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4- 12/11/1985 - 2
Gilles Deleuze : Foucault - Les formations historiques Cours du 12 Novembre 1985 - 2 (partie 2/4) Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University) 39 min 42 secondes+ 5 minutes et 29 secondes ... pôle du savoir aussi essentiel que les énoncés, je n’ai pas le choix, il faut que je trouve un résultat analogue ou un ensemble analogue au niveau du visible. Or il est certain que Foucault fait directement l’analyse pour l’énoncé et la fait beaucoup moins pour la visibilité. Mais ce ne serait pas la première fois que les chemins sont si compliqués que, là où il semble ne pas procéder aux analyses absolument nécessaires - ce soit plutôt là que un peu de clarté vienne pour nous. Car... qu’est-ce qui se passe pour les visibilités ? Je dirais : mais vous savez, c’est la même chose. C’est la même chose. Vous voulez savoir ce qui est visible à une époque. On a vu ce thème. A une époque, il y a des choses qui peuvent être vues et, quand elles peuvent être vues, elles sont vues, il y en a d’autres qui ne peuvent pas. Si le XVIIème siècle met dans le même lieu, encore une fois, les fous, les vagabonds, les chômeurs, ce n’est pas parce qu’il ne voit pas la différence, c’est parce qu’il voit une ressemblance qui cessera d’être perceptible à d’autres époques.
Quelle ressemblance ? Ce sera ça la visibilité. Si vous voulez savoir qu’est-ce qu’une visibilité, il faut aussi partir d’un corpus. Ce ne sera pas le même. Cette fois-ci ce ne sera plus un corpus de mots, de phrases et de propositions, ce sera quoi ? Ce sera un corpus d’objets, de choses, d’états de choses, et de qualités sensibles.
Vous comprenez peut-être tout de suite que ce qui est en jeu, c’est que, exactement de la même façon que les énoncés.... de la même façon que les énoncés nous le savions, nous ne savions pas, qu’est-ce qu’ils étaient ? Mais,
Si bien que, je parle d’un corpus d’objets, de choses etc. et, par-là, je ne présuppose rien de ce qui est à trouver, à savoir : « qu’est-ce qu’une visibilité ? ». Je pars d’un corpus, corpus de choses, états de chose, qualités sensibles à une époque. Ça peut être un corpus architectural entre autres. Il y aura toujours des architectures dans mon corpus. Ou bien, si je m’intéresse à la peinture, je pars d’un corpus constitué par tel, tel, tel tableaux. Je ne vais pas parler - de même que c’est faux que le linguiste parle du langage en général, il part toujours d’un corpus déterminé - ben un critique d’art ne parle pas de la peinture du XVIIème siècle en général. Il part d’un corpus déterminé, c’est-à-dire un ensemble déterminé de tableaux et, sans doute, les résultats ne seraient pas les mêmes si on prend un autre corpus. En tout cas, même problème que tout à l’heure : oui, mais, ce corpus, comment je le constitue ? La réponse de Foucault, à mon avis - réponse implicite, mais justement on peut la... - la réponse implicite sera la même que pour le corpus de phrases, à savoir : "je me réclame des foyers de pouvoir et de résistance mis en jeu par le problème que je considère". Qu’est-ce que ça veut dire au niveau de la peinture du XVIIème siècle ? Il faut que ça veuille dire quelque chose, si j’ai raison, dans cette lecture de Foucault, Il faut que ça veuille dire quelque chose. Et bien oui, par exemple, je vois que, au XVIIème siècle - là je dis des énormités, des évidences - je vois qu’au XVIIème siècle, au moins tout un corpus de peintures peut être déterminé comme « le portrait ». Le portrait. Je peux me dire : bon, dans la seconde moitié du XIXème siècle, se fera un retour au portrait, notamment avec Van Gogh et Gauguin. Il ne faut pas s’y connaître beaucoup en peinture pour savoir que le portrait, pour Van Gogh et Gauguin, ne fait pas partie de même corpus que le portrait chez les peintres du XVIIème siècle, donc que le portrait en général, la peinture de portrait, ne formerait pas un corpus, c’est à cheval sur plusieurs corpus. Qu’est-ce qui est en jeu