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15- 07/04/81 - 1

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Gilles Deleuze - Peinture cours du 07/04/1981- 1 transcription : Boudon Véronique

Pardonnez d’avance mes hésitations. Voilà, la dernière fois donc, on avait commencé cette espèce de je sais pas quoi, sur la peinture et j’avais essayé de dégager quelque chose parce que ça me frappe. Encore une fois, ce que je dis a aucune valeur, ça va de soi, aucune valeur universelle. Chaque fois je voudrais - c’est à vous de voir si, tel autre peintre auquel j’ai pas pensé, si quelque chose convient ou pas. Mais enfin moi, ce qui m’avait frappé, c’était chez un certain nombre de peintre la présence sur la toile, d’une véritable "catastrophe". Et ma question c’était bon et bien, qu’est-ce que c’est que ce rapport de - non pas de la peinture avec la catastrophe - mais ce rapport plus profond d’une catastrophe et de l’acte de peindre ? Comme si le peintre devait passer par cette catastrophe. Dès lors j’avais essayé et c’était tout ce qu’on avait fait la dernière fois, j’avais essayé de voir s’il y avait là ce qu’on pourrait appeler - je sais pas d’un mot très vague - un premier, pas premier absolu, mais pour nous, un premier concept proprement de peinture. Une espèce de concept pictural.

-  Et, à l’aide de textes de peintres, on avait formé une espèce de concept, un premier concept de "catastrophe germe" ou "chaos germe", comme si, le tableau comportait cette catastrophe germe, dont quelque chose allait sortir. Et chez un certain nombre de peintres, cette catastrophe germe est visible. Alors ça pose évidemment un problème. Chez ceux où elle n’est pas visible, est-ce qu’on peut dire qu’elle est quand même là ? Mais virtuelle ou invisible, ça c’est des choses que j’ose même pas aborder, il faut être plus solide pour même poser cette question, sans qu’elle soit toute verbale ou toute littéraire ; mais enfin, chez certains peintres, elle est évidente. Et certains peintres nous parlent de cette catastrophe par laquelle ils passent, non pas personnellement encore une fois encore que, ça puisse avoir beaucoup de conséquences personnelles sur leur propre équilibre ; mais s’agit pas de dire qu’ils y passent personnellement parce que c’est très secondaire, ce qui y passe, c’est la peinture, c’est leur peinture. Et le texte, presque le plus frappant, c’était celui de Paul Klee, quand il parle de ces deux moments : le point gris comme chaos et ce point gris qui saute par dessus lui-même pour se déployer comme germe de l’espace, il saute par dessus lui-même - et j’essayais au moins de comprendre où d’interpréter comme s’il s’agissait de deux gris - ces deux états du gris, le gris noir-blanc, il saute par dessus lui-même, il devient le gris vert-rouge, c’est-à-dire la matrice de la couleur.

-  Bon, est-ce que ce chaos-germe dès lors, c’est ce par quoi le tableau doit passer, pour que quoi ? Pour que la lumière naisse, où là on voit toutes sortes de réponses possibles, ou pour que la couleur naisse.

-  D’ou le titre admirable des liasses de Turner : « Naissance de la couleur », « commencement de la couleur », et ce thème qui parcourt alors tous les peintres, que finalement la peinture, le peintre se met comme dans la situation d’une création du monde ou d’un commencement du monde. Qu’est-ce que ça voudrait dire sinon précisément, il passe par ce chaos catastrophe ? il l’instaure sur la toile pour que, en sorte quelque chose, qui est quoi ? Qui n’est évidemment plus le monde des objets. Il ne peut plus être en aucun cas le monde des objets - mais qui est le monde de la lumière-couleur. Or vous comprenez que, et c’est là, j’insistais, il n’y a pas une formule générale du chaos catastrophe, du chaos-germe ou de la catastrophe germe. C’est évident que le chaos-germe de Van Gogh, ben, il est complètement différent, même, là je prends à des époques proches ; il est complètement différent du chaos-germe de Cézanne. En plus, il est complètement différent aussi du chaos-germe de Gauguin, tout ça c’est... et à plus forte raison du chaos-germe de Klee. C’est donc des chaos-germe très, très singularisés, où va déjà se jouer, ce qu’on appellera "le style" du peintre, et ce qui va en sortir sera aussi très différent. Les peintres de lumière, je crois que - bien que les peintres de lumière puissent être de grands coloristes - je crois que les peintres de lumière, qui atteignent à la couleur à travers la lumière et les peintres de couleur qui atteignent eux [...] les peintres de lumière, qui atteignent à la couleur par la lumière et les peintres de couleur, les coloristes qui atteignent à la lumière par la couleur - enfin vous voyez, c’est des techniques absolument différentes ça va de soi.

Donc quand je parle d’un chaos-germe, je veux pas dire du tout quelque chose d’indifférencié au contraire, c’est comme signé, il y a déjà là la signature du peintre. Et alors la dernière fois, je disais juste bon et ben, chaos germe, il se trouve que un peintre là, actuel a un mot qui m’intrigue et qui me sert beaucoup, donc que je reprends, c’est Bacon, lorsque ce chaos- germe il l’appelle un diagramme. Il dit : "ben oui, dans un tableau, il y a un diagramme" et c’était la citation que je vous avais lue, même dans un portrait et qu’est ce que c’est le diagramme ? Il nous dit le diagramme, et là je crois qu’il faut faire attention au mot qu’il emploie. "Un diagramme c’est une possibilité de fait", et ce qui m’a intéressé alors, ça me donne presque l’idée finalement de ce que l’on fait là, en parlant de la peinture. S’il s’agissait de faire une espèce de logique de la peinture, ce qui consiste pas du tout à ramener la peinture à de la logique, mais considérer qu’il y a une logique propre de la peinture. Eh ben, ce mot diagramme me servirait d’autant plus que précisément, il est tellement employé, je vous disais, par certains logiciens anglais ou américains actuellement ; les théories du diagramme, elles sont partout, et ce que j’aimerais entre autre faire, là pour rejoindre des considérations plus logiques ou plus philosophiques, ce serait essayer de voir si la peinture ne peut nous fournir les éléments, des éléments en tout cas, pour une théorie du diagramme. Mais enfin voyez pour le moment, car ce diagramme ou ce chaos-germe, j’ai essayé de le situer dans le temps de l’acte de peindre, et je dis : oui très simplement, est-ce qu’on pourrait pas dire ceci, quitte à le corriger plus tard : eh ben, c’est comme le deuxième moment dans les trois moments de l’acte de peindre. C’est dans ce sens que je disais, vous savez dans un tableau, il y a toujours implicite une synthèse du temps.

Et qu’est-ce que c’est que ces trois moments ? Eh ben, je disais le tableau il est en communication immédiate avec un avant - peindre. Bon, le tableau il ne peut pas être pensé avant un avant peindre, c’est-à-dire le tableau il a fondamentalement une dimension pré-picturale. Et j’invoque pour moi, là ce long texte de Cézanne, où Cézanne parle de tout ce qui se passe avant qu’il ne commence à peindre. C‘est bien cette dimension pré-picturale qui appartient déjà à la peinture. Or, c’est en fonction de cette dimension pré-picturale que, le diagramme s’affirme comme un second temps, d’où une question, qui nous reste : "qu’est-ce qu’il va faire quant au second temps ?", "Qu’est-ce qu’il va faire, pardon, quant au premier temps ?"

S’il y a bien, visible ou non visible dans le tableau, une appartenance et une dimension pré-picturale, en quoi consiste-t-elle cette dimension ? on ne le sait pas encore. Tout ce que je peux dire c’est que, la nécessité que le chaos-germe, c’est-à-dire le diagramme trouvera sa nécessité dans une certaine fonction qu’il exerce par rapport à cette première dimension pré-picturale. Qu’est-ce qu’il va faire ? Il va agir comme une espèce de zone à la lettre, de brouillage, de nettoyage, pour permettre sans doute quoi ? Pour permettre sans doute l’avènement de la peinture. Il va falloir nettoyer, brouiller. Bon, supposons que, pour que le troisième temps sorte... Voyez donc, j’ai mon espèce de dimension là, temporelle de l’acte de peindre, la dimension pré-picturale, le diagramme qui va agir on ne sait pas encore de quelle manière sur cette dimension, de telle manière que sorte du diagramme quoi ?

Reprenons les mots de Bacon. Le diagramme ce n’est pas encore le fait pictural. Ah bon, alors il y aurait un fait pictural ? Peut-être qu’il y a un "fait pictural". Pourquoi est-ce que les critiques quand on parle peinture, il y a toujours un mot qui revient chez tout le monde, chez beaucoup de gens - le thème de la présence. Présence, présence, c’est le mot le plus simple pour qualifier l’effet de la peinture sur nous, et là vous remarquez, je ne fais aucune distinction pour le moment, il y a aucun lieu d’en faire, que ce soit un carré de Mondrian ou une figure de la peinture très classique, il n’y a pas lieu, il y a une espèce de présence. Présence, ça sert à quoi quand les critiques emploient ce mot ? Ça sert à nous dire évidemment ce qu’on sait bien grâce à eux, grâce à nous même, c’est pas de la représentation. Présence c’est, qu’est- ce que c’est ? On ne sait pas très bien, on sait avant tout que ça se distingue de la représentation. Le peintre a fait surgir une présence, à savoir un portraitiste, il ne représente pas le roi, il ne représente pas la reine, il ne représente pas la petite princesse, il fait surgir une présence. Bon d’accord, alors c’est un mot commode. C’est une autre manière de dire qu’il y a un "fait pictural". D’où sort le fait pictural ?

Eh ben, après tout, tous les vocabulaires nous sont bons, du coup mes trois moments :
-  le moment pré-pictural qui d’une certaine manière, encore une fois j’insiste, appartient au tableau,
-  puis le diagramme,
-  puis le fait pictural qui sort du diagramme.

Bon, on tient ça comme un point, encore une fois c’est une hypothèse parce qu’il y aura lieu de le remanier, tout ça. Parlons latin parce que c’est..., je pense à un texte de Kant, dans un tout autre domaine où il se sert d’une terminologie latine en distinguant - c’est bien d’ailleurs, c’est une belle page - où il distingue le datum et le factum, c’est-à-dire en français c’est moins joli, le donné et le fait. Et il dit : "vous savez le fait c’est quelque chose de tout à fait différent du donné". Bon, je dirais que mon premier temps, la dimension pré-picturale, c’est le monde des donnés. Qu’est-ce qui est donné ? Alors, ma question elle devient plus précise, elle va nous aider :
-  qu’est-ce qui est donné sur la toile avant que la peinture ne commence ?

Bon, j’insiste là-dessus parce que, il y a une espèce de lieu commun, assez récent, qui est une catastrophe, il me semble, c’est une catastrophe parce que c’est une telle déformation du vrai problème, soit de décrire, soit de peindre, que ça rend tout puéril. Eh, je crois que c’est un thème que, généralement ceux qui le soutiennent, se réclament de Blanchot - mais c’est simplement un contre-sens sur Blanchot qui lui n’a jamais dit de bêtise - alors que le thème qu’on en tire, lui, est d’une bêtise incroyable.

Ce thème, et qui est ruineux en littérature, c’est le thème selon lequel l’écrivain se trouve devant une page blanche. C’est bête, mais c’est bête à pleurer et que dès lors le problème de l’écriture c’est : "mon Dieu comment je vais remplir la page blanche ?" Alors il y a des gens qui font des livres là-dessus, sur le vertige de la page blanche. Comprenez, on voit vraiment pas pourquoi quelqu’un voudrait remplir une page blanche, une page blanche ça manque de rien, je veux dire, je vois peu de thèmes aussi stupides alors, y passe tous les lieux communs vraiment. L’angoisse de la page blanche, on peut y mettre même un peu de psychanalyse là-dedans, la page blanche... Et on fait parfois des romans allant jusqu’à quatre-vingt pages, cent vingt, cent quarante, sur ce rapport de l’écrivain avec la page blanche.

-  Je dis, c’est d’une stupidité insondable, puisque si quelqu’un se met devant une page blanche, il ne risque pas de la rempli, c’est forcé, et bien plus, ça s’accompagne d’une telle conception de l’écriture et tellement stupide que, vous comprenez, c‘est juste le contraire. Quand on a quelque chose à écrire, ou quand on estime, là, je dis pas du tout, je fais pas une distinction entre les vrais et les faux écrivains, c’est plus général... si vous avez quelque chose à écrire faut pas croire que vous vous trouvez... c’est le tiers, c’est celui qui regarde sur votre épaule qui dit : "oh, il n’a rien écrit encore...". "D’accord, j’ai rien écris encore". Mais quelle différence entre ma pauvre tête, mon cerveau agité et la page ? Aucune, à mon avis aucune. A savoir, il y a déjà plein de choses, je dirais plus, il y a beaucoup trop de choses sur la page, il n’y a pas de page blanche. Il y a une page blanche objectivement, c’est-à-dire d’une fausse objectivité pour le tiers qui regarde, sinon votre page à vous, mais elle est encombrée, elle est complètement encombrée et c’est bien ça arriver à écrire. C’est que la page est tellement encombrée, qu’il n’y a même plus de place pour y ajouter quoique ce soit.

Si bien qu’écrire, se sera fondamentalement "gommer", ce sera fondamentalement "supprimer". Qu’est ce qu’il y a sur la page avant que je commence à écrire ? Je dirais il y a le monde infini, pardonnez-moi, il y a le monde infini de la connerie. Il y a ce monde infini c’est-à-dire, en quoi écrire est-il une épreuve ? C’est que, vous écrivez pas comme ça avec rien dans la tête, vous avez beaucoup de choses dans la tête. Mais dans la tête d’une certaine manière tout se vaut, à savoir ce qu’il y a de bon dans une idée et ce qu’il y a de facile et de tout fait. C’est sur le même plan, c’est seulement quand vous passez à l’acte par l’activité d’écrire, que se fait cette bizarre sélection où vous devenez "acte", je dirais la même chose pour parler. Quand vous avez dans la tête quelque chose, avant que vous parliez, mais il y a plein de trucs, mais tout se vaut, non d’une certaine manière non tout ne se vaut pas, mais vous avez beau mettre au point dans votre tête, il y a l’épreuve de passer à l’acte, soit en parlant, soit en écrivant, qui est une fantastique élimination, qui est une fantastique épuration.

Sinon votre page, elle est pleine, elle est pleine de quoi ? je dirais d’idées toutes faites et vous aurez beau les trouvées originales ! Idées toutes faites, ça veut pas dire forcément des idées que les autres ont aussi, vous pouvez très bien avoir des idées toutes faites à vous, et rien qu’à vous, elles sont quand même toute faites. C’est des idées toutes faites. Faciles, faciles, des idées comme on a dix huit ans et dont on a honte quand on se réveille quoi. Eh, non trop facile tout ça, pas sérieux quoi ! Vous comprenez, le monde des idées encore une fois, il n’a jamais été justiciable du vrai et du faux. Il est justiciable de catégories beaucoup plus fines. L’important, l’essentiel et l’inessentiel, le remarquable et l’ordinaire, le etc. Tant que c’est dans votre tête, bon, vous pouvez prendre des choses très ordinaires pour des choses remarquables. Or c’est pas innocent ça, ce genre de confusion, quand vous prenez quelque chose d’ordinaire pour du remarquable, ça affecte le contenu de l’idée. Pas simplement des trucs formels, alors c’est pour ça que vous avez tout le temps des livres dont vous vous dites - je sais pas si vous faites cette expérience - mais enfin, non ça va pas, c’est enfantin. Et on aurait de la peine à dire en quoi c’est faux. Non, c’est pas faux, c’est rien - alors que le type il a l’air de trouver que ses idées, elles sont formidables, il y a quelque chose en vous - et là c’est pas lieu d’une discussion.

C’est pour ça que les discussions c’est toujours de la merde, vous savez. C’est pas le lieu d’une discussion du tout. Moi je peux pas dire à quelqu’un : voilà pourquoi ton idée elle n’est pas fameuse, eh, c’est impossible à dire. Bon, simplement c’est ça qu’on a dans la tête, le monde des idées toutes faites, soit idées collectives, soit, idées même personnelles. Une idée personnelle, c’est pas une bonne idée pour ça... Il y a des idées toutes faites qui sont pourtant rien qu’à moi, qui sont faciles, à la rigueur, je peux les dire dans la conversation, mais si ça passe par l’épreuve d’écrire, je me dis mais enfin qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est ce que je suis en train de dire ? Est-ce que ça vaut la peine d’écrire ça ? Bon si on se demande beaucoup ça, je dis pas qu’on réussit, on se trompe comme tout le monde mais déjà on se trompe moins souvent, il faut avoir des questions d’urgence [...]

J’en viens à la peinture, c’est ça qui m’intéresse : c’est aussi bête de croire que : la toile est une surface blanche, pas plus que le papier. Une toile, c’est pas une surface blanche, je crois que les peintres le savent bien. Avant qu’ils ne commencent, la toile, elle est déjà remplie, elle est remplie de quoi la toile, avant qu’ils ne commencent ? Là encore c’est pour l’œil du type qui se promène qui voit - alors il voit un peintre, il regarde et il dit alors : « t’as pas fait beaucoup là, hein, il n’y a rien ». Et pour le peintre, s’il a de la peine à commencer, c’est justement parce que sa toile est pleine. Elle est pleine de quoi ? Elle est pleine du pire. Et ça vous comprenez, sinon peindre ça ne serait pas un travail... elle est pleine du pire, le problème ça va être d’ôter, d’ôter ces choses vraiment, ces choses invisibles pourtant, et qui ont déjà pris la toile, c’est-à-dire le mal est déjà là. Qu’est ce que c’est le mal ? Qu’est-ce que c’est les idées toutes faites de la peinture ? Les peintres ont toujours employé un mot pour désigner - enfin non pas toujours - mais il y a un mot qui s’est imposé pour désigner ce dont la toile est pleine avant que le peintre ne commence, c’est cliché, un cliché, des clichés. La toile, elle est déjà remplie de clichés.

Si bien que dans l’acte de peindre, il y aura comme dans l’acte d’écrire, ce qui doit être présenté bien que ce soit très insuffisant, une série de soustractions, de gommages. La nécessité de nettoyer la toile. Alors est-ce que ce serait ça le rôle, au moins un rôle, le rôle négatif du diagramme ? la nécessité de nettoyer la toile pour empêcher les clichés de prendre. Qu’est ce qu’il y a de terrible dans les clichés ? Bon on peut dire, et alors en effet, on se dit bien après tout actuellement, les peintres, c’est plutôt pire qu’avant, si on devait dire quelque chose, c’est vrai d’une certaine manière. Là, je ne veux pas recommencer ces analyses par exemple, des auteurs comme Klossowski les ont trop bien faites sur l’existence vraiment d’un monde de simulacres, quoique Klossowski prenne simulacre en un sens très savant, il comporte aussi cet aspect, le cliché, le truc tout fait. On vit, on nous dit souvent, on vit dans un monde de simulacres, on vit dans un monde de clichés. Sans doute est-ce qu’il faut mettre en cause les progrès, certains progrès techniques, dans le domaine des images, l’image photo, l’image ciné, l’image télé, etc. Ah bon, ce monde d’images quoi, mais ça existe pas simplement sur les écrans, ça existe dans nos têtes, ça existe dans les pièces, ça existe dans une pièce, c’est vraiment Lucrétien, vous savez quand Lucrèce parle des simulacres qui se promènent à travers le monde, qui traversent des espaces pour venir d’un endroit frapper notre tête, frapper notre cerveau, tout ça.

On vit dans un monde de clichés, il y a des affiches, il y a tout ça bon. Tout ça à la limite, c’est sur la toile avant que le peintre ne commence. Et ce qu’il y a de catastrophique, c’est que dès qu’un peintre a trouvé un truc, ça devient un cliché et à toute vitesse aujourd’hui, il y a une production, reproduction à l’infini du cliché, qui fait que la consommation est extrêmement rapide. Eh bien,
-  lutte contre le cliché, c’est ça le cri de guerre du peintre, je crois. Or ce qu’il sait le peintre, c’est qu’il y a des clichés personnels non moins que des clichés collectifs, que le peintre, il peut avoir sa petite idée cérébrale, petite idée d’un truc nouveau. Mais toute idée cérébrale en peinture est un cliché. Et que ça peut être un cliché rien qu’à lui, c’est quand même un cliché. J’aime pas beaucoup la phrase, enfin personnellement je trouve, la phrase qu’on cite toujours d’Oscar Wilde, à savoir, "c’est la nature qui se met à ressembler à tel peintre". C’est pas le peintre qui copie la nature, c’est la nature qui une fois que le peintre existe, alors en effet par exemple : on se met à dire d’un paysage, à tiens ça, c’est un Renoir. Moi ça me paraît pas tellement un compliment pour le peintre, ça montre seulement, vraiment la vitesse avec laquelle un acte de peinture devient un cliché. Je me mets à dire devant une femme : « ah, un vrai Van Dongen », devant un paysage : « oh, ça c’est un Renoir », cliché, cliché, cliché. Peut-être que le peintre qui a fait la lutte - finalement, ces clichés vous me direz, ils n’ont pas d’existence objective sur la toile. D’accord, je dis qu’ils ont une existence virtuelle, d’une force, d’une pesanteur. Comment le peintre va-t-il échapper aux clichés, tant aux clichés qui viennent du dehors et qui s’imposent déjà sur la toile, qu’aux clichés qui viennent de lui ?

Ça va être une lutte avec l’ombre, puisque ses clichés, ils n’existent pas objectivement, encore une fois on croit à la surface blanche, et pourtant ils sont là. En tout cas, pour le peintre, ils sont là. Celui qui a poussé, à ma connaissance, je ne sais pas, tous ont eu ce drame, comment échapper aux clichés ? même un cliché qui ne serait rien qu’à eux, c’est une lutte effarante. Sur les rapports de la peinture et de la photo dont je voudrais parler plus tard, mais là, je lancerais quand même un thème, parce qu’il vient, il vient il me semble bien à ce niveau. Sur les rapports de la peinture et de la photo et ce que les peintres ont pu appendre de la photo, ou l’intérêt de la photo par rapport à la peinture, deux choses qui me paraissent très, très, douteuses, et ça fait rien. Vous comprenez, il faut distinguer, il faut distinguer, parce que même les peintres qui se servent de la photo, c’est quoi ? C’est quoi les peintres qui se servent de la photo, qui se servent aujourd’hui de la photo ? Je pense à un peintre là - je ne sais pas ce que vous pensez de lui, peut-être que, il ne souffre que, peut-être d’un excès de don, heu.

Il y a quelque chose - c’est Fromanger. Fromanger dans une période, dans une de ses périodes, il se servait de photos d’une manière qui me parait, très, très, intéressante. Ça consistait en ceci, sa méthode à lui. On va voir si on ne va pas retrouver notre histoire de diagramme. Qu’est-ce qu’il faisait ? A une période, à une époque, c’est l’époque où il s’est le plus servi de photos. Il allait dans la rue, bon, c’était sa manière de chercher le motif, lui il se baladait dans la rue, avec un photographe, un photographe de presse, un photographe de journal. Et il prenait des scènes de rue, et notamment des boutiques, plusieurs clichés et voilà ce qu’il faisait et je vous demande de voir où commence l’acte de peindre là-dedans. C’est pas lui qui prenait les photos, il insiste beaucoup là-dessus, et c’est évident que quand on voit une photo, esthétiquement nulle, aucune prétention esthétique. Est-ce que la photo a le droit d’avoir des prétentions esthétiques ? c’est un problème très intéressant, moi il me semble, tout à fait intéressant. Mais là c’était même pas en question, puisque les photos étaient volontairement des photos de presse instantanées, il en prenait douze. Et là-dessus, douze d’une même scène, ou d’un même magasin. Fromanger choisissait dans les douze, il en choisissait, il choisissait. Là commençait déjà l’acte de peindre, il n’avait pourtant rien peint. Il y avait déjà un acte là, il choisissait une photo, en fonction de quoi ? Voilà, il avait une idée dans la tête, c’était quoi son idée dans la tête ? Il y a bien une intention, qu’est-ce que c’était l’intention de peindre, et de peindre quoi, dans le cas de Fromanger, du point de vue de cette technique là ? Eh ben, qu’est-ce que c’était son idée, sa petite idée ? Il choisissait une photo parmi douze ou parmi dix, en fonction d’une couleur, qui devait être, qui devait devenir couleur dominante du tableau à faire. Oui, c’étaient des photos en noir et blanc, ah oui, j’ai oublié de préciser c’étaient des photos en noir et blanc. Bon, il choisissait une photo, comme ça, il se disait, il avait donc douze photos, il regardait la qualité technique de la photo, mais au besoin, il en prenait une même pas de bonne qualité technique parce qu’elle lui paraissait plus compatible avec, la scène évoquait vaguement en lui une couleur. Mettons une scène qui évoquait en lui un violet, tel violet précis, il disait : "ah, ben oui, ça, cette scène-là, je la vois en violet". Alors, il choisissait la photo qui lui paraissait le plus compatible, c’était déjà un choix de peintre, il choisissait la photo qui lui paraissait le plus compatible avec ce violet qu’il avait dans la tête, que la scène avait vaguement évoquée pour lui. Là-dessus, qu’est-ce qu’il faisait ?

Et je peux déjà dire : l’acte de peindre commençait au niveau de ce premier choix. Là-dessus, il projetait la photo sur la toile. Bon, il projetait la photo sur la toile. Là on voit bien - ça me plait bien cette technique parce que, je dis pas du tout que ce soit une technique la plus ..bien plus il faut l’abandonner, on peut faire une série, un peintre peut faire une série comme ça, et s’il reste là-dedans, ça devient évidemment, un "cliché" à son tour. Il avait eu une idée, en effet le pop art avait eu parfois des techniques apparentées à ça, mais cette technique-là, non c’était une petite variation, c’était une variation Fromanger.

-  Bon alors qu’est-ce qu’il faisait à partir de là. Voyez, il ne peignait pas du tout sur une toile vierge, même en apparence. Là il y avait une espèce de vérité de la peinture, qui déjà apparaissait, il y avait la projection de la photo sur sa toile. Photo de valeur esthétique nulle, et volontairement nulle. Si ça avait été une photo, même à prétention artiste, il aurait pas pu travailler, je crois. Donc il fallait que, sa toile était remplie par, l’image de l’image, par la projection de la photo. Je crois que finalement..

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