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2- 29/10/1985 - 3

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Sur Foucault - Les formations historiques 
Année universitaire 1985-1986 (2eme Cours) 
Cours du 29 octobre 1985 Gilles Deleuze Durée : 44 minutes 37 secondes 
Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

C’est très nuancé cette idée de Foucault. Il faut bien tenir dans votre esprit, les deux choses à la fois. Chaque époque dit tout et montre tout. Voilà une thèse, je vais essayer de numéroter ;
-  Thèse 1 : chaque époque, chaque formation historique dit tout et montre tout.
-  Thèse 2 : les visibilités et les énoncés ne sont pas immédiatement donnés, il faut les extraire. Voilà, on va donc considérer ces deux aspects.

Le premier aspect, il va assez vite c’est-à-dire : il n’y a pas de secret et il n’y a rien de caché. Cela revient à dire : si vous considérez les énoncés - seulement entre parenthèses : problème qui va nous rebondir dessus tout de suite après. « Si vous considérez les énoncés... », oui, mais comment je vais les trouver, les énoncés ? Si vous considérez les énoncés, vous voyez bien que tout est dit, si vous considérez les visibilités, tout est montré, tout est donné, évidemment. Et même, avant même de savoir ce que c’est qu’un énoncé ou ce que c’est qu’une visibilité, il faut se défaire des idées toutes faites. Les idées toutes faites ça consiste à croire que les discours, le discursif cachent [... coupure...].

Il ne faut pas être très malin pour le connaître. Les règles qui déterminent la politisation d’un énoncé c’est-à-dire sa nature politique, vous voyez que les hommes politiques ne mentent jamais et que, en un sens, ils disent tout, avec un cynisme radical. C’est bête de dire « ils mentent ». Ils ne mentent absolument pas. Prenez actuellement, que ce soit dans la campagne électorale, la droite, elle dit, mais elle dit exactement ce qui nous arrivera après les élections, mais on le sait. Chirac, c’est pas du tout un menteur, c’est un vérace. Ils n’ont pas besoin de nous cacher quoi que ce soit, on le sait très bien ce qui va nous arriver, on le sait très bien, on ne nous le cache pas : les contrôles d’identité - bon, ça on sait que les types jeunes et un peu bruns ils les auront - on ne peut pas dire qu’ils nous mentent, ils nous l’annoncent. Que le patronat puisse renvoyer sans que le ministère du travail ait à s’en mêler, on ne peut pas dire qu’on nous le cache. Ils disent absolument tout, ils n’ont rien à cacher, vous savez, les hommes politiques. Enfin lorsqu’ils ont à cacher ce sont des choses tout à fait personnelles : quand ils sont corrompus, quand ils volent de l’argent, mais enfin ce n’est pas ça qu’on veut dire, ce n’est pas ça qui est important, ce n’est pas ça qui est grave.

Mais sinon leurs programmes, ils sont toujours d’une fidélité absolue à leurs programmes. Je prenais tout à fait au début, quand la plupart d’entre vous n’étaient pas là, un autre cas : les discours du pape. Là aussi il ne faut jamais se dire d’un discours ni qu’il est mensonger, ni qu’il est insignifiant et qu’il parle pour ne rien dire. Quand le pape nous parle de la sainte vierge, je disais - et là aussi il faut tenir compte du seuil de religiosité des énoncés. Il ne parle pas pour ne rien dire ou il ne fait pas de l’archaïsme, il dit exactement, d’après les règles de l’énoncé religieux - évidemment il observe les règles de l’énoncé religieux sans lesquelles un énoncé n’aurait pas franchi le seuil de religiosité et c’est la moindre des choses que le pape fasse franchir à ses énoncés le seuil de religiosité, sinon qu’est-ce qui se passerait ? - il nous dit quelque chose de très important, à savoir que : l’œcuménisme - c’est-à-dire une politique religieuse d’unité des christianismes, du catholicisme et du protestantisme etc. - a fait son temps et qu’il réintroduit "l’universalité", l’universalisme proprement catholique contre l’œcuménisme. En effet le problème de la vierge étant et faisant partie de ces points de friction entre le catholicisme et la réforme, il va de soi que l’amour intense du pape pour la vierge signifie quelque chose que les réformés, que les protestants reçoivent en plein. Donc on ne peut pas dire qu’il parle pour ne rien dire, mais, en se conformant aux règles d’après lesquelles un énoncé est religieux, il dit strictement tout. Et quand il embrasse la terre et qu’il parle toutes les langues et qu’il éprouve le besoin de dire bonjour, chaque fois qu’il débarque dans un pays en parlant la langue du pays - là aussi, c’est pas, comme on dit, pour faire du spectacle, c’est pour se réclamer du don des langues des apôtres et cela a un sens dans l’universalité catholique, ça a un sens extrêmement précis, c’est-à-dire : c’est un type d’énoncé qui dit exactement ce qu’il veut dire.

Et j’invoquais le texte - je vous y renvoie pour ceux qui aiment Proust - lorsque Proust met en scène dans "La recherche du temps perdu", un ambassadeur du nom de Monsieur de Norpois, Monsieur de Norpois a deux pages dans "La recherche du temps perdu" qui sont des pages splendides, où Monsieur de Norpois explique que le langage diplomatique a certaines règles - Foucault dirait : il y a un seuil de diplomaticité des énoncés - et que compte-tenu des règles de l’énoncé diplomatique, les comptes rendus de réunions, par exemple entre ministres de différents pays, disent exactement tout le "vrai", il n’y a jamais rien de caché. Si l’on sait les règles de la formation des énoncés dans tel domaine, on ne peut absolument rien nous cacher. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils cachent ? Lorsque Reagan annonce que par exemple il fera moins d’impôts et que, en revanche, il démantèlera les institutions d’assistance sociale, vous ne pouvez pas dire qu’il mente ou qu’il cache quelque chose. C’est évident. C’est une évidence. Je veux dire : ils disent toujours... On ne peut pas dire que Hitler ait jamais caché quoi que ce soit. Enfin il faudrait en effet ne pas avoir lu une ligne d’Hitler pour estimer que Hitler cachait quoi que ce soit. Ce serait très intéressant de se demander, ce serait un problème pour Foucault, mais c’est un peu le problème que Jean-Pierre Faye a traité : qu’est-ce que c’est et comment est-ce qu’on peut parler d’énoncés proprement fascistes ? Comment est-ce qu’ils apparaissent ? Comment est-ce qu’apparaissent dans un champ politique, les énoncés d’un nouveau type, les énoncés fascistes ? Or, bien loin de cacher les buts du fascisme et les moyens du fascisme, Hitler est l’introducteur et l’inventeur d’un régime d’énoncés que l’on reconnaîtra à partir de là sous la forme d’énoncés nazis et même d’énoncés fascistes. C’est pour ça que c’est très intéressant de lire les journaux, parce qu’en un sens tout est dit, pas de secret.

Or, dans son œuvre même, Foucault revient à plusieurs reprises et d’une manière très intéressante sur le discours du philanthrope. Il va montrer que le philanthrope dit, mais dit exactement tout et que à la lettre, pour savoir le plus obscur d’une époque, le plus apparemment caché, il suffit de prendre à la lettre, mais à la lettre, le discours du philanthrope. Le plus cru et le plus cynique s’étale dans le discours du philanthrope. Or cela ça nous apportera pour plus tard, c’est pour ça que je le développe dès maintenant car on verra que l’une des bases de la critique de l’humanisme, par Foucault, prend sa source dans sa critique du discours du philanthrope. Mais critiquer ça ne veut pas dire du tout dégager le secret, c’est une opération très différente, c’est dégager les règles auxquelles tel type d’énoncés obéissent, or les règles auxquelles tel type d’énoncés obéissent, elles ne sont pas données, mais elles ne sont absolument pas secrètes, cachées. Elles ne sont pas données parce que c’est des règles. Les règles ne sont pas données. Ce qui est donné, c’est les produits c’est-à-dire les énoncés mêmes et encore si on les trouve, d’après les règles.

Donc : discours du philanthrope. Premier grand cas d’analyse de discours de philanthrope, c’est-à-dire du régime d’énoncé correspondant, c’est la libération des fous à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle. A peu près simultanément en Amérique et en France. En France c’est Pinel. Pinel qui est nommé à l’époque, "un grand philanthrope" et qui libère les fous de leurs chaînes. Déchaîner les fous. Voilà et j’ai vérifié avant de venir, Petit Larousse : « Pinel » il y a - alors là, c’est un énoncé il est dit pour Pinel, et pourquoi pas ? que : "il a substitué la douceur à la violence dans les asiles. Par là c’est un grand philanthrope". Et il y a une anecdote célèbre, dont Foucault cite les sources : c’est le fils de Pinel qui raconte l’entrevue grandiose du monstre difforme et du grand philanthrope. C’est le conventionnel Couthon, paralytique, régicide - il avait voté la mort de Louis XVI - il était infirme, paralytique, il se promenait en petite voiture, [ ?] et Couthon vient voir Pinel à l’asile et lui dit : « camarade, toi-même tu es fou, car on me dit que tu veux libérer ces créatures ignobles ». Pinel le regarde de toute sa taille et dit :« oui citoyen, mais j’y arriverai ». Et l’autre dit « grand bien te fasse, mais qu’ils ne s’échappent pas ! » et il s’en va en étant poussé dans sa chaise - le monstre - et le grand philanthrope achève son œuvre, il casse les chaînes des fous. Bon. Foucault il n’est pas contre, il dit « d’accord, d’accord », mais, ça va nous mettre un peu sur la voie de : comment on a trouvé les énoncés ? Il dit : il ne faut pas en rester simplement à ce récit filial qui est très beau, mais voilà... Parce qu’il faut voir les déclarations de Pinel lui-même, il s’agit de quoi ? Et bien ça nous intéresse déjà directement : Pinel dans ses déclarations parle bien en effet : « libérer les fous, leur ôter leurs chaînes », ça c’est une doctrine, on ne peut pas nier et en effet les fous ne seront plus enchaînés, du moins plus immédiatement enchaînés. Mais on remplace ça par quoi, les chaînes ? Pinel ne le cache pas, toute la méthode repose sur ceci : il faut que le fou soit constamment vu, c’est-à-dire surveillé, qu’il soit constamment vu et surveillé, et constamment jugé. Et Pinel lâche les deux grands mots qui vont nous mettre sur la voie des énoncés :
-  regard
-  et jugement.

En d’autres termes ce qui va remplacer les chaînes matérielles c’est le regard du surveillant et le jugement perpétuel, le regard perpétuel du surveillant et le jugement perpétuel du soignant. Pourquoi j’insiste là-dessus ?
-  Regard nous renvoie à visibilité - que le fou soit visible vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
-  Et jugement nous renvoie à un type d’énoncé.

Le statut de la folie reste défini en termes de visibilité et énoncé. Regard perpétuel, jugement perpétuel. Pourquoi ? Là aussi je peux mettre... alors je pourrais diviser une feuille en deux, mettre d’un côté ce qui paraît être la philanthropie.
-  Supprimer les chaînes, première chose.
-  Deuxième chose, les assurances de Pinel sont constantes : le fou n’est pas coupable d’être fou.

Au XVIIème siècle, dans les énoncés de la déraison, le fou était effectivement d’une certaine façon coupable d’être fou, tout comme le passionné était coupable de ses passions, coupable de ne pas suivre la raison. Le concept de déraison assurait la culpabilité du fou : le fou est coupable d’être fou. Enoncé philanthropique de Pinel : le fou n’est pas coupable d’être fou. Mais comme dit Foucault - mais les textes de Pinel le disent en beaucoup plus long - l’idée de Pinel c’est que le fou a cessé d’être coupable d’être fou, le fou est innocent - c’est un grand gain en humanité - mais, dans sa folie innocente, il est responsable de ce qui, dans cette folie, vient troubler l’ordre moral et l’ordre social. Le fou n’est plus coupable d’être fou, il est responsable de ce qui, dans sa folie, elle-même innocente, vient troubler l’ordre moral et l’ordre social. En d’autres termes - c’est formidable - ce que Pinel a fait c’est une opération magistrale, c’est : il a fait franchir aux énoncés sur la folie, il a fait franchir le seuil moral. C’est en fonction du trouble apporté par le fou à l’ordre moral... Le fou est innocent, mais cette folie innocente l’amène à troubler l’ordre moral et social. Il est responsable de ce qui trouble l’ordre moral et social et non plus coupable. L’énoncé sur la folie franchit le seuil moral mais, précise bien Foucault - et il a complètement raison pour tout le début du XIXème siècle - ne franchit pas du tout le seuil épistémologique, le seuil de science. Au point que Pinel ne parle jamais au nom d’une "connaissance de la folie", il parle au nom de la morale. C’est seulement bien plus tard que se formera une psychiatrie invoquant une connaissance de la folie, à ce moment-là les énoncés sur la folie auront franchi le seuil dit "épistémologique".

Mais ce que Pinel fait c’est tout à fait autre chose : faire franchir aux énoncés sur la folie le seuil moral. Ce qui revient à dire quoi ? C’est que, si vous suivez la lettre du discours de Pinel, vous y voyez deux choses. Vous y voyez d’une part qu’il y a de meilleures chaînes que les chaînes physiques. Qu’est-ce que c’est que les meilleures chaînes que les chaînes physiques ? C’est le regard du surveillant et le jugement du soignant. En quoi ce sont des chaînes ? C’est parce que si... Oui, deuxième point :
-  il y a une responsabilité plus profonde que toute culpabilité. C’est-à-dire que, plus profond que la culpabilité d’être fou, il y a la responsabilité que le fou a, lorsqu’il porte atteinte à l’ordre moral et à l’ordre social.
-  Seuil moral des énoncés sur la folie. Et dès lors quelle est l’opération de l’asile au XIXème par opposition à la situation au XVIIème ? On brise les chaînes du fou, mais on va l’enfermer dans quoi ? On va l’enfermer dans une espèce de modèle familial. C’est ce que Foucault montre très très bien et finalement la psychanalyse c’est parfait, parce qu’elle achève, elle porte à la perfection l’entreprise de la psychiatrie du XIXème siècle, elle ne rompt pas du tout avec, dit-il, car, si vous cherchez quelle est l’organisation de l’asile chez Pinel, le regard et le jugement à partir duquel le fou va être tenu pour responsable des troubles qu’il provoque dans l’ordre moral et social, c’est la situation de l’enfant dans un modèle familial. Et la psychiatrie ne quittera plus jamais le modèle familial. Et le soignant n’est pas traité comme un savant, mais comme un père, et Pinel est le premier père de ce nouveau traitement des fous.

Or est-ce qu’on peut dire que quelque chose est caché ? Non. Rien dans le discours du philanthrope de l’asile, rien n’est caché. Bien plus, si le fou s’obstine à troubler l’ordre moral et social, à ce moment-là, oui, il faut le punir. Alors on le remet en chaînes ? Oui on le remet en chaînes, souvent on le remet en chaînes. Mais sinon, Pinel s’explique avec une très grande ingénuité, et il dit à peu près - les textes donnés par Foucault sont sans équivoque - et Foucault résume, il n’interprète pas, il résume - il faut que la folie ne fasse plus peur, en revanche il faut - et c’est la base de toutes les thérapeutiques de la folie au début du XIXème - il faut que le fou ait peur. Il faut que le fou ait peur. Jamais le XVIIème siècle qui enchaînait les fous, ne s’était proposé que les fous aient peur. Je ne veux pas dire - il ne faut pas tomber dans l’inverse et dire que le XVIIème siècle c’était formidable parce que ils en voyaient des fous ! mais on ne disait pas « ce qu’il faut c’est que les fous aient peur », on les traitait comme des bêtes. Mais on avait peur d’eux et c’est pour ça qu’on les traitait comme des bêtes, parce qu’on avait peur d’eux. Tout change avec Pinel en effet : il faut que le fou lui-même ait peur, vous vous rendez compte, c’est... il n’y a pas lieu d’interpréter pour dire... c’est en effet une manière dont la bourgeoisie se rassure fondamentalement quant au problème de la folie : c’est à eux d’avoir peur, c’est pas à nous ! c’est pas à nous les normaux d’avoir peur des fous, c’est à eux d’avoir peur. Et ce thème, c’est la peur qu’ils doivent avoir de ce qui va arriver, si ils troublent l’ordre moral et social de l’hôpital.

Et toute la réglementation, tous les énoncés sur la folie vont porter là-dessus : une échelle de sanctions, le fou devant vivre dans la peur qui va l’empêcher précisément de troubler l’ordre moral et l’ordre social. Alors cette échelle de sanctions ça va d’une douche, qui n’est pas du tout présentée par Pinel comme un moyen thérapeutique, elle est présentée comme un moyen de faire peur. La soudaineté de la punition ! Essentiel que la punition soit soudaine ; et là les énoncés disent tout, par exemple, chez tous les soignants de l’époque vous avez un fou qui prend un caillou en se promenant, le surveillant et là et le regarde - il faut que le fou soit constamment surveillé - il prend son caillou là et le surveillant lui dit : « attention hein ! Qu’est-ce que tu as là dans la main ? Lâche le caillou... ». S’il garde le caillou... Il faut qu’il ait peur : la prochaine fois, il ne ramassera pas le caillou, il aura compris qu’il ne faut pas ramasser le caillou. Il n’est plus coupable d’être fou d’accord, ah oui... mais attention ! Il est innocent, complètement ! mais il est responsable des troubles de l’ordre public, c’est-à-dire de l’ordre moral et social qu’il entraîne. Il ramasse un caillou : mais c’est un trouble ça. Ça trouble l’ordre social... bon, et bien s’il ne le lâche pas, il y passe. Et la soudaineté de la punition, encore une fois, est un facteur essentiel. Voilà.

De même dans "Surveiller et Punir" vous trouvez une longue analyse du discours du philanthrope de prison. Et c’est très intéressant, parce que, en même temps que la prison, le droit pénal, on l’a vu, devient un droit dont les énoncés sont des énoncés sur la délinquance. Or la délinquance est une catégorie nouvelle. C’est un objet d’énoncé, c’est ce que j’appelais tout à l’heure un objet discursif. Et on remarque que, dans ce droit pénal, puisqu’il y a ce moment-là, tout un renouvellement, il semble qu’il y ait avant tout un adoucissement des peines, un adoucissement des sanctions. Et le philanthrope arrive à une humanisation des sanctions. Notamment les supplices tendent à disparaître lentement ; la prison remplace les supplices. En effet la prison, du temps où il n’y en avait pas, les sanctions c’était du type : supplice, exil, travaux forcés. Exil, galères. La prison ce n’est pas nécessaire, vous savez, dans un régime de sanctions. Ce n’est pas nécessaire, vous avez des droits sans prisons. La prison ça ne vient pas du droit de toute façon - Foucault l’a montré ça de manière définitive - ça ne vient pas du tout du droit le régime pénitentiaire, mais bien plus, vous avez toutes sortes de droits qui ne comportent pas la prison ou qui ne comportent la prison que dans des cas très précis et c’est très rare parmi les délits. Encore une fois au XVIIème siècle, comment est-ce qu’on punit ? Il y a les galères, il y a l’exil, il y a les supplices, ça couvre déjà une sacrée catégorie de punitions. Les lettres de cachet, où là il y a bien enfermement, c’est un cas que Foucault a étudié de très près - on reviendra sur cette institution très bizarre dans la monarchie française, des lettres de cachet où à la demande de la famille... - c’est exactement comme le placement dit « volontaire » aujourd’hui, la lettre de cachet - à la demande de la famille on enferme quelqu’un. Bon le placement volontaire, le placement dit « volontaire » en psychiatrie aujourd’hui est l’héritier direct, il me semble, des lettres de cachets. Mais la prison ce n’est pas nécessaire dans une échelle de sanctions. Donc quand elle se forme, en même temps il y a le droit pénal qui subit des modifications pour son compte, de son côté indépendant et il y a ce qu’on appelle une numérisation des peines, au lieu de supplicier les gens, on leur donne deux ans de prison, trois ans de prison etc.

Discours du philanthrope. Mais là aussi, dit Foucault, il faut voir de plus près. Car si on essaie de chercher, qu’est-ce qu’on voit ? Et là aussi c’est facile à voir et c’est dit. Dans les énoncés de l’époque on insiste énormément sur ceci que la criminalité est en train de changer. On continue encore dans les énoncés de Wesley, on retrouve des énoncés du même type, l’évolution de la criminalité : ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’entre le XVIIème et le XVIIIème siècle il y a un phénomène très intéressant qui a été très très bien analysé par un historien qui s’appelle Chaunu, un historien contemporain qui s’appelle Chaunu. il raconte une histoire très intéressante, il dit qu’entre le XVIIème et le XVIIIème - en gros je résume beaucoup son étude - les crimes contre les personnes ont régressé, mais en revanche les crimes contre les biens se sont énormément développés. Alors il y a des raisons à cela, des raisons de toutes sortes. Pourquoi ? Parce que les crimes contre les personnes ça impliquait quoi ? Tout le régime encore XVIIème siècle ; c’est très lié à des crimes ruraux et à des bandes, à des compagnies, à des jacqueries et à des grandes bandes ; et puis voilà que, d’un siècle à l’autre, le modèle urbain se développe beaucoup, la circulation de l’argent se développe beaucoup, les escroqueries se mettent à pulluler par exemple. Les grandes bandes sont en voie de disparition et, au lieu de grandes bandes rurales, vous avez le phénomène « toutes petites bandes urbaines » et qui se livrent plutôt à des crimes contre les biens. Bien sûr on tue toujours, mais la proportion a beaucoup changé et donc ce n’est pas tellement que ce soit la justice qui devient moins sévère, au contraire : dans les énoncés du temps on voit ceci : la justice ancienne n’est pas assez sévère pour cette nouvelle criminalité. En effet des petites escroqueries qui, au XVIIème siècle, n’auraient même pas été poursuivies ou des vols qui n’auraient pas été poursuivis. C’est une justice en un sens trop grosse pour saisir le détail de la criminalité. Lorsque la nature des crimes change et que monte une grande proportion de crimes contre les biens, comprenez que la justice doit devenir plus fine, elle doit resserrer ses mailles. Elle doit évaluer les crimes et la délinquance d’une toute autre manière, or la justice du Souverain, le modèle royal de la justice ne pouvait pas saisir, en fonction de tout l’appareil de justice.... C’est-à-dire en fonction de ces nouveaux crimes et de la nouvelle criminalité, il faut un réaménagement du pouvoir de punir.

Et les énoncés de droit vont traduire, non pas tellement un humanisme, non pas tellement une augmentation dans la douceur des mœurs, non, il s’agit d’autre chose. Ce n’est pas non plus de la cruauté. C’est une espèce de mutation c’est-à-dire : un nouveau régime d’énoncé, un nouveau régime d’énoncé concernant la criminalité. C’est là que l’objet discursif « délinquance » va apparaître. Il s’agit de saisir dans les mailles de la justice tout un domaine de « petite » (entre guillemets) délinquance qui échappait aux énoncés précédents. Alors bon, ça veut dire quoi ? Et bien, cette fois-ci, et j’invoque un troisième livre de Foucault : ça veut dire que le droit va vraiment... les énoncés vont réellement... les énoncés de droit et pas seulement de droit, les énoncés juridiques, les énoncés politiques, les énoncés même techniques vont singulièrement changer de nature, de régime. Si j’essaie de définir en très gros - on reviendra, on aura à revenir sur tous ces points, le pouvoir du Souverain - mettons qui se termine vers la fin du XVIIème siècle, dans les conditions de la monarchie absolue française - le pouvoir du Souverain c’est quoi ? Il se définirait de telle manière : prélever, c’est un droit de prélever,
-  ce sont des énoncés de prélèvement. La part du Roi. Ou la part du seigneur. Qu’est-ce qui revient au seigneur, prélevé sur la production, prélevé sur la vie, prélevé sur les richesses ? Qu’est-ce que le seigneur a le droit de prélever ? Qu’est-ce que le roi, le seigneur des seigneurs, a le droit de prélever, et sur les seigneurs et sur le peuple ? C’est un droit de prélèvement, c’est une opération de prélèvement.
-  Et d’autre part, c’est un droit de prélèvement et le plus grand des prélèvements c’est quoi ? La vie. C’est un droit de mort. C’est un droit de faire mourir. Le Souverain c’est celui qui prélève et qui décide éventuellement de la mort. C’est ça le vieux régime d’énoncé. L’énoncé souverain, il répartit les prélèvements et il décide éventuellement de la mort, c’est-à-dire : est-ce que je te laisse vivre, se demande le Souverain, ou est-ce que je décide ta mort ?

Vers le XVIIIème siècle commence une mutation qui, je résume très très grossièrement, qui va singulièrement changer le régime d’énoncé, à cet égard, politique, juridique, réglementaire, technique etc. Il ne s’agit plus de prélever, de prendre sa part, sur la production, sur la richesse - il s’agit de "faire produire". En d’autres termes c’est-à-dire faire produire un effet utile et décupler l’effet utile. Je dirais ce n’est plus un régime de prélèvement, c’est un régime d’organisation ou de quadrillage. Le problème du pouvoir ce n’est plus : que prélever sur les forces vives ? Le problème du pouvoir devient : comment composer les forces vives pour qu’elles produisent un maximum ?
-  En d’autres termes c’est un problème, oui, d’organisation ou de quadrillage et non plus de prélèvement. Et parallèlement les grands énoncés, c’est ce que Foucault appellera, si vous voulez, « des énoncés disciplinaires », des « énoncés de discipline », par opposition aux énoncés de souveraineté. « Disciplinaire » c’est un régime, entre autres, c’est un régime d’énoncés, tout comme « souveraineté » était un régime d’énoncés. Et parallèlement qu’est-ce qui se passe ? Parallèlement le pouvoir n’est plus le droit de faire périr, le pouvoir, de même que il ne prélève plus, mais organise et fait produire et multiplie le produit, par son quadrillage, par l’organisation, le pouvoir ne fait plus mourir, ne se donne plus comme but, ne se donne plus comme propre, la décision éventuelle de faire mourir - il se donne comme but la gestion et le contrôle de la vie.

« Gestion et le contrôle de la vie » : il faut le prendre très concrètement dans les techniques mêmes qui commencent au XVIIIème siècle, qui impliquent toutes les statistiques de la vie. Statistiques ou l’emploi des probabilités. Calcul des probabilités concernant les richesses, les populations, concernant même les cultures - c’est notre monde moderne qui commence.
-  Notre monde moderne est disciplinaire et gestionnaire, par opposition au monde qui se terminerait, selon Foucault, vers la fin du XVIIème, qui, lui, était un monde de souveraineté et mortifère, au sens de : le pouvoir du prince, c’est la décision éventuelle de faire mourir. Gérer et contrôler la vie et c’est à ce moment-là, dès le début du XVIIIème, que commence l’idée fondamentale qu’il n’y a pas de nation sans démographie, que toutes les méthodes démographiques sont employées, que la puissance d’une nation implique toute une démographie augmentante. Dans quelles conditions elle doit augmenter ? C’est les problèmes qui deviennent à ce moment-là les problèmes courants de l’Etat : les mariages, les morts, les naissances, la comparaison statistique de tout ça entre dans l’appareil du gouvernement. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça ?
-  La question ce n’est plus faire mourir, c’est contrôler la vie y compris dans ses plus petits détails.

C’est un tout autre type de pouvoir. Alors, comme dit Foucault, dans une page très belle, de "La volonté de savoir"... Vous comprenez l’abolition de la peine de mort, c’est évident que c’est une tendance de ce nouveau régime d’énoncé, depuis le début. Il faudra longtemps pour y arriver, mais il va de soi que la peine de mort, dans ce nouveau régime d’énoncé, c’est une survivance du vieux pouvoir souverain. Pourquoi ? Si le véritable objet du pouvoir c’est la gestion et le contrôle de la vie, mais il y a quelque chose même de très choquant dans la peine de mort, pour les régimes de ce type. Il y a quelque chose de très choquant, c’est pour ça que dès le XVIIIème siècle vous avez une dénonciation absolue de la peine de mort, qui va se poursuivre d’auteur en auteur, de technicien en technicien, avec tous les arguments que on a vu ressortir au moment où elle a été enfin abolie en France, mais vous les trouviez déjà ces arguments, ça a été rappelé qu’on les trouvait déjà totalement chez Victor Hugo, mais les arguments de Victor Hugo, on les trouvait déjà totalement au XVIIIème siècle, sur le fait que la peine de mort n’avait jamais empêché la propagation du crime etc. Tout y était. Et vous comprenez bien que, en effet, si le pouvoir se définit comme une gestion et un contrôle de la vie dans ses plus infimes détails - à savoir une femme doit avoir trois enfants, et tout ça c’est des textes, c’est des énoncés qui apparaissent dès le XVIIIème siècle constamment, il ne faut pas croire que la contraception, elle existe depuis peu : déjà le XVIIIème siècle est engagé dans la discussion sur la contraception, l’utilisation de la contraception à la campagne, il ne faut pas prendre les fermières pour des retardées, il semble que dès le XVIIIème siècle la contraception à la campagne posait un problème aux nations extrêmement fort. Il y a des choses nouvelles, mais parfois on se trompe dans notre évaluation du nouveau, parce qu’on n’a pas une bonne méthode pour dégager les énoncés. Mais enfin bon vous sentez bien que la peine de mort en effet c’est comme un truc inassimilable par la nouvelle conception du pouvoir. En revanche, comme dit Foucault, ce n’est pas que la mort n’existe pas pour ce pouvoir, mais la mort elle est toujours l’envers de ce que le pouvoir a décidé de la vie. Ce n’était pas le cas pour le Souverain. Je veux dire : la mort moderne, dans son rapport avec le pouvoir, c’est l’holocauste, ce n’est plus la peine de mort, c’est l’holocauste c’est-à-dire la disparition de groupes entiers, la disparition de groupes entiers [ ???]. Et pourquoi l’holocauste c’est vraiment le truc moderne, c’est l’infamie moderne ? Et bien, c’est tout simple, c’est que, les holocaustes, on ne peut pas les concevoir sous la forme de, sous la vieille forme du Souverain, « je te condamne à mort », c’est pas ça.

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