dans le corpus « portrait au XVIIème siècle » ? Entre autres - je ne dis pas « seulement » - immédiatement des rapports de pouvoir. Quels rapports de pouvoir ? Rapports de pouvoir entre le peintre et son modèle. C’est un rapport de pouvoir, le peintre et son modèle. Au XVIIème siècle, qu’est-ce que c’est le modèle ? C’est, avant tout, le seigneur, ou, mieux encore, le roi. Qu’est-ce que "Les Ménines" de Vélasquez, dans le commentaire célèbre qu’en tirera Foucault, il s’agit de quoi ? Il s’agit d’un tableau qui nous montre comme de face la famille royale et le peintre qui regardent quelque chose, ou quelqu’un, qu’on ne voit pas. Le regard du peintre et ce que tous regardent, on ne le voit dans le tableau que sous la forme d’un reflet dans le miroir, au fond. Et ce que tous regardaient, c’était la personne royale, qui, on le voit dans le miroir, regarde ceux qui le regardent. En d’autres termes : échange de regards, soit, mais autour d’un rapport de pouvoirs : le pouvoir du peintre et le pouvoir du roi. Bon, donc il me semble qu’à ce niveau les analyses mêmes de Foucault confirment : le corpus que je vais constituer est bien déterminé en fonction des foyers de pouvoir qui sont mis en jeu par le problème posé, par exemple « qu’est-ce qu’un portrait au XVIIème siècle ? ». Bien. J’ai donc mon corpus que je peux dire architectural, pictural tout ce que vous voulez. Bien. Donc, jusque-là, le parallélisme entre mes deux séries, l’énoncé et la visibilité, se vérifie. Qu’est-ce que je fais, une fois que j’ai mon corpus ? Une fois que j’ai mon corpus... Mon corpus peut n’être qu’un seul tableau. Ça peut être dix tableaux. Ça peut être l’ensemble tableau-architecture, vous voyez : ça peut être, à la limite, le corpus du siècle, ou de la formation historique. Et bien, une fois que j’ai mon corpus, je dresse..., je fais la même chose, je dresse ma verticale et je pose la question : qu’est-ce qui se rassemble dans le corpus, sur le corpus ? C’était pas difficile tout à l’heure : ce qui se rassemblait sur le corpus des mots, phrases et propositions, c’était l’être-langage sur ou sous, tel ou tel mode. Là qu’est-ce qui se rassemble sur le corpus, sur le corpus physique des choses, états de choses, qualités etc. ? Bien il m’a semblé que la réponse de Foucault était - je dirais aussi bien - « il y a de la lumière », ou bien - mais ça ne va pas être facile à comprendre, ou si, peut-être, je ne sais pas - ou bien « on voit », ou bien « l’être lumière », le rassemblement de toute la lumière sur le corpus. Bon. Ça veut dire quoi ça ? Ça veut dire qu’un tableau, finalement, c’est une figure de lumière. Ce qui est premier, c’est la lumière. Non, là il ne s’agit pas de savoir si c’est vrai, pas vrai etc., il s’agit de savoir jusqu’à quel point cette idée est importante et intéressante. Une mauvaise idée, c’est une idée qui n’a pas d’intérêt ; une idée bonne, c’est une idée importante, intéressante. Alors, bon. Je comprends ce que ça veut dire : mais oui, un tableau rassemble, sur un mode particulier, sur son mode, toute la lumière du monde - il ne la divise pas, la lumière, elle est indivisible - il rassemble, sur tel ou tel mode, toute la lumière du monde. Exactement comme un corpus de mots, de phrases et de propositions rassemble sur son mode particulier, tout le langage du monde. Ce qui est premier, c’est la lumière : ça veut dire quoi ? Ça veut dire : la lumière, ne croyez pas que ce soit un milieu physique. La lumière n’est pas plus un milieu physique c’est-à-dire la lumière n’est pas newtonienne. La lumière n’est pas plus un milieu physique que - elle est aussi un milieu physique, mais, par exemple, on appellera « lumière seconde » la lumière comme milieu physique - la lumière, elle est quelque chose de plus. Qu’est-ce qu’elle est ? Et bien elle est ce que Goethe voulait, et non pas Newton, à savoir : c’est un indivisible, c’est une condition, c’est une condition de l’expérience et du milieu. C’est une condition indivisible. C’est ce que les