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Foucault - Les formations historiques. année universitaire 1985-1986. Cours de Gilles Deleuze du 22/12/1985 - 1 Transcription : Annabelle Dufourcq (avec l’aide du College of Liberal Arts, Purdue University)

46 minutes 37

Une version a paru dans 10/18. Je signale que cette édition est abrégée. De quoi est-ce qu’il s’agit dans L’histoire de la folie ? Il s’agit de deux choses. Vaut mieux attendre. Ouais. Ouais ! Ah.

Il s’agit de quoi ? Il s’agit pour Foucault de savoir comment s’est formé un mode, mais un mode de quoi ? Mettons, pour le moment - quitte à avoir ensuite des surprises - un mode d’enfermement des fous ; Dans quoi ? Dans ce qu’on appelle, à l’époque, l’hôpital général ou les maisons de corrections. Et cet enfermement des fous, ou cette constitution d’un hôpital général qui comprend, entre autres les fous, apparaît au XVIIème siècle, c’est-à-dire à l’âge classique. Et, parallèlement, où en est la médecine ? Quelle médecine ? La médecine, est-ce que je peux dire la psychiatrie ? Evidemment pas, la psychiatrie n’existe pas, elle n’existe pas comme discipline. Et l’on nous parle ou de maladie des nerfs ou de maladie des humeurs ou de maladie de la tête. Il n’y a aucune raison de dire : c’est la préfiguration de la psychiatrie. C’est une branche de la médecine au XVIIème siècle. Et puis, ce que Foucault étudie, c’est comment a évolué l’hôpital général et l’asile et la médecine aussi, de telle manière que, à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècle se produit, ce qu’on présente souvent comme une espèce de libération des fous, à savoir : faire tomber les chaînes. Et de quoi il s’agit dans cette libération apparente ? Voilà en gros, mais vraiment superficiellement, voilà les grandes rubriques de L’histoire de la folie. 1963 : un livre sur un poète, sur un poète du début du XXème : Raymond Roussel. Raymond Roussel. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une œuvre en apparence insolite et cette œuvre insolite, elle semble s’ancrer ou elle semble envelopper ce que Roussel appelle lui-même un procédé de langage, procédé de langage que Roussel essaie d’expliquer dans un livre intitulé "Comment j’ai écrit certains de mes livres", et où il donne l’exemple suivant : voici deux propositions, « Les bandes du vieux billard » et « les bandes du vieux pillard ». Entre les deux propositions toute une histoire insolite va se dérouler. Et, dans le courant de son analyse, on s’aperçoit vite que Foucault attache une importance essentielle à un thème qui est très fréquent chez Roussel et qui est celui du double et de la doublure. Le double ou la doublure.

Voilà. Je caractérise ainsi, aussi superficiellement que ce soit les... ces livres de Foucault pour que ceux qui n’en ont pas lu puissent choisir celui qu’ils prendront, puisqu’encore une fois, je vous conseille vivement de prendre un livre, si vous n’en avez pas lu. Pour ceux qui s’intéresserait à cet aspect, l’analyse de la poésie de Roussel par exemple et du thème du double, ceux-là, vous pourriez joindre une préface ultérieure de Foucault à un autre inventeur de langage insolite, cette fois il s’agit d’une préface qu’il a fait à la réédition d’un livre bizarre, Jean-Pierre Brisset, auteur également du début du XXème siècle, inventeur du langage et d’une interprétation du langage très très bizarre, livre intitulé "Grammaire logique", la Grammaire logique de Brisset. Foucault le préface..., Edition Tchou, Foucault le préface et revient sur Roussel et essaie d’analyser ce qu’il présente comme des procédés de langage. Il considère trois, trois procédés de langage à la frontière d’une littérature insolite et de ce qu’il appelle, de ce que Foucault appelle une incertaine folie, c’est-à-dire : est-il fou, est-il pas fou ? Les trois procédés, c’est le procédé de Roussel, dont il reprend l’analyse, le procédé de Brisset, qu’il analyse, et le procédé d’un américain, là, tout à fait actuel, d’un américain contemporain qui s’appelle Wolfson et qui s’était inventé un traitement spécial du langage. Voilà. Donc Raymond Roussel, c’est 1963.

