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89- 21/05/1985 - 3

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Gilles Deleuze - cinéma et vérité cours 89 du 21/05/1985 - 3 transcription : Anselme Chapoy-Favier

[L’enregistrement commence au milieu d’une phrase] ...Ça devient intéressant, ça... Même si c’est des procédés très simples... Des noms, des noms, des noms ! Voilà que Eric Rohmer nous dit - et l’a répété dix fois dans ses interviews-... Mais ça m’étonne que ça n’ait pas plus frappé des gens... Eric Rohmer, il n’arrête pas, et il le dit textuellement dans un article, il y consacre même un article. Il dit : « j’ai toujours commencé par écrire mes dialogues - vu qu’il écrit lui même ses dialogues, sauf dans certains cas rares, en tout cas pour les Contes et les Proverbes- j’ai toujours commencé par écrire mes dialogues en style indirect. Et c’est après que je les fais passer en style direct. » Il consacre un article sous le titre... sous le titre : « Le film et les trois plans du discours : indirect, direct, hyper direct ». Article qui est repris dans « Le goût de la beauté ». Il nous dit : « voilà, pour éliminer l’accessoire - donc déjà il nous propose une raison : pour éliminer l’accessoire, pour atteindre une certaine sobriété -" pour éliminer l’accessoire, j’ai dû faire appel au style indirect" - au style indirect tout court, hein ?- "j’ai dû faire appel au style indirect, et je me suis contenté de remettre le jour du tournage, le passage en direct." Ainsi dans le prologue de "l’Amour l’après-mid"i -qui est un film de Rohmer- dans le prologue de "l’ Amour l’après-midi", on trouve sur le papier : « quand Fabienne, l’une des deux secrétaires arrive, je suis installé à la machine et tape une lettre urgente ; elle s’excuse d’être en retard ; je lui dis que je suis en avance, - tout ça c’est du style indirect - elle me propose de me remplacer, - style indirect - je lui réponds que je n’ai pas encore le texte bien en tête, - style indirect - et que je lui donnerais la feuille à retaper si la frappe est mauvaise. Dans la bonne parole du film, cela donne - je continue à lire le texte là- :

’’ Moi : Bonjour Fabienne Fabienne : Je suis en retard ? Moi : Non, c’est moi qui suis en avance. Fabienne : Vous voulez que je vous le tape ? Moi : Non merci, je le ferai moi-même. S’il y a trop de fautes, vous le retaperez. Fabienne : Bon, alors je vais finir le dossier du bas. ’’ »

Et, Rohmer continue : « la transposition ( de l’indirect au direct ), la transposition, je sais, est loin d’être fidèle ; le second texte est plus concret, plus avare d’informations - le texte direct - le second texte est plus concret, plus avare d’informations ; mais le passage par le tour indirect (c’est-à-dire de la première phase) a permis de donner au film un "ton" qui, à la vision, correspondra plus à celui du premier texte que du second. Donc, le second texte va garder, prétend-il, quelque chose de son origine indirecte ; chose normale, le premier étant fait pour la lecture et le second pour être entendu dans un contexte filmique qui manque ici. »

Ça veut dire, il va pouvoir faire sauter le contexte grâce à ce procédé... Il va pouvoir faire sauter le contexte visuel. Faudrait pas pousser beaucoup pour dire que ce qui saute c’est le hors-champ. Mais bon, on ne peut pas encore, on est tellement prudents. Bon. Je dirais, c’est très rigolo Rohmer. Pourquoi c’est très rigolo ? On dirait que l’acte de parole s’exprime chez lui...c’est un des auteurs qu’on peut dire moderne en ce sens que l’acte de parole s’exprime chez lui sous la forme, sous la forme du style indirect libre. Et comment obtient-il cet effet de style indirect libre ? C’est tout simple : il commence par rédiger au style indirect et il passe au style direct ; il passe du style indirect au style direct.

[Intervention d’un étudiant] :
-  Dans le Perceval il n’y a même pas le passage...

-  Ouais...

-  Les acteurs, ils...

-  Ouais... Ça, dans Perceval, alors ça va...ça va éclater ; dans deux films qui sont les deux grands films, à mon avis les deux plus grands films de Rohmer...ça va éclater dans deux cas, ce passage de l’indirect au direct. À savoir : il traite l’indirect comme si c’était du direct ; il ne fait pas un mixte.
-  Il traite l’indirect comme si c’était du direct et, par là il fait de l’acte de parole cinématographique, quelque chose de nouveau.