philosophes appellent un a priori. Les milieux se développent ou s’étalent dans la lumière. La lumière n’est pas un milieu. La lumière est une condition a priori, c’est-à-dire - c’est signé Goethe, contre Newton - ce que l’on peut diviser, c’est une lumière seconde. La lumière première est un indivisible. Elle tombe sur le corpus de choses, d’états de choses, et de qualités ; exactement comme le tout du langage, l’être-langage, tombait sur le corpus de mots, de phrases et de propositions. La lumière ne se divise pas : elle tombe. Et, en tombant, elle capture ce sur quoi elle tombe. Ce qui est premier, en peinture, c’est la lumière, premier par rapport aux lignes, premier par rapport aux couleurs. Les couleurs et les traits découlent de la lumière et pas l’inverse. Un tableau c’est d’abord un tracé de lumière. Vous me direz : mais pourquoi il dit ça ? Ben il dit ça, voilà ! A vous de savoir si ça vous convient ou pas. Si ça ne vous convient pas : aucune importance. Sentez que c’est idiot de se dire : mais enfin, c’est vrai ou c’est pas vrai ? Ça n’a pas de sens puisqu’il propose une analyse telle qu’il dégage une condition par rapport à quelque chose de conditionné. Lui, il a l’impression que, devant un tableau, par exemple, supposons, il a l’impression que la lumière joue le rôle de condition par rapport aux lignes et aux couleurs.
Est-ce qu’on peut faire une théorie aussi intéressante où ce serait la couleur qui serait lumière ? Question stupide : il faut le faire. Il faut le faire, on verra bien. Hein ? Est-ce que c’est question de goût ? Non, ce n’est pas question de goût. Ce n’est pas par hasard que certains d’entre nous serons poussés à dire : non, c’est pas la lumière qui est première. Alors tout se vaut ? Non, pas du tout, tout ne se vaut pas, il faut le faire. Voilà : au point où nous en sommes, nous, qu’est-ce qui nous intéresse ? On voit bien que, en quel sens, pour Foucault, un tableau c’est avant tout un tracé de lumière. C’est pas des lignes solides, le trait, en peinture c’est une ligne solide. Au-delà des lignes solides, ou plutôt comme condition de toutes les lignes solides, il y a des lignes de lumière. Et des lignes de lumière, c’est pas des lignes solides peintes en jaune.
Or, par exemple, dans le tableau de Vélasquez, Foucault nous fait une description p.27, une description, à un moment, en termes de lumière. « L’échancrure par où se déverse la lumière... ». Alors la figure de lumière, voilà ce qu’il nous dit : « Cette coquille en hélice offre tout le cycle de la représentation : le regard... [incise de Deleuze : le regard du peintre sur la toile], la palette et le pinceau, la toile dont on ne voit que l’envers, les tableaux, les reflets, etc. etc. On n’en voit plus que les cadres, et cette lumière qui baigne de l’extérieur les tableaux, mais que ceux-ci en retour doivent reconstituer en leur espèce propre, tout comme si elle venait d’ailleurs, traversant leurs cadres de bois sombre. Et cette lumière, on la voit en effet sur le tableau qui semble sourdre dans l’interstice du cadre ; et de là elle rejoint le front, les pommettes, les yeux, le regard du peintre qui tient d’une main la palette, de l’autre le fin pinceau. Ainsi se ferme la volute, ou plutôt, par cette lumière, elle s’ouvre. » On voit bien, on voit les lignes de lumière, ce ne sont pas des lignes solides tracées par le peintre. C’est vraiment la condition qui déploie le tableau comme champ, comme champ de quoi ? Champ de visibilité.
En d’autres termes, de même que le "il y a du langage" était un a priori, mais un a priori historique, puisque c’était la condition relative à tel corpus ou à telle formation historique, le "il y a de la lumière" est un a priori historique.
La lumière au XVIIème siècle, c’est-à-dire : la manière dont la lumière se rassemble, soit dans la peinture du XVIIème siècle, soit dans les portraits du XVIIème siècle, soit encore dans un seul cas, la manière dont toute la lumière du monde se rassemble dans "Les Ménines" de Vélasquez.
