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67- 30/10/84 - 2

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Gilles Deleuze - Cinéma et Pensée cours 67 du 30/10/1984 - 2

C’est que, je voudrais dire que si je ne considère pas encore les rapports pensée-cinéma mais si j’essaie de les amener, de les fonder, moi j’ai toujours été frappé par ceci, c’est que tout exercice de la pensée, philosophique ou non, mais particulièrement philosophique, présupposait une certaine image que la pensée se faisait d’elle-même. Cette image présupposée de la pensée, il n’est pas toujours facile de la dégager. Bien plus elle varie avec l’histoire. Est-ce dire qu’elle dépende d’une causalité extérieure, causalité sociale, causalité historique ? Je n’en suis pas sûr. Elle varie avec l’histoire, bon, pour je moment je ne peux pas en dire plus. On peut sans doute assigner des causes de cette variation, mais les causes de cette variation ne nous disent rien sur la nature de la variation. Donc je suppose que toute pensée présuppose une image de la pensée, image variable.

Pour mieux comprendre ce qu’il faut saisir par image présupposée de la pensée, je crois que surtout il ne faut pas la confondre avec ce que tout le monde connaît sous le nom de méthode. Penser implique une méthode. La méthode a deux aspects. Par exemple il y a une méthode de Descartes. Il y a une méthode de Kant. Bon ! La philosophie peut, d’une certaine manière être définie explicitement comme méthodologie de la pensée. Une méthode comprend deux aspects : un aspect temporel : l’ordre des pensées. L’organisation de l’ordre des pensées est un aspect de la méthode. _(bruit d’avion de Roissy)_ Elle comprend un autre aspect : spatial. À savoir : la détermination des buts, des moyens et des obstacles de la pensée caractérise l’aspect spatial. Quels sont les buts de la pensée ?, pourquoi penser ?, quels sont les moyens de la pensée ?, comment penser ?, quels sont les obstacles à la pensée ?- constitue cet autre aspect.

C’est bien les deux aspects de la méthode. Je dis que l’image présupposée de la pensée ne se confond pas avec la méthode, elle est présupposée par la méthode. La méthode ne nous dit pas quelle image de la pensée se fait d’elle-même. La méthode présuppose une image de la pensée, une image implicite de la pensée. Image variable. Cette image présupposée de la pensée, donc, en tant qu’elle est supposée par toute méthode, comment la caractériser de la manière la plus simple ? J’emploie un mot au linguiste et très grand critique littéraire Bakhtine : le chronotope. Il emploie chronotope en un sens très simple. C’est un espace-temps. C’est un espace-temps, un continuum spatio-temporel. Il nous dit par exemple que la question " qu’est-ce que le roman ?" implique le dégagement du chronotope propre au roman. C’est-à-dire d’un type d’espace-temps présupposé par le roman. De la même manière, je dirais qu’il y a un chronotope de la pensée, et que toute méthode, de son double point de vue, l’ordre des pensées, l’ordre temporel des pensées d’une part, d’autre part la distribution des buts, moyens et obstacles renvoie à un chronotope de la pensée, chronotope qui peut subir des variations, des mutations. Et qui n’est jamais donné. Ce qui est donné au besoin c’est une méthode, mais le présupposé il n’est pas donné. Il faut un effort spécial pour le dégager. Si bien que ce chronotope de la pensée, cet espace-temps présupposé par toute organisation spatio-temporelle de la pensée... À quoi est-ce que nous pourrons le reconnaître ? C’est en lui que le discours philosophique se développe mais lui-même n’est pas objet de discours philosophique. Le discours philosophique qui se développe présuppose le chronotope. Il ne peut guère être que jalonné, le chronotope lui-même. Et, ce qui le jalonne, ce ne sont pas... [fin du CD1]

Les concepts comme éléments du discours philosophique, c’est quelque chose de plus insolite. C’est ce que... Il y a longtemps là, il me semble... il y a longtemps... il y a des années mais, c’est un thème que je ne vais pas abandonner parce que quand j’en passerai aux autres années, à " qu’est-ce que la philosophie ? " - ça prendra pour moi une importance de plus en plus essentielle -je dirai qu’il est jalonné cet espace temps, ce chronotope est essentiellement jalonné et signalé par des cris.

En d’autres termes il y a des cris philosophiques qui enveloppent l’image implicite de la pensée. Ensuite il y a le discours et le discours vient recouvrir les cris, il y a la méthode et la méthode vient recouvrir le chronotope ou l’image de la pensée. Mais cette image là, cet espace temps est comme marqué, dont les lieux et les moments sont marqués par des cris. Ca revient à dire : il y a des cris philosophiques. Chacun sait que chez les oiseaux, on distingue les cris et les chants. Le cri d’alarme, par exemple, n’est pas un chant, comment là les ornithologues auraient beaucoup à nous apprendre s’ils arrivaient à nous donner de fermes distinctions entre le chant et le cri. Mais je peux dire que de même dans la philosophie il y a des discours et que les discours ne sont pas la même chose que les cris, les discours c’est le chant des philosophes. C’est leur manière de chanter, et voilà qu’il y a des cris philosophiques. On risque de passer à côté, à ce moment là on se fait de la philosophie une idée d’une chose morte. On l’assimile au discours qu’elle développe, et un cri philosophique peut toujours être traduit en terme de discours. Mais voilà que quelque chose résiste et que non, si on a le moindre goût de la philosophie, on sait bien que ce sont des cris alors, et que là, la philosophie y trouve les points de sa naissance, de sa vie. Et qu’est-ce que c’est ? puisque à première vue on risque de les confondre avec de simples propositions faisant partie du discours, et bien non, non non non, c’est autre chose... alors à quoi ils renvoient ? et pourquoi sont-ils fondés, pas fondés, sont-ils arbitraires ? Qu’est-ce qui fait qu’un philosophe lance un cri philosophique ? Je disais les cris d’alarme des oiseaux c’est pas des chants, mais au moins on sait pourquoi ils lancent un cri d’alarme, il y a d’autres cris que le cri d’alarme, il y a des cris d’amour qui sont pas la même chose que les chants nuptiaux. Alors si le philosophe c’est quelqu’un qui crie à sa manière, qu’est-ce qu’il a à crier ? Cherchons des exemples.

Je lis Aristote et je vois un discours admirable qui est le chant d’Aristote, et je reconnais ce chant, c’est une manière de chanter qui n’a pas d’équivalent, je ne confonds pas le chant d’Aristote et le chant de Platon. Et puis voilà tout d’un coup que j’entends dans Aristote et je bute sur la formule " Il faut bien s’arrêter ". Si on faisait une véritable analyse des propositions, je dis, ah ! mais c’est très curieux çà... lorsque Aristote nous dit ce que c’est que la substance, il développe ça dans un discours-chant. Lorsqu’il nous dit " Il faut bien s’arrêter ", c’est pas une proposition de la même nature, " Il faut bien s’arrêter ", c’est un cri. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il veut dire : vous ne remonterez pas , là c’est curieux c’est des propositions, déjà à l’écrit c’est des propositions qui ne peuvent s’exprimer que sous la forme de l’interpellation. Il n’est pas forcé de le dire explicitement, il nous dit " vous ne pourrez pas remonter à l’infini d’un concept à un concept plus général ", " il faut bien vous arrêter ", c’est à dire, il y a des concepts ultimes. Moi j’en sais rien s’il y a des concepts ultimes, vous non plus... Voilà que quelqu’un vous le dit mais ne peut vous le dire que sous forme d’un cri : Il faut bien s’arrêter , sous-entendez, il faut bien que la pensée s’arrête quelque part, qu’elle saisisse le point où elle ne peut pas aller plus loin. Je dis à tort ou à raison, c’est une question de sentiment, je ne cherche pas à vous convaincre de quoi que ce soit, mais j’ai le sentiment que ça ne fait plus partie du discours philosophique, c’est un cri philosophique. Si on lui dit et pourquoi, pourquoi il faut s’arrêter ? La question ne porte même pas. Là, on a atteint un point où la philosophie n’a plus à donner ses raisons, alors à quoi s’adresse-t-elle ? C’est peut-être le plus important dans ce qui est donné, le caché de la philosophie.

Descartes écrit un discours philosophique qu’il intitule Les méditations. C’est son chant à lui, et dans Les méditations surgit la formule célèbre " Je pense donc je suis ", et " Je pense donc je suis " on peut le considérer comme une proposition ou l’élément d’un discours philosophique ; il vient à sa place dans Les méditations, la seconde méditation, y’en a une première puis une seconde, etc. y’en a cinq, survient dans l’ordre précisément qu’on a pu appeler l’ordre des raisons, il fait partie du discours philosophique et pourtant il le crée. " Je pense donc je suis " est formulé comme un cri. C’est le cri de Descartes. En quoi est-ce un cri ? C’est que son énoncé c’est : " vous ne pouvez pas nier que si je pense je sois ". Pourquoi ça ? L’important c’est l’aspect cri et en effet, le " je pense donc je suis " prétend à quoi ? Il prétend nous donner une définition de l’homme d’un nouveau type, contre Aristote. Pour Aristote l’homme est un animal raisonnable. Descartes dit ça, c’est du discours, dire l’homme est un animal raisonnable c’est un discours parce que animal et raisonnable sont des concepts qui renvoient eux-mêmes à d’autres concepts. Et il dit non, il faut atteindre autre chose, et " Je pense donc je suis " est censé remplacer, tout en faisant partie d’un tout autre monde, l’homme animal raisonnable. La vraie détermination de l’homme c’est " Je pense donc je suis " et pas du tout l’homme animal raisonnable. En d’autres termes il veut une détermination de l’homme qui s’exprime dans un cri.

Je saute quand Leibniz lance " Tout a une raison ", " Tout a une raison ". Et qu’il en tirera pour le discours philosophique mille choses qui feront son propre système, car si " Tout a une raison " ça entraîne à bien des choses cette idée que tout a une raison . Pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas des choses sans raison ? Ben non, Leibniz ne veut pas qu’il y ait des choses sans raison. " Tout à une raison ", bien avant d’être un principe logique c’est un cri. Ou bien, ça nous convainc déjà qu’il y a des cris de la raison. Les cris de la raison ils s’expriment généralement sous la forme générale : vous ne pouvez pas nier que... Vous ne pouvez pas nier qu’il faille s’arrêter quelque part, vous ne pouvez pas nier que tout à une raison, vous ne pouvez pas nier que si vous pensez vous êtes.

Et voilà bizarrement que la philosophie comporte aussi des cris de la déraison. Il n’y a pas que la raison qui crie, y’a des cris de la déraison, on pourrait par opposition dire qu’on peut les exprimer sous la forme : " et si moi je nie ". " et si moi je nie " que deux et deux fassent quatre. Vous me direz c’est que des mots tout ça. Non, Dostoïevski lance le cri de la déraison. " Je nie que deux et deux fassent quatre ", c’est à dire il lance la lutte contre les évidences. Dostoïevski dans ce textes célèbre et philosophe, Dostoîevski lance un cri : " Je veux, je veux que on me rende compte de chaque victime de l’Histoire, je ne serai pas tranquille et je ne vous laisserai pas tranquille tant que vous n’aurez pas rendu compte de chaque victime de l’histoire. " C’est un disciple de Dostoïevski, c’est Chestov, qui, dans toute son œuvre, répète ce quoi, ce cri, cri de la déraison. La déraison n’a pas le privilège des cris, mais il y a des cris de la déraison et des cris de la raison, et il arrive que on ne sache pas qui crie, si c’est la raison ou la déraison. " Donnez-moi donc un corps ", c’est curieux que la pensée qui pendant des millénaires à plutôt chercher à échapper au corps, en arrive à dire... est-ce que c’est un discours ? " Donnez-moi donc un corps ", donnez-moi donc un corps, on reconnaît tout de suite que, je sais pas, j’aimerai vous faire sentir que ça se reconnaît au flair... c’est un cri philosophique. Voilà donc que la philosophie elle-même dépend donc d’un flair ou d’une capacité supérieure, d’un goût. Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qui serait juge des concepts, sinon les cris eux-mêmes, est-ce que le cri c’est pas la seule manière dont le concept devient vivant ?

Si vous n’êtes pas sensible au cri philosophique vous n’êtes pas sensible à la philosophie. C’est comme pour les poissons, les cris philosophiques sont comme les cris des poissons. Si vous n’entendez pas le cri des poissons vous ne savez pas ce que c’est que la vie. Si vous n’entendez pas ce que c’est que le cri des philosophes et les cris des philosophes, vous ne savez pas ce que c’est que la vie et vous ne savez pas non plus ce que c’est que la philosophie et vous ne savez pas ce que c’est que la pensée. Evidemment vous savez ce que c’est que le cri des poissons, et ce que c’est que le cri de la philosophie. Les philosophes alors c’est des poissons ? bon d’accord... Je dirais du cri, Artaud parlait de l’athlétisme affectif à propos de son théâtre et bien plus, de sa conception de la pensée. Il y a un athlétisme philosophique. L’athlétisme philosophique, c’est le pouvoir de pousser des cris spécifiquement philosophiques. En quoi j’avance ? je dis, bon, uniquement la pensée philosophique présuppose une image de la pensée, un chronotope, un espace temps dans lequel retentissent des cris. Un point c’est tout. Je m’arrête là, la suite l’année prochaine.

J’en tire immédiatement et j’en viens à ce qui va faire notre sujet cette année.

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