C’est très très curieux. Et oui, et oui... notamment ça règle le problème. Quand l’acte de parole devient autonome au cinéma, le problème c’était : est-ce-que c’est un retour au théâtre ? Absolument pas, absolument pas. C’est tout-à-fait autre chose que du théâtre ; ce traitement du style indirect comme si c’était du direct ; c’est ça. Et, comme je disais, les deux grands films, hors "Contes ou Proverbes" de Rohmer, c’est "La Marquise d’O", d’après la nouvelle de Kleist et Perceval d’après le roman courtois.

Or, qu’est-ce-qu’il se passe ? Kleist est connu comme non seulement un des stylistes allemands les plus étranges, les plus bizarres, mais il est connu pour son emploi fondamental du style indirect et du style indirect libre. Inutile de vous dire que les dialogues -Rohmer est un excellent germaniste d’ailleurs - les dialogues de "La Marquise d’O". Qu’est-ce-que nous dit Rohmer ? Il dit : on n’a rien compris, du moins pas le spectateur... Il dit : « les germanistes, ils n’ont rien compris à ce que je voulais faire ; ils m’ont dit : ’’mais comment vas-tu réussir à rendre compte de ce qui fait l’essentiel de Kleist, c’est-à-dire ses indirects et ses indirects libres alors que le cinéma ne dispose que du style direct ?’’ » Et Rohmer leur répond, avec une fausse naïveté, leur répond : « Et bien, exactement comme vous venez de dire : je vais le mettre en direct. Directement. Les indirects et les indirects libres de Kleist, je vais les mettre en direct. »

Et les autres disent : « Oh la la ! il ne comprend rien. » Il a tout compris, c’est évident qu’il a tout compris ; il a tout compris : les mettre en direct c’est complètement garder leur rôle de style indirect. À quelle condition ? À condition de faire ce que fait le cinéma moderne : non plus de l’image sonore, une dépendance de l’image visuelle, mais un perpétuel va-et-vient de l’image sonore et de l’image visuelle.

Et" Perceval", comme il disait, Perceval c’est encore plus beau puisque les personnages parlent d’eux-même à la troisième personne. "Elle pleure, elle pleure, Chanteblanche pleure. D’elle-même, elle pleure ; c’est-à-dire, elle parle d’elle-même à la troisième personne. Bon, sentez que...sentez que...c’est pas pour ... vous devez le sentir, si on faisait du travail là...à ce niveau on pourrait faire, - en effet on en aurait pour dix ans - parce que on pourrait développer ça une heure...on en aurait pour une heure à bien chercher, par exemple chez Rohmer ce qui, au niveau même de sa technique des contes...c’est pas par hasard qu’il fait des contes en premier... Bon. Mais on est trop pressés, on est trop pressés ; à peine on a compris ça qu’on se dit : mais c’est quand même bizarre tout ça, il y a une drôle d’histoire.

Car avant les Rohmer, il y avait quelqu’un, un grand génie aujourd’hui [inaudible], qui lui, faisait juste l’inverse, à mon avis. Il faisait l’inverse. Alors c’est trop beau... il y a si peu de distance. Et là aussi on ne peut pas dire que Rohmer se soit dit : « je vais faire le contraire de ce que fait l’autre. » [Rires.] Quand même. Car il y a quelqu’un de bien connu dont tout le procédé, à mon avis, consiste à faire parler les gens comme si leur parole était rapportée par quelqu’un d’autre. C’est-à-dire il traite - lui aussi, il fait de l’indirect libre - simplement il traite le direct comme si c’était de l’indirect. Il fait parler les gens comme si les paroles prononcées par ces gens étaient rapportées par d’autres ; tout le monde a reconnu Bresson et les fameuses voix de Bresson. C’est ça. Enfin pour moi c’est ça. C’est quelqu’un qui parle en son nom mais qui parle exactement comme si c’était un tiers qui rapportait ses paroles.

