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90-28/05/1985 - 1

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Gilles Deleuze - cinéma et pensée cours 90 du 28/05/1985 - 1 transcription : Camille Duquesne

Et, nous terminons... Alors je rappelle que la séance prochaine elle est pour ceux qui ont des questions à poser sur l’ensemble. Voilà. Mais il se peut très bien que personne n’ait de questions à poser sur l’ensemble...voilà. Alors, écoutez. La dernière fois on a vu une espèce de circuit, une sorte de circuit que l’on proposait pour, que nous proposions comme pure présentation des films de Straub, des Straub. Est-ce qu’il y a des remarques à faire sur ce point ? Aucune remarque ? Très bien, très bien. Finalement il s’agit de quoi ? il s’agit de quoi - j’essaie de reprendre au point où nous en sommes, il s’agit bien...- Je vous préviens, je voudrais aujourd’hui très minuter. J’en ai pour jusqu’à, mettons, onze heures, onze heures moins le quart, non midi moins le quart à finir, jusqu’à un certain point. A midi moins le quart, j’arrête. Nous prenons une récréation bien méritée, et de midi à une heure, j’ai un texte de Blanchot, et mes conclusions. Donc, même au milieu d’une phrase, à midi moins le quart, j’arrête les analyses de détails, puisqu’ il nous faudra une heure pour Blanchot et les conclusions. C’est pour que vous soyez pas étonnés que je dis ça.

Alors dans nos analyses de détails on en était à quoi ? et bien ce phénomène qui nous a semblé fondamental, mais qui semble fondamental à beaucoup de critiques - oh, mon Dieu que c’est toujours comme ça - à beaucoup de critiques, à savoir la disjonction du visuel et du sonore. Et cette disjonction, elle nous avait parue prendre une forme très précise que nous avions essayé d’appeler, que nous avions appelé : héautonomie. Mettons autonomie, pour pas prendre un mot plus compliqué, mais on faisait une différence - j’ai plus besoin de la faire, vous la faîtes de vous-mêmes - héautonomie ou autonomie des deux images, de l’image sonore et de l’image visuelle.

Et on avait consacré de longs moments à savoir : à quelles conditions peut-on parler d’une image sonore ? Hein ? Tu te rappelles ? Tu te rappelles ? Bien. Et je prends trois exemples de base posant cette héautonomie.

Les Straub, Fortini/Cani. L’image sonore c’est Fortini lisant le texte - on a vu dans quelles conditions - l’image visuelle c’est l’espace vide, l’espace désert, dont on a vu qu’il avait un caractère très très particulier. Espace tellurique, géologique, strati-graphique. Est-ce que les deux se rejoignent ? Vous sentez tout de suite le problème, c’est là-dessus que je veux insister. La réponse elle est : oui et non. Evidemment il faut bien que les deux se rejoignent, sinon ce serait encore une fois n’importe quoi sur n’importe quoi. N’importe quelle image sonore pour n’importe quelle image visuelle, il faut donc bien que les deux, aient un lien. Est-ce qu’ils se rejoignent, en une image ? Non. Pourquoi ? Vous devez déjà comprendre, si ils se rejoignaient en une image, ce serait du flash-back. Or c’est un cinéma sans flash-back. De même qu’il a rompu avec tout hors-champ ; il a rompu avec tout flash-back. Là aussi ça se rejoint si les deux images, l’image sonore et l’image visuelle, se rejoignent, c’est pas dans la résurrection, d’un quelque chose de passé où les deux auraient été en commune mesure. Surtout pas ! Il y a incommensurabilité des deux sortes d’images.

Deuxième exemple, je prends, un cas évident, chez Marguerite Duras, dans "Son nom de Venise dans Calcutta désert". Et là en effet, il y a l’acte de parole, fournissant l’image sonore et, l’image visuelle, l’image de pierre mouillée - on verra l’importance - mais peu importe pour le moment, peu importe hein...de maison déserte etc, etc.

