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3- 05/11/1985 - 3

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Sur Foucault Les formations historiques 
Année universitaire 1985-1986. Cours 3 du 5 Novembre 1985 - 3 Gilles Deleuze 
Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

Dès lors, comprenez, là on tient vraiment une méthode. Si vous avez déterminé les foyers de pouvoir concernés par une question, vous pouvez former le corpus des mots, des phrases et des propositions et des actes de parole correspondants. Vous allez retenir, dès lors, les énoncés courants au XIXème siècle de l’école, de la gestion politique de la vie et de la confession. Nécessité pour vous, dès lors, non pas de chercher de grands auteurs, mais de vous précipiter sur les manuels de confession, au besoin d’aller voir les traités dits « de casuistique », la casuistique étant grandement précisément occupée par le problème de la sexualité dans ses rapports avec l’aveu : quelles questions poser pour traquer la sexualité chez le pénitent, chez le fidèle ? Bon et, dès lors, vous aurez votre corpus de mots, de phrases et de propositions. Mais, si votre problème ce n’est pas la sexualité, mais si c’est la folie, il faudra toujours que vous constituiez un corpus de base. Si vous n’avez pas constitué votre corpus, vous ne pouvez pas avancer, Foucault dirait : votre étude ne sera pas sérieuse. C’est une drôle de méthode. Vous comprenez, en même temps, c’est vraiment une méthode qui lui appartient ça. Je crois que, une des raisons pour lesquelles, il passera - si on repose la question de l’évolution - de l’étude du domaine du savoir à l’étude du domaine du pouvoir, c’est que déjà au niveau du savoir et de « qu’est-ce qu’un énoncé ? », il ne pouvait méthodologiquement constituer les corpus dont il avait besoin qu’en se donnant des foyers de pouvoir et de résistance au pouvoir. C’était ça les indices des endroits où il fallait chercher, des lieux où il fallait chercher les mots, les phrases et les propositions en usage à une époque. Donc, dès lors, il a un corpus, par exemple le corpus des énoncés de sexualité au XIXème siècle. Je dirais : tout le livre de Krafft-Ebing, "la Psychopathia sexualis", est un recueil, est déjà un sous-corpus. C’est un corpus qui appartient au plus grand corpus.

A partir de là, alors là on peut faire une pause, de deux choses l’une même. Ou bien, vous allez dire - et moi je penche tout à fait vers cela - et bien oui, il s’est donné les moyens de constituer des corpus, c’est-à-dire, il a rempli son programme, dont le premier degré était : comment constituer un corpus d’où on pourra extraire des énoncés ? Ou bien vous avez une réaction et vous vous dites : non, il y a quelque chose qui ne va pas, cette méthode ne suffit pas encore. Vous pouvez même vous dire plein de choses. Vous pouvez vous dire : oh ben non, moi, je pose des problèmes indépendamment d’un corpus. Oh, c’est votre droit, essayez : à ce moment-là il vous faudra une autre méthode. Ou bien vous vous dites : oui, je suis d’accord, il faut un corpus pour poser un problème, mais vous ne vous sentez pas d’accord avec la manière dont Foucault détermine ses corpus. A charge pour vous de vous réclamer d’une autre méthode, par exemple celle de Bloomfield, qui constitue des corpus tout autrement que Foucault. Voilà. Ou bien, chose devant laquelle je recule, vous vous dites : oh ben non, c’est pas du tout ça ! Foucault, c’est pas ce qui dit, à ce moment-là ça me concerne moi et ça me fait trop de peine donc je n’en tiens pas compte. Voilà. D’accord ? Vous avez compris ? Encore une fois c’est....

Alors là on peut en effet se dire : bon et bien on lui accorde son corpus. Encore une fois ce n’est pas un corpus d’énoncés. Puisque la grande thèse c’est : si vous avez constitué un corpus, alors, peut-être, vous allez pouvoir en dégager ; Puisque vous ne pouviez pas dégager des phrases, des propositions etc., traités hors-corpus, vous allez peut-être pouvoir dégager du corpus des instances qu’il faudra appeler des énoncés. Donc : qu’est-ce qu’un énoncé ? Il n’y a pas de réponse possible à cette question si vous n’avez pas d’abord constitué un corpus de mots, de phrases, de propositions tenus, effectivement tenus, à une époque donnée. (coupure)

Ça ne dit pas exactement comment faire un corpus. Oui et non. Quand vous vous proposez de faire un corpus, vous pouvez toujours le rater. Je veux dire quoi ? Vous vous proposez - je reviens toujours à cet exemple clair - corpus de la sexualité au XIXème siècle. Vous avez fixé, première chose, vous fixez vos foyers de pouvoir et de résistance, et il en découle des directions de corpus : aller voir du côté des nourrices, aller voir du côté des prêtres et des casuistes, aller voir du côté des préfets qui font du contrôle de population à l’époque, aller voir du côté des écoles, des mouvements philanthropiques réformateurs de l’école etc. Mais là, il va de soi que vous devez être sensibles, par exemple, à soit l’apparition de nouveaux mots, soit à l’emploi nouveau de mots déjà anciens. Je prends un exemple : vous faites un corpus, vous cherchez un corpus de la folie au XIXème siècle. Vous tombez sur certains textes de médecins qui emploient le mot « paranoia », bon. Vous tombez sur d’autres textes de médecins qui emploient le mot « monomanie ». Ce mot il a une date d’apparition, sans doute date d’apparition renvoie un grand auteur, celui qui, par exemple, a isolé la première fois « monomanie » - dans le cas précis, c’est Esquirol. Bon, mais ce qui vous intéresse encore plus ce n’est pas que ce soit Esquirol, c’est l’usage courant du mot « monomanie » au XIXème siècle. Donc vous avez certains mots-clefs, des mots-phares, et puis vous avez des types d’énoncés... non je ne dis pas encore « énoncés » : vous avez des types de phrases. Par exemple, je prends un exemple qui est dans Foucault lui-même, dans "L’histoire de la folie". Voilà une phrase, c’est même un slogan, on peut concevoir des manifestations avec ce slogan : « les fous à l’asile ». C’est une phrase. Là on va voir à merveille que, si c’est une phrase, ce n’est pas un énoncé. On peut montrer que c’est une phrase, bien qu’il n’y ait pas de verbe, ça, l’analyse propositionnelle le fait facilement.

Les fous à l’asile. Bon, voilà, en quel sens fait-elle partie d’un corpus ? A mon avis elle fait partie au moins de trois corpus et trois corpus tout à fait différents.
-  Premier corpus : « les fous à l’asile » signifie : il ne faut pas mélanger les fous et les vagabonds, car les vagabonds ne le méritent pas. Les vagabonds méritent un traitement spécial qui doit les distinguer des fous. C’est une honte pour les vagabonds de les mettre dans les mêmes lieux que les fous. Parce que, d’abord, ils ont peur, ils risquent de subir les crises violentes des fous, etc. Vous voyez. Je dirais, pour la phrase « les fous à l’asile », voilà un premier énoncé. L’énoncé c’est : séparons les fous et les vagabonds car il est injuste de mettre les vagabonds avec des fous. Voilà : premier énoncé.
-  Deuxième énoncé pour la même phrase : « les fous à l’asile », cette fois-ci, signifie juste le contraire. Il faut séparer les fous et les vagabonds, car les fous méritent des soins spéciaux. Cette fois-ci c’est au nom des fous qu’on réclame la séparation des fous avec les vagabonds. C’est un autre énoncé.
-  Troisième cas - là j’anticipe, il n’était pas envisagé par Foucault, mais ça n’a pas d’importance - troisième cas : manifestation réactionnaire aujourd’hui. « Les fous à l’asile », ça signifie : reformons les vieux asiles et arrêtons les thérapies de quartier, reconstituons le vieil asile. C’est une proposition qu’on pourra dire réactionnaire quant à l’évolution des rapports avec la folie, c’est-à-dire : à bas la sectorisation, retour aux vieux asiles. C’est un troisième énoncé. On s’en tient aux deux premiers :
-  le premier : séparer les fous d’avec les vagabonds car les vagabonds ne méritent pas d’être mélangés aux fous, c’est ce qu’on dit déjà assez couramment au XVIIIème siècle. - L’autre énoncé : séparer les vagabonds et les fous parce que les fous méritent des soins spéciaux, cette fois-ci la séparation se fait en faveur des fous, c’est un énoncé que n’apparaît que au XIXème siècle.

Je dirais : les deux ne font pas partie du même corpus. Les deux appartiennent bien à un corpus de la folie, ils ne font pas partie du même régime d’énoncé. Les uns, le premier appartient à corpus XVIIIème siècle, l’autre appartient à un corpus XIXème siècle. Alors j’insiste toujours là-dessus, vous comprenez ; voyez en quel sens je dirais : oui, bien sûr, il y a une évolution de Foucault. Encore une fois, pour comprendre ce qu’il appelle "les foyers de pouvoir et de résistance", il faudra attendre "Surveiller et punir" et"La volonté de savoir". Mais, dès "L’archéologie", la détermination d’un corpus que réclame l’archéologie ne peut se faire que si l’on fait déjà intervenir de tels foyers. Vous me direz ! Mais alors il les fait déjà intervenir dans "L’archéologie", comment est-ce qu’il les appelle ? Très bien, comment est-ce qu’il les appelle ? Si on trouve ça on aura au moins une hypothèse sur les transformations de Foucault. Et est-ce que la première appellation dans "L’archéologie" gardera un sens ensuite ? A mon avis oui. Il les appelle et il leur donne un nom très particulier - et ça on ne pourra le comprendre que plus tard - il les appelle des "singularités".
-  Pour constituer un corpus, il faut d’abord avoir fixé un certain nombre de singularités. Ces singularités, c’est ce qu’il découvrira plus tard comme étant les foyers de pouvoir et de résistance. Pourquoi est-ce qu’il appelle cela des singularités ? Là je serais perdu, je ne le considère pas. Je ne le considère pas pour le moment. On ne pourra le voir que lorsque l’on saura déjà ce que c’est qu’un énoncé. Mais donc voilà, je vous dis bien sûr, il ne s’agit pas "d’appliquer", vous n’aurez pas des corpus en appliquant les règles de Foucault, il faut y mettre de l’invention, c’est une méthode d’invention, c’est des règles d’invention. Donc, ce qu’il vous propose, c’est de constituer vos problèmes - un champ problématique, ce sera quoi ? Et bien la première détermination d’un champ problématique, ce sera la constitution du corpus correspondant. D’où, j’en ai fini avec le premier point. Je ne me trouve plus devant l’immensité, l’infinité, de ce qui est dit à une époque, je me trouve devant des corpus spécialisés. A la limite, je me trouve devant le corpus de l’époque. Si grand soit-il, ce sera, en droit, un nombre fini de de mots, de phrases et de propositions et d’actes de parole.

D’où, deuxième point ; vous voyez, notre tâche elle est toute tracée :
-  comment va-t-on en extraire des énoncés ? Comment va-t-on en extraire des énoncés ? Notre seul acquis c’est : pour pouvoir, pour avoir la moindre chance d’extraire les énoncés à partir des mots, des phrases et des propositions, encore fallait-il avoir constitué un corpus spécialisé. Second pas de Foucault : ce corpus spécialisé me permet... Il n’y a que trois pas, alors... et le deuxième pas, je le dis tout de suite, mais il m’intéresse beaucoup, il va avoir l’air très décevant. Mais justement, plus ça a l’air décevant, mieux c’est. Et puis le troisième pas va être lumineux. Le deuxième pas, c’est ceci :
-  Foucault nous dit, finalement un corpus implique une certaine manière d’être du langage tout entier. Je veux dire : ça paraît décevant puisqu’on tenait la notion très spécialisée de corpus et on débouche sur des considérations sur le langage tout entier, dont on croyait que le corpus était fait pour les conjurer. Aussi il faut se demander ce que Foucault veut dire. Foucault dit : oui et bien dans L’archéologie du savoir, là je groupe les textes, p.145-148, texte essentiel sur : il faut prendre conscience de ceci : il y a du langage, le « il y a » du langage, le langage est un « il y a ». Qu’est-ce qu’il veut dire par pareille chose ? Dans "Les mots et les choses", livre antérieur à "L’archéologie", je crois qu’il y avait déjà la même idée, mais sous un autre nom, ce n’était plus le « il y a » du langage, c’était "l’être du langage". C’est une expression insolite, un être du langage, cette fois-ci p.57-59, 316-318, 395-397. Comment oublier que, chez Husserl et chez Merleau-Ponty, vous trouvez une expression insolite : l’être-langage (avec un petit tiret), un être-langage, l’être du langage, le « il y a » du langage. Bon, qu’est-ce que ça veut dire ça ? Dans le texte de "L’archéologie du savoir", Foucault nous donne une indication précieuse. Il dit : de même que ses prédécesseurs, selon lui, ont raté le corpus, ils ont raté le « il y a » du langage, comme si les deux étaient strictement corrélatifs. Pourquoi est-ce qu’ils ont raté le « il y a » du langage, ou l’être-langage ? Selon Foucault, les prédécesseurs de Foucault ont raté cet être-langage ou ce « il y a » du langage. Pourquoi ? Parce qu’ils se sont intéressés aux directions que le langage propose et non pas à la dimension dans laquelle il se donne. A force de s’intéresser et de suivre une des directions que le langage propose, on a oublié et on a négligé la dimension dans laquelle un langage se donne, sous la forme d’un « il y a » du langage, ou sous la forme d’un être-langage.
-  Et qu’est-ce que c’est qu’une direction que le langage propose ?
-  Et bien, tantôt, c’est le fait que le langage "désigne", c’est le rapport de désignation.
-  Tantôt, c’est le rapport de signification, le fait que le langage signifie.
-  Tantôt, c’est le fait que le langage soit lui-même composé d’unités dites signifiantes.

Vous voyez, c’est très important, le signifiant fait partie, et fait seulement partie, selon Foucault, des directions que le langage propose. Donc, lorsque certains linguistes définiront le langage par le signifiant, ils ne feront que définir le langage par une de ses directions, au lieu d’atteindre à la dimension dans laquelle le langage se donne.
-  Donc je peux dire : la désignation, la signification, le signifiant, sont uniquement des directions que le langage propose et non pas la dimension dans laquelle il se manifeste sous la forme d’un « il y a », ou sous la forme d’un être-langage.

Alors, qu’est-ce que c’est cette dimension ? Par-là, à nouveau, vous voyez qu’il multiplie ses ruptures avec la linguistique. Il peut dire en gros, de toute la linguistique, qu’elle n’a tenu compte que des directions et pas la dimension. Alors, bon, qu’est-ce que c’est la dimension, dans laquelle le langage se donne, sous la forme et en tant que « il y a », un « il y a » ? Là je résume, à vous de voir les textes. Je crois qu’il veut dire ceci : c’est que, à la limite, il emploiera, dans "Les mots et les choses", l’expression « un rassemblement du langage ». C’est rare, il faut marquer le mot, il est sûrement important, parce que Foucault est un auteur qui a longtemps parié sur le contraire du rassemblement. C’est un auteur qui ne cesse d’expliquer que les choses n’existent qu’à l’état dispersé, disséminé. S’il emploie le mot « rassemblement », dans ce texte, dans ces textes "Des mots et les choses", c’est donc qu’il a une raison importante. Un rassemblement du langage, l’être-langage c’est un rassemblement du langage. Ça veut dire quoi ? Et bien, contrairement à ce qui se passe chez Husserl ou chez Merleau-Ponty, l’être-langage ou l’être du langage est encore historique, c’est-à-dire, l’être-langage est toujours un mode d’être, une façon de rassembler le langage, et une façon de rassembler langage propre à une époque, c’est-à-dire propre à une formation historique. Tout se passe comme si chaque formation historique avait sa manière de rassembler le langage en un « il y a le langage ». C’est intéressant, parce que ça ouvre un nouveau domaine d’études comparatives. On pourra distinguer les grandes formations historiques, entre autres, pas seulement, mais, entre autres, par leur manière de rassembler le langage. Le langage, le "il y a langage", le "il y a du langage" ne sera jamais séparable de tel ou tel mode qu’il prend sur telle formation historique.

Vous me direz : mais enfin des exemples ! Soit, toujours des exemples. "Les mots et les choses" considère deux modes d’être historique du langage, de l’être-langage, au XVIIème siècle et à la fin du XIXème et au XXème. Ça doit pouvoir nous donner une idée, ça doit suffire pour nous donner une idée. Et qu’est-ce qu’il nous dit ? Comprenez. On ne peut même plus répondre : oui, ce qui définit le mode d’être du langage, c’est la linguistique. Non, puisqu’on a vu que la linguistique s’investissait dans les directions et pas dans cette dimension selon laquelle le langage se donne. Disons alors des choses très vagues - parce que ce serait des analyses qui nous prendraient vraiment... on y perdrait notre problème « qu’est-ce qu’un énoncé ? » - j’essaie de vous suggérer, à vous d’aller voir si ça vous plaît cette idée, Foucault pense, il me semble, que l’âge classique, c’est-à-dire la formation historique XVIIème , et bien, sur cette formation, à cet âge classique, le langage se rassemble d’une certaine manière, sur un certain mode. Bien plus, entre les deux modes, le mode classique du XVIIème et le mode moderne, fin du XIXème début XXème, Foucault dira - c’est donc que le thème est important pour lui - l’homme - certains connaissent, on aura l’occasion de revenir dessus, le fameux thème de la mort de l’homme chez Foucault - l’homme est une existence entre ces deux modes d’être. C’est-à-dire : l’homme est une existence transitoire, vacillante, entre deux modes d’être du langage : le mode d’être classique du XVIIème siècle, le mode d’être moderne, fin XIXème, début XXème. L’homme a existé entre ces deux modes d’être. Qu’est-ce qu’il peut vouloir dire ? Comme toujours, on n’est pas pressé, mais enfin, j’essaie de dire, c’est très... comment le..., à supposer que chaque époque rassemble le langage d’une manière qui lui est propre, comment opère le XVIIème siècle ? Foucault dira : il rassemble le langage dans la représentation. Et là, je n’ai pas le temps, c’est toute l’analyse de la théorie du langage au XVIIème siècle, que Foucault fait dans "Les mots et les choses", qui va confirmer cette idée :
-  le langage apparaît au XVIIème siècle comme la nervure, le quadrillage de la représentation. Si bien que, c’est dans la représentation que le langage se rassemble et manifeste son être-langage ou son "il y a langage", son "il y a du langage". C’est la représentation qui constitue la dimension selon laquelle le langage se donne, et non plus une de ses directions.

Et c’est si vrai que, en effet, la désignation, la signification etc. vont être des dépendances de la représentation pour la pensée classique. Bon, il s’agit juste de vous faire pressentir des choses. Au XIXème siècle, qu’est-ce qui se passe ? Fin XIXème.. là ça fait partie des grandes tâches "des Mots et les choses", quand il commence à parler de ce qui se passe pour nous, dits « modernes » ; il invoque deux auteurs, dans ces textes, comme étant fondamenta[ux] pour un nouvel être-langage : Nietzsche et Mallarmé. C’est curieux puisque, pour une fois, il invoque de grands auteurs. Il y joint Artaud. Donc, il fait une trinité de grands auteurs. Et qu’est-ce qu’il nous dit ? Il nous dit : la linguistique du XIXème siècle a démembré le langage, donc ce n’est évidemment pas dans la linguistique qu’on va chercher l’être-langage, c’est-à-dire le rassemblement du langage. Elle a démembré le langage, d’une part, en langues irréductibles ou en grandes familles de langues irréductibles, d’autre part elle l’a démembré d’après les directions du langage : désignations, significations, signifiants. Donc ce n’est pas la linguistique qui peut nous répondre, à aucun moment. Qu’est-ce qui opère le rassemblement du langage à partir du XIXème siècle ? Foucault répond : non plus la représentation, mais quelque chose de très différent : la littérature. C’est la fonction de la littérature. Et la littérature prend une fonction qu’elle n’avait pas. Bien sûr il y avait une littérature avant - vous voyez tout de suite l’objection, il faut se garder des objections parce que c’est bête - la littérature, il y avait une littérature au XVIIème siècle ? Oui il y avait une littérature, mais elle n’avait absolument pas la spécificité d’un pouvoir qu’elle a prise seulement à la fin du XIXème. Vers la fin du XIXème siècle, « littérature » change de sens, est un mot qui change de sens. Et pourquoi ? Parce que la littérature devient, à ce moment-là, la manière de rassembler le langage "en dehors" de toute représentation possible. Et c’est la tentative de Mallarmé : rassembler le langage en dehors de toute représentation. L’absence de représentation étant désignée par Mallarmé comme « inanité sonore ». L’être du mot, l’être du mot découvert comme inanité sonore, ou, pour ceux qui connaissent un peu Mallarmé, désigné par d’aussi splendides expressions que Mallarmé fait pulluler, accumule... Mais sentez que, avec Mallarmé, en effet c’est le cas le plus clair, se fait un rassemblement du langage hors de toute représentation, la littérature devient la puissance non représentative qui rassembler le langage d’une tout autre manière, dans un être-langage opaque qui n’avait pas d’équivalent au XVIIème siècle, car au XVIIème siècle, c’était la représentation qui opérait le rassemblement de la littérature. Et là vous pouvez voir, pour ceux qui le connaissent, vous pouvez voir une nouvelle rencontre Foucault - Blanchot, puisque c’est exactement comme ça que Blanchot définira la littérature moderne : par sa découverte d’un être-langage, irréductible à la désignation, à la signification etc. et dont il fait de Mallarmé un des plus grands instigateurs, un des plus grands initiateurs. La littérature abandonne toute exigence de la représentation pour rassembler un langage opaque, irréductible à toute représentation et le faire jouer comme, réellement, totalité du langage. Rassembler tout le langage. Si vous pensez à des auteurs qui sont pour nous les plus importants, il va de soi qu’une entreprise comme celle de Joyce ne peut se comprendre que sur le fond d’un horizon mallarméen, qui prétend découvrir dans la littérature, dans la nouvelle fonction de la littérature, le « il y a » du langage, le rassemblement du langage lié à notre formation historique.

Donc, qu’est-ce qu’on va faire... accorder ça... euh le peu que j’ai dit c’est uniquement pour que ... c’est pas du tout des définitions, c’est un nouveau thème. Je voudrais juste que vous évaluiez l’importance de ce nouveau thème. Et je dis bien que, à mon avis, l’étude : les types du rassemblement du langage reste, chez Foucault, à peine esquissée et à peine esquissée pour deux cas : la formation historique du XVIIème siècle, qui rassemble le langage dans la représentation, et la formation historique du XIXème - XXème qui rassemble le langage dans la littérature. C’est donc une tâche qui est largement à poursuivre. Sauf que, peut-être, Blanchot l’a poussée particulièrement en ce qui concerne la littérature dans sa fonction moderne. Mais, moi, ce qui m’intéresse, c’est la conclusion immédiate qui en sort. Voyez en quel sens on progresse, mais, en même temps, ça paraît décevant, encore une fois. On progresse parce que, maintenant, nous pouvons dire :
-  quand nous avons constitué un corpus, plus ou moins étendu mais toujours fini, nous pouvons conclure de ce corpus un être-langage, c’est-à-dire une manière dont le langage se rassemble en fonction de ce corpus, ou, à la limite, en fonction de toute la formation historique, c’est-à-dire en fonction de l’ensemble des corpus de telle formation historique.

Vous voyez : notre premier pas, c’était - ça se dessine comme méthode -
-  notre premier pas, c’était : une fois dit que vous vous trouvez devant des phrases et des mots d’une époque, vous n’aurez rien si vous n’avez pas constitué, si vous ne savez pas constituer le corpus, corpus relatif à tel ou tel problème que vous posez, il n’y a pas de corpus absolu, tout corpus est relatif.
-  Deuxième étape ; relatif à ce corpus, vous définirez : une manière dont le langage se rassemble dans ce corpus, c’est-à-dire un mode d’être du langage, et, à la limite, si vous considérez de plus en plus [de] corpus d’une époque, la manière dont le langage se rassemble dans une formation historique, c’est-à-dire dans une époque. Voilà : c’est la seconde condition.

J’ai un problème : si vous vous sentez abrutis, je vais continuer avec des choses faciles. Si vous n’êtes pas abrutis, je continue là avec quelque chose où il me faut votre attention. Alors moi, ça m’est égal, parce que je prévois, et votre intelligence et vos défaillances, mais il faut me le dire, parce que euh, bon. Je vois que je peux continuer dans le difficile.... Quoi que ça ne soit pas très difficile. D’où la conclusion que Foucault en tirera concernant ce deuxième aspect, l’être-langage ou le rassemblement du langage. S’il y a une dimension du langage qui excède toutes les directions linguistiques, ah ? C’est exactement ça. La linguistique présuppose. Non seulement elle présuppose des corpus, mais du coup elle présuppose qu’il y a du langage. Et c’est ça que la linguistique n’arrive pas à traiter : le « il y a » du langage ou l’être-langage. Et bien, s’il en est ainsi, s’il y a du langage, s’il y a une dimension irréductible à toutes les directions, il va de soi qu’on ne peut pas faire commencer le langage. Il n’est pas question de faire commencer le langage. Vous me direz : oh, ben ça va de soi. Rien du tout ! Ça ne va pas de soi. Du moins ça ne va pas de soi tel que l’entend Foucault. Ça ne va pas de soi du tout, car on n’arrête pas de faire commencer le langage. Et Foucault ne veut pas qu’on fasse commencer le langage. Tout ce que Foucault dira c’est : "il y a de tout temps un être-langage, c’est-à-dire une manière dont le langage se rassemble en fonction de chaque époque historique". Tout ce qu’on peut dire c’est que l’être-langage varie, puisqu’il est historique, mais il ne commence pas, il n’a pas de commencement. Là encore il récuse tout problème d’origine. Vous me direz : ça va de soi. Et je vous réponds : non, ça ne va pas de soi. "On ne fera pas commencer le langage". Contre qui il en a ? Contre tout le monde ! Car, à ma connaissance, il y a trois manières dont on essaye de faire commencer le langage. Et, à ces trois manières correspondent trois formules célèbres.
-  La première formule, c’est : je parle. Quand on pense que « je parle » nous dit quelque chose d’essentiel, on fait commencer le langage.
-  La seconde formule - elle est non moins célèbre - c’est : ça parle. Qui a pu dire une chose comme ça ? Mais enfin ça été dit. « Ça parle », c’est aussi une manière de faire commencer le langage.
-  Et puis il y a une troisième manière - il faudrait leur assigner des instruments de musique à ces trois manières, je les entends - la troisième, c’est la petite flûte, c’est : le monde parle. Combien plus modeste en apparence, combien plus ambitieuse en réalité ? mais, selon Foucault, également pernicieuse. "Le monde parle".

Et Foucault ne veut d’aucune... Alors qu’est-ce qu’il va dire ? Quelle est la formule qui répond à « il y a du langage » ou l’être-langage ? Foucault tient sa formule, à charge pour lui de montrer qu’elle ne se confond avec aucune des trois autres. Chez lui « on parle », ou « ils parlent », ce qu’il appelle « le murmure anonyme ». Le murmure anonyme. Et il ne cessera de se réclamer du murmure anonyme, il demandera juste qu’on lui fasse une place dans le murmure anonyme. Et il invoquera le plus grand créateur de murmure anonyme, à savoir Becket, en disant que ce serait trop beau pour lui si son discours à lui, Foucault, venait prendre une petite place dans le discours des personnages de Becket, dont chacun sait que ce ne sont pas des « je », ne sont pas des mondes et ne sont pas des « ça ». Alors, bien. Quelle différence ? Vous me direz : il n’y a pas de quoi se battre, hein, entre « ça parle », « on parle », « le monde parle »... oui, si vous n’aimez pas la philosophie, c’est pas important. Si vous faites de la philosophie, vous vous dites : peut-être qu’il y a de grandes différences entre ces formules. Mettons que ce soit des énoncés. « Je parle », ça veut dire quoi ? Ça veut dire le langage commence avec celui qui dit « je ». Qui est « je » ? C’est celui qui le dit. Est « je » celui qui le dit, est « je » celui qui dit « je ». En d’autres termes, je est un embrayeur. Ceux qui n’ont pas fait du tout de linguistique, vous laissez tomber. Vous vous laissez bercer par les mots. Ceux qui en ont fait très peu, il ne faut pas en avoir fait beaucoup, c’est un shifter, un embrayeur. A savoir, quand je dis : est « je » celui qui le dit, j’ai défini le premier des shifters, le premier des embrayeurs. « Je parle » est l’embrayeur du langage. Le langage commence avec quoi ? Le langage commence avec ces shifters, ou ces embrayeurs, c’est ce qu’on appellera « une personnologie linguistique », qui engendre, sinon le langage, du moins, l’acte du langage, ou le discours, à partir des deux personnes linguistiques. Les deux personnes réelles linguistiques étant le je et le tu. C’est la personnologie linguistique de Benveniste. « Je parle ». D’accord ? Reportez-vous à Benveniste, Problèmes de linguistique générale, au chapitre sur les embrayeurs, éditions Gallimard. Mais vous devez avoir lu déjà tout ça depuis longtemps... Ah non ! C’est vrai : il y a des « premier cycle »... euh, vous ne... non... enfin ça n’a aucune importance. Bon, mais c’est très beau, Benveniste. Voilà. Vous voyez ça ? Bien. C’est une manière de faire commencer le langage, c’est très intéressant la théorie des embrayeurs. Chez Jakobson, vous trouverez de longs articles sur le rôle des embrayeurs.

Deuxième proposition : « ça parle », c’est quoi ça ? C’est une manière de faire commencer le langage encore, pourquoi ? Parce que, cette fois-ci, le langage commence à partir d’un moment qui est assignable, qui n’est plus celui qui dit « je », le premier qui dit « je ». Parce que, dans le cas de Benveniste, il s’agit bien d’être le premier à dire « je », puisque est « je » celui qui le dit. Si je le dis avant vous : c’est moi, il faudra que vous attendiez, puisqu’on ne peut pas parler tous ensemble. Donc il y a intérêt à parler très vite, quand on dit « Je parle », tandis que, si on dit « on parle », il n’y a pas à se presser.

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