Et s’il y a un abîme entre Rohmer et Bresson, il me semble que c’est parce qu’ils prennent le problème par deux bouts différents. Et pourquoi - encore une fois, puisqu’il est hors de question de supposer que Rohmer se soit dit : « Bresson a fait ceci... » en effet il y a très peu de rapport...qu’est-ce-que...il y a très peu de rapport... Il y a très peu de rapport, il y a très peu de rapport ; sauf un : les marionnettes de Rohmer et les automates de Bresson. Ce qu’il appelle « les modèles ». C’est l’aspect « marionnette » des personnages de Rohmer et que l’aspect « modèle » ou « automate » des personnages de Bresson soient liés étroitement à cette accession au style indirect libre c’est-à-dire à ce passage de l’indirect au direct et du direct à l’indirect. C’est normal : c’est le rapport de la marionnette et de sa voix ; c’est le rapport de l’automate et de sa voix. Est ce que c’est insolite du point de vue du cinéma moderne ? Non pas du tout, ce n’est pas insolite, ce n’est pas insolite ; réfléchissez un instant !

Qu’est ce qui s’est passé même du point de vue purement extérieur ? Ben le cinéma il reçoit aussi les conséquences : il a son évolution interne et puis il reçoit aussi des effets extérieurs ; parmi les effets extérieurs, ça va de soi, - ça va trop de soi - l’automate ça a changé de sens dans l’histoire du cinéma. Jusqu’avant la Guerre, l’automate c’est quoi ? L’automate, il est fondamentalement, je dirais, horloger ou moteur. Ça va même très bien pour une histoire du cinéma mais c’est la même... L’automate horloger c’est l’école française, l’automate moteur c’est l’expressionnisme allemand. Tous les somnambules, tous les golems, tous les hypnotisés, tous les magnétisés de l’expressionnisme allemand : [ce sont] des automates moteurs .

De Caligari à Hitler... "De Caligari à Hitler" - livre célèbre - commence par le personnage de l’hypnotisé, c’est-à-dire l’automate moteur dont se sert le docteur Caligari. Bon, les automates horlogers dans le cinéma français sont constants. Bien, bon, qu’est-ce-qu’il s’est passé après la Guerre ? Bon, tout le monde le sait : avènement de l’informatique, de la cybernétique, etc. C’est le nouvel âge des automates ; les automates ne sont plus pendulaires ou horlogers, ils ne sont plus moteurs. Ça veut dire quoi ? Ce n’est plus des automates moteurs, ils n’ont plus affaire à l’action, ils ont affaire à quoi ? Ils ont à faire à la voix. Ils ont à faire à la parole. Ils ont à faire à l’information. Bon, j’ai honte de le dire [inaudible].

Alors, alors, alors... Regardez comme j’aime bien dans "Michel Chion", "La voix au cinéma" ; il y a une bonne page où il essaye, où il décrit très bien la voix chez Bresson. Mais je ne vais pas la trouver. Aie aie aie ! Ah oui - elle est très bonne : « le modèle, - voyez, vous vous rappelez Bresson appelle son type d’acteur de cinéma qu’il oppose à l’acteur de théâtre, il l’appelle ’’modèle’’...le ’’modèle’’ à mon avis, il y a un clin d’œil cybernétique, il y a un clin d’œil concernant le nouvel automatisme - le modèle bressonien parle comme on écoute. » On ne peut pas dire mieux, il le dit très bien là, Michel Chion ; « le modèle bressonien parle comme on écoute »  : c’est-à-dire il prononce ses propres paroles comme si elles étaient dites par un autre qui l’écouterait. Il ne cesse de passer du style direct au style indirect ; c’est ça l’indirect libre chez Bresson, le contraire de l’indirect libre chez Rohmer. « Le modèle bressonien parle comme on écoute. Il recueille au fur et à mesure ce qu’il vient de dire en lui-même, si bien qu’il semble clôre son discours au fur et à mesure qu’il l’émet, sans lui laisser la possibilité de raisonner chez le partenaire ou le public. »

Et en effet, tout le monde insistera, Daney avec de belles pages - Serge Daney - avait de belles pages sur la voix bressonienne qui est une voix avant tout sans résonance, « où il est interdit de résonner, même dans les cathédrales »... Le diable probablement avec la grande scène dans la cathédrale où la voix ne résonne pas. Même dans les cathédrales, les voix ne résonnent pas. Bon. Je pense qu’il a... Bresson a fait un film admirable intitulé "Quatre nuits d’un rêveur" emprunté à un roman de Dostoïevski. Or, qu’est-ce-qui l’intéresse ? C’est un peu le... Dostoïevski, c’est un peu pour Bresson, - enfin - ce que Kleist était tout à l’heure pour Rohmer. Qu’est-ce-qui l’intéresse ? Là-dedans, dans "Quatre nuits d’un rêveur" ; c’est pas difficile, c’est pas difficile. C’est que, dans le roman de Dostoïevski, à plusieurs reprises, il y a l’héroïne qui dit au bonhomme : - qui dit au jeune homme - « comme tu parles bizarre »...« Comme tu parles bizarre », là je crois que j’exagère pas, que Bresson, il est...enfin sa réputation de l’époque...sa réputation, c’était quelqu’un d’extrêmement rigoureux quant au texte qu’il lit, ça a pas pu lui échapper ça. Et ça faisait un nœud, un fil de lui à Dostoïevski très très précieux. La jeune fille a dit deux fois, - j’ai compté... - deux fois j’espère peut-être plus parce que j’en avais assez mais deux fois au moins... Non, ah non, une fois, c’est le jeune homme ; le jeune homme dit une fois : « j’ai commencé - à lui parler longuement à la jeune fille puisque ça va être une longue conversation nocturne avec la jeune fille - j’ai commencé comme si je lisais dans un livre... » « J’ai commencé comme si je lisais dans un livre ». Dostoïevski tient beaucoup à marquer que la voix du jeune homme est très très bizarre, et il le marque comment ? « j’ai commencé comme si je lisais dans un livre », c’est-à-dire comme si les paroles que je prononçais - style direct - étaient lues, c’est-à-dire comme une espèce de traitement au style indirect.

Et la jeune fille lui dira, bien des pages après : « quand vous parlez, on dirait que vous lisez dans un livre. » « Quand vous parlez, on dirait... » c’est Dostoïevski qui emploie ça...mais ça peut...ça a touché Bresson, c’est évident. Donc, je conclus juste l’œuvre, discours indirect libre, style indirect libre, pourquoi ? Pourquoi l’acte de parole - voilà où nous en sommes - pourquoi l’acte de parole - voyez, on en est à notre second point, on devrait en être déjà tellement plus loin - pourquoi notre acte de parole...je sais plus du tout ce que je dis... pourquoi notre acte de parole doit passer ou peut passer, ou passera, ou passe par le style indirect libre ; ou, si vous préférez, ça revient au même, par un passage de l’indirect au direct ou du direct à l’indirect ? Pourquoi ? Parce que d’après notre définition de ( ?), l’acte de parole va dès lors devenir passage d’un sujet d’énonciation à un autre. Le style indirect libre ça va être le moyen par lequel on peut passer d’un sujet d’énonciation à un autre. Si c’était ça, si c’était ça...si c’était ça on tiendrait notre troisième point.

D’où troisième point -je vous disais que il faut... uniquement la difficulté aujourd’hui c’est de suivre alors... - - Troisième point - eh ben oui...eh ben oui, eh ben oui, et ben oui...- On vient de voir ceci, uniquement : qu’est-ce-que c’est, - par quel moyen plutôt - s’exprime le nouvel acte de parole quand l’élément sonore devient une image autonome.

C’était exactement ça notre problème.
-  Le problème du second point c’était : par quel moyen s’exprime l’acte de parole quand l’élément sonore devient image autonome. Et notre réponse c’était : peut-être bien par le style indirect libre proprement cinématographique saisi comme passage de l’indirect au direct et du direct à l’indirect.
-  Troisième point : quel est dès lors l’acte de parole ? En quoi consiste l’acte de parole ainsi exprimé par ce passage perpétuel, et qui peut se faire dans les deux sens de l’un à l’autre. Heureusement nos études, cette année, nous ont permis de donner la réponse.

Cet acte de parole, donnons-lui un nom provisoire : c’est « l’acte de fabulation ». C’est l’acte de fabulation. C’est l’acte de fabulation, oui ? Pourquoi ? Là faut pas aller trop vite, il faut à nouveau grouper des petits faits. Je vois à quel point, le cinéma moderne,
-  premier petit fait (dans ce troisième point de vue) - je vois à quel point le cinéma moderne s’intéresse au mensonge ; vous me direz : « mais il y avait bien des menteurs dans le cinéma classique ? » Ouais, ouais, ouais, ouais mais non. Dans le cinéma moderne, ce qui est intéressant, c’est que le mensonge est pour lui fondamentalement lié à l’acte de parole. Mais en même temps...en même temps qu’il s’intéresse au mensonge, tout le monde comprend que : mensonge en fait rien du tout ; ou du moins, il s’agit d’un mensonge qui déborde de loin son concept usuel et que le cinéma veut nous monter un nouveau concept de mensonge.

Pourquoi est-ce-qu’il a besoin d’un nouveau concept de mensonge ? Parce que le cinéma le sait...ou il se pense comme la grande puissance du faux. Donc il faut qu’il nous apporte et qu’il apporte à la philosophie un nouveau concept de mensonge. Aussi nous parle-t-il beaucoup de mensonge, tout en sachant qu’il s’agit d’autre chose qui est là-dessous, quelque chose de plus complexe. Je n’en veux que deux exemples ; là encore, deux premiers exemples. Robbe-Grillet, "L’Homme qui ment" ; L’Homme qui ment, chacun sait que ça pourrait être le titre de chaque film de Robbe-Grillet. On peut trouver que c’est son meilleur film mais on doit trouver que chacun de ses films pourrait s’appeler L’Homme qui ment. Et chacun sait aussi que" L’Homme qui ment" c’est pas une homme qui ment. Non, c’est autre chose. Et c’est quoi ? Bon, on cherche un peu... on cherche un peu du côté du début et de la fin, des actes de parole fondamentaux. Qu’est-ce-que c’est les actes de paroles fondamentaux de "L’Homme qui ment" ? Au début, les actes de parole fondamentaux, c’est : « mon nom est Robin, Jean Robin, je vais vous raconter mon histoire. » Puis ça bafouille, ça bafouille, hein ? Puis ça s’enchaine : « où en étais-je ? Ah oui, mon nom est Boris. » Bon. « Je m’appelle Boris. » Voilà, tout en continuité, tout en continuum sonore. Voilà le début : « mon nom est Robin, Jean Robin, je vais vous raconter mon histoire. Où en étais-je ? Ah oui mon nom est Boris. Je m’appelle Boris. » A ce moment là plusieurs spectateurs sortent. [Rires] À la fin...à la fin : « Maintenant je vais vous raconter ma vraie histoire. » [Rires] On est de plus en plus inquiets. « Maintenant je vais vous raconter ma vraie histoire, ou du moins je vais essayer. Dans la clandestinité on m’appelait Jean Robin mais mon nom est Boris, Boris Varissa. » Est-ce que c’est une explication ? Absolument pas, absolument pas. Est-ce-que ça veut dire que c’était la même personne, que l’un était le pseudonyme de l’autre ? Absolument pas, absolument pas.

Ça veut dire que l’identité des deux s’ajoute à la distinction des deux, c’est-à-dire l’identité des deux s’ajoute à l’un et à l’autre, ça fait un troisième. Loin de résoudre notre problème. Ce qui revient à dire quoi ? En apparence, il n’y a aucun style indirect libre. Je dirais : « c’est du style indirect libre ». En quel sens ? C’est du style indirect libre en ceci que vous avez passage d’un sujet d’énonciation à un autre sujet d’énonciation. Passage de Jean à Boris ; et repassage de Boris à Jean. C’est ça qui m’intéresse. Et maintenant je peux dire, que le style soit direct, indirect ou indirect libre, ça m’est complètement égal, puisque ce qui m’intéresse c’est :
-  ce que, la condition formelle du style indirect libre nous a permis de découvrir ; à savoir le passage d’un sujet d’énonciation à un autre sujet d’énonciation comme caractéristique du nouvel acte de parole. Le nouvel acte de parole cinématographique se définira par - non pas par quelque chose qu’il dirait mais par ceci que - dans le courant de cet acte, il y a passage d’un sujet d’énonciation à un autre. Alors on peut appeler ça : « acte de mensonge », pourquoi pas ? Je veux bien moi, « acte de mensonge », allons-y, mais c’est pas bien, on sent que ce n’est pas un mot satisfaisant. Le mensonge ne serait qu’un cas particulier.