Troisième exemple : Syberberg, "Le cuisinier du roi". Où l’on voit quoi ? l’acte de parole est celui du cuisinier et fournit l’image sonore évoquant Louis II, Louis II de Bavière. L’image visuelle, c’est : les palais déserts et les huttes - huttes qui au besoin, ont cessé d’exister et sont remplacées par des projections de diapositives. L’image sonore nous avons vu ce que c’était. C’est un acte de parole spécial, c’est cet espèce d’acte de parole que nous appelions : "acte de fabulation". L’acte de fabulation c’est quoi ? c’est l’acte qui "fait" légende, l’acte de parole en tant qu’il fait légende. Vous remarquez qu’il peut être multiple, il peut être multiple, (coupure) fait de véritables couches et des couches dont l’ordre varie, c’est comme en géologie, c’est une image géologique. Ici, vous aurez tel ordre de couches ; là vous aurez un autre ordre de couches. Chez Straub, chez les Straub, c’est pas le seul exemple, vous savez, les couches, par exemple, de l’histoire allemande dans "Non-réconciliés". Quatre ou cinq périodes que vous ne prendrez pas dans l’ordre historique, mais que vous prenez dans des ordres variables. Chez Syderberg, c’est la grande trilogie. Trois couches qui constituent aussi l’histoire allemande. L’histoire de l’Allemagne. La couche Louis II, la couche Karl May - personnage étrange, romancier populaire - et la couche Hitler. Hitler est déjà présent dans la couche Louis II. Louis II est encore présent dans la couche Hitler. Tout ça ça constitue vraiment une "archéologie" de l’Allemagne moderne.

Chez Duras, vous avez également, sa trilogie où non seulement l’ensemble des trois films constitue des couches, mais où chaque film a ses propres couches. Sa trilogie c’est : "La femme du Gange", "Indiasong", "Son nom de Venise dans Calcutta désert". Or qu’est-ce que c’est ça ? Et bien ce sont des couches qui recouvrent l’événement brûlant. Exactement comme chez les Straub, on l’a vu, il y a un feu central que d’une certaine manière on ne verra jamais, mais qui transparaît à travers les couches. De la même manière, il y a un feu central, qu’aucun des films de Marguerite Duras, aucun des trois films de Marguerite Duras ne nous montrera et qui pourtant anime toutes les couches et l’organisation de ces couches, c’est quoi ? C’est l’ancien bal où un amant fut ravi à la femme, par une autre femme. Cet événement comme indicible, c’est ça l’événement brûlant. Et, il est recouvert comme par des couches, couches telluriques d’une certaine manière. Il est recouvert par, dans "La femme du Gange", il est recouvert par la plage où le voyageur revient. Evidemment il y aura pas de flash-back. J’insiste sur cette élimination du flash-back parce qu’elle est fondamentale : on nous donnera jamais l’événement brûlant. Et vous devez comprendre pourquoi. Je le dis tout de suite, quitte à le répéter tout à l’heure : si on nous donne jamais visuellement l’événement brûlant, c’est-à-dire si il y a rupture absolue avec le flash-back - c’est que ce qui est chargé de nous redonner l’événement brûlant, c’est l’acte de parole, c’est l’acte présent de parole. C’est pour ça que, le cercle sera perpétuellement un cercle, comment on dit, un cercle coupé là, un cercle, un anneau brisé, ce sera toujours un cercle brisé, par opposition au beau cercle de la totalité organique dans le cinéma classique. Bon. Alors dans "La femme du Gange", ce qui recouvre l’événement brulant, le feu central à savoir l’enlèvement, le ravissement - ce qui recouvre ce feu central, c’est la plage. Dans India song, ce qui recouvre le même événement brûlant, et qu’on ne voit pas plus, c’est le bal de l’ambassade, qui est comme une couche, à la lettre il faut le prendre comme une couche géologique qui a recouvert l’ancienne couche, l’autre bal, où s’est produit le ravissement. Et enfin, dans "Son nom de Venise dans Calcutta désert", il y a une couche supplémentaire qui est ajoutée à savoir : la ravisseuse est rapportée à son nom de jeune fille, comme si il y avait une couche supplémentaire, le nom de jeune fille que réclamait le vice-consul. Bon là, vous voyez qu’à chaque fois, l’image est organisée sous forme d’une coexistence de couches qui peuvent être mises en ordre variable et qui vont constituer l’image visuelle, en même temps que l’acte de parole multiple constitue l’image sonore.

Je dis donc ça c’est l’héautonomie des deux images. Et encore une fois, la suppression, l’inconcevabilité d’un flash-back là, qui vraiment détruirait, détruirait tout de ce cinéma. Ca se pose même pas, c’est-à-dire, ça a toujours été un moyen sommaire, un moyen facile mais il était fondé en nécessité dans le cinéma classique. La suppression du flash-back est non moins fondée en nécessité dans le cinéma moderne, de l’après-guerre. Je dis, s’il y a bien héautonomie des deux images :
-  l’acte de parole multiple d’une part, l’image sonore comme acte de parole multiple d’une part
-  d’autre part, l’image visuelle comme coexistence de couches géologiques, telluriques, stratigraphiques, les deux ne bouclent pas. Les deux ne bouclent pas, est-ce que ça veut dire qu’ils sont sans rapport ?

Sans rapport, c’est la provocation de Marguerite Duras, quand elle présente "La femme du Gange" en disant : mais le film des voix et le film de la vue n’ont strictement rien à voir. Ils n’ont qu’une coexistence matérielle de fait. Enorme provocation dont Marguerite Duras n’est pas incapable. En d’autres termes, elle plaisante. Je relis pas le texte, si à moins que vous le vouliez, vous voulez que je vous le relise ? ou que vous le lisiez. je sais plus, non, oh bien je l’ai perdu. Voilà oui : « On ne devrait pas les raccrocher au film de l’image » elle est merveilleuse, « La femme du Gange c’est deux films, le film de l’image et le film des voix », sous-entendu de l’image visuelle. « Le film de l’image a été prévu » etc. etc. « maintenant les deux films sont là d’une totale autonomie, liés seulement pas une concomitance matérielle, ils sont tous les deux écrits sur la même pellicule et se voient en même temps ».

Bon. On sait bien que c’est pas vrai, voyons c’est évident que ce n’est pas vrai. Elle veut dire : il n’y a pas de rapport direct. Et en effet, la seule chose qui pourrait donner un rapport direct, ce serait le flash-back. Il ne peut pas y avoir de rapport direct, ça on en est convaincus d’avance, est-ce que ça veut dire qu’il n’y a pas de rapport du tout ? Evidemment si. Il y a donc, ce que l’on proposait d’appeler la dernière fois, un rapport indirect libre. Qu’est ce que ça veut dire ? On dirait aussi bien : un rapport non-totalisable, par opposition à l’image classique, où entre le sonore et le visue,l il y a un rapport totalisable - voir Eisenstein et les plus belles déclarations de Eisenstein sur la commensurabilité, vous vous rappelez ça, on l’a vu en détail - sur la commensurabilité du visuel et du sonore. Donc là nous dirons, il y a certainement un rapport mais un rapport indirect libre c’est à dire un rapport non totalisable. En d’autres termes nous n’oublions jamais notre principe puisque là il est acquis depuis déjà très longtemps, donc il ne peut revenir qu’au moment de nos conclusions, à savoir :
-  entre l’image sonore et l’image visuelle, il y a une coupure irrationnelle et non pas une coupure rationnelle.

Une coupure irrationnelle, au sens, au sens rigoureux que les mathématiques donnent au terme coupure irrationnelle, c’est-à-dire une coupure qui ne fait partie d’aucun des deux ensembles qu’elle répartit, ou qu’elle détermine. Vous vous rappelez que, dans l’année, on a consacré de longues séances à la distinction des coupures rationnelles et des coupures irrationnelles. Bien plus... Donc, oui : il y a bien un circuit sous forme d’un cercle brisé, d’un anneau brisé. Et il n’y a pas de cercle totalisable.

Et encore une fois alors, c’est là où j’en étais, où la dernière fois, on avait risqué une présentation donc très générale des Straub, en disant : et bien qu’est ce qui se passe ? comment définir ce circuit ? Ce circuit qui ne ferme pas, qui laisse subsister la coupure irrationnelle, tout ça. Ben, nous disions, le circuit consiste en ceci : que l’image sonore va arracher - dans le cas des Straub à la lettre - l’image sonore va arracher l’acte de parole ou les actes de parole, peu m’importe, toute manière il est multiple. L’image sonore va arracher l’acte de parole au sens de acte de fabulation qui crée l’événement, qui fait légende, qui crée l’événement - va arracher l’acte de parole à tout ce qui résiste. En d’autres termes : faire monter l’acte de parole dans l’air et la lumière. Et en même temps, donc :
-  faire monter l’acte de parole en tant qu’il crée l’événement dans l’air et la lumière, et en même temps, l’image visuelle ne cesse d’enfoncer l’événement sous les couches de l’image tellurique, dans les strates de l’image stratigraphique, cette fois à titre d’événement muet et silencieux.

« Je ne crois pas aux grands événements brulants », disait Zarathoustra, et Zarathoustra croyait en la terre, et pourtant il croyait en son acte de parole. Après tout c’est peut-être déjà. Les Straub ils ne sont pas tellement nietzschéens mais peut-être qu’ils le sont plus qu’ils ne le pensent ! Qu’est-ce qu’il fait Zarathoustra ? Zarathoustra il lance, il lui faut du temps, il lui faut des maladies, il lui faut des épreuves, avant même, et puis même il ne lancera pas, il ne pourra pas. « Tes enfants sont mûrs mais tu n’es pas mûr pour tes enfants » c’est-à-dire l’acte de parole t’attend mais tu n’es pas encore mûr pour l’acte de parole. Tout Zarathoustra c’est : l’acte de parole de Zarathoustra, y arrivera-t-il ? Arrivera-t-il à faire monter dans l’air et la lumière l’acte de parole qui va faire événement ? Et en même temps cet événement est dans les strates de la terre. Evénement silencieux... Il faudrait que la terre devienne, ce qu’elle n’est pas encore, devienne la légère, pour que l’acte de parole soit possible pour que l’acte de parole et l’image stratigraphique s’unissent, se rejoignent, pas dans un flash-back mais dans une création, qui serait la création de leur union. En tout cas ça constitue pas un Tout, si vous voulez il y a un rapport perpétuellement brisé entre l’acte de parole qui crée l’événement et les couches géologiques qui enfouissent l’événement. Et, d’après le peu que j’ai dit, ça vaut pour : non seulement les Straub, mais pour Marguerite Duras et pour Syberberg. Là j’en ai encore moins dit sur Syberberg, peut-être qu’on aura le temps peut-être qu’on n’aura pas l’temps, heu... .

En tout cas, ça ne reconstitue pas un Tout, ce circuit perpétuellement brisé entre l’acte de parole qui crée l’événement et les couches géologiques qui enfouissent l’événement, c’est-à-dire entre l’image sonore et l’image visuelle ne reconstitue pas un tout. Il sera toujours sur le mode de l’irrationnel, de la coupure irrationnelle, simplement la coupure irrationnelle est un facteur positif. Qu’est ce que dit Syberberg ? Syberberg c’est le plus philosophe parce que il est allemand alors c’est pas le plus clair. Il explique à un moment la dualité qu’il estime nécessaire - et dont beaucoup de critiques ont parlé à propos de Syberberg - d’une disjonction célèbre, disjonction entre, tantôt le corps et la voix, tantôt entre l’image visuelle et l’image sonore. C’est pas la même... Notamment dans "Parsifal" la disjonction de l’actrice et de la chanteuse. Ce serait rien, disjonction de l’actrice et de la chanteuse, ce serait rien, si elle ne valait, et si elle n’incarnait une disjonction, plus chère à Syberberg, la disjonction entre la marionnette et le récitant. La disjonction entre la marionnette et le récitant, et pourquoi est-ce qu’il faut une disjonction ? Ou bien, dans le procédé auquel j’ai fait allusion, dans le procédé ressuscité par Syberberg, la projection frontale, la disjonction entre l’image sonore et l’image visuelle telle qu’elle est obtenue par l’intermédiaire de la projection frontale.

Et bien et bien, pourquoi cette disjonction ? Pourquoi diviser - pour ceux qui se rappellent Parsifal et notamment le livret de Parsifal, chez Wagner - pourquoi diviser Coundrie - c’est une femme, personnage de Parsifal qui a un rôle essentiel - pourquoi diviser Coundrie en corps et en voix c’est-à-dire en visuel et en sonore ? Pourquoi diviser Coundrie ? « Diviser », page 46 du livre de Syberberg sur Parsifal, « diviser Coundrie en corps et en voix doit être en relation avec ma tentative de répartir la complexité non-représentable par un seul individu ». La complexité n’est pas représentable par un seul individu de telle manière que l’apparition de la personne - c’est un beau texte - de telle manière que l’apparition de la personne soit divisée en elle-même et sur un mode non-psychologique. Il enchaîne, je coupe rien parce que, faut faire attention :" ce que Richard Wagner a rassemblé, ce que Richard Wagner a rassemblé, l’union du bien et du mal, de la tentation et de la rédemption, de la malédiction et du service du graal, exprime une fusion de la déchirure, exprime une fusion de la déchirure du monde qu’il est à peine possible à une seule personne de représenter quand elle est conçue comme quelqu’un qui chante. C’est bien ça parce que tout est bien. Ce que Richard Wagner a rassemblé, l’union du bien et du mal, de la tentation et de la rédemption, en apparence, c’est le Tout, c’est ce qu’on appellera le Tout. L’union du bien et du mal, de la tentation et de la rédemption, ou l’union des deux sexes, c’est le Tout. Et voilà que, Syberberg nous dit : "cela exprime la fusion de la déchirure". Pourquoi ? Vous comprenez ce qu’il veut dire ? là il va vite mais le texte est compliqué ; il veut dire : ne croyez pas que ce soit le Tout et ne croyez pas que ça supprime la déchirure. Cela porte la déchirure à l’état de fusion, cela ne reconstitue pas un Tout, cela opère une fusion de la déchirure.
-  Porter la déchirure du visuel et du sonore à son point de fusion.

Marguerite Duras aura des termes très différents, mais du même genre. Quand le visuel et le sonore se touchent, le film est fini ; quand les voix et l’image se touchent, le film est fini. Pourquoi il est fini le film ? Il est fini en droit puisqu’en fait il n’est pas fini, il continue encore, pourquoi il est fini ? Est-ce que ça veut dire qu’on voit enfin ce que l’image visuelle nous cachait ? Encore une fois non, ce serait du flash-back. Quand est-ce que selon elle, le sonore et le visuel se touchent dans La femme du Gange ? Il y a deux voix de femmes dans La femme du Gange, la voix brulée et la voix -heu comment elle l’appelle la seconde voix, je sais plus mais c’est la voix brûlée qui est plus importante vous allez voir même à quel point...ces textes nous concernent, c’est des textes de conclusion, on n’a plus le temps alors... ah où est-ce que j’avais ?.aïe aïe aïe... j’espère pas l’avoir perdu parce que... Ah oui ! Quand est-ce que, quest-ce que je disais.. Les deux voix dans La femme du Gange, « voix de femmes très jeunes et jumelles, l’une brûlée l’autre encore vivante », l’une brûlée, l’autre encore vivante. Et ben le film, le sonore et le visuel, ce qu’elle appelait tout à l’heure les deux films, dans La femme du Gange, se touchent, entrent en contact - vous voyez qu’elle emploie, j’insiste là-dessus, un terme qui vient d’un troisième sens : le tact pour désigner le point de jonction du visuel et du sonore. Elle fait, elle convoque le troisième sens, le tact, le contact, c’est dire qu’on verra rien de plus, qu’on n’entendra rien de plus, mais alors qu’est ce que c’est le contact ? C’est pas lorsque l’image cachée sous les couches telluriques, c’est-à-dire le feu central apparaît : il excède le pouvoir de la vue. Ce feu central il ne peut pas être vu, donc .. Et bien il s’est passé ceci : la voix 2, la voix jeune là, la voix - non elles sont toutes les deux jeunes - la voix vivante, la voix vivante a dit : « Vous êtes si jeunes et je vous aime tant », à la voix brûlée. On les voit pas hein, ces voix on les voit pas, vous vous rappelez c’est le grand principe de Marguerite Duras où on les voit pas. Vous m’direz, non vous me direz pas, elles sont hors-champs, non elles sont pas hors-champs, il n’y a plus de hors-champs, y’a pas de hors-champs, pas plus que de...de flash-back, y’a pas de hors-champs. Elles constituent l’image sonore, elles constituent je dirais les côtés de l’image sonore ou, comme dit Marguerite Duras, les niveaux de l’image sonore. Et, sous cette forme l’image sonore est cadrée. Ah ? Ah Donc la voix 2 dit : « Vous êtes si jeune et je vous aime tant » et elle se fait suppliante : « je vous aime plus que tout au monde ». La voix 1, la voix brûlée, se fait très lente, très basse, elle est exténuée et elle dit : « Si je vous le demandais, accepteriez-vous de me tuer » ? La réponse de la voix 2 est lente à venir, elle vient, elle est affirmative. Donc la voix 2 répond, à regrets, oui. Selon Marguerite Duras, c’est à ce moment là que comme elle dit, les deux films se touchent, l’image sonore et l’image visuelle. Qu’est-ce qui c’est passé ? C’est pas que ce qui était caché dans l’image visuelle devient visible, il s’est passé tout à fait autre chose, c’est que l’acte de parole pour son compte a atteint (chaque mot pour moi compte) a atteint dans l’air et dans la lumière le point d’intensité de ce qui reste enfoui dans l’image visuelle, c’est-à-dire de ce qui reste enfoui sous la terre dans l’image visuelle. Donc vous voyez qu’il s’agit pas du tout de reconstituer, et là Marguerite Duras pourrait employer le même terme que Syberberg tout à l’heure. Il ne s’agit pas de recoudre la déchirure, il s’agit de la porter à l’état de fusion. Il s’agit pas de reconstituer un Tout, il s’agit de déterminer le rapport indirect libre entre ce que l’acte de parole fait surgir à l’air et à la lumière et ce que l’image visuelle enfouit sous ses strates, et sous ses couches, à savoir qu’une même intensité soit celle de la lumière et du feu souterrain. Bon... C’est évident pour Marguerite Duras...

Donc on pourrait presque dire : oui, le schéma des Straub, lui convient aussi, et pourtant c’est deux types de cinéma tellement différents. Et encore une fois la différence, si grande qu’elle soit, la différence entre des auteurs, je vous rappelle en tout cas pour moi, n’a jamais exclu la consistance d’un concept qui leur serait commun. Ca empêche pas que, il faut pour nous marquer les différences. Ce qu’il y a de commun encore une fois on vient de le voir, c’est cette héautonomie du visuel et du sonore, si vous reprenez "India song", qui est sans doute un de ses plus beaux films, vous voyez très bien, la formule célèbre qu’elle a dit dans India song, India song, elle aura raison de citer une fois ensuite de chercher une chose c’est pas, c’est pas une recette pour tous les films, c’est cet état de l’image sonore, de l’image visuelle muette, l’image du bal qui recouvre un autre bal, le bal froid qui recouvre le bal flamboyant, qu’on ne verra jamais pour l’image visuelle, et d’un autre côté l’image sonore, le film des voix avec une pluralité pratiquement infinie de voix, puisqu’il y aura je crois bien, quatre voix dites intemporelles et toutes sortes de voix dites voix de réception, à savoir la voix des mêmes personnes dont on voit le corps sur l’image visuelle mais qui n’ouvrent jamais la bouche. Or, là aussi, dire c’est du hors champs, c’est évidemment une stupidité. C’est la constitution des côtés d’une image sonore, qui se confond avec le cadrage sonore. Il n’y a pas de hors champs, il y a deux cadrages et un interstice entre les deux cadrages, une coupure entre les deux cadrages. Le prolongement, le prolongement de l’image visuelle en hors champs a été remplacé par l’héautonomie des deux images : l’image sonore et l’image visuelle, et l’interstice entre les deux. Si bien que vous voyez les personnages au moment même où ils prononcent les, où ils parlent mais l’image visuelle les présente bouche fermée tandis que l’image sonore vous..( ). Ceci pour les voix de réception, d’autant plus les voix intemporelles qui n’ont pas de correspondants dans l’image. La question, c’est pas de savoir s’il y a un correspondant ou pas, de toute manière, il y aura pas de totalisation. Il y aura peut être fusion de la disjonction comme dit Syberberg, et la même formule s’applique, je dirais l’acte de parole, c’est-à-dire l’acte de fabulation qui crée l’événement, doit faire monter dans l’air et dans la lumière ce que l’image visuelle cache sous ses propres strates, c’est-à-dire le feu souterrain... Ce feu souterrain que fût l’événement, le ravissement de l’amant au bal par l’héroïne Anne-Marie. Anne-Marie ? Oui, c’est Anne-Marie, oui, je crois. Vous me suivez ? Bien... Donc à première vue, c’est la même formule alors vous devez immédiatement vous dire : ah ben non, non quand même. D’accord, on peut dire il y a un concept, il y a un certain concept qui reçoit sa consistance là et supposons qu’on ait le temps, on verra plus tard, si on a le temps, on y ajoutera Syberberg, mais à plus fortes raisons ça vaudra pour Syberberg. Les différences entre ces trois auteurs sont énormes, au point que je ne pense pas qu’il y ait d’influence. Faudrait reprendre bien les dates peut être, je ne sais pas si, est ce que Marguerite Duras a subi quand même un choc du cinéma des Straub, ça c’est, c’est peut être possible, je sais pas, mais en tout cas, elle a fait sa propre affaire.

Raymonde Carasco : Elle a quand même écrit sur Auton...

Elle a écrit sur Auton, en disant son admiration ouais, mais enfin elle a pas fait de. Ouais ouais, en plus c’est complètement différent. Alors moi j’aimerais dire, essayais de dire les différences telles que je les vois... Pour que... Et que vous sentiez à quel point l’énoncé de ces différences ne, ne compromet absolument pas ce que nous avons dégagé comme point commun de ce cinéma là, c’est-à-dire du rapport circulant, de la circulation respective de l’acte de parole et de l’image stratigraphique. Mais, je dirais la première différence, c’est quoi ? On se serait tout simple, c’est des petites choses vraiment toutes simples, c’est...comme ça, je me dis : Qu’est ce que c’est l’acte de parole fondamental ? Si multiple que soit l’acte de parole chez les Sraub, qu’est ce que c’est que l’acte de parole fondamental pour eux ? Comment ils le conçoivent ? je veux dire c’est c’est, tout le monde est philosophe, les Straub ils sont très philosophes, très bien. L’acte de parole, on l’a défini formellement par le discours indirect libre. On l’a défini matériellement comme l’acte de fabulation, c’est-à-dire l’acte qui fait legende et crée l’événement. Mais on peut ajouter quelle est sa modalité ? Chez les Straub, ca me parait évident, c’est sommaire mais évident.
-  L’acte de parole fondamental, si multiple soit-il, sera acte de résistance.

Quand ils font un gros effort, j’me rappelle une interview d’eux mais là, je sais plus là. Faisons un gros effort et répondons à je ne sais pas quelle question. Ils disent oh ben oui vous savez il n’y a pas de résistance sans amour. Mais enfin, je sais pas si c’est tellement leur affaire, leur affaire c’est l’acte de parole comme acte de résistance. et si vous voulez encore une fois comprendre leur affrontement à Kafka heu dans leur film le plus récent, et bien c’est la continuation de la même perception. Si vous voulez comprendre à la fois et leur marxisme apparent et leur kafkaisme et leur schönbergisme, tout ça c’est...Qu’est ce qu’il y a de commun ? Qu’est ce qu’il y a de commun entre l’acte de parole de Moïse, d’après Schönberg, l’acte de parole du héros de América d’après Kafka et l’acte de parole de la vieille dame qui traverse toutes les couches, toutes les couches telluriques de l’histoire de l’Allemagne moderne, qu’est ce qui est commun ? Il s’agit toujours d’un acte de résistance.

Dans les ""Chroniques d’Anna Magdalena", les actes de paroles sont multiples, je disais, qu’est ce qui fait leur unité ? Acte de résistance. L’acte de parole s’arrache à l’écrit comme la musique s’arrache à la truc partition - C’est curieux, c’est un mot que je peux plus me rappeler - à la partition. Et pourquoi ? En quoi ? Bach, qu’est ce que c’est avant tout ? Avant tout, j’exagère. C’est celui qui a remis en question complètement la répartition de la musique en profane et sacré. Bon. C’est un aspect fondamental de la musique de Bach. Ca c’est un acte politique, c’est un acte de résistance. Et il ne cessera pas de nous présenter la musique, les Straub ne cesseront pas de nous présenter la musique de Schön...de Bach comme étant politique, en quel sens ? Pas au sens où elle évoquerait des scènes politiques mais comme étant en elle-même un acte politique.

Bon, je dirais en résumant, tout en résumant facilement, l’acte de parole fondamental, l’acte de parole qui s’élève en l’air et dans la lumière, c’est l’acte de résistance. Et on pourrait dire inversement : quel est le feu central sous les couches de la terre ? Le feu central sous les couches de la terre, ce sont les armes cachées, ou les cadavres enfouis c’est-à-dire les témoins et les acteurs de la résistance.

Marguerite Duras, si je dis qu’est-ce que c’est l’acte de parole fondamental chez elle ? là j’ai encore moins d’embarras parce que, elle l’a toujours dit. L’acte de parole fondamental si multiple soit-il - et sans doute est-ce pour ça qu’il est tellement multiple - si multiple soit-il l’acte de parole chez Marguerite Duras c’est la même chose, c’est l’acte de fabulation, l’acte qui fait légende, l’acte qui crée l’événement. Simplement pour elle, c’est pas l’acte de résistance, c’est l’acte de parole, vous comprenez à quel contresens..( )....c’est l’acte d’amour. je n’entends pas l’amour comme action, j’entends l’amour comme acte de parole, ce qu’elle appelle le désir entier mortel. Le désir entier mortel ne fait qu’un avec l’acte de parole, comme l’a si bien compris le vice-consul dans "India Song" lorsqu’il dit quelque chose comme : « Entre toi et moi, entre vous et moi, il n’y a qu’un acte de parole », et l’acte de parole, c’est l’amour entier, nous n’avons rien à faire avec l’amour comme action. A croire que l’acte de parole comme amour entier ou comme désir, comme l’absolu du désir, ça doit pas être simplement "je vous aime", ca devrait être plutôt du type chez Marguerite Duras, voix 1 : « Si je vous le demandais, accepteriez-vous de me tuer » ? Ca doit être ça. Ou bien quoi ? Ou bien c’est un cri. On a vu les richesses de l’acte de parole comme acte de fabulation, c’est un cri. Le cri du vice-consul. Je vais crier, je vais crier, et c’est le grand cri du vice-consul, dans India Song. Ou bien c’est un petit air, c’est de la musique, c’est la petite ritournelle, c’est le petit air "d’India Song". Parfois des musiques plus sérieuses, chez Marguerite Duras, c’est l’acte musical. On a vu que l’acte de parole au sens où on l’employait, acte de fabulation créateur : ça peut être un acte de musique, ça peut être un acte de crier, aussi bien qu’un acte de dire. En tout cas, c’est pas l’acte de résistance qui va nourrir la parole, c’est l’acte de désir, l’acte d’amour. C’est un monde très très différent.

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