THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

4- 12/11/1985 - 3

image1
31.8 Mo MP3
 

Gilles Deleuze / Foucault - Les formations historiques Cours du 12 Novembre 1985 - 3 - (partie 3/4) 
 Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 minutes 19 secondes

La littérature n’est pas seulement faite d’énoncés, elle est faite aussi de visibilité capturée par les énoncés. Comment marquer cette différence dans le langage, entre les énoncés et les visibilités capturées ? Je crois fort à la différence de nature, dans le langage, entre les énoncés et les descriptions. Les descriptions ne sont pas des énoncés, ce sont des visibilités. J’ai pour moi de très grands logiciens, par exemple Russell qui, dans son livre fondateur de la logique moderne," les Principes des mathématiques", marquait déjà la différence de nature entre les propositions et les descriptions. Et, d’une certaine manière, la littérature moderne a beaucoup développé la différence de nature aussi entre... d’une toute autre manière que chez Russell... par exemple le nouveau roman est, je crois, tout entier fondé sur une certaine dualité entre les énoncés et les descriptions. Chez Foucault aussi, il y a chez lui des énoncés, des énoncés philosophiques, mais pourquoi est-ce que, d’un bout à l’autre, son œuvre est comme entrecoupée de descriptions, soit descriptions de tableaux, soit descriptions de choses que Foucault traite comme si c’était des tableaux. Par exemple, quand il décrit la prison, il la décrit comme si c’était un tableau. Il y a une fonction propre de la description chez Foucault qui ne se réduit pas à l’énoncé. Or, il y a un auteur, parmi les grands génies de notre littérature, de la littérature moderne, il y a un auteur, il me semble qui a imposé ça, si vous voulez le plus grand luministe, de même qu’il y a des luministes en peinture, de grands luministes en peinture - par exemple Delaunay : c’est pas un coloriste, c’est pas un dessinateur, c’est un luministe - ben il y a de grands luministes en littérature. Je crois que le plus grand luministe en littérature moderne, c’est Faulkner. Si j’essaie de juste indiquer l’exemple Faulkner dans ce schéma qu’on vient de dégager, qu’est-ce que ça donnerait ? Est-ce que ça peut... Il faut qu’une méthode ait beaucoup d’applications, ait beaucoup de fécondité. De quoi il s’agit chez Faulkner ? D’abord quelque chose d’effarant, d’effarant, à savoir : tous les sens sont convoqués, tous les sens, y compris les sens les plus abjects, ils sont convoqués par quoi ? Par la lumière et les variations de lumière selon les heures et les saisons. Les descriptions de Faulkner... si on me disait : qu’est-ce que c’est que l’objet fondamental de la description ? C’est-à-dire ce qui ne peut être que décrit - n’importe quoi peut être décrit, mais ça peut être aussi autre chose que décrit - mais qu’est-ce qui ne peut être que décrit ? La lumière, les états de la lumière. C’est précisément parce qu’ils ne peuvent être que décrits qu’ils sont tellement difficiles à décrire. Ceux qui connaissent Faulkner savent bien que, à ma connaissance, il n’y a pas dans l’histoire de la littérature mondiale, un autre auteur comme lui pour savoir décrire, parfois en plusieurs pages, une nuance de lumière qui tombe sur un ensemble