Et voilà que Rohmer, encore Rohmer, toujours dans les pages 39-40, fait, lance une série de phrases - alors que lui, il est très clair d’habitude - série de phrases qui n’explique pas, qui me paraît d’une obscurité...mais très très intéressante. Et lorsque je cite, pas exactement, mais vous verrez de vous-même ; où il nous dit...voilà à peu près ce qu’il nous dit : « au théâtre on ne ment jamais... Pourtant, alors, les pièces accourent dans notre...les pièces du type « le menteur ». Il est très cultivé Rohmer, si il nous dit qu’au théâtre on ne ment jamais, c’est qu’il a son idée - c’est qu’il doit vouloir dire par « mentir » quelque chose qui justement échappe au théâtre. « Au théâtre on ne ment jamais, il n’y a pas de place pour l’ambiguïté des dialogues. » Tiens, alors mentir, c’est l’ambiguïté des dialogues ? Alors, en effet, on le comprend, on le comprend... « Comme on le trouve dans les romans chez Dostoïevski, Balzac ou Faulkner. Tandis que le mensonge, nous le retrouvons, - ce même mensonge qui anime les grands dialogues des romans - nous le retrouvons dans les grands films depuis dix ans. » Et c’est là-dessus qu’il enchaine avec les grands ancêtres selon lui "la Règle du jeu", "les Dames du bois de Boulogne" etc... donc lui aussi trouve le mot « mensonge ». Mais en fait c’est pas mensonge, non c’est quoi ? Non, c’est « acte de »...admettons, aussi bien...puisqu’on cherche un autre mot...

Commençons par « acte de fabulation »... « Acte de fabulation ».
-  On définira l’acte de fabulation comme on définissait ce mensonge mystérieux, ce mensonge des mensonges, à savoir le glissement progressif - vous voyez que je fais allusion à Robbe-Grillet explicitement à nouveau,- le glissement progressif d’un sujet d’énonciation à un autre sujet d’énonciation. C’est ça qu’on appellera « acte de fabulation ». Si vous ne voyez pas pourquoi, là vous n’êtes pas...vous n’êtes pas gentils. [Rires] Bon. La fabulation. On peut l’appeler comme ça, hein ? Et ça nous rappelle quelque chose, nous !...

J’en peux plus ! Vous en pouvez encore vous ? Non ?... On se donne cinq minutes hein ? [intervention d’un étudiant : on est un peu étouffé là] et vous ne sortez pas hein ? Vous restez...Cinq minutes... Vraiment...à vos montres non, cinq minutes...parce que sinon moi, je vais être foutu...Cinq minutes hein...six minutes...

[L’enregistrement reprend après la pause] Vous voyez où nous sommes... Nous en sommes uniquement à notre troisième point. Mais c’est...donc, en quoi consiste cet acte de parole dont nous n’avons indiqué que l’écorce en invoquant le style indirect libre, et notre réponse c’est...eh bien, c’est...ce que ces auteurs dont il faut se méfier car plus nous aimons ces auteurs...plus on aime un auteur plus il faut se méfier puisqu’il ne cesse de nous tendre des pièges. Et il fait une fonction sacrée, car c’est à notre propre bêtise qu’il tend des pièges ; d’où la difficulté de survivre à la lecture de Nietzsche sans être complètement crétin [rires] ; c’est pas sa faute à lui d’être tombé dans les pièges qu’il nous tendait ; et Robbe-Grillet quand il appelle "L’Homme qui ment", il nous tend un piège ; et les quatre petites phrases de Rohmer où, voilà qu’il se met à devenir obscur alors que lui il écrit très clairement, sûrement un petit piège ; bon. Bon mais alors... « Fabulation » est ce que c’est mieux ? C’est pas tellement mieux... C’est plus noble, « la fabulation ». « Fabulation »... C’est l’acte qui fait fable, alors on pourrait dire aussi bien « l’acte qui fait légende » ou bien « l’acte qui fait conte » C.O.N.T.E. Ou bien « l’acte qui fait mythe ». Bien entendu, tout ça c’est pas la même chose, « fable », « légende », « conte », « mythe », « mensonge », c’est pas la même chose ; non mais ça éclaircit...ça, ça...ça nous fait une nébuleuse.

« Acte de fabulation », je reviens là-dessus. « Acte de conte ». « Acte de mythe ». Ah, mais quand le mythe est un acte, qu’est ce que c’est ça, un acte de mythe ? C’est pour nous faire rêver. Acte de mensonge. Ah bon ! Alors peut-être que l’homme qui ment est un homme qui ment mais tout mensonge n’est pas un acte de mensonge. L’acte de mensonge c’est très très spécial. Accumulons. Et nous nous rappelons, alors accumulons et quand même on n’a pas rien fait cette année... Accumulons... Dans toutes les voix - ça m’est égal, moi, de réunir maintenant les choses les plus hétéroclites, si j’ai ma notion qui me permet de les réunir-.

Je disais, bon, prenons le cinéma vérité ; ce cinéma qui s’est dit parfois « direct » ou « vécu »...« direct » ou « vécu », rien du tout ; encore une fois...je l’ai dit déjà dix fois, ça fait cent fois, ça fait cent millions de fois : c’est un cinéma vérité, c’est comme dit Rouch « vérité du cinéma ». « Vérité du cinéma » ça veut dire quoi ? Il ne le cache pas... L’acte de fabulation double, triple... « Moi un Noir », où est la fabulation ? Est-ce-que c’est le sujet d’énonciation « Jean Rouch » qui parle dans le sujet d’énonciation « être un Noir/cesser d’être un Européen » ? Est-ce-que c’est le passage des personnages du film qui sont d’abord des sujets d’énonciation situés, à Abidjan, en Côte-d’Ivoire dans leur métier misérable, petite prostituée, chômeur, et qui vont passer à un autre sujet d’énonciation, le modèle américain : l’agent du FBI, [prononcé à la française] le personnage hollywoodien de Dorothy Lamour...Tout ce que vous voulez, c’est tout ça à la fois. Jean Rouch saisit et filme l’acte de fabulation. A plusieurs niveaux. Alors là, il y a vraiment coexistence de plusieurs niveaux complexes.

Et l’autre, - puisque ça me paraît les deux plus grands de cette tendance,- l’autre dont j’ai parlé constamment : Pierre Perrault. Le Québécois. Qu’est-ce-que c’est, cette fois ? Vous vous rappelez ? Ce qu’il appelle « le cinéma vécu », c’est quoi ? C’est un cinéma...c’est bizarre d’appeler ça « vécu »... il se propose de filmer « l’acte de légender » comme il dit, dans son français canadien... « L’acte de légender ». Et pourquoi ? Est-ce-que c’est un mensonge « l’acte de légender » ? Oui ça participe du mensonge. Inventer un peuple qui n’existe plus ou qui n’existe pas encore. C’est ça, fabuler. L’acte de fabulation est fondamentalement politique chez Perrault. Chez Jean Rouch aussi mais indirectement politique, car Jean Rouch estime avoir le malheur d’être Blanc, d’appartenir à la civilisation occidentale et se demande comment en sortir... Par quels intercesseurs, - c’était le mot qu’employait Perrault - la famille Tremblay, du Québec...la famille Tremblay sera mon intercesseur. C’est pas moi qui parle. Pour dire ce que j’ai à dire, il faut que ce soient les Tremblay qui parlent et pas moi ; et il faut surtout que je ne fasse rien dire aux Tremblay. Bien. Et il faut que les Tremblay se mettent à fabuler, à délirer leur propre origine.

Bon. Passons à l’autre pôle : « cinéma de composition » et non plus cinéma pseudo direct ou vécu, non plus cinéma vérité. Cinéma de composition. Rohmer... Un très bon spécialiste de Rohmer, Marion Vidal a consacré une étude aux Contes, à l’ensemble de films que Rohmer, a groupé sous le titre de Contes moraux. Qu’est-ce-que c’est que l’acte de conte chez Rohmer ? Ce n’est pas un acte de fabulation politique, c’est un acte de conte moral. Rohmer est un moraliste ; de la plus pure tradition. Acte de conte moral qui consiste en quoi ? Marion Vidal dit : « chaque conte, chaque film de la série des Contes, repose sur - ce qu’il appelle lui, Marion Vidal - une affabulation créatrice. Une affabulation créatrice, c’est-à-dire ? C’est la parole qui crée l’évènement. C’est l’acte de parole qui doit créer l’évènement. L’exemple même, - pour ceux qui connaissent bien l’oeuvre de Rohmer -, l’exemple le plus typique, ce serait Le Genou de Claire ; où c’est uniquement les actes de parole qui créent l’évènement. Actes de parole qui se passent entre le narrateur et la romancière ; comme