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1- 22/10/1985 - 2

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Foucault Les formations historiques. 
Année universitaire 1985-1986. 1. Cours de Gilles Deleuze du 22 octobre 1985 - 2 
Transcription : Annabelle Dufourcq 
(avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 minutes 42 secondes

... prononcer. Les visibilités ne se confondent pas avec les objets ou les qualités vus. Ça va se compliquer. Bon, mais c’est bien ce que veut dire : les énoncés sont énonçables et les visibilités sont visibles.

Donc j’ai fait un petit progrès en passant à ce cinquième couple. Mais, là, je m’emballe. Faut pas ! Là encore, il faut se calmer. Et pourquoi ? Ben oui, visibilité et énoncé, en quoi c’est constant dans toute cette première période de Foucault ? visibilité, énoncé. Et bien, cherchons. "Histoire de la folie". Je prends les deux livres qui m’ont paru déjà avoir une espèce de parallélisme. "Histoire de la folie", à propos de l’asile, et "Surveiller et punir", à propos de la prison. Qu’est-ce qui se passe ?

L’Histoire de la folie nous dit : bon, au XVIIème siècle apparaît l’hôpital général, la maison de correction, l’asile. Or, qu’est-ce que c’est ? C’est une architecture. Une architecture. De même, la prison, c’est une architecture. Une architecture, c’est quoi ? C’est un agrégat de pierres, mettons : c’est un agrégat de choses, c’est un agrégat matériel. Bon. Est-ce que c’est ça ? Oui, oui, bien sûr, que c’est ça. Mais, si je le définis, si je définis l’hôpital général ou la prison de cette manière-là, est-ce que ça me dit réellement quelque chose ? Pas grand-chose. Pas grand-chose. Je pourrais toujours parler d’un style « prison ». Quand je dis : oh ! cet immeuble, on dirait une prison, je veux bien dire quelque chose. Il y a un style prison, il y a un style hôpital... Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? L’hôpital, c’est un lieu où l’on voit. Ou, si vous préférez, c’est un lieu qui fait voir. La prison, c’est un lieu où l’on voit, c’est un lieu qui fait voir. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire plusieurs choses. Ça veut dire plusieurs choses. Ça veut dire que l’asile implique, ou l’hôpital général implique une certaine manière de voir la folie. Est-ce qu’il suppose cette manière de voir ? Non, l’inverse aussi est vrai, il suppose lui-même cette manière de voir. Dans l’asile, les fous sont vus. Ils sont vus à la lettre. Ils sont vus à la lettre puisque au XVIIème siècle, il y a des visites, on montre les fous. Remarquez : aujourd’hui encore, on montre les fous. Ce ne sera pas, sûrement, de la même manière. Il y a des visites où les gens, au XVIIème siècle, vont voir les fous derrière les barreaux. L’hôpital général est un lieu de visibilité. Pas simplement parce qu’il y a des visites. Evidemment pour une raison plus profonde.
-  L’hôpital général implique une nouvelle manière de voir la folie. Qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que c’est pas la même que celle de la Renaissance, que c’est pas la même que celle du Moyen Âge. Est-ce qu’à la Renaissance et au Moyen-âge on voyait la folie ? Evidemment on la voyait, pas de la même façon. Il n’y avait pas la même visibilité de la folie. Bon. Sans doute, cette visibilité, elle couvre, y compris, la façon dont le fou se voit lui-même. Bien. Une certaine manière de voir. En effet, voilà un des thèmes essentiels de L’histoire de la folie, c’est que l’hôpital général réunit et groupe dans un ensemble les fous, mais aussi les vagabonds, les mendiants, les chômeurs et aussi les libertins, les dépravés... tout ça dans un même ensemble, l’ensemble de l’hôpital général. Bien, comprenez. On avance tout doucement. Assez vite, dès le XVIIIème siècle et dès la fin du XVIIème, des voix s’élèveront. Des voix s’élèveront pour dénoncer ce mélange et tantôt pour dire, ce qui ne revient pas au même, il faut séparer les vagabonds des fous, les vagabonds, les chômeurs n’ont pas mérité d’être assimilés à des fous ; tantôt pour dire : les fous méritent des soins spéciaux, il ne faut pas les mélanger avec les vagabonds. Bon, lorsque ces voix s’élèvent pour dénoncer le mélange des vagabonds et des fous, le mélange des chômeurs et des fous dans l’hôpital général , lorsque des voix s’élèvent ainsi, on a l’impression, du coup, que le XVIIème siècle n’avait pas fait la différence. Par une espèce de manque ou par une espèce de cécité. Par une espèce d’aveuglement.

Ce que Foucault montre, c’est que c’est pas du tout ça. C’est que si le XVIIème siècle mélangeait les fous avec les vagabonds et les chômeurs, c’était au nom de sa propre perception de la folie, ce n’était pas au nom d’une cécité, c’était au nom d’une perception parfaitement articulée qui, simplement, dans une autre formation historique, sera articulée tout autrement. C’est, nous dit-il dans "L’histoire de la folie", au nom d’une "sensibilité collective", voilà l’idée de perception collective... Il y a une perception collective de la folie au XVIIème siècle qui fonde son assimilation avec « vagabonds, mendiants, libertins, chômeurs ». Donc je pourrais essayer de définir une manière de voir la folie au XVIIème siècle qui ne sera pas la même que celle d’avant, Moyen-âge, Renaissance, et qui ne sera pas la même que celle d’après. Ce sera la visibilité et, en effet, qu’est-ce que c’est qu’une architecture ? Ben une architecture, bien sûr c’est un agrégat de pierres, mais c’est avant tout et bien plus un lieu de visibilité. Avant de sculpter des pierres, ce qu’on sculpte, c’est la lumière. — C’est ça l’idée de Foucault.

Or ça devient, à ce moment-là, une grande idée. Je sais pas si c’est vrai, si c’est pas vrai, mais son point de départ c’est que l’architecture, est un lieu de visibilité. L’architecture aménage des visibilités. L’architecture c’est l’instauration d’un champ de visibilités. Vous voyez : toujours cette montée vers la visibilité comme une montée vers la condition.
-  Ce qui conditionne l’architecture, c’est la visibilité qu’on prétend effectuer. Une manière de voir. Voir la folie de telle ou telle manière. Et bien, c’est en fonction de la manière dont le XVIIème siècle voit la folie et non pas en fonction d’un aveuglement, que l’on mélange les fous avec les vagabonds, les... etc. Vous me direz : pourquoi ? On verra tout ça, là on cherche uniquement des points de repère pour le moment.

Et la prison ? Est-ce qu’il ne faut pas dire la même chose, bien que, elle, elle surgisse dans le XVIIIème siècle ? C’est une architecture, c’est des pierres plus dures que toute pierre. Et ben non. Avant d’être des pierres plus dures que toute pierre, la prison a pour condition un régime de luminosité. C’est est une sculpture de lumière et il n’y a pas d’autre définition de la prison. "Lumière", "voir", mais voir quoi ? Évidemment pas voir n’importe quoi. Voir ceux qui sont dans la prison, c’est-à-dire voir le crime. Voir le crime. La prison est le lieu de visibilité du crime, tout comme l’asile est le lieu de visibilité de la folie. Déjà ça devrait nous faire réfléchir sur un point. On a dit que - et sur ce point il faudra revenir aussi, mais, là, on groupe des notions - on a dit que Foucault s’intéressait particulièrement et presque exclusivement aux milieux d’enfermement, l’asile, la prison. On lui a fait même des objections consistant par exemple... il y a une page très intéressante de Paul Virilio. qui consiste à dire : mais Foucault, c’est... euh, c’est ennuyeux parce que c’est très daté l’enfermement et, aujourd’hui, les formes dans lesquelles nous vivons ne sont plus des formes d’enfermement, mais c’est encore pire. Si bien que Virilio pensait que Foucault laissait échapper quelque chose de fondamental quant à nos sociétés modernes qui ne procèdent plus par enfermement. C’est intéressant la page de Virilio, elle est très intéressante, mais elle est, évidemment, comme toute objection - ça ne retire rien à la page de Virilio - elle ne porte absolument pas. Pourquoi ? Parce que s’il y a quelqu’un qui a dit, avant Virilio, que le problème n’était pas celui de l’enfermement, c’est Foucault. Il l’a dit déjà au niveau des milieux d’enfermement ; En quel sens ? En ce sens que l’hôpital général et la prison ne sont que secondairement des milieux d’enfermement.
-  Primairement ce sont des lieux de visibilité.

C’est-à-dire des lieux de quadrillage visuel. Et, dans "Surveiller et punir", Foucault le développera beaucoup pour et à propos de la prison. Il dira : qu’est-ce que c’est une prison ? Quelle est la fonction de la prison ? La fonction de la prison et il va chercher un texte très fascinant d’un auteur de la fin du XVIIIème, d’un réformisme de la fin du XVIIIème, à savoir Bentham, qui avait écrit un livre intitulé "Le Panopticon". "Le Panopticon". Le panoptique. Et, le panoptique, qui était la prison modèle, c’était quoi ? Le panoptique, c’était un lieu dont les habitants, nommés « les prisonniers », devaient être vus à chaque instant sans voir eux-mêmes. Et ils seraient vus à chaque instant par des gens nommés « surveillants », sur-veillants, qui, eux, les verraient sans être vus eux-mêmes ; Voilà une répartition de la lumière et de l’ombre. Comment se ferait cette répartition ? C’est pas difficile, le panoptique, c’était, en gros [il dessine au tableau] une circonférence. Circonférence épaisse avec creusée de fenêtre à la périphérie extérieure et à la périphérie intérieure de telle manière que la lumière traverse. Au centre : une tour, une tour à volets. Là, à la périphérie, avec fenêtre extérieure, fenêtre intérieure, il y a les cellules. Les cellules sont traversées de lumière. La tour centrale, la tour de contrôle a des volets de telle manière que le prisonnier ne puisse rien voir de ce qui se passe dans la tour. En revanche de la tour on voit tout ce qui se passe dans les cellules. En revanche les prisonniers ne voient pas la cellule d’à côté. D’un côté vous avez : être vu sans voir. De l’autre côté vous avez : voir sans être vu. C’est le panoptique.
-  En d’autres termes la prison est une forme de lumière, est une distribution de lumières et d’ombres avant d’être un tas de pierres.

Est-ce que ça engage chez Foucault une conception de la peinture ? Peut-être, où la lumière elle-aussi serait condition de la peinture, condition de l’acte de peindre. On aura à se le demander. Un tableau c’est une visibilité. Je peux dire de la peinture qu’elle est l’art des visibilités. Peut-être est-ce qu’il y a là une des raisons pour lesquelles elle a avec l’architecture un rapport essentiel, un rapport intime.

Donc j’ai justifié l’idée de visibilité aussi bien au niveau de "L’histoire de la folie" qu’au niveau de "Surveiller et punir". Et je redis : la prison c’est la visibilité du crime, le crime mis en lumière, tout comme l’hôpital général c’est la visibilité de la folie au XVIIème siècle. La manière dont le XVIIème siècle voit la folie, la porte à la lumière. Mais, de l’autre côté, il y a l’énoncé. Pourquoi « de l’autre côté » ? Pourquoi ? Le fait est..., le fait est... Qu’est-ce que ça veut dire ? En même temps que l’hist... En même temps que l’asile au XVIIème siècle, il y a un certain état de la médecine qui comporte une catégorie de maladies, encore une fois : maladies des humeurs, maladies de la tête, maladies des nerfs. Il n’est pas question de maladies mentales. Les analyses de Foucault sont définitives : le XVIIème siècle ignore la catégorie de maladie mentale, pour des raisons simples qu’on verra qui est que au niveau de la médecine, il n’a jamais distingué l’âme et le corps et il n’y a pas de psychologie, donc il n’y a pas de maladie mentale. Mais il y a des maladies de la tête, il y a des maladies des humeurs, il y a des maladies de nerf, à savoir les névroses - le mot apparaissant dès le XVIIIème siècle, ça s’appelle une névrose qui sont des maladies de nerf. D’accord. Il y a donc un certain nombre, un certain corps d’énoncés, un certain ensemble d’énoncés sur un groupe de maladies. Ces maladies sont des énonçables. Mais voilà le fait brut, comme un fait historique : la médecine ne pénètre pas l’hôpital général. L’hôpital général n’a pas pour origine la médecine. Bien plus : l’hôpital général, l’asile, la maison de correction n’a rien à voir avec la médecine. On ne soigne pas dans l’hôpital général. Ahh, on ne soigne pas dans l’hôpital général mais alors d’où il vient l’hôpital général ? La réponse de Foucault - je résume beaucoup cette analyse très simple - il vient de la police absolument pas de la médecine. Et la médecine qui soigne, elle soigne, mais elle soigne hors de l’hôpital général. Bon.
-  Tout se passe comme s’il y avait hétérogénéité entre l’hôpital général, lieu de visibilité de la folie, et la médecine, lieu d’énonçabilité des maladies de la tête.

Est-ce qu’il y aura des rencontres ? Oui il y aura des rencontres, une fois que les deux se constituent. Mais la généalogie est indépendante. Il y aura rencontre, mais c’est pas la même formation. Et, quand je parlais d’un parallélisme avec "Surveiller et punir", vous trouverez un thème, vous trouverez le même thème approfondi dans "Surveiller et punir".

J’en viens un court instant à "L’histoire de la folie". Alors, les énoncés, les énoncés médicaux, ils concernent quoi ? Puisqu’ils ne pénètrent pas, ils ne visent pas ce qu’on voit à l’hôpital général ? Qu’est-ce qu’ils visent, eux ? Qu’est-ce que c’est l’objet de ces énoncés ? C’est - et sans doute est-ce là l’intérêt puissant du XVIIème siècle ou de l’âge classique d’avoir formé cette notion - les énoncés médicaux portent sur une notion spécifique du XVIIème siècle : la déraison. La déraison. L’hôpital général contient les fous et les fait voir, mais la médecine énonce la déraison. Encore une fois la question n’est pas de savoir s’il y a rencontre entre les deux, la question c’est d’abord de dire et de montrer que la formation des deux est tout à fait différente. Bien.

Je reviens à "Surveiller et punir". La prison c’est une manière de voir le crime, c’est un lieu de visibilité du crime, du crime puni, du crime en tant que crime puni. Faire voir le crime puni. Et, en effet, c’est un lieu de lumière, qui distribue la lumière et l’ombre. En même temps quel est le régime d’énoncé, à la même époque ? Ben, à la même époque, il y a un droit pénal. Bien plus, il y a tout un mouvement de la réforme du droit pénal, au XVIIIème siècle, mouvement très intéressant. D’autant plus intéressant que quoi ? D’autant plus intéressant que, dès qu’on étudie ce grand mouvement du droit pénal et de sa réforme, on s’aperçoit que ce mouvement ne concerne pas la prison et que la prison est étrangère au droit pénal. Alors il va de soi qu’il y aura rencontre, mais c’est pas la question. C’est que, du point de vue du droit pénal, la prison n’est qu’une sanction particulière dans certains cas très précis de crime, mais que toutes sortes d’autres sanctions sont prévues. Et que, bien plus, le droit pénal ne considère la prison qu’avec une espèce de malaise fondamental, comme si le droit pénal ne cessait, devant la prison, de formuler l’énoncé : "ceci n’est pas une prison" ; ceci n’est pas une pipe, ceci n’est pas une prison. Le droit pénal pense tout un régime de sanctions sans se référer à la prison ou avec une référence minimale à la prison. La prison est, dans le droit pénal, un véritable corps étranger. Mais alors d’où vient la prison puisqu’elle ne vient pas du droit ? Elle vient de tout à fait autre chose, elle vient de ce que Foucault appellera les "techniques disciplinaires". Techniques disciplinaires du travail, de l’armée, de l’école. Et c’est d’un ensemble non pas juridique mais d’un ensemble disciplinaire extra-juridique, que la prison va naître. Et, en effet, les énoncés du droit, ils portent sur quoi ? Tout comme le XVIIème siècle avait des énoncés médicaux qui portaient sur la déraison et inventaient cette notion, les énoncés du droit, au XVIIIème siècle, portent sur la délinquance et inventent cette notion. - Entre les énoncés de délinquance et la prison comme lieu de visibilité, il y a hétérogénéité. Il y aura rencontre, il y aura toutes sortes de rapports, mais il y a hétérogénéité, c’est pas la même formation archéologique. Tout comme entre l’hôpital général et les énoncés de la médecine ; Donc, voilà un nouveau couple : les visibilités, les énoncés. Il faudra faire une analyse comparée de :
-  la prison comme lieu de visibilité du crime
-  et le droit pénal comme énoncé de délinquance,
-  de même analyse comparée entre l’hôpital général comme visibilité de la folie
-  et les énoncés médicaux comme énoncés de déraison.

Chacun a sa ligne, a sa ligne propre, indépendante de l’autre. Continuons dans notre recherche de couple. Là on va essayer de penser comment est fondé, chez Foucault, le couple visibilités-énoncés. Vous voyez que le visible et l’énonçable de la "Naissance de la clinique" s’est comme transformé en visibilité-énoncé. Encore une fois, l’architecture doit être prise comme ça, l’architecture comme régime de lumière. Nouveau couple. Je peux dire aussi bien que, dans la prison... et dans "Surveiller et punir" il arrive à plusieurs reprises à Foucault de dire, de s’exprimer ainsi : "la prison est une évidence". Comme l’hôpital général est une évidence. C’est intéressant, cet emploi du mot « évidence » puisque l’évidence est une visibilité. Foucault se fait donc de l’évidence une conception historique. Chaque formation historique a des évidences. Ses évidences. Et, à l’époque suivante, ce qui était une évidence cesse de l’être. Que les fous puissent et même doivent être réunis aux vagabonds, etc. etc., c’est une "évidence" pour le XVIIème siècle, c’est pas un aveuglement. En d’autres termes se dessine, il me semble, le grand principe historique de Foucault :
-  toute formation historique voit tout ce qu’elle est capable de voir,
-  toute formation historique voit tout ce qu’elle peut voir. Et le corrélat :
-  toute formation historique dit tout ce qu’elle peut dire.

Une formation historique se définira par ses évidences, c’est-à-dire son régime de lumière, et quoi ? Ses discursivités, un régime d’énoncé sera nommé par Foucault une discursivité. Evidence et discursivité. Dans "L’archéologie du savoir", nous allons, là, alors, être troublés à nouveau parce que le couple évolue, mais il évolue de telle manière qu’on court un grand danger. Le grand danger, c’est quoi ? C’est qu’on risque de ne plus voir qu’un terme du couple. Et pourtant l’autre est là, mais il n’est plus désigné que négativement. Et l’on trouvera les expressions : formation non discursive / formation discursive. Voilà que le "voir", les visibilités ne sont plus désignées que négativement sous le nom de formations non-discursives. Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ? La première réponse, mais insuffisante, elle est simple, consiste à dire que L’archéologie du savoir est un livre tout entier consacré à « que faut-il entendre par énoncé ? ». Donc, comme il ne considère pas l’autre pôle, l’autre tête, les visibilités - pour autant qu’il y fait allusion, il y fait allusion d’une manière seulement négative. Seulement la question ne ferait que rebondir, elle rebondit, je la laisse intacte, à savoir : pourquoi Foucault éprouve-t-il le besoin de consacrer un livre aux énoncés séparés des visibilités ?

Je continue mes recherches uniquement de terminologie et je vois que, encore, le couple va se déplacer mais toujours sous les rubriques voir / parler. Dans le livre sur Raymond Roussel, Foucault nous dit que, selon lui, il y a deux sortes d’œuvres chez ce poète, deux sortes de... En fait le livre s’apercevra même, mais, ça, je ne peux pas en tenir compte encore, qu’il y a trois sortes d’œuvres chez Roussel, mais on se tient aux deux les plus faciles. Il nous dit : tantôt il y a des livres qui décrivent des machines, des machines extraordinaires, et ces machines font quoi ? Elles nous donnent à voir un spectacle insolite. Des machines qui vous donnent à voir un spectacle insolite. Bien. Qu’est-ce que ça veut dire, ça, alors, des machines... ? Et en effet on verra... plus tard, on parlera de Raymond Roussel, tel que le voit Foucault et de Raymond Roussel pour lui-même... En effet il y a d’extraordinaires machines qui font voir des spectacles, des spectacles insensés. Et tout le livre de Roussel décrit ces spectacles issus de machines mystérieuses où, par exemple, des morts récapitulent le dernier moment de leur vie, et ne cessent de le récapituler dans des cages de verre. C’est intéressant, ça, cette idée de la machine ; Sentez qu’on va avoir une confirmation, ce qu’on cherche c’est des confirmations de ce qu’on disait tout à l’heure pour l’architecture. Bien sûr toutes les machines ne sont pas optiques. Ce serait bête de dire : toute machine est optique. En revanche, ce qui est moins bête, c’est de dire : toute machine, quelle qu’elle soit, donne à voir quelque chose.
-  Toute machine fait voir, en plus de ce qu’elle fait. La machine à vapeur, elle fait voir quelque chose. Donc... Les machines optiques à plus forte raison, elles font voir. Mais dire : la machine fait voir nécessairement quelque chose, c’est la même chose que dire : l’architecture est une sculpture de lumière. Donc des machines qui font voir quelque chose qu’on ne pourrait pas voir hors de la machine. En d’autres termes, la visibilité est inséparable d’une espèce de processus qu’il faudra bien appeler - enfin c’est pas... peu importe là - une espèce de processus qu’il faut appeler "processus machinique". Et des descriptions de machines ou de processus machinique définissent une première sorte d’œuvre chez Raymond Roussel. La deuxième sorte d’œuvre c’est quoi ? C’est les livres, cette fois-ci, qui ne reposent pas sur des descriptions de machines en tant qu’elles font voir un spectacle, mais qui reposent sur un procédé linguistique. Non plus sur un processus, mais sur un procédé. Et qu’est-ce que c’est qu’un procédé linguistique, c’est un régime énonciatif.
-  Le processus est machinique,
-  mais le procédé est énonciatif.

La seconde sorte d’œuvres de Raymond Roussel concernera des procédés énonciatifs. Bien. Voilà un nouveau couple :
-  processus machinique / procédé énonciatif.

Bien. Si j’essayais de résumer tout ça. Je fais appel à, alors, des termes qui ne sont pas de Foucault, pour essayer d’englober tout... vous voyez on a suivi, quoi, une espèce de dualisme, un très curieux dualisme qui se déplace suivant les livres de Foucault, qui se nuance, qui prend telle ou telle apparence. Ben, je pense à une terminologie qu’emploie un linguiste, à savoir le linguiste Hjelmslev. Hjelmslev parle de..- je retiens les mots uniquement, parce qu’ils me paraissent pouvoir peut-être nous aider - il parle de forme de contenu et forme d’expression. Il dit : il y a des formes de contenu et il y a des formes d’expression. J’arrête là mon invocation de Hjelmslev, pourquoi, parce que, chez lui, c’est un linguiste, un pur linguiste, chez lui, "la forme d’expression" est une manière de rebaptiser ce que les linguistes appellent le signifiant - il a des raisons pour vouloir ce nouveau baptême - et "la forme de contenu" une manière de rebaptiser ce que les linguistes appelaient le signifié. Ça, on sait que c’est ainsi, chez Hjelmslev. J’emprunte les mots à Hjelmslev, mais je dis immédiatement : bon, supposons que forme de contenu n’ait rien à voir avec signifié, supposons que forme d’expression n’ait rien à voir avec signifiant. Et, d’une certaine manière, c’est bien ce que montrera Foucault.
-  Qu’est-ce que c’est que la forme d’expression dans une formation historique donnée ? C’est le régime des énoncés.
-  Qu’est-ce que c’est que la forme de contenu ? Je dirais, par exemple que la prison est une forme de contenu. L’hôpital général est une forme de contenu.

Et, pour moi, en effet, on rencontre plusieurs fois dans "Surveiller et punir", l’expression, avec un tiret entre les deux mots, la forme-prison. La forme-prison, c’est une forme de contenu, car c’est pas une forme d’expression, la forme d’expression, c’est : droit pénal. Le droit pénal est une forme d’expression, et la prison une forme de contenu. La médecine est une forme d’expression, avec ses énoncés, l’hôpital général ou l’asile est une forme de contenu. Simplement, chez Foucault, et on verra pourquoi, la forme d’expression n’a plus rien à voir avec un signifiant, la forme de contenu n’a plus rien à voir avec un signifié. Pourquoi ? - Parce que les visibilités sont irréductibles a un signifié, de même que les énoncés sont irréductibles à du signifiant.

Foucault ne cessera de dire : les discursivités s’annulent à se mettre sous l’ordre du signifiant. Or les visibilités ne sont pas plus du signifié. Pourquoi ? Ça il faudra le chercher. Mais voilà qu’on a avancé. Il faut que vous m’accordiez, Il faut que vous m’accordiez, là, toute cette liste, autour de voir et de parler, mais on est au moins arrivé à une expression, à une formulation du couple de base beaucoup plus rigoureuse :
-  champ de visibilités, régime d’énoncés. Ou, si vous préférez,
-  visibilités et énoncés.

Le très curieux dualisme de Foucault est fondé sur ceci : irréductibilité d’une forme à l’autre. Voir et parler. Une fois dit que, voir, c’est, pas simplement l’exercice empirique de l’œil, c’est constituer des visibilités. Voir ou faire voir. Enoncer, c’est pas l’exercice empirique du langage, c’est constituer des énoncés. Or c’est pas facile, constituer des visibilités, constituer des énoncés, c’est pas facile du tout. Ça n’existe pas tout fait puisque ça varie avec les époques. Et comment s’est constitué tel régime d’énoncé ? Comment s’est formé tel lieu de visibilité ?

Alors, peut-être est-ce qu’on a fait un tout petit progrès parce que...
-  Première question : est-ce que n’est pas devenue plus claire la manière dont Foucault prétend déborder une histoire des comportements et des mentalités ? Est-ce que... - il ne s’agit pas encore de tout justifier, mais est-ce que ne deviennent pas un peu plus claires les formules suivantes : les visibilités ne sont pas des choses parmi les autres et les visions, les évidences ne sont pas des actions parmi les autres. Voir. Mais c’est une condition sous laquelle surgit toute action, passion, etc. Tout ce qui se fait à une époque ne peut se faire que s’il surgit à la lumière. Le faire et le subir d’une époque supposent son régime de lumière. Et, de même :" tout ce qui se pense à une époque, toutes les idées d’une époque, supposent son régime d’énoncés. Les énoncés ne sont pas des idées parmi les autres, ce ne sont pas non plus les simples communications entre idées, c’est les conditions pour le déploiement de tous les réseaux d’idées qui s’opèrent à une époque. Les visibilités ne sont pas seulement des données comme les autres, ce sont des conditions de lumière qui rendent possible la menée au jour, la montée au jour de ce qui se fait et se subit à une époque." Foucault ne fait pas une histoire des mentalités et une histoire des comportements, il s’élève vers les conditions propres à chaque époque qui rendent possibles et les comportements et les mentalités. En d’autres termes, il travaille comme un philosophe et non comme un historien. Voir et parler déterminent des conditions dans la mesure où
-  voir se dépasse vers les champs de visibilités et
-  parler se dépasse vers les régimes d’énoncés.

Et, en effet, voilà ce que...

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 8- 17/12/1985 - 2


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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien