dire d’un « je » première personne qui agit, non pas comme sujet de l’énoncé, mais comme le sujet de l’énonciation. Je dirais : l’embrayeur est une constante intrinsèque. Et si on me dit en effet : qui est « je » ? Je réponds : linguistiquement, n’importe qui, c’est-à-dire est « je » celui qui le dit. Est « je » celui qui « je ». Ça marque bien quel point « je » est linguistiquement une constante intrinsèque de ce que Benveniste appelle le discours. Et je dis : toute cette manière de penser opère par constantes intrinsèques et variables extrinsèques. La variable extrinsèque c’est qui ? C’est quoi ? C’est celui qui dit « je ». C’est-à-dire ça peut être n’importe qui. Est « je » celui qui le dit. Dans la formule : est « je » celui qui le dit, vous avez réunis la position d’une constante intrinsèque et le jeu des variables extrinsèques, ça peut être vous, vous, vous ou moi. Bon. Faut pas s’étonner que, au niveau de l’énoncé, tout change. L’énoncé renvoie à la place, à une position, à une place de sujet fondamentalement variable. C’est une variable intrinsèque. Loin que l’énoncé dérive d’une position de sujet constante, une position relative de sujet dérive de l’énoncé et dépend de sa nature. C’est dire que le sujet de l’énoncé, comme dira Foucault - enfin non, il ne le dit pas, enfin ça fait rien, il le pense - euh... ça veut dire que euh... [je murmure oui] est une variable intrinsèque, la position de sujet de l’énoncé est une variable intrinsèque qui découle de l’énoncé lui-même. D’où les exemples que je vous donnais la dernière fois, là qui sont des exemples de Foucault lui-même : un texte littéraire a un auteur, voilà une position de sujet, mais une lettre n’a pas un auteur, elle a un signataire, un contrat a un garant, euh un recueil de textes a un compilateur etc. Tout ça, c’est des positions de sujet et que vous ne pouvez pas ramener à la forme d’un « je ». Ce sont des fonctions dérivées de l’énoncé, c’est des variables intrinsèques de l’énoncé. Et bien plus : je vous rappelais qu’un même énoncé peut avoir plusieurs positions de sujet. Une lettre de Mme de Sévigné, je vous disais la dernière fois, a évidemment un signataire, Mme de Sévigné dans la mesure où sa lettre s’adresse à sa fille, mais elle renvoie aussi à un auteur dans la mesure où elle circule dans les milieux littéraires du XVIIème siècle et où la fille en donne copie et lecture. A ce moment-là Mme de Sévigné est un auteur. Revenons au cas de Proust. Le texte de "A la recherche du temps perdu" renvoie à un auteur qui est Proust, position de sujet, mais passe aussi par un narrateur, qui n’est pas la même chose que l’auteur et qui est aussi une position de sujet. Quel rapport y a-t-il entre l’auteur et le narrateur est un problème que par exemple des critique très profonds comme Genette ont étudié de très près, ou comme Barthes avait étudié de très près. Je vous citais la dernière fois le discours indirect libre, qui m’intéresse particulièrement, comme, décidemment, un très beau cas d’énoncé qui renvoie simultanément à plusieurs sujets insérés les uns dans les autres. C’est un énoncé qui a plusieurs positions de sujet. Bon, je dirais donc que le sujet est une variable intrinsèque de l’énoncé. Il dérive de l’énoncé et non l’inverse. Mais, alors, ces positions de sujet qui peuvent être multiples - vous voyez toujours le thème de la multiplicité chez Foucault - qui peuvent être multiples pour un même énoncé, non seulement la position de sujet varie d’un énoncé à un autre, loin que tous les énoncés aient une position de sujet commune qui serait le sujet d’énonciation, le « je », là, non seulement ça varie d’un énoncé à un autre, mais un même énoncé a plusieurs positions de sujet. Dès lors ces positions de sujet, c’est quoi ? Il faut dire que c’est littéralement les modulations de quoi ? Les modulations d’une troisième personne, c’est-à-dire les variations intrinsèques de la troisième personne, d’un « il » infiniment plus profond que tout « je ». Qu’est-ce que c’est que ce « il » ? De même que, tout à l’heure je disais, faites attention le « je » de Benveniste n’est pas n’importe quel « je », ben... c’est le « je » de l’énonciation, c’est pas le « je » de « je me promène », c’est le « je » de « Je le jure ».

De même je dirais - mais ça renverse tout - le « il » de Blanchot ou de Foucault n’est pas n’importe quelle troisième personne, ils renverseraient complètement le schéma. Ils diraient même : oh, ben oui, le « il » de « il se promène », au sens de « Pierre se promène » est assimilable à un « je », ils feraient les réductions inverses, Blanchot et Foucault, le vrai « il » c’est quoi ? C’est le « on ». C’est le « on ». Le « on » inassignable. Ceux qui connaissent Blanchot se rappellent les pages très belles de Blanchot sur « on meurt », « on meurt », idée infiniment plus profonde et expression infiniment plus profonde que « je meurs ». « On souffre ». C’est ça la troisième personne. Elever quelque chose, élever une expression à la puissance du « on ». Et l’intense valorisation du « on » chez Blanchot signifie quoi déjà chez lui ? Ça signifie une chose très simple : toutes les positions de sujet ne sont que la modulation d’un « on » anonyme. D’un « on » qui est une non-personne. Et on dirait que c’est un Benveniste retourné complètement. Le secret de l’énoncé est du côté de la non-personne, on ne peut même plus dire la troisième personne, quand on dégage du « il » le « on ». On atteint au domaine de la non-personne et les positions de sujet sont les variables intrinsèques de la non-personne, les variables intrinsèques du « on ». « On parle ». Les sujets, quels qu’ils soient, comme sujets de l’énoncé, les sujets de l’énoncé sont les variables intrinsèques du « on parle ». Vous me direz : « on parle », qu’est-ce que ça veut dire ? Bon euh, un texte de Blanchot particulièrement prenant je trouve qui se propose de commenter Kafka. Je lis le texte, je souhaite même pas le commenter, parce que... c’est question de... si ça vous dit quelque chose quoi ce texte... « Il ne me suffit donc pas d’écrire.... », c’est dans "La part du feu" p. 29, c’est à propos de Kafka. « Il ne me suffit donc pas d’écrire : je suis malheureux. » C’est le texte de Blanchot le plus net, je crois, où il s’en prend, implicitement, puisqu’il ne dit rien, sous-entendu, s’en prend aux linguistes et à la théorie des embrayeurs. « Il ne me suffit donc pas d’écrire, "je" suis malheureux. Tant que je n’écris rien d’autre, je suis trop près de moi, trop près de mon malheur, pour que ce malheur devienne vraiment le mien sur le mode du langage : je ne suis pas encore vraiment malheureux. Ce n’est qu’à partir du moment où j’en arrive à cette substitution étrange : Il est malheureux, que le langage commence à se constituer en langage malheureux pour moi, à esquisser et à projeter lentement le monde du malheur tel qu’il se réalise en lui. Alors, peut-être, je me sentirais en cause et ma douleur s’éprouvera sur ce monde d’où elle est absente, où elle est perdue et moi avec elle, où elle ne peut ni se consoler, ni s’apaiser ni se complaindre, où étrangère à elle-même elle ne demeure ni ne disparaît et dure sans possibilité de durer. Poésie est délivrance. Mais cette délivrance signifie qu’il n’y a plus rien à rien à délivrer, que je me suis engagé en un autre où pourtant je ne me retrouve plus ». Bon. Euh. Oui oui oui oui oui. Alors bon. Euh. « On ». Voilà que les positions de sujet sont les variantes intrinsèques d’un « on parle ».

Et quand Foucault reprend ce thème de Blanchot, il le renouvèle très profondément pourquoi ? Parce que - et là je ne voudrais pas revenir là-dessus, je fais juste un raccord - vous vous rappelez qu’on a vu à quel point la théorie de l’énoncé chez Foucault avait besoin d’un « on parle », d’un « on parle » dont quel est le statut chez Foucault ? Si je dis ça a besoin d’un « on parle », il n’y a pas encore de différence Foucault - Blanchot ; même il faudrait dire : là il reçoit son inspiration de Blanchot et c’est vrai. Mais c’est pas qu’il rompe avec Blanchot, c’est qu’il va dans une direction qui n’est plus celle de Blanchot lorsque, pour son compte, il essaye de déterminer la nature de ce « on parle ». et on a vu ce que c’était que ce « on parle » chez Foucault, dont toutes les positions de sujet sont les variantes, c’est ce qu’il appellera l’être-langage, dans "Les mots et les choses", l’être du langage c’est-à-dire la manière dont le langage se rassemble à tel moment, manière elle-même très variable, encore une fois c’est pas de la même manière que le langage se rassemble à l’âge classique, au XVIIème siècle et se rassemble au XIXème siècle, donc l’être du langage est toujours un être historique et c’est lui qui constitue la figure du « on parle » à tel moment. Ou bien ce que L’archéologie du savoir n’appelle pas « l’être du langage », comme "Les mots et les choses", mais c’est l’équivalent, appelle « il y a du langage ». Le « il y a » du langage qui est aussi un « il y a » historique puisqu’il varie suivant les époques. Mais, une fois que vous vous donnez l’être du langage, une fois que vous avez su déterminer l’être du langage ou le « il y a » du langage, c’est-à-dire le « on parle », toutes les positions de sujet des énoncés de l’époque correspondante deviennent des variantes, des variantes intrinsèques de ce « on ». Très curieux, pour mon compte j’attache une importance énorme à ces conceptions qui se sont prises, qui ont combattu toute personnologie, y compris la personnologie linguistique. C’est très curieux que la personnologie a trouvé un refuge dans la linguistique avec la théorie des embrayeurs. D’où l’élévation du « on » et de la troisième personne chez un certain nombre d’auteurs me paraît très importante. Il faudrait même se reporter au livre d’un grand auteur américain, Ferlinghetti, qui a intitulé un roman "Quatrième personne du singulier" et qui est un texte très important sur... Il faudrait dire, en effet, le « on » et le « il » irréductibles au « il » ordinaire, ce « on » comme condition du langage, c’est bien comme une espèce de quatrième personne.