de choses. Et les choses sont vues. Mais la visibilité, c’est pas les choses qui sont vues. Car les choses qui sont vues, elles sont aussi entendues, flairées etc. Tous les sens sont convoqués chez Faulkner évidemment. Les choses sont vues, flairées, maniées, tripotées etc. Tous les sens s’exercent avec une violence... mais avec d’autant plus de violence que, tous ensemble, ils sont tirés à la lumière. Lumière d’Août, ils sont tirés à la lumière d’Août. Ils sont tirés à la lumière de cinq heures du soir. Alors la visibilité surgit, alors les choses s’ouvrent et la visibilité surgit. Il n’y a pas d’auteur de lumière comme Faulkner. Et c’est peut-être lié au sud, au sud des USA, puisque c’est le lieu de Faulkner - je précise pour ceux qui ne connaissent pas Faulkner - c’est peut-être lié à la lumière du sud, la lumière d’Août dans un Etat du sud. Ouais, peut-être... Qu’est-ce qui fait qu’il a ce génie de la lumière ? Bon, qu’est-ce qu’il fait Faulkner ? Faulkner c’est vraiment celui qui fait surgir des choses multi-sensorielles, non pas le primat d’un sens qui serait la vue, mais la pure visibilité. La visibilité dans son aspect de cruauté, de crudité absolue et c’est cet être-lumière qui se rassemble dans chaque roman de Faulkner, si bien que le corpus faulknérien, ce serait le « il y a de la lumière » telle que elle tombe sur l’ensemble des romans de Faulkner ou sur tel roman, ou sur telle page de roman. Et, parallèlement, il y a les énoncés faulknériens. Et, ces énoncés faulknériens, chacun sait qu’ils surgissent quand quoi ? Quand Faulkner a, comme second pôle de son génie, cassé les phrases, les propositions, les mots en les rapportant à un tout du langage qui va les brasser. Et les énoncés ce sera quoi ? Les énoncés faulknériens seront saisis au point où un même nom renvoie à deux personnes différentes, ou bien où une même personne a deux noms différents. Et c’est les généalogies là, de ces familles du Sud, de Faulkner... Et si j’ajoute, pour tout rendre cohérent - mais il n’y a pas besoin - et qu’est-ce qui se joue dans les deux corpus, le corpus de phrases et le corpus physique ? Qu’est-ce qui se joue au niveau des énoncés faulknériens, comme au niveau des visibilités faulknériennes ? La réponse est très simple : ce qui se joue, c’est d’abominables rapports de pouvoir, à savoir : la décadence du sud, la dégénérescence de ces familles anciennement puissantes - tous ceux qui ont lu un peu de Faulkner savent ça - des foyers qui sont à la fois des foyers de pouvoir rongeant et rongés, et tout ça, l’ensemble de ces énoncés rapportés aux foyers de pouvoir qui s’agitent en eux, ça donne quoi ? Ça donne - là je tombe dans ce qui est le plus connu chez Faulkner - ça donne la fameuse histoire, pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot. L’histoire racontée par un idiot, c’est le "on parle", il faudrait juste ajouter qu’elle n’est pas seulement racontée par un idiot, elle est vue par un débile. Et le « vue par un débile », c’est la visibilité, comme le « racontée par un idiot », c’est l’énonçabilité. L’énoncé n’a jamais comme sujet qu’un idiot, c’est-à-dire une position dans le "on" de "on parle". La visibilité n’a jamais comme sujet qu’un "on" dans "on voit", c’est-à-dire une place dans l’être-lumière.

Alors très bien. Bon, bon, bon, bon, alors quoi ? Euh et bien, dès lors, on est d’accord, on a tiré tout ce qu’on pouvait du parallélisme. Maintenant il faut revenir là. Admettons qu’on ait une vague idée, maintenant, de ce que c’est qu’une visibilité par distinction d’avec une chose vue. Raison de plus, pour revenir, maintenant on ne peut plus détourner, il s’agit de dire : qu’est-ce que c’est qu’un énoncé ? En quoi un énoncé n’est ni un mot, ni une phrase ni une proposition ? Il faut essayer. Je veux dire : on a une vague idée en effet. Au point où on en est, on a une vague idée. Les énoncés en effet ne sont pas des phrases, des propositions... mais en quoi ? En quoi ? En quoi ? Faut pas lâcher. Faut pas lâcher tant qu’on n’aura pas de réponse possible. Alors on va chercher. Mais, comment, bon... ça va ? [Rire de Deleuze] Je ne vous demande pas ça par souci de votre santé, je vous demande ça parce que... on va se reposer hein, un petit peu ; mais 10 minutes hein ? Pas plus de 10 minutes ! Quelle heure il est ?

Est-ce qu’il y a des questions qui me permettraient de ne pas avancer ? Pas de question ? Une petite question... Non, pas de question ?
-  Intervenant : inaudible
-  Deleuze : oui ? Une question !
-  Intervenant : vous avez fait une allusion à la lumière chez Heidegger...
-  Deleuze : ah oui, alors ça, ça viendra après hein, un parallèle avec Heidegger. Oui, alors pas maintenant hein ! Une autre question ? Pas d’autre question ?

Bon, et bien alors allons-y, il faut bien avancer puisqu’il n’y a pas de question. Et bien, écoutez, voilà : je crois - c’est du domaine du « je crois », alors vous vous débrouillez - je crois quand même que on peut essayer d’assigner la différence entre les énoncés, d’une part, et, d’autre part, le groupe « mots, phrases, propositions », à quatre niveaux. Quand on aura vu les quatre on n’en pourra plus - mais on ne les verra pas aujourd’hui hein ! Quatre niveaux. Voilà. Et bien, voilà c’est fini ! (rires)

Donc : premier niveau. Je cherche la moindre occasion de... enfin... Non ? Pas de question ? Premier niveau. Il n’y a pas que la logique qui s’occupe des propositions. D’une certaine manière - faut bien les numéroter hein, mes niveaux, parce que sinon... - d’une certaine manière la linguistique s’occupe de propositions. Qu’est-ce que c’est qu’une proposition au sens linguistique ? Je dirais de la linguistique qu’elle extrait des propositions à partir des phrases. Mais qu’est-ce que je veux dire ? Oh je veux dire une chose très très simple. Je veux dire : une phrase c’est ce que les linguistes appellent, supposons, de la parole. Parole orale ou écrite. Or, la parole - vous sentez tout de suite que je me réfère à la distinction classique en linguistique langue/parole - la parole, c’est toujours un mélange de faits, c’est une bouillie la parole, c’est plein de trucs la parole. Un mélange de faits, ça veut dire quoi ça ? Ça veut dire que ça mélange quoi ? Ça mélange des systèmes très différents. Quand vous parlez, vous mélangez des systèmes très différents. Qu’est-ce que ça veut dire, un système ? Les linguistes essaient - et c’est leur première tâche scientifique, disent-ils - de distinguer des systèmes de langue dans la parole ; un système. Un système se définit comment ? De deux manières : son homogénéité d’ensemble, c’est-à-dire homogénéité des règles de formation, son homogénéité d’ensemble et la constance de certains éléments. Eléments constants, homogénéité de l’ensemble. C’est abstrait. Exemple : l’américain parlé - exemple que j’invoque avec d’autant plus de bonne foi que je ne le parle pas - l’américain parlé : lui correspondent plusieurs systèmes linguistiques. Prenons-en deux. Ce que je dis est perpétuellement dit par les linguistes, mais, je précise, est maintenu par Chomsky. Donc, si vous voulez, de Saussure à Chomsky, les linguistes nous disent : le travail scientifique sur une langue suppose qu’on ait déjà dégagé des systèmes homogènes et cohérents qui font l’objet de l’étude scientifique : c’est pas la parole qui peut être étudiée scientifiquement, ou, du moins, elle ne peut pas l’être immédiatement, elle ne peut l’être que par après. Ce qui compte d’abord c’est la détermination de systèmes homogènes et cohérents. Exemple : l’américain parlé, je retiens deux systèmes. L’un on l’appellera « l’américain standard », l’autre, on l’appellera « le black English », la langue des noirs américains. Qu’il y ait des chevauchements, des empiètements, ce n’est pas la question. On peut définir deux systèmes. Par exemple, les règles du participe passé ne sont pas les mêmes. Bien. Quand je dis : le linguiste part des phrases et il en extrait des propositions, je veux dire : il part d’un mélange de fait - la parole - et il extrait des systèmes dont chacun est homogène et cohérent. Un système « américain standard », un système « black English », pour ne retenir que deux systèmes. Ce sont ces systèmes, et seulement ces systèmes qui font l’objet d’une étude scientifique. Recherche des constantes et des règles d’homogénéité. C’est clair ? Bon. C’est la première chose qui m’importe. Je dirais que :
-  une proposition au sens linguistique, c’est ce qui fait partie de l’un ou l’autre des systèmes. Vous voyez que la proposition linguistique n’est pas tout à fait la même que la phrase. La phrase mélange les systèmes, la proposition linguistique appartient à un système définissable par l’homogénéité de ses règles et la constance de ses éléments. Bien. Ça me suffit pour le moment. J’en suis toujours à mon premier point.

Ça me suffit pour le moment. J’ai l’air de penser à tout à fait autre chose. Je vous disais : un livre fondamental sur les énoncés de sexualité, c’est le grand classique de Krafft-Ebing : Psychopathia sexualis. Ceux qui ne l’ont pas lu, je ne saurais trop vous en recommander la lecture puisque vous apprendrez là le secret de toutes les perversions, y compris une perversion fantastique, hélas tombée dans l’oubli, à savoir la perversion des coupeurs de nattes, qui, à un moment, ont eu un grand succès dans le métro. C’était des individus ignobles qui se glissaient derrière des jeunes filles aux belles nattes et coupaient les nattes de ces jeunes filles. Et je dis ça parce que ça avait été, quand j’ai lu, moi, Krafft-Ebing, dans l’enthousiasme et en même temps l’horreur morale la plus pure, j’avais été stupéfait de ceci que Krafft-Ebing, qui a tout vu, tout connu, il est expert des tribunaux, tout ça, et il garde un sang-froid imperturbable devant les choses les plus immondes, euh... les cas de sadismes qui vous font frémir ou bien de tous leurs masochistes, tout ça, on peut à peine lire ça tellement on a les, les..., c’est insupportable, ou bien les gens qui vont déterrer des cadavres, des abominations, des horreurs, des horreurs, des horreurs. Donc : il a tout vu et puis il y a un moment où il craque. Ça c’est prodigieux. Le psychiatre s’écroule. Comme quoi : on ne peut jamais dire « je peux tout supporter ». Lui il a tout supporté, les éventrations, les extractions de viscères, tout ça, tout y passe, il est parfait, on dirait qu’il dit des choses insignifiantes quoi, ça va de soi ça pour lui. Puis, tout d’un coup, il perd les pédales. Il parle des coupeurs de nattes et, on comprend plus du tout, et Krafft-Ebing se met à dire : de tels individus - je cite hein, c’est resté dans mon cœur à jamais - de tels individus sont tellement dangereux qu’il faut à tout prix les soustraire et leur retirer la liberté. Pour les sadiques qui tuent, pour le sergent Bertrand qui déterre les cadavres, il n’a eu que des mots froids d’homme de science. Pour la petite fille et ses nattes, il s’écroule. Il dit : c’est odieux. C’est très curieux hein ? C’est très très curieux. Ça, c’est les seuils des gens. Les gens, ils ont toujours des seuils : vous verrez un sadique terrible, tout d’un coup un masochiste et puis, il se retourne un petit ongle et il s’écroule. Alors que, la veille, il se faisait faire des brûlures abominables, il se trouve que, ça, il ne le supportait pas. Je connais quelqu’un - tout ça c’est un cours de morale, je le transforme en... - je connais quelqu’un - et je comprends très bien ça - qui supporte, et en vertu de son métier même, il est forcé, il supporte les morts, le spectacle des morts, de la mort, dans les conditions les plus tristes, les plus terribles, mais, il y a une chose qu’il ne supporte pas, c’est l’image d’un bateau qui coule. Je ne sais pas si vous avez vu déjà des images de bateaux qui coulent, on voit ça au cinéma souvent, et on croit comprendre, parce qu’il y a quelque chose de tellement pathétique, c’est à la limite du supportable. La manière dont un bateau coule, c’est comme si, là, c’était une mort plus terrible encore que toute mort d’homme, c’est une espèce d’effondrement, mais d’effondrement... et bien, là, il craque. Et bien le grand Krafft-Ebing craquait à l’idée que l’on puisse couper les nattes d’une jeune fille. Pourtant ça ne fait pas très mal... Enfin c’était ce qu’on appelle une digression, ce que j’ai fait là. Alors le grand Krafft-Ebing, je vous l’ai déjà dit, qu’est-ce que c’est qu’un énoncé Krafft-Ebing, c’est très curieux, c’est un énoncé à cheval sur deux langues. Il écrit en allemand et, dans sa phrase allemande, dès que ce qu’il dit offense la pudeur, il le dit en latin et en italique. Si bien que vous ne pouvez pas lire Krafft-Ebing si vous n’avez pas fait de latin, du moins quelque chose vous échappe. Bien, je dirais typiquement : les énoncés de Krafft-Ebing - et là je pèse mes mots - les énoncés de Krafft-Ebing sont à cheval sur deux systèmes. Je ne dis pas : Krafft-Ebing parle tantôt allemand tantôt latin, je ne parle pas d’un mélange de fait, je parle d’une organisation de droit. Les énoncés de Krafft-Ebing ne cessent de passer du système allemand au système latin et du système latin au système allemand. Vous me direz : c’est un cas un peu spécial ; continuons.

Je crois que Foucault est assez proche, et inversement - car je ne suis même pas sûr que Foucault connaissait cet auteur - d’un linguiste américain spécialiste de ce qu’il appelle lui-même socio-linguistique, qui s’appelle Labov - je crois que ça se prononce comme ça, je ne suis pas sûr, L A B O V, ça va ? Labov, oui ? - Labov fait des études qui me paraissent très très intéressantes, je dis, euh, vous comprendrez pourquoi ça me paraît proche de Foucault. Il fait des études sur, par exemple, un petit noir américain qui explique quelque chose et Labov se demande, par exemple, combien de fois, sur une courte durée - par exemple deux minutes, il explique un jeu, par exemple un jeu très compliqué entre gamins noirs à Harlem - il se demande en combien de fois, en deux minutes, le gosse passe du black English à l’américain standard et inversement, avec, comme dit Labov - et c’est très intéressant, ça, il me semble - avec de larges plages d’indiscernabilité, c’est-à-dire des segments qu’on peut aussi bien rapporter au black English qu’à l’américain standard. C’est tantôt, tantôt. On a envie tantôt de les rapporter au black English, tantôt à l’américain standard. En d’autres termes, le petit noir ne cesse de déraper, c’est-à-dire de passer d’un système à l’autre, il fait une transversale de systèmes. Ses énoncés tracent une transversale de systèmes. Il ne cesse de passer d’un système hétérogène à un autre.

Si vous me suivez, vous devez sentir que l’on tient quelque chose là. Je m’en tiens à ces deux exemples, Krafft-Ebing et Labov. Deux exemples très très différents. Mais, pensez : qu’est-ce que vous faites quand vous parlez ? Vous ne cessez pas de tracer des transversales entre systèmes. Vous comprenez, quand... même... c’est par là que, la linguistique, c’est rien s’il n’y a pas une pragmatique. Je veux dire, même, je prends mon exemple misérable, je fais court : bon, j’en ai marre, bon, je me mets à raconter un truc sur les nattes de..., c’est pas le même système que ce que je disais avant... je fais une transversale, une manière de gagner du temps, bon. Euh, ou bien, non ! Ou bien j’ai un haut souci pédagogique, qui fait que je me dis : ils sont fatigués, ils peuvent plus bien suivre, alors j’essaie de me faire spirituel... rien du tout ! mais ça n’empêche pas. Alors que je me réclamais tout à l’heure d’un système homogène philosophique, voilà que je tombe dans un système, système des astuces bon, bon, ça vaut ce que ça vaut... j’ai fait une transversale... Bien. On n’arrête pas dans la vie. On n’arrête pas. Bon.

Qu’est-ce que nous dit Chomsky ? Chomsky nous dit : ah oui, mais ça tout le monde le sait, il dit, Chomsky. Il dit, tout le monde le sait, c’est la situation de fait, mais jamais une science ne s’est constituée sur le fait, une science doit découper dans les faits, ses systèmes. La science ne commence... Bien entendu, quand vous parlez, dit Chomsky vous mélangez des systèmes, mais la science ne peut être une science [que] des systèmes dégagés les uns des autres, vous comprenez ? C’est un peu comme pour la physique, bien entendu, la perception mélange toutes sortes de systèmes, mais la physique scientifique, elle, ne peut s’établir que si elle sépare les systèmes hétérogènes, pour constituer des systèmes homogènes. Vous comprenez ? Voilà la position de Chomsky.

La position de Foucault-Labov, elle consiste à dire : mais, il n’a rien compris Chomsky, il n’a rien compris du tout. Le problème n’est pas du tout du "fait". Bien sûr on mélange en fait. Mais le problème de droit, c’est : est-ce qu’il y a des systèmes homogènes en droit ? Est-ce qu’il y a des systèmes homogènes ? Est-ce que ça veut dire quelque chose un « système homogène » en linguistique ? Et supposez que, en droit, il n’y ait que des passages, il n’y ait que des variations, il n’y ait que des transversales entre systèmes ? A ce moment-là, tout change. A savoir : ce qui a une valeur de droit, ce ne sont plus les propositions, chacune replacée dans le système cohérent et constant, homogène et constant, ce sera quoi ?
-  Ce qui compte, c’est l’énoncé. Et comment l’énoncé se définit-il par différence avec la proposition ? Tout énoncé est le passage "en acte" d’un système à un autre, par opposition aux propositions qui, elles, appartiennent à tel ou tel système.

Les énoncés de Krafft-Ebing c’est l’ensemble des règles d’après lesquelles il ne cesse de passer, dans une même phrase, d’un segment allemand à un segment latin. Les énoncés du petit noir américain d’Harlem, c’est l’ensemble des règles par lesquelles il ne cesse de passer, d’un segment d’anglais standard à un segment black English, et inversement. En d’autres termes les règles d’un énoncé sont des règles de variation. L’énoncé est l’instance linguistique qui comprend les variations, c’est-à-dire les passages d’un système à un autre. Dès lors l’énoncé s’oppose à la proposition. Et il n’y aura pas d’énoncé s’il n’y a pas de passage d’un système à un autre hétérogène. Ce qui revient à dire - et vous reconnaîtrez là du Foucault - ce qui revient à dire
-  l’énoncé n’est pas une structure, l’énoncé est une multiplicité.
-  On appellera structure la détermination d’un système homogène en rapport avec ses constantes.
-  On appellera multiplicité l’ensemble des passages et des règles de passage d’un système à un autre système qui lui est hétérogène. Or il n’y a pas de systèmes homogènes, il n’y a que des passages entre systèmes hétérogènes.