La même année Foucault publiait, en 1963, "Naissance de la clinique", aux Presses universitaires de France. Et "Naissance de la clinique", c’est quoi ? C’est la considération de deux choses. Comment les maladies se groupent en symptômes et, en même temps, à quels énoncés médicaux, ces symptômes renvoient ? Ceci considéré sur deux périodes, XVIIIème et XIXème siècles, XVIIIème et début XIXème, la période de la clinique, la naissance de la clinique. Vous voyez que le thème des lieux est constamment présent dans l’œuvre de Foucault. L’asile, l’hôpital général, la clinique et, ensuite, l’anatomie pathologique.

1966, Gallimard, "Les mots et les choses". Il s’agit de quoi dans "Les mots et les choses" ? Est-ce qu’il s’agit des mots et des choses ? Peut-être, On verra tout ça. Et il s’agit, plutôt, d’une analyse très poussée de la représentation à l’âge classique, c’est-à-dire au XVIIème et au XVIIIème siècles. Puis comment, à la fin du XVIIIème et au XIXème siècle, la présentation est soumise à une critique d’où vont se dégager des puissances hors-représentation qui seront la vie, le travail et le langage. Ça c’est 66.

1969 : "L’archéologie du savoir". L’archéologie du savoir, c’est une théorie des énoncés et c’est la grande théorie des énoncés chez Foucault, une fois dit que Foucault donne au mot « énoncé » un sens et un statut que personne ne lui avait donnés auparavant.

Avec L’archéologie du savoir, s’enchaîne bien "L’ordre du discours" de 1971, chez Gallimard aussi. Mais en 1971 également, avait paru un article sur Nietzsche dont on aura beaucoup à s’occuper sous le titre « Nietzsche, la généalogie de l’histoire », qui a paru dans un recueil collectif : hommage à Jean Hippolyte aux PUF.

En 1973 avait paru, dans une petite maison d’édition, Fata morgana, un texte très curieux de Foucault qui irait bien... que vous pourriez grouper avec Roussel et Brisset et qui est, cette fois-ci, un commentaire sur un peintre, Magritte et qui paraît sous le titre « Ceci n’est pas une pipe ». Pourquoi ? Parce que "Ceci n’est pas une pipe" était le titre d’un tableau de Magritte. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que le tableau de Magritte se contentait de représenter une pipe, très bien dessinée, et, d’une écriture appliquée, en dessous, il y avait : Ceci n’est pas une pipe, c’était le titre du tableau. Comment un tableau représentant une pure et simple pipe en toute clarté peut-il s’intituler "Ceci n’est pas une pipe" ? Bon, ça intéresse beaucoup Foucault. Pourquoi ? Parce que vous comprenez que..., sans doute vous pouvez pressentir qu’il y a le problème d’un rapport entre un dessin et un énoncé. Quel rapport y a-t-il entre un dessin et un énoncé ? Il faut croire que le rapport est complexe, puisque l’énoncé qui désigne la pipe dessinée tourne immédiatement en « Ceci n’est pas » et non pas en « ceci est ». Qu’est-ce qui se passe dans cette tournure ?

1975, "Surveiller et punir". Là encore il s’agit d’un lieu : la prison. Et non plus l’asile. En effet il est très frappant que, à 14 ans de distance, "Surveiller et punir" soit construit d’une manière comparable à "L’histoire de la folie". Dans "L’histoire de la folie", il s’agissait d’un lieu, l’asile ou l’hôpital général et d’un ensemble d’énoncés médicaux. Dans "Surveiller et punir", il s’agit d’un lieu : la prison, comment naît la prison ? Comment se forme la prison ? Comment s’impose un régime qui est le régime de la prison ? Et, en même temps, étude d’un régime d’énoncés, les énoncés de droit pénal. A quelle époque ? Au XVIIIème siècle. Donc c’était de 75.

1976, apparaît le premier tome de l’entreprise où Foucault se lance, à partir de ce moment-là, L’histoire de la sexualité. Et dont il a une certaine conception en 76, quand il publie le premier tome de cette histoire sous le titre : "La volonté de savoir". C’est donc 76, ça. On doit constater que, là-dessus, alors que, si vous avez suivi les dates, le rythme de Foucault est assez régulier, il y a un grand silence. Un grand et long silence. Puisque le tome II de L’histoire de la sexualité ne paraîtra qu’en 1984. Foucault n’a pas caché, il a dit formellement, qu’il avait été amené à remanier son premier plan, il avait trouvé quelque chose qui entraînait un remaniement total. Qu’est-ce qu’il s’est passé dans ces années de silence ? Qu’est-ce qu’il avait trouvé ? Comment il a remanié son projet ?

En tout cas, c’est en 84 que paraissent deux tomes suivants, "L’usage des plaisirs", où il s’explique sur le remaniement du projet de L’histoire de la sexualité et pourquoi il a été amené à ce remaniement, et le tome III. Le tome II : "L’usage des plaisirs", 84 et, la même année, "Le souci de soi", 84 également. Bien, on aura à se débrouiller dans tout ça.

Il faut signaler, parce qu’on aura à réfléchir, hein, sur ce point que Foucault a détruit des manuscrits déjà très entamés. Notamment il y a un Manet ou plutôt il y avait un Manet, un livre sur Manet. Ça nous importe puisque "Ceci n’est pas une pipe" est un livre sur Magritte et qui comprend quelques pages extrêmement intéressantes, on le verra, sur Paul Klee. "Les mots et les choses" commence par une description célèbre qui fait partie des pages les plus connues de Foucault qui est la description d’un tableau de Vélasquez, "Les Ménines ou les suivantes". Donc qu’il y ait existé ou qu’il ait fait un manuscrit déjà très long sur Manet doit nous intéresser puisqu’on sera peut-être amené à se demander : qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dans ce manuscrit ? Et, le fait est que, ce manuscrit, il semble bien que ce manuscrit ait été détruit, que Foucault ait détruit ce manuscrit à la fin de sa vie. D’autre part, je crois que le testament est formel et exclut toute publication d’œuvre posthume. Ce qui, pour nous, a de la conséquence, puisque le moment où il a arrêté la publication de "L’histoire de la sexualité" n’empêchait pas qu’il y avait un quatrième tome sous le titre "Les aveux de la chair", qui envisageait les Pères de l’Eglise et la période de la formation du christianisme quant à la formation de la sexualité, donc un moment essentiel, un moment fondamental et que ce livre, jusqu’à maintenant, semble... semble ne pas devoir être édité, s’il est vrai que le testament porte cette injonction définitive. Voilà.

Alors, en fonction de ça, tout ça je l’ai dit uniquement pour que, encore une fois, si vous n’avez pas lu du Foucault, vous voyiez dans quelle direction vous orienter. Moi, ce que je souhaiterais, c’est que certains d’entre vous prennent "Surveiller et punir", mais si vous ne connaissez pas du tout Foucault, ou très peu, il vaut mieux prendre un livre complètement que sauter d’un livre à un autre. Voilà. Là-dessus, ben on va commencer, mais quelle heure est-il ?
-  Lucien Gouty : dix heures moins le quart.
-  Deleuze : dix heures moins le quart, alors, si ça vous ennuie pas, on va attendre 10 heures. Parce que j’ai peur que... Coupure

..qui ne peuvent arriver que vers 10 heures moins le quart, 10 heures. Néanmoins je serai là quand même, je serai là à 9h. Et je voudrais que ceux qui peuvent y soient aussi, ou, du moins, ceux qui ont à me voir. Je veux dire que de neuf heures à dix heures moins le quart, ce serait le moment où vous travailleriez le plus, c’est-à-dire où, sur ce qu’on aurait fait la dernière fois, on pourrait, pour ceux qui auraient des questions à poser, on pourrait faire des développements, on pourrait revenir sur tel point etc. Et puis à dix heures moins le quart, dix heures, j’avancerais. Vous comprenez ? Donc, je répète, que ce soit bien clair. Moi, je serai là à 9h. Très bien, vous pourriez être cinq ou dix ou quinze, euh... Avec ceux-là on reviendrait sur la séance d’avant. Et on développerait ce qui devrait être développé ou bien ceux qui auraient à me poser des questions ou à dire quelque chose, tout ça, ou à dire : non ça va pas, il faut revenir là-dessus. Et puis à dix heures moins le quart, à partir de dix heures moins le quart, on ferait la nouvelle séance jusque vers une heure. Voilà et, comme ça, on progresserait et, chaque semaine, on reviendrait sur... un petit moment sur... Voilà. Ahh ! Ça a l’air de vous abattre ! Oh ben écoutez, on commence. On commence.

Alors je voudrais bien marquer les découpages. Aujourd’hui je voudrais commencer par une espèce de tâtonnement. Je vous lance un appel. Cet appel, ça consiste à faire confiance à l’auteur que vous étudiez. Mais qu’est-ce que signifie « faire confiance à un auteur » ? Ça veut dire, ça veut dire la même chose que tâtonner, que procéder par une espèce de tâtonnement. Avant de bien comprendre le problème que pose quelqu’un ou les problèmes que pose quelqu’un, il faut beaucoup..., je sais pas quoi, il faut beaucoup ruminer. Il faut beaucoup grouper, regrouper, il faut euh... les notions qu’il est en train d’inventer. Il faut faire taire en soi, à tout prix les voix de l’objection. Les voix de l’objection, c’est celles qui diraient trop vite : "oh, mais, là, il y a quelque chose qui ne va pas". Et faire confiance à l’auteur, c’est se dire, ne parlons pas trop vite, laisser... euh... il faut le laisser parler. Il faut le laisser parler, lui. Mais, tout ça, ça consiste... avant de savoir le sens qu’il donne aux mots, il faut faire une espèce d’analyse de fréquence. Etre sensible aux fréquences de mots. Etre sensible à son style même. Etre sensible à ses obsessions à lui. Aujourd’hui, je voudrais bien diviser, pour que ce soit clair, parce que, ça, c’est pas simple... en effet c’est pas simple la pensée de Foucault, pourquoi ? Parce que je crois que c’est une pensée qui invente des coordonnées, c’est une pensée qui se développe d’après des axes.

-  Et il y a un de ces axes, et à mon avis, c’est le premier, c’est le premier que Foucault développe dans son œuvre et, ce premier axe, il l’appellera" l’archéologie". Et, l’archéologie, c’est la discipline des archives. Seulement, qu’est-ce que Foucault appelle une archive ? Il essaiera de le dire dans un livre précis, "L’archéologie du savoir", mais, nous, on ne cherche pas à prendre à la lettre tout de suite, qu’est-ce que... On va pas... On va se dire, presque : mais, voyons, ça tourne autour de quoi ? Toute la première période de Foucault, presque, je dirais, de L’histoire de la folie à "Surveiller et punir", ça tourne autour de quoi ? Ce autour de quoi ça tourne, nous permettrait peut-être de définir l’archive. Et il n’y a pas de doute que l’archive a quelque chose à voir avec l’histoire. L’archive a pour objet la formation historique. Les archives renvoient à des formations historiques. Ça ne nous avance pas, à première vue on tourne..., vous comprenez, c’est ça que je veux faire aujourd’hui, on tourne dans des mots. Bien, l’archive renvoie à des formations historiques. L’archive est toujours l’archive d’une formation. Ça ne nous dit pas du tout : qu’est-ce qu’une formation historique ? ni qu’est-ce qu’une archive ? Et voilà que Foucault nous dit, dans "L’usage des plaisirs", livre donc très tardif, voilà que Foucault nous dit : "mes livres ont été des études d’histoire, mais non pas un travail d’historien". Etudes d’histoire et non travail d’historien. Tout le monde sait que Foucault a un rapport très étroit avec les tenants de ce qu’on a appelé la nouvelle histoire, en gros, les élèves de Braudel, l’Ecole des annales, mais un rapport peut être très complexe. Il nous dit formellement : je ne suis pas historien. Il nous dit formellement : je suis et je reste philosophe. Et pourtant, toute une partie de son œuvre considère les formations historiques. Il nous redit : d’accord, ce sont des études d’histoire, ce n’est pas un travail d’historien. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il précise un peu. Il précise un peu lorsqu’il dit : n’attendez pas de moi, toujours dans L’usage des plaisirs, n’attendez pas de moi une histoire des comportements ni des mentalités. Là, l’allusion est claire. Il est vrai que l’Ecole des annales, au moins en partie, nous propose une histoire des comportements et des mentalités. Exemple : qu’est-ce que c’est une histoire de comportements ? Là aussi on tourne autour de signes très gros, très sommaire. Je me dis, je pense à un livre d’histoire très très intéressant : "Comment on meurt en Anjou au XVIIème siècle, au XVIIIème siècle". Comment on meurt en Anjou ? On peut pas dire mieux : ça c’est une histoire de comportement, je peux faire l’histoire d’un comportement, comportement de la mort. Je pourrais faire aussi : comment on naît. Comment on naît en Picardie à tel moment. Vous voyez bien que ça mobilise des archives. Or Foucault nous dit : je ne fais pas une histoire des comportements. On peut concevoir une histoire de l’instinct maternel, ça a été fait. Bref, le domaine d’une histoire des comportements est infini. Comment on mange ? Comment on meurt ? Comment on se marie ? Comment on naît ? Comment on élève ses enfants ? Comment on accouche ? Etc. etc. et ça peut être tantôt une histoire des comportements, tantôt une histoire des mentalités. Et je crois que beaucoup de gens ont pris l’œuvre de Foucault à ses débuts comme de ce type. C’est pourquoi on l’a tant rapprochée de la nouvelle histoire. Or Foucault nous dit formellement : non, j’ai rien à faire avec ça. C’est pas du tout qu’il nous dise que c’est pas intéressant, il dit que ça n’est pas son problème. Et pourquoi c’est pas son problème ? Qu’est-ce qui l’intéresse alors ? Tout d’un coup on a une lumière. On a une lumière si vous avez lu un peu de Foucault ou même, à plus forte raison, beaucoup. Ce qui l’intéresse, c’est, non pas les comportements, mais quoi ? Voir. Voir. Ça tourne toujours autour de voir, les histoires de Foucault. Vous me direz : mais, voir, mais qu’est-ce que c’est ? Il n’y a qu’à l’ajouter aux comportements. Il y a des comportements visuels. Non, pas pour Foucault. Là, il va falloir attendre, ça va être très compliqué. Mais, voir, pour lui, c’est d’un autre ordre que le comportement. Et qu’est-ce qui l’intéresse encore ? Parler. Parler. Bien. Et parler, on peut toujours dire : parler traduit une mentalité ? Ben non, pour Foucault. C’est même l’inverse. Voir - et il faut déjà se faire à cette idée, mais ça va pas être facile - voir n’est pas un comportement parmi les autres, c’est la condition de tout comportement à une époque. Parler n’est pas une expression de la mentalité, c’est une condition de la mentalité à une époque. Bien. En d’autres termes, en nous parlant de voir et de parler, Foucault prétend déborder une histoire des comportements et des mentalités pour s’élever aux conditions des comportements historiques et des mentalités historiques. Qu’est-ce qui peut justifier une telle ambition ? Ce sera à nous d’essayer de le trouver. On a juste l’impression que c’est ainsi. Foucault ne traite pas voir et parler comme des variables de comportements ou de mentalités, il les traite comme des conditions. Il y a une recherche des conditions de la formation historique et ces conditions d’une formation historique, c’est quoi ? Qu’est-ce qu’on "dit" à une époque ? Qu’est-ce qu’on "voit" à une époque ? Chaque époque se définirait, pour le moment -ça va changer tout ça, je veux dire, à mesure que nous avancerons - mais on emploie des mots, pour le moment, très inexacts.

C’est comme si chaque époque se définissait avant tout par ce qu’elle voit et fait voir et par ce qu’elle dit. Bon. C’est dire que voir et faire voir et dire ne sont pas de même niveau que se comporter et avoir telle ou telle idée.
-  Un régime de dire est la condition de toutes les idées d’une époque.
-  Un régime de voir est une condition de tout ce que fait une époque.

Bien, alors, là, je reprends mon thème. Vous comprenez, avant même qu’on ait compris, dix ou douze objections nous viennent à l’esprit. C’est le moment ou jamais de se dire : calmons-nous ! Attendons. C’est déjà insolite. Si vous m’avez suivi, C’est très insolite cette espèce d’érection de voir et de parler comme condition. Cherchons, alors, cherchons. Après tout, je me trompe peut-être. Si je me trompe, je n’aurai pas de confirmation. Cherchons des confirmations. Du coup, j’essaie de faire un tableau. Je mets d’un côté mon tableau « voir », de l’autre côté « parler ». Je fais un trait et je me dis : qu’est-ce qui me vient ? Bon, alors je vais compléter mon tableau ?. Voir, parler. Et j’essaie de remplir mon tableau pour être sûr que, avant d’avoir commencé, je n’ai pas trahi Foucault. Bien. Et je tombe immédiatement - je ne prends pas l’ordre chronologique - je tombe immédiatement sur le livre intitulé "Les mots et les choses". Bien, vous me direz : mais, les choses, c’est pas seulement du visible ? Attendons. Les mots et les choses, quel curieux dualisme. Hein, c’est pas seulement du visible, non, mais, enfin, les choses, c’est visible, les mots, c’est du dicible. Voir, parler. Evidemment ça ne suffit pas. Là-dessus, objection : Foucault sera le premier à dénoncer le titre. Il dira : on n’a pas compris, on n’a pas du tout compris ce que je veux dire par "Les mots et les choses" parce que ça ne veut pas dire les mots et ça ne veut pas dire les choses. Le titre doit s’entendre ironiquement. Bon, pourtant, à première vue, l’ironie échappe. Pourquoi est-ce que "Les mots et les choses" c’est ironique ? Attendons. Les mots, les choses.

Un pas de plus : la leçon de choses. Vous savez ce que c’est, à l’école primaire, hein ? À l’école primaire, dans le temps, il y avait deux disciplines fondamentales : la leçon de choses...
-  euh, il n’y a plus de chaise ? C’est les autres qui nous ont volé, il y en a là ? Et...

A l’école primaire, il y avait ça, la leçon de choses, qui se distinguait de quoi ? Ben de la leçon de mots, la leçon de grammaire. Leçon de choses, leçon de grammaire et c’était les deux têtes de l’école primaire. Bon. Il y avait l’heure sur le marais salant, on nous montrait un marais salant, c’est-à-dire - je fais un pas, je fais un pas en avant - une image de marais salant, une figure de marais salant, le marais salant visible ou le parapluie visible, ou - disons tout - la pipe visible. C’était la leçon de choses. Le maître disait : ceci est une pipe. Ceci est un marais salant. Voilà. Et puis venait, l’heure suivante, c’était la grammaire. Cette fois-ci, c’était l’ordre du dire et non pas l’ordre du dessin. Et, l’ordre du dire, c’est autre chose que l’ordre du dessin. Et, si dire c’est autre chose que voir, à ce moment-là, le dire « ceci est une pipe » s’énonce nécessairement comme « ceci n’est pas une pipe », c’est-à-dire : le dire n’est pas un voir.

La leçon de choses et la leçon de grammaire renvoient cette fois-ci au petit livre, dont je parlais, de Foucault commentant Magritte, le tableau de Magritte étant leçon de choses, dessin appliqué d’une pipe, titre du tableau : Ceci n’est pas une pipe. Et forcément : « ceci est une pipe » devient « ceci n’est pas une pipe » dans la mesure où dire n’est pas voir. Dès lors, si ce que je vois est une pipe, ce que je dis, nécessairement, n’est pas une pipe. Bien. On verra ce que ça veut dire. Pour le moment je voudrais juste que vous soyez persuadés de ceci : qu’avant de comprendre quoi que ce soit, il faut que les choses vous tournent dans la tête. Et, si vous les laissez pas vous tourner dans la tête, à ce moment-là vous aurez des objections toutes droites. Vous aurez des objections toutes droites, mais en même temps que vous aurez des objections toutes droites, vous ne comprendrez rien à rien. Donc : gardez-vous de toute objection. Voilà.

Moi j’en suis à ma seconde rubrique. De choses et mots nous avons glissé à : leçon de choses, leçon de grammaire. Ou, si vous préférez, le dessin, le texte. Comme il nous le dira dans "Ceci n’est pas une pipe". Ce qui me donne mon troisième couple : dessin-texte [il écrit au tableau]. Pour le moment, j’ai fait allusion, donc, à deux livres de Foucault : Les mots et les choses et Ceci n’est pas une pipe.

Troisième thème, qui revient très constamment chez Foucault dans un livre précis : "Naissance de la clinique". Le visible et l’énonçable. Le visible et l’énonçable, c’est un couple de notions que "Naissance de la clinique" invoque constamment. Sous quelle forme ? De quelle manière une maladie est-elle visible à telle époque ? Qu’est-ce qui la fait voir ? Le symptôme, c’est ce qui fait voir une maladie. Comment se définit la clinique quand elle se forme au XVIIIème siècle ? La clinique est avant tout une nouvelle manière de faire voir la maladie. Mais, en même temps, la maladie n’est pas seulement ensemble de symptômes, c’est-à-dire visible, elle est aussi énonçable. Elle est une combinaison de signes. Et, autant le symptôme est visible, autant le signe est lisible. Le visible et le lisible, ce n’est pas la même chose. Le visible et l’énonçable, au niveau des maladies, aussi bien dans la formation clinique que dans la formation anatomie pathologique, va faire l’objet de "Naissance de la clinique". Un pas de plus alors ? Est-ce qu’on ne pourrait pas dire : voilà, ce qui intéresse fondamentalement Foucault suivant ce premier axe qui va nous permettre de définir l’archéologie, ce qui intéresse fondamentalement Foucault, c’est le couple - ça me fait un couple de plus... [Il écrit au tableau].
-  Troisième : visible et énonçable.
-  Eh bien, quatrième : les visibilités et les énoncés.

Ah bon, qu’est-ce que ça implique ? Cette progression, ce passage à ce nouveau couple : les visibilités et les énoncés ? Ça implique que ce qui est énonçable, c’est l’énoncé, ce qui est visible, c’est la visibilité. Vous me direz : c’est piteux. Pas du tout ! Pas du tout. Ça complique. Si cette formule a un sens : « ce qui est visible, c’est la visibilité, ce qui est énonçable, c’est l’énoncé », ça veut simplement dire que les énoncés ne seront pas donnés tout faits.

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