Bon. Et alors, parmi les textes les plus émouvants de Foucault, je crois qu’il y a ces textes où Foucault nous dit, mais, nous dit à sa manière, d’une manière très discrète, qu’il ne souhaite personnellement que ça ; que, personnellement, il ne souhaite que venir à sa place, comme une variante intrinsèque du « on parle » de son époque. Et vous trouvez par exemple au début du petit... du discours intitulé "L’ordre du discours", qui est un discours effectivement prononcé par Foucault, vous trouvez le texte suivant : « j’aurais aimé qu’il y ait derrière moi une voix qui parlerait ainsi : " Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut dire des mots tant qu’il y en a, il faut les dire jusqu’à ce qu’ils me trouvent, eux les mots, jusqu’à ce qu’ils me disent - étrange peine, étrange faute - il faut continuer, c’est peut-être déjà fait, ils m’ont peut-être déjà dit, les mots, ils m’ont peut-être déjà dit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant la porte qui s’ouvre sur mon histoire, ça m’étonnerait si elle s’ouvre" » A la fin qui est comique, « ça m’étonnerait si elle s’ouvre la porte de mon histoire », vous avez tout de suite reconnu l’auteur de ce texte, c’est un des grands auteurs du « on parle », du grand murmure, à savoir Becket. Bon. Venir à sa place comme variante intrinsèque du « on parle ». Il y aura une place Blanchot, il y aura une place Foucault, il y a une place Becket, après tout, ceux qui n’aiment pas cette place-là, ils n’y viendront pas. Je veux dire les personnologues, ils occuperont d’autres places, mais dans un monde qui ne sera pas celui des énoncés. Et dans un autre texte que j’ai déjà cité, dans une conférence intitulée "Qu’est-ce qu’un auteur ?", la conférence de Foucault se termine par : « on peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais. » En effet, si auteur c’est une position de sujet parmi d’autres, on peut concevoir une civilisation qui ne comporterait pas cette dérivée, qui produirait des énoncés avec des fonctions dérivées, mais il n’y aurait pas la fonction auteur. Donc : « on peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais. Tous les discours, quel que soit leur statut, leur forme, leur valeur, et quel que soit le traitement qu’on leur fait subir, se dérouleraient dans l’anonymat du murmure. On n’entendrait plus les questions si longtemps ressassées : qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? Et qu’a-t-il exprimé du plus profond de lui-même dans son discours ? Mais on entendrait d’autres questions comme celles-ci : Quels sont les modes d’existence de ce discours ? », c’est-à-dire de quelle famille d’énoncés s’agit-il ? « Quels sont les modes d’existence de ce discours ? D’où a-t-il été tenu ? Comment peut-il circuler ? Et qui peut se l’approprier ? Quels sont les emplacements qui y sont ménagés pour des sujets possibles ? » C’est ça la question du sujet de l’énoncé. « .... Quels sont les emplacements qui y sont ménagés pour des sujets possibles ? Qui peut remplir ces diverses fonctions de sujets ? Et, derrière toutes ces questions, on n’entendrait guère que le bruit d’une indifférence : qu’importe qui parle ».