Donc, si vous voulez dégager - là c’est très concret - si vous voulez dégager l’énoncé qui correspond à une phrase, voilà ce qu’il faut faire : non pas chercher les propositions linguistiques qui correspondent à la phrase, mais faire tout autre chose, déterminer quel passage d’un système à un autre la phrase opère, dans les deux sens, et combien de fois. A ce moment-là, vous aurez un énoncé. Non seulement les énoncés vont par multiplicité, mais chaque énoncé est lui-même une multiplicité. Il n’y a pas de structure, il n’y a que des multiplicités. Voilà, ben ça me suffit pour le premier niveau, je ne sais pas si vous en demandez plus, j’essaierai de dire plus, mais ça me paraît déjà quelque chose de très très pratique, qui montre à quel point ce qu’il appelle énoncé n’a aucun correspondant au niveau des propositions qu’étudient les linguistes. Une proposition linguistique est par nature définie par son appartenance à un système homogène défini par des constantes. Un énoncé, c’est exactement le contraire. Donc, nous sommes tous des Krafft-Ebing, bien que nous ne parlions ni allemand, ni latin, car nous ne cessons pas de passer.... Vous me direz : mais, dans le cas de Krafft-Ebing, c’est très simple, c’est pour des raisons de pudeur, c’est-à-dire qui n’ont rien à faire avec le langage, et c’est bien ce que dirait un linguiste, mais c’est idiot. C’est complètement idiot. Car, les raisons de pudeur, vous pouvez toujours les assigner à l’extérieur du langage, mais c’est aussi des variables de la langue. C’est en tant qu’il parle et c’est en tant qu’il produit des énoncés que Krafft-Ebing les compose avec de l’allemand et du latin. Or c’est notre cas à tous, on est toujours à cheval sur plusieurs langues. C’est bien : on est tous bilingues. Bien plus : on est multilingues, simplement on ne le sait pas. Vous me direz que j’emploie la langue en un sens illégitime : pas du tout, je l’emploie au sens le plus strict : système homogène défini par des constantes. Ouf : voilà un premier point, très clair. Pas de question ? Pas de question, Pas de question.

Deuxième niveau. Et là, c’est évident, il y a le choix à faire, je veux dire, vous ne pouvez pas maintenir les deux à la fois, vous ne pouvez pas dire : sur un certain plan, c’est les linguistes qui ont raison et, sur un autre plan, c’est la multiplicité. Non, vous ne pouvez pas. Vous ne pouvez pas maintenir les deux positions. Si vous croyez aux multiplicités, vous ne pouvez dire qu’une chose, c’est que : chaque segment, si petit qu’il soit, de ce que vous dites, chaque segment linguistique, est passage entre des systèmes hétérogènes. Vous ne trouvez jamais un segment quel qu’il soit qui n’appartienne qu’à un système. Donc, si vous voulez, la théorie des multiplicités, il me semble, s’oppose radicalement, en ce sens, au structuralisme. Et Foucault a raison, complètement raison de dire, déjà dans "L’archéologie du savoir", qu’il n’est pas structuraliste. Je crois que, en effet, il fait partie de ceux qui croient à une doctrine des multiplicités, à une théorie des multiplicités, or les multiplicités n’ont rien à voir avec des structures. C’est autre chose. Pourquoi ? Parce qu’encore une fois ce sont des règles de passage entre systèmes hétérogènes, et pas du tout des règles de formation de systèmes homogènes. Alors, vous me direz : pour qu’il y ait des passages entre systèmes hétérogènes, il faut bien qu’il y ait des systèmes dont chacun est homogène ? Non, c’est pas vrai. S’il n’y a que des passages entre systèmes hétérogènes, ça veut dire que l’idée d’un système homogène pour son compte est une abstraction, et non seulement une abstraction, mais une abstraction illégitime. Seul le passage compte. Voilà, d’où deuxième niveau. Et bien, deuxième niveau : je prends cette fois-ci la phrase. Et bien la phrase renvoie à un sujet, mais le sujet auquel elle renvoie c’est le sujet d’énonciation, bizarrement dit, d’ailleurs « d’énonciation ». Une phrase a un sujet d’énonciation qui ne se confond pas avec le sujet d’énoncé. Si je dis « le ciel est bleu », le sujet d’énoncé c’est « le ciel » et ce n’est pas le sujet d’énonciation.