Si bien que les visibilités, ce sera exactement comme ce que je viens de dire pour les énoncés. Ce sera la ligne pointillée qui s’ouvre ; pour trouver les visibilités il faut fendre les choses, il faut ouvrir les qualités.
Bon. Mais alors, en d’autres termes, les visibilités ne se définissent pas d’abord comme des actes d’un sujet voyant, ni comme les données d’un organe visuel. Surtout pas : ce ne sont ni des qualités, ni des états de chose, ni des visions. Le "on voit" n’est pas une vision, le "on voit" c’est la lumière. Le "on", c’est la lumière, exactement comme le "on parle", le "on" c’est le langage. Mais alors pourquoi appeler ça des visibilités ? Parce que « lumière ». Parce qu’elles sont données par la lumière. Par la lumière comme indivisible. Et, en tant que données par la lumière, alors, oui, elles se rapportent à la vue, mais elles ne se rapportent à la vue que parce que données par la lumière.
Bien plus : c’est par la lumière qu’elles se rapportent à la vue.
En d’autres termes, comprenez, elles ne se rapportent à la vue que secondairement. Les visibilités ne se rapportent à la vue que secondairement, elles sont en effet rapportées à la vue par la lumière.
Dès lors on ne s’arrête pas, on ne peut plus s’arrêter. C’est un emballement car, si les visibilités ne se rapportent à la vue que secondairement, elles ne se rapportent pas à la vue, ou plutôt elles ne sont pas rapportées à la vue, sans être rapportées aussi aux autres sens. A l’oreille, au tact etc.
Si bien que les visibilités, loin d’être des données de l’organe visuel, c’est quoi ? C’est des complexes multi-sensoriels, optiques, auditifs, tactiles...
Mais pourquoi appeler ça des « visibilités » ?
En fait ce sont des complexes d’actions et de réactions, des complexes multi-sensoriels d’actions et de réactions, d’actions et de passions. Pourquoi les appeler « visibilités » ?
Ah bon ? Mais enfin, est-ce qu’il dit ça Foucault ? Très bien, mais est-ce qu’il le dit ? Vous comprenez ? Les visibilités sont dites des visibilités parce qu’elles trouvent leur condition dans la lumière, comme indivisible, comme élément indivisible - pas du tout Newton : Goethe - dès lors les visibilités ne sont rapportées à la vue que secondairement et, dans la mesure où la lumière les rapporte à la vue, la lumière ne les rapporte pas à la vue sans les rapporter aussi aux autres sens.
Est-ce qu’il dit ça ? Oui, il le dit. Oui, oui, oui. Il le dit et dans un passage très curieux de "Naissance de la clinique", où, là, l’exemple qu’il prend n’est plus esthétique, artistique, mais épistémologique. Il s’agit de ce qui se passe en anatomie pathologique et il nous dit que, je lis le passage... C’est à propos des nouvelles méthodes introduites par Laennec et vous savez que Laennec est célèbre, entre autres, pour avoir introduit dans la médecine, dans le diagnostic, des données tactiles et sonores. Une percussion des maladies et une audition des maladies.