Alors on a au moins une première réponse à notre seconde question :
-  qu’est-ce que c’est que l’espace corrélatif de l’énoncé ? Je dirais : l’espace corrélatif de l’énoncé, c’est l’ordre des places, l’ordre des places pour des sujets possibles dans l’épaisseur d’un « on parle ». Ce sont les fonctions dérivées de l’énoncé. Vous voyez, je ne définis plus, comme tout à l’heure, l’énoncé par un champ de vecteurs, je le définis comme un ordre des places et des lieux dans le « on parle », dans le « il y a du langage ». Par-là je dis : le sujet de l’énoncé, fonction dérivée de l’énoncé lui-même n’a rien à voir avec le sujet de l’énonciation d’une phrase. Et vous ne découvrirez pas un énoncé si vous n’assignez son sujet comme une place dans, comme il dit, "le murmure anonyme". Vous voyez que le nom propre, notamment une tout autre fonction, le nom propre n’est plus une figure du « je », ce n’est plus une figure de l’embrayeur, c’est une variante intrinsèque du « on ». C’est sous mon nom propre que je suis le moins sujet... que, non... (il corrige). C’est sous mon nom propre que je suis le moins « je ». Et en effet votre nom propre n’énonce pas une personnalité, il énonce - ce qui est tout à fait différent - une singularité c’est-à-dire votre place dans le « on parle ». Bien, comprenez, il faudrait faire la même chose pour l’objet de l’énoncé et pour les concepts de l’énoncé. Et, si on y arrive, on pourra se dire qu’on a fini ce point très délicat sur l’énoncé. Ouais. Et ben oui. Vous devez sentir ce...

Je disais : la linguistique, non seulement au niveau des propositions, mais au niveau du sujet, elle opère par constantes intrinsèques / variables extrinsèques. Constantes intrinsèques : l’embrayeur. Variation extrinsèque : celui qui vient occuper la place, celui qui dit « je ». Considérons l’objet, l’objet de la proposition. On va trouver au niveau de l’objet de la proposition, non pas de l’énoncé, au niveau de l’objet de la proposition on va trouver le même truc, au point que ça devient monotone, mais plus c’est monotone, plus que, plus que euh c’est clair, je pense, peut-être... pas sûr. Qu’est-ce que nous dit en effet la logique des propositions ? Elle nous dit qu’une proposition a un référent. Ou on peut dire, au lieu de référence, on dira : intentionnalité. C’est-à-dire : la proposition vise quelque chose et c’est pas par hasard que les théoriciens de la proposition ont retrouvé, comme naturellement, un vocabulaire phénoménologique sur l’intentionnalité. Voyez Searle dans, récemment... mais peu importe. J’en reste à de très grosses choses. Je dirai la référence est une constante intrinsèque de la proposition, toute proposition vise un quelque chose. Toute proposition vise, mettons, ce qu’on appellera, un état de chose ; c’est son aspect « désignation ». C’est une constante intrinsèque de la pr... La référence est une constante intrinsèque de la proposition. Ceci dit, qu’il y ait effectivement un état de chose ou pas, ça, c’est une variable extrinsèque. C’est une variable extrinsèque. Je dis : « la table est verte », euh, c’est une proposition qui vise un état de chose. Il se trouve que la table est blanche, donc il n’y a pas, ici et maintenant, un état de chose qui vient remplir ma visée, mon intention propositionnelle. Vous comprenez, l’état de chose lui-même est une variable extrinsèque à la proposition, ça va de soi, mais que la proposition vise un état de chose, ça, c’est une constante intrinsèques de la proposition, c’est pas compliqué. Alors on peut même faire des échelons. A savoir : la proposition « la table est verte » garde tout son sens même quand il n’y a pas d’état de chose qui vient remplir l’intention, c’est-à-dire quand je suis appuyé sur une table blanche, mais il y a un état de chose possible. Elle vise un état de chose possible. Il est possible, il serait possible, que la table soit verte. Autre exemple : « j’ai rencontré une licorne ». Vous n’ignorez pas que les licornes, enfin croit-on, n’existent pas. Ou bien « j’ai rencontré une fée », vous savez que les fées n’existent pas. Ou bien « j’ai rencontré un vampire », on dit que les vampires n’existent pas. C’est moins sûr, mais, mais supposons que les vampires n’existent pas. « J’ai rencontré un vampire » : ma proposition a toujours une référence, c’est une constante intrinsèque. Simplement cette intention, cette fois-ci, n’est plus comme tout à l’heure « la table est verte », cette intention ne peut pas être remplie, pourquoi ? Parce que la réalité du monde physique exclut qu’il y ait des vampires dans le monde. Donc je ne peux pas avoir rencontré un vampire. Je dirai que la référence de ma proposition reste vide. Reste vide : c’est ce qu’on appellera une proposition fictive, du type « j’ai rencontré une licorne ». Donc, cette fois-ci, j’ai une intention qui ne peut pas être remplie. Tout à l’heure j’avais une intention qui pouvait ou non être remplie, là j’ai une intention qui ne peut pas être remplie ; je peux l’appeler une intention seconde, je peux même concevoir une intention tierce, si je dis : « le cercle est carré »

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