Qu’est-ce que le sujet d’énonciation de la phrase ? C’est la phrase en tant qu’elle renvoie à une personne grammaticale. Qu’est-ce qu’une personne grammaticale ? La personne grammaticale c’est « je ». « Je » est le sujet d’énonciation de la phrase. N’importe quel je ? Non. Il y a des « je » qui ne sont qu’en apparence personne grammaticale. Si je dis « je me promène », il n’y a pas de différence de nature entre la phrase « je me promène » et la phrase « il se promène ». Dans un cas, « il » est le sujet d’énoncé, dans l’autre cas « je » est le sujet d’énoncé. Donc dans la phrase « je me promène », « je » n’est pas sujet d’énonciation, il est uniquement sujet d’énoncé interchangeable avec « il ». En revanche : je dis : « je le jure », « je le jure », cette fois-ci le « je » n’est pas du type « je me promène », pourquoi ? Parce que je ne me promène pas en disant « je me promène ». Je peux promener et dire « je me promène », mais ce n’est pas la même chose. Tandis que, quand je dis « je le jure », je jure en disant « je le jure », ça c’est le sujet d’énonciation, la vraie personne linguistique. C’est la vraie personne linguistique, c’est la première personne.

Qu’est-ce que c’est ce « je », vraie personne linguistique ? C’est ce qu’on appellera, c’est ce que les linguistes appellent, un « suis » référentiel, ou, si vous préférez, un embrayeur. Comme on dit : il fait commencer le discours. Quelle est sa propriété très bizarre ? C’est que ce « je », sujet d’énonciation, ne désigne ni une personne, ni un concept. Ni quelque chose, plutôt, ni quelque chose ni un concept. Ni quelqu’un, ni un concept. Qu’est-ce qu’il désigne ? Il désigne uniquement celui qui le dit. Est « je », celui qui dit « je ». Est « je », celui qui le dit, c’est ça la formule du suis référentiel. Il fait commencer le discours. Bien. En d’autres termes la phrase trouve dans la première personne le sujet d’énonciation par laquelle ou auquel elle se réfère. Ce sujet d’énonciation, c’est le « je » comme première personne irréductible à la troisième personne. Irréductible à la troisième personne, le « je » de « je me promène » est, au contraire, parfaitement réductible à la troisième personne. Ce que je viens de résumer, très très sommairement, c’est une théorie célèbre, en tous cas en France, que vous trouvez partout, mais je l’ai résumée particulièrement sous le point de vue de Benveniste, "Problèmes de linguistique générale", puisque ceux d’entre vous qui ont fait de la linguistique ont reconnu dans ce que je racontais un thème très proche de ce que les anglais et les américains ont appelé les actes de parole...

 1- 22/10/1985 - 1


 1- 22/10/1985 - 2


 1- 22/10/1985 - 3


 2- 29/10/1985 - 2


 2- 29/10/1985 - 1


 2- 29/10/1985 - 3


 2- 29/10/1985 - 4


 3- 05/11/1985 - 1


 3- 05/11/1985 - 2


 3- 05/11/1985 - 3


 3- 05/11/1985 - 4


 4- 12/11/1985 - 1


 4- 12/11/1985 - 2


 4- 12/11/1985 - 3


 4- 12/11/1985 - 4


 5- 19/11/1985 - 1


 5- 19/11/1985 - 2


 5- 19/11/1985 - 3


 5- 19/11/1985 - 4


 5- 19/11/1985 - 5


 6- 26/11/1985 - 1


 6- 26/11/1985 - 2


 6- 26/11/1985 - 3


 6- 26/11/1985 - 4


 7- 10/12/1985 - 1


 7- 10/12/1985 - 2


 7- 10/12/1985 - 3


 7- 10/12/1985 - 4


 7- 10/12/1985 - 5


 8- 17/12/1985 - 1


 8- 17/12/1985 - 2


 8- 17/12/1985 - 3


 8- 17/12/1985 - 4


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien