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2- 29/10/1985 - 2

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Sur Foucault - Les formations historiques 
Année universitaire 1985-1986 (2eme Cours) 
Cours du 29 octobre 1985 - 1 Gilles Deleuze Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

Ne dites pas « ça va de soi », car la déraison comme objet de discours est un thème parfaitement original qui sans doute ne peut surgir que à l’âge classique, en vertu de la conception de la raison que cet âge se fait. Mais ensuite au XVIIIème siècle, dès le XVIIIème siècle, ce n’est plus en rapport avec la raison que la folie sera énoncée. Elle sera énoncée en fonction de tout autre coordonnée. Si bien qu’on peut dire : le XVIIème siècle :
-  manière de voir la folie : hôpital général
-  manière d’énoncer la folie : la déraison.

C’est ça qui fait, à l’égard de la folie, la formation historique « âge classique ». Pour la prison, on a vu la même chose. La prison au XVIIIème siècle. Le régime prison se forme au XVIIIème siècle comme quoi ? Nouvelle manière de "voir" le crime. En même temps le droit pénal subit une évolution par rapport aux époques précédentes. Cette évolution c’est quoi ? C’est la formation d’un type nouveau d’énoncés dont l’objet discursif, l’objet énonciatif, c’est la délinquance.
-  Enoncé de délinquance, prison comme visibilité du crime : là aussi ça définit une formation historique.

Donc c’était vraiment le premier point, là, que je peux, je crois, considérer un peu comme acquis, c’est toujours cette confrontation, au niveau de chaque formation historique, du visible et de l’énonçable.
-  Qu’est-ce qu’une époque fait voir et voit - c’est la même chose - Qu’est-ce qu’elle voit et fait voir ? Qu’est-ce qu’elle dit et fait dire ? C’est une méthode très ferme, à mon avis très originale. On va voir pourquoi « originale ». Pourquoi est-ce original précisément ? Pourquoi Foucault peut-il dire encore une fois au début de "L’usage des plaisirs", « je fais des études d’histoire, mais non du travail d’historien » ? Pourquoi est-ce que c’est du travail de philosophe ? La nouvelle conception de l’histoire, ce qu’on a appelé "l’école des annales", nous propose à la fois une histoire des comportements et, je vous disais la dernière fois, une histoire des mentalités. En effet je vous citais l’exemple du recueil « Comment on meurt en Anjou à telle époque ». « Comment on meurt en Anjou à telle époque » c’est uniquement une étude de comportement et aussi une étude de mentalité dans la mesure où sera considérée la manière d’envisager la mort, les idées sur la mort.

Foucault se sépare de cette conception. Pourquoi ? On a tous les éléments déjà pour répondre. Il ne fait pas un travail d’historien. Il ne dit pas du tout que les historiens ont tort, il dit que son affaire à lui est ailleurs. Et pourquoi ? Ma réponse était simple, quand je me demandais : « mais pourquoi, dit-il ça et qu’est-ce que ça veut dire ? », ma réponse était « et bien oui parce que ». Vous voyez bien qu’avec le visible et l’énonçable, il prétend s’élever - à tort ou à raison, ça m’est égal - il prétend s’élever jusqu’à une détermination des conditions.
-  Le visible ou la visibilité ce n’est pas un comportement, c’est la condition sous laquelle, c’est la condition générale sous laquelle, tous les comportements d’une époque se manifestent, viennent à la lumière. Les énoncés ce ne sont pas des idées....