Et voilà comment Foucault commente : « lorsque Corvisart (incise de Deleuze : c’est un autre médecin de la même époque) entend un cœur qui fonctionne mal (incise de Deleuze : c’est donc auditif), lorsque Laennec entend une voix aiguë qui tremble, c’est une hypertrophie et c’est un épanchement qu’ils voient. ». « Lorsque Corvisart entend un cœur qui fonctionne mal, Laennec entend une voix aiguë qui tremble, c’est une hypertrophie, c’est un épanchement qu’ils voient. De ce regard qui hante secrètement leur audition et au-delà d’elle l’anime... ». « Ce regard qui hante secrètement leur audition... », c’est-à-dire : ce regard, ce "on voit", c’est pas un regard en fait, c’est l’être-lumière qui tire à la lumière non seulement le vu, mais également l’entendu et le touché. C’est pas une question d’espace, cette question de « venir à la lumière ». Lorsque Corvisart entend un cœur qui fonctionne mal, il y a quelque chose qui vient à la lumière, quoi ? Hypertrophie. « De ce regard qui hante secrètement leur audition et au-delà d’elle, l’anime... » et Foucault continue : « ainsi le regard médical, depuis la découverte de l’anatomie pathologique, se trouve dédoublé : il y a un regard local et circonscrit », ça c’est le "je vois", moi je vois avec mon œil, « il y a un regard local et circonscrit, le regard limitrophe du toucher et de l’audition ». Le regard du "je vois", en effet, c’est ce que voit mon œil, qui est voisin de ce que je sens, de ce que j’entends, « c’est un regard limitrophe du toucher et de l’audition et qui ne recouvre que l’un des champs sensoriels ». Qui ne recouvre que l’un des champs sensoriels, un parmi les autres : il y a le champ optique, mais il y a le champ auditif, il y a le champ tactile etc. Un parmi les autres. Foucault nous dit bien : ça ce n’est que le premier regard, ou plutôt, il faudrait dire, ce n’est que le regard second, car ce regard second est conditionné - mais de même que les autres champs sensoriels - par un regard premier. Le regard premier ne conditionne pas le regard second sans conditionner aussi les autres champs sensoriels, c’est-à-dire : il conditionne le regard second dans ses rapports avec les autres champs.
Et en effet, Foucault nous dit : « mais il y a un regard absolu »... en fait c’est pas un regard, c’est l’être lumière... « il y a un regard absolu, absolument intégrant, qui domine et fonde toutes les expériences perceptives. C’est lui qui structure en une unité souveraine ce qui relève à un plus bas niveau de l’œil, de l’oreille et du tact ». Le mot « regard absolu » n’est évidemment pas heureux... si, il est très heureux d’ailleurs, il faut y substituer l’être-lumière. C’est la même chose,
Pour ceux qui étaient là les autres années, vous vous rappelez peut-être que, chez Bergson, il y a un thème très semblable : la lumière est dans les choses, le regard est dans les choses. « Il y a un regard absolu - c’est-à-dire un être-lumière - qui domine et fonde toutes les expériences perceptives ».
C’est très proche aussi de Heidegger, vous savez, c’est la Lichtung et, dans le cas de Heidegger, la filiation avec Goethe est immédiate, mais je crois non moins à une filiation, à une filiation dans le cas de Foucault, une filiation directe avec Goethe sur le thème de la lumière comme condition indivisible.
Et il continue : « quand le médecin observe, tous ses sens étant ouverts, un autre œil »... quand le médecin observe avec ses yeux, mais aussi, quand il percute avec ses doigts, quand il écoute avec ses oreilles... « Quand un médecin observe, tous ses sens ouverts, un autre œil est posé sur la fondamentale visibilité des choses ». « La fondamentale visibilité des choses » ça veut dire quoi ? Ça veut dire quand les choses ne sont plus là comme choses, quand les choses sont fendues et ouvertes et libèrent les visibilités pures.
Ça veut dire quoi ça ? Prenez un autre, cette fois-ci un autre penseur qui se trouve être un peintre lui-même. J’en ai parlé d’autres années : Delaunay. En quoi Delaunay est proche de Goethe lui aussi ? C’est très simple. Delaunay c’est pas qu’il nous dise.. qu’est ? ce qu’il nous fait voir ? Il a une idée, une idée de peintre. L’idée de peintre de Delaunay, elle est très simple, c’est difficile à faire en peinture, mais elle est très simple à dire, à savoir : les figures ne sont pas d’abord solides, ce qui est premier, c’est les figures de lumière. C’est-à-dire : la visibilité, c’est la figure rapportée à la lumière. A ce moment-là, ce n’est plus une figure solide. La lumière, elle aussi, c’est une condition indivisible et, cette condition indivisible, c’est quoi ? Production des figures lumineuses. La lumière produit des figures qui lui appartiennent. Vous voyez : la lumière n’est plus composée, comme chez Newton, c’est ça la grande division entre les newtoniens et les goethéens. La lumière c’est une condition indivisible et, dès lors, productrice, elle produit des figures qui n’appartiennent qu’à elle. En d’autres termes, la lumière est mouvement, la lumière est production. Dès lors, il ne faut pas confondre les choses qui se meuvent et les mouvements de la lumière. Et il ne faut pas confondre non plus les lignes de choses et les lignes de lumière. Et il ne faut pas confondre non plus la figure de la chose lorsque la lumière la rencontre et les figures mêmes de lumière que la lumière forme à la surface des choses. Et la tâche du peintre pour Delaunay c’est quoi ? Fendre les choses, ouvrir les états de choses pour révéler les pures figures de lumière. Et qu’est-ce que ça va être cette révélation ? Ça va être les figures célèbres chez Delaunay : les cercle, les demi-cercles, les hélices, avec la grande division : il y a des figures lunaires et des figures solaires. La Lune n’est pas moins lumière que le soleil, si bien que, à la limite, c’est une condition fourchue, la lumière est condition indivisible : oui, mais elle a au moins deux faces, solaire et lunaire. Bon, et les hélices lumineuses de Delaunay, les cercles, les demi-cercles lumineux de Delaunay vont affirmer leur primat, et sur les lignes solides, et sur les couleurs. Les couleurs "sortent" de la lumière, les lignes "sortent" de la lumière. Ce qui est premier, c’est la visibilité, c’est-à-dire la figure de lumière. Et Delaunay avait un mot admirable, qui fait tout comprendre de son entreprise, c’était un mot d’esprit, mais c’est parfois les mots d’esprit... Il réglait ses comptes avec le cubisme, avec les cubistes, et il disait : vous comprenez, qu’est-ce que c’est l’apport de Cézanne en peinture ? Il était génial Delaunay, il avait bien vu, il disait l’apport fondamental de Cézanne en peinture, c’est d’avoir cassé le compotier. C’est bien parce que casser le compotier, c’est fendre les choses. Cézanne, au XIXème siècle, il a fendu les choses. Sans doute les impressionnistes avaient préparé, mais, non, ils n’avaient pas fendu les choses dans leur matérialité, ils avaient fait jouer les reflets, c’était un régime de lumière très particulier : ils avaient fait jouer les reflets sur les choses. Mais Cézanne, lui, il casse le compotier, c’est-à-dire il fend, il brise la chose dans sa matérialité. Et il dit : c’est pas la peine d’essayer de le recoller. Les cubistes c’est comme des types - [ ???] mais d’une certaine manière c’est juste - il dit : c’est des types qui essaient perpétuellement de recoller le compotier mais qui se trompent, ils mettent un morceau qui ne va pas avec un autre morceau qui ne va pas et ils pensent avoir recollé. Et en effet, ils ont recollé. Mais il ne fallait pas recoller ce que Cézanne avait cassé. Il fallait au contraire aller dans la direction de Cézanne, c’est-à-dire faire surgir les nouvelles figures que Cézanne avait rendues possibles, c’est-à-dire les pures visibilités. Voilà. Alors je dis, bon, comprenez que je ne cherche pas à pousser Foucault sur des points qu’il n’a pas développés, je dis juste : on en reste là au niveau des visibilités. C’est pour ça que, moi, je répondrais à ta question : non, les visibilités c’est pas du tout... il n’y a pas de... c’est exactement comme les énoncés. De même que les énoncés impliquent le langage, mais toutes les choses impliquent des visibilités : il suffit de les casser. Or il faut les casser. Le corpus n’est là que pour que des visibilités surgissent et, les visibilités, ce ne sont pas des données de la vue. Elles sont rapportées à la vue, bien plus, j’ai oublié, dans le texte que je vous lisais, 167, il emploie un mot très étrange : « de toutes façons la limite absolue, le fond de toute exploration perceptive sont dessinés toujours par le plan clair d’une visibilité au moins virtuelle ». Vous voyez, pourquoi « visibilité virtuelle » ? C’est que la visibilité ne se rapportera réellement, actuellement à la vue que par l’intermédiaire de la lumière et qui ne la rapporte pas à la vue sans la rapporter aux autres sens. Bon, alors vous voyez. Vous voyez quoi ? Vous voyez... Je vais vous dire : en quoi ça peut être une méthode ? C’est une méthode, elle m’apparaît très riche, hein, parce que la méthode des visibilités, là, elle peut fonder tout un domaine d’analyses esthétiques. Puisqu’on a vu : pour les architectures c’est pareil. Il faut fendre, pour comprendre une architecture, il faut voir, il faut la comprendre comme : l’architecture est un régime de distribution de la lumière. Il y a des régimes de lumière exactement, il y a des régimes de visibilité, tout comme il y a des régimes d’énoncés. Avant d’y voir... encore une fois je vous le disais, une prison c’est quoi ? C’est un régime de visibilité. Un asile, un hôpital c’est quoi ? C’est un régime de visibilité. Pensez, c’est terrifiant et c’est par là que c’est tellement lié au pouvoir, et que Foucault en était très très conscient que... le pouvoir c’est perpétuellement ce par quoi on est vu et parlé. Le pouvoir nous parle et le pouvoir nous voit. Quand est-ce que vous savez que vous êtes à l’hôpital ? Vous savez que vous êtes à l’hôpital lorsque, au lieu de la porte pleine de votre chambre, vous voyez cette porte inquiétante où vous êtes vus ; Vous savez les trois petites barres là, et puis vous êtes sûrs que la porte ne ferme pas, c’est-à-dire que la surveillante générale, comme on dit dans les hôpitaux comme dans les écoles, que la surveillante générale peut entrer à chaque instant. Terrible, terrible ! Je ne parle pas des prisons : on l’a vu elles sont faites pour ça, c’est-à-dire toute leur architecture de pierre est fait pour qu’elles fonctionnent, que les prisonniers soient vus sans voir eux-mêmes et que ceux qui les voient ne soient pas vus. Vous me direz : si vous vous donnez une équation de ce type, je dirais : ça c’est une équation de visibilité. Comment résoudre l’équation ? Avec des pierres, c’est-à-dire avec des choses et des états de choses. Mais ce que vous aurez incarné avec des pierres c’est votre équation, c’est-à-dire c’est la visibilité pure. Je dis : les prisonniers doivent être vus sans voir, les gardiens doivent voir sans être vus. Ça, oui, c’est ce que j’appellerais une visibilité virtuelle, une distribution de voir et d’être vu. Qu’est-ce qui l’actualise, qu’est-ce qui la réalise cette visibilité virtuelle ? Réponse toute simple : ce sont des pierres, c’est une disposition de pierres. Une disposition de matériaux... Une disposition de matériaux qui sont des matériaux que vous pouvez toucher, sentir, écouter, entendre, entendre le bruit qu’ils font, etc. Tout ça, qu’est-ce que c’est ? C’est uniquement l’actualisation de la figure de lumière. Vous comprenez, Foucault, ça va beaucoup plus loin que dire : il y a un sens qui a le primat ; il ne dit pas du tout : la vue a le primat sur les autres sens. Il nous dit quelque chose de beaucoup plus profond. Il nous dit : la lumière, comme condition de la vue, ne rapporte pas le visible à la vue, sans rapporter aussi, le visible aux autres sens. C’est un primat de la lumière, ce n’est pas un primat d’un sens sur un autre. C’est par là que c’est complètement goethéen. Bon, je dis donc : vous pouvez en tirer une méthode d’analyse esthétique. Vous pouvez en tirer une méthode d’analyse scientifique, sur les énoncés scientifiques. Mais ce qui complique, c’est que - mais ça on ne pourra le voir que plus tard, puisqu’on a vu que ce sera un problème pour nous, il faudra bien revenir à ce problème - les deux, là, ils n’ont pas la même forme, ils ont beau être complètement parallèles, entre les visibilités et les énoncés il y a une différence de nature absolue. Ça, on ne pourra retrouver ce problème que plus tard. Mais, toutefois, ça n’empêche pas, je tiens à le dire, dès maintenant, parce qu’on pourra se débrouiller là-dedans que plus tard, mais, je vous rappelle quand même que, bien qu’il y ait une différence de nature absolue entre les deux, ça n’empêche pas que chacun des deux ne cesse pas de capturer l’autre. A savoir : les régimes de visibilité capturent des énoncés, les régimes d’énoncé capturent des visibilités. |
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