... conception très importante de la philosophie a toujours défini la philosophie comme la recherche de conditions. A quelles conditions quelque chose est-il possible. Et c’était ça la question philosophique. Si je demande « qu’est-ce que les mathématiques ? », je ne fais pas forcément de la philosophie, mais si je demande : « à quelles conditions les mathématiques sont-elles possibles ? », là je fais de la philosophie. « Je ne fais pas un travail d’historien » dès lors pour Foucault signifie bien, il me semble, c’est que Foucault s’élève jusqu’aux conditions qui rendent les comportements d’une époque possibles et les mentalités d’une époque possibles. En d’autres termes Foucault prétend fixer des éléments purs. D’où, dans "L’archéologie du savoir", l’emploi du mot, très insolite, de "a priori". A priori en philosophie, ça a toujours voulu dire « indépendant de l’expérience », or les conditions de l’expérience sont "a priori" c’est-à-dire les conditions de l’expérience ne sont pas données dans l’expérience elle-même. Le visible et l’énonçable sont les "a priori", les a priori de quoi ? Les "a priori" d’une époque, les "a priori" d’une formation historique. D’où l’idée très bizarre de Foucault, on aura l’occasion de la retrouver : les "a priori" sont historiques. Alors que par exemple chez Kant "a priori" et "historique" s’opposent, là il y a des a priori historiques, ce sont les conditions de visibilité, les conditions d’énonçabilité qui permettent de définir une époque. Donc le visible et l’énonçable sont deux éléments purs, en tant que tels ils se combinent pour définir la formation historique, c’est-à-dire pour déterminer les conditions de cette formation.
-  A quelles conditions, l’âge classique est-il possible ? Réponse : sous les conditions de telles formes de visibilité, de telles formes d’énonçabilité.

Vous voyez que c’est une chose qui sépare, je ne dis pas que ça oppose, mais ça marque l’originalité de l’entreprise de Foucault et l’impossibilité de la ramener à, en effet, un travail d’historien. Je dirais à la limite que les formations historiques sont des strates, des stratifications. Et on verra, là j’emploie ce mot parce qu’il me paraît commode et parce qu’il renvoie bien au terme « archéologie » - l’archéologie est l’étude des strates - et on verra que l’on peut donner à ce mot « strate » toutes sortes de déterminations, mais la première détermination qui m’autoriserait à employer un tel mot c’est :
-  une strate est précisément un composé de visible et d’énonçable, un entrecroisement de visibilité et d’énoncé. Si bien que les formations historiques sont des strates, sont des stratifications. Et c’est tout un axe, comme un premier axe, de l’œuvre de Foucault : cette étude archéologique des stratifications, c’est-à-dire des formations historiques définies par les visibilités qu’elles déploient, les énonçabilités qu’elles profèrent.

Je dis « un premier axe »... ah bon ? Est-ce qu’il y aura d’autres axes ? On peut déjà poser ce problème. Sans doute il y aura d’autres axes. Voir et parler, le visible et l’énonçable [ ?] n’épuisent pas le tout et ça, on peut bien s’y attendre et dès le début de son œuvre Foucault est très conscient. Mais s’il y a d’autres axes, il faudra se demander : quels sont leurs rapports avec les formations historiques ? S’il y a d’autres axes, peut-être est-ce que ces autres axes ne concernent plus le stratifié. Le stratifié se définit par la composition, l’entrecroisement de deux formes stables : le visible et l’énonçable. Mais, mais, mais, mais... Est-ce que tout est stable ? Est-ce que tout est formation historique ? Est-ce que tout est strate ? Il y a un texte sublime de Hermann Melville, le romancier américain. Il est si beau que je vous le lis. Comme ça parce que je pense que c’est un texte qui aurait plu à, qui aurait plu infiniment à Foucault. C’est dans un très grand roman de Melville qui s’appelle "Pierre ou les ambiguïtés" - je vous le lis : « il y avait encore des millions et des millions de choses qui ne s’étaient pas révélées à Pierre. La vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes. Il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien. Parce que Pierre commençait à percer du regard la première couche superficielle du monde, il s’imaginait dans sa folie qu’il avait atteint à la substance non-stratifiée. Mais si loin que les géologues soient descendus dans les profondeurs de la terre, ils n’ont trouvé que strate sur strate - vous reconnaissez ? c’est l’archéologue ça - car jusqu’à son axe le monde n’est que surfaces superposées. Et au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide, au prix d’horribles tâtonnements, nous parvenons à la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et... il n’y a personne ! L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. »

Voilà... on se tait un tout petit peu parce que c’est [ ?] d’être sensible à la beauté d’un pareil texte. Alors je le lis en le traduisant en termes immédiatement proches de Foucault. Toutes les formations historiques sont des strates, et que faisons-nous, nous autres - je fais parler Foucault - nous autres archéologues que faisons-nous ? Nous allons de strate en strate, nous allons de formation en formation. Il ne faut pas croire trop vite qu’on a atteint la substance non-stratifiée. Y a-t-il une substance non-stratifiée ? S’il y a une substance non-stratifiée, elle est par-delà "le voir" et par-delà "le parler", par-delà le visible et par-delà l’énonçable. Car le visible et l’énonçable s’épousent pour constituer les strates et pour former les strates suivant telle ou telle formule. Nous allons de strate en strate mais avons-nous atteint la substance non-stratifiée ? Si loin - alors je transpose à peine - si loin que les archéologues soient descendus dans les profondeurs de la terre, ils n’ont trouvé que strate sur strate, ils n’ont trouvé que formation historique sur formation historique, car jusqu’à son axe, le monde n’est que strates superposées. "Et au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide, au prix d’horribles tâtonnements nous parvenons à la chambre centrale" - c’est-à-dire : nous allons de formation en formation à la recherche du non-stratifié, nous parvenons à la substance non-stratifiée, du moins au lieu de la substance non-stratifiée, la chambre centrale de la pyramide. Toutes les faces de la pyramide, c’est des strates, mais toutes ces strates sont là pour couvrir la chambre centrale de la pyramide, là où bouillonne le non-stratifié. Pourquoi est-ce qu’il bouillonne ? Parce que si les strates sont solides, il faut imaginer le non-stratifié comme étrangement liquide, ou pire comme gazeux. Nous arrivons à la chambre centrale de la pyramide, à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous disons : c’est là qu’est le non-stratifié ; nous levons le couvercle et... il n’y a personne. L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant. »

Alors vous sentez que, peut-être, quand on en aura fini avec cet axe, on s’apercevra - et il fallait le dire dès le début, autant le dire dès le début - que ce n’était que un premier axe. Les strates ou formations historiques, c’est-à-dire les grands composés de visible et d’énonçable, n’épuisent pas la pensée de Foucault. Il y aura un autre axe et puis peut-être encore un autre axe. Il y aura bien des axes à cette pensée, peut-être que la nouveauté de Foucault c’est d’avoir imposé un nouveau système de coordonnées.

Mais là nous voyons la première dimension, seulement le premier axe ou la première dimension, du système de coordonnées que je résume pour la énième fois :
-  voir et parler, une combinaison du visible et de l’énonçable suivant chaque époque c’est-à-dire selon chaque formation historique déterminable comme strate. Et les visibilités et les énoncés sont les éléments purs de toute stratification. Si bien que, à une strate ou une formation historique - je reprends - je dois demander deux questions fondamentales, qui sont les questions non pas de l’histoire mais déjà les questions de la philosophie :
-  qu’est-ce que tu vois ?
-  et qu’est-ce que tu fais voir ?
-  Et qu’est-ce que tu dis ? Ou, suivant les termes plus techniques qu’on a vus la dernière fois :
-  quelles sont tes évidences,
-  quelles sont tes discursivités ?

Voilà ça c’était notre affaire la dernière fois. Et on avait à peine commencé la seconde question qui n’était plus « qu’est-ce qu’une archive ? Qu’est-ce que l’archéologie ? », à savoir la recherche des deux conditions pures - vous voyez pourquoi il emploie, il doit invoquer un mot comme archéologie pour se distinguer de l’histoire, pour se distinguer de l’historien, l’archive ce n’est pas l’histoire, c’est la détermination des deux éléments c’est-à-dire des conditions de visibilité et d’énonçabilité - Et on avait entamé un second thème, c’est « qu’est-ce que le savoir ? ». Et on disait la même chose : savoir, c’est voir et énoncer. Ça s’enchaînait bien, c’est un peu comme si, à première vue, la formation historique disait objectivement ce que le savoir nous dit subjectivement. Savoir et formation historique... ça nous paraît déjà bizarre : le savoir et la formation historique ne font qu’un. Savoir en effet, c’est voir et énoncer, c’est-à-dire savoir c’est combiner du visible et de l’énonçable. Dès lors tout savoir est historique. Et on en était à peu près là. Alors je reprends mon appel : Est-ce qu’il y a des interventions sur ce premier point sur l’archive ? Non ? Pas de problème, pas d’obscurité ? C’est très clair ? Bon et bien alors continuons.

Comment est-ce qu’on peut comprendre cette espèce d’identité savoir/formation historique ? L’identité du savoir et de la formation historique, c’est l’archive elle-même. Mais comment la comprendre concrètement ? C’est qu’en fait le savoir n’a ni objet, ni sujet. Le savoir, tel que Foucault le conçoit, n’est pas connaissance d’un objet par un sujet. Le savoir n’a ni objet ni sujet, qu’est-ce qu’il a alors ? Bien il n’y a plus qu’à se laisser aller pour le moment. On va voir qu’on va retrouver de nouvelles difficultés au niveau de qu’est-ce que le savoir ? Mais pour le moment on est "en descente", nous savons comment définir le savoir : le savoir n’a ni objet ni sujet, il a des éléments. Il a deux éléments : le visible et l’énonçable. Vous me direz : « le visible est son objet, l’énonçable son sujet », non, pas vrai. Il a deux éléments purs absolument irréductibles. En d’autres termes il n’y a rien sous le savoir ou avant le savoir. Ah il n’y a rien avant le savoir ou sous le savoir ! Il faut là, surveiller nos mots, parce que ce qu’on vient de laisser entendre tout à l’heure c’est qu’il y aurait des dimensions autres que la formation historique ou la strate - mais si le savoir ne fait qu’un avec les strates, avec les formations historiques, alors les autres dimensions, les autres axes qui ne se réduisent pas à la formation historique, ils ne se réduisent pas non plus au savoir ? Non, sans doute, ils ne se réduisent pas au savoir, mais ils ne sont pas sous le savoir ou avant le savoir. Est-ce qu’on peut déjà imaginer ce qu’ils seraient ces autres axes ? Peut-être qu’ils sont hors-strate, ou inter-strates, mais ils ne sont pas « sous », et ils ne sont pas « avant ». C’est cela qui explique une chose sur laquelle Foucault a insisté quand même dès le début, à savoir son opposition à la phénoménologie sous quelle forme ? Il n’y a pas, selon Foucault, d’expérience dite sauvage ou originelle. Expérience sauvage ou originelle étaient des termes employés par Merleau-Ponty et Foucault, à plusieurs reprises, marque sa séparation avec toute phénoménologie sous la forme : "il n’y a pas d’expérience originelle". Bien plus dans "L’archéologie du savoir", il nous dira : dans L’histoire de la folie, il y avait encore une ambiguïté, certaines pages pouvaient faire croire à une expérience originaire de la folie. C’est-à-dire certaines pages étaient encore dans la perspective d’une phénoménologie du fou. Et il récuse et il dit « non », ces pages, dit-il, aurait pu dire, mais en tout cas ça n’a jamais été dans son esprit. Ce qui remplace la phénoménologie c’est quoi ? C’est à la lettre, dit Foucault, une épistémologie. Une épistémologie, c’est-à-dire il n’y a pas d’expérience qui ne soit saisie dans un savoir. En d’autres termes, sur une strate, il n’y a que du savoir, tout est savoir. Ce qui implique quoi ? Ce qui implique que savoir, pour Foucault, va avoir un tout autre sens que connaître. Savoir... Oui ?
-  Question (inaudible)
-  Deleuze : la phrase « je sais quelque chose » n’est pas possible, pourquoi ? 
-  Intervenant : inaudible
-  Deleuze : si, « je sais quelque chose » est possible. Parce que les énoncés ont des objets qui leur sont propres, des objets qui leur appartiennent à eux, qui n’existent pas hors d’eux. Ces objets sont des objets discursifs. Alors "je sais quelque chose", d’autre part les visibilités elles-mêmes ont des objets, des objets qui leur sont propres. Savoir c’est voir et énoncer, c’est combiner du visible et de l’énonçable. Il y a des objets de visibilité, il y a des objets d’énonciation, des objets discursifs. Donc dire « j’énonce quelque chose » est parfaitement possible, « je vois quelque chose » est parfaitement possible. Par exemple « j’énonce la délinquance », « je vois le crime en prison », « je vois la folie à l’hôpital général », « j’énonce la déraison ». Je dirais : la déraison, la délinquance sont des objets proprement discursifs, la prison, l’hôpital général sont des lieux de visibilités. Je peux parfaitement dire « je vois quelque chose », mais ce quelque chose est intérieur au savoir, ce n’est pas un objet qui existerait indépendamment du savoir ou qui préexisterait au savoir.

Donc je peux dire « je sais quelque chose », une fois dit que le "quelque chose" est intérieur au savoir, c’est-à-dire est une variable du savoir. Alors... Le savoir ne se réduit pas à la connaissance, ça veut dire quoi ? Bien plus, il y a une différence radicale entre savoir et science. Si bien qu’il faudrait retirer le mot que je venais de proposer tout à l’heure, le mot « épistémologie », si on le prend dans son sens rigoureux, à savoir « concernant la science ». En fait l’épistémologie de Foucault concerne le savoir et pas spécialement la science. Donc "savoir" n’est pas nécessairement scientifique et ne se réduit pas à une connaissance. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Ça veut dire, [vous allez] comprendre peut-être ça va nous faire avancer, qu’il y a des seuils d’énoncés. Un seuil d’énoncé c’est quoi ? C’est un niveau à partir duquel un énoncé peut être qualifié comme tel ou tel. En d’autres termes il y a, par exemple, un seuil de scientificité. Le seuil de scientificité doit être défini par les caractères à partir desquels, lorsque des énoncés possèdent ces caractères, ils seront dits "scientifiques" ou "énoncés de connaissance". Bien plus, analysant ces seuils, Foucault distingue même plusieurs seuils renvoyant à la science :
-  un seuil qu’il appellera "d’épistémologisation",
-  un seuil qu’il appellera "de scientificité"
-  et un seuil "de formalisation".

Par exemple les mathématiques ont atteint le seuil supérieur de la science : le seuil de formalisation. Mais d’autres sciences ne l’ont pas atteint, se contentent d’un seuil de scientificité. Mais, si l’on définit donc la science comme un mode de savoir, et bien on dit que le savoir c’est : tout énoncé en tant que combinable avec des visibilités. Il y a des seuils de visibilité qui font que la vision devient scientifique. Il y a des seuils d’énoncé qui font que l’énoncé devient scientifique. Mais il ne faut pas se braquer sur la science, parce que, à peine j’ai dit ça, je me dis : et bien, oui c’est très intéressant cette conception de Foucault. On va voir pourquoi c’est très intéressant, c’est très intéressant parce que, en plus, ça ouvre les seuils :
-  à partir de quel seuil un énoncé devient-il politique ?
-  Quels sont les seuils de politisation d’un énoncé ? Je vais dire des choses très simples, mais qui me paraissent importantes pour l’analyse des formations historiques. Comprenez qu’à ce moment-là il s’agit d’être très très prudent. C’est toujours idiot de dire « ça a toujours existé », jamais rien n’a toujours existé. Prenons un exemple : l’antisémitisme. Il y a toujours eu des antisémites. Bon, mais dire ça, a très peu d’intérêt. Qu’est-ce qui commence à devenir intéressant ? C’est si je demande : dans quelles formations historiques l’antisémitisme a-t-il donné lieu à des énoncés politiques ? Et la réponse peut être multiple : dans telle, dans telle aussi etc. Sinon il peut y avoir un antisémitisme d’opinion qui n’est pas repris dans les énoncés politiques d’une époque, qui n’intervient pas ou qui n’intervient pas majeurement dans les énoncés politiques d’une époque. En d’autres termes : quand est-ce que les énoncés antisémites franchissent le seuil de politisation ? Cela ça devient une bonne question. Bon... et pour tout comme ça ! Je veux dire : je parlerai d’un seuil de politisation, ça revient à dire quoi ? C’est que les énoncés impliquent des règles de formation et on verra que cette idée est tellement importante qu’elle nous entraîne très loin. Tout énoncé a ses règles de formation. Ces règles de formation ne s’épuisent pas là-dedans, mais comportent la détermination d’un seuil qui fait que l’énoncé appartient à tel ou tel seuil.
-  Il y a des règles de formation sans lesquelles un énoncé ne peut pas être politique.
-  Il y a des règles de formation sans lesquelles un énoncé n’est pas diplomatique.
-  Il y a des règles de formation sans lesquelles un énoncé ne peut pas être religieux etc.

Il ne faut donc pas seulement parler d’un seuil de scientificité pour des énoncés possibles, il faut parler d’un seuil de politisation, d’un seuil d’éthisation - à partir de quand et de quel seuil un énoncé est-il un énoncé moral ? Cela ne va pas de soi du tout, tout ça - d’un seuil d’esthétisation... Lorsqu’on dit par exemple des problèmes du type : « quand est-ce que la nature prend une valeur esthétique ? », c’est intéressant, ou bien c’est un faux problème ou bien c’est très intéressant, on ne sait pas, il n’y a que l’analyse qui tendra à nous le dire, mais « à partir de quand la nature prend-elle une valeur esthétique ? » ça signifie « quand est-ce que les énoncés sur la nature prennent-ils, franchissent-ils le seuil esthétique de l’époque ? ». Alors : nécessité de voir quel est le seuil esthétique de l’époque, comment les énoncés sur la nature franchissent ce seuil. Et c’est la même chose pour les visibilités, les visibilités elles aussi ont un seuil. Chaque époque [ ?] voir. Elle voit d’accord, mais à la limite qu’est-ce qu’il faut dire de l’opinion ? Les énoncés d’opinion : eux aussi il y a un seuil. Vous voyez : chaque formation... Ça me permet alors d’enrichir la notion précédente d’archive. Je disais tout à l’heure - et c’était la première détermination - l’archive c’est une stratification, c’est une strate comme formation historique, c’est-à-dire - c’était la première détermination de la strate - c’est une combinaison de visible et d’énonçable. Ça fait déjà une certaine épaisseur de la strate. Maintenant je peux ajouter que la strate c’est un empilement de seuils diversement orientés. Un empilement de seuils - et là ça rend bien compte du mot « strate », et vous voyez que ça enrichit la notion d’archéologie - un empilement de seuils diversement orientés d’après lesquels les énoncés pourront être dits « énoncés politiques de telle formation », « énoncés esthétiques », « énoncés scientifiques » etc.

Ce qui nous permet peut-être de préciser l’idée d’un régime d’énoncé. Le régime d’énoncé comprend quoi ? Il comprend au moins trois choses. Un régime d’énoncé comprend la détermination de la strate sur laquelle les énoncés se produisent, c’est-à-dire la détermination de la formation historique, la détermination de la famille d’énoncés à laquelle l’énoncé appartient et la détermination du seuil - est-ce un énoncé politique ? un énoncé juridique ? un énoncé esthétique ? etc.. Vous remarquerez que des énoncés de même famille peuvent appartenir à des seuils différents, des énoncés de même seuil peuvent appartenir à des familles différentes. Par exemple dans une même formation historique et au niveau d’une même science, c’est-à-dire au niveau d’un même seuil, le seuil de la biologie, vous aurez des énoncés évolutionnistes et des énoncés anti-évolutionnistes qui appartiennent à la même formation, c’est-à-dire au même régime et pourtant ils ne sont pas de la même famille, et pourtant ils ont le même seuil. Donc la formation, la famille, le seuil etc. sont des caractéristiques de strate. Continuons ;

Donc savoir n’est pas la science, c’est la science qui est un type de savoir. Ce qui revient à dire pour Foucault que tout savoir est fondamentalement une pratique. Le savoir en effet est fait de pratiques.
-  Pratiques de visibilité,
-  pratiques d’énoncé.

Ou si vous préférez :
-  pratiques discursives (ce sont les énoncés),
-  pratiques non-discursives (ce sont les visibilités).

Et le vrai, qu’est-ce que c’est ? Est-ce qu’il y a un sens ? Bien oui, le vrai c’est, on revient toujours à ça, c’est la combinaison du visible et de l’énonçable. Mais dans quel cas la combinaison préjugerait-elle une vérité ? Là on va peut-être avoir un problème et Foucault, en tout cas, se réclamera d’une "histoire du vrai". Une histoire du vrai. Une histoire de la vérité. Et, d’une certaine manière, Foucault est habilité à penser qu’il réalise, au moins en partie, un point fondamental du programme de Nietzsche, à savoir une "histoire de la vérité". Mais pourquoi est-ce qu’il y a une histoire de la vérité ? Il y a une histoire de la vérité précisément parce que le savoir est affaire de pratique.
-  Le savoir est affaire de pratique et le vrai c’est le rapport entre des pratiques discursives et des pratiques non-discursives. En d’autres termes le vrai, la vérité est inséparable des pratiques qui la produisent, le vrai la vérité est inséparable d’une procédure. Et c’est ce que j’indiquais la dernière fois de manière encore très vague, à savoir : on peut réserver le terme "procédure" pour désigner le rapport entre les deux pratiques,
-  pratiques discursives d’énoncés,
-  pratiques non-discursives de voir, de visibilité.

On garde le mot procédure, d’accord, bon et le vrai n’est jamais séparable des procédures par lesquelles non seulement on l’atteint mais on le produit. En effet la notion de vérité... Voilà un énoncé ou l’apparence d’un énoncé, enfin c’est un énoncé : « je veux le vrai ». On aura à se demander : est-ce que c’est un énoncé ? Parce que vous sentez bien qu’on n’a pas encore abordé le problème essentiel, à savoir qu’est-ce que Foucault appelle un énoncé ? Est-ce que c’est la même chose qu’une phrase ? En tout cas on part d’une phrase, enfin pour le moment, puisqu’on n’a pas les moyens de faire autrement, on va très doucement dans nos analyses. « Je veux le vrai » : qui c’est qui dit ça ? Qu’est-ce que c’est cette phrase ? En effet ce n’est peut-être pas un énoncé, on sent déjà que, en effet, les énoncés et les phrases, ça ne va pas être la même chose. Pourquoi ? Parce que cette phrase elle ne me dit pas grand-chose. Si je vous dis « considérez la phrase "je veux le vrai" », vous avez tout de suite envie de savoir « mais qui peut bien dire une chose comme ça ? ». Il y a beaucoup de gens qui peuvent le dire, mais ils sont tellement variés. Ici on avance beaucoup, c’est toujours quand on ne s’y attend pas qu’on avance, parce que, est-ce qu’il ne faudrait pas dire qu’il y a autant d’énoncés dans la phrase « je veux le vrai » qu’il y a de gens pour la dire cette phrase ? Mais en même temps on recule, parce que ça voudrait dire que l’énoncé dépend de celui qui dit la phrase. Peut-être, mais pas seulement. Donc on met ça de côté, on n’a pas les moyens, mais enfin on le retient. Il faudra revenir sur ce point, ce sera central sur la question : qu’est-ce qu’un énoncé, quelle est la différence entre une phrase et un énoncé ? Je reviens : « je veux le vrai », qui dit ça ? Et qu’est-ce qu’il veut quand il dit « je veux le vrai » ? Qu’est-ce que c’est son objet ? Puisqu’on a vu en quel sens, d’après la question que vous posiez, on a vu en quel sens on pouvait parler d’un objet, d’un objet d’énoncé, d’un objet de visibilité. « Je veux le vrai » ;

Quand Descartes dit « je veux le vrai » - si c’est Descartes qui le dit - il ne cache pas ce qu’il veut : il veut la chose en personne, il veut la présence. Il veut "l’évidence". Simplement ce n’est pas possible d’arriver à l’évidence. Il veut la chose en personne en idée. La chose en elle-même, en idée.

Lorsque Hume au XVIII° siècle dit « je veux le vrai », qu’est-ce qu’il veut ? Il veut des signes. Ou Hobbes même, contemporain de Descartes. Il ne veut pas la chose en personne, ça ne lui dit pas grand-chose la chose en personne. Il veut des signes. Des signes à partir desquels il pourra inférer le vrai. Mais le vrai ne sera jamais donné. Il sera toujours inféré à partir d’autre chose que lui. Il sera d’autant plus sûr que l’inférence sera probable. Tiens et voilà que, voulant le vrai, là ça commence à se préciser : « je veux le vrai » donne lieu déjà à deux familles d’énoncés parce que...

 1- 22/10/1985 - 1


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 4- 12/11/1985 - 1


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 5- 19/11/1985 - 1


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 6- 26/11/1985 - 1


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 8- 17/12/1985 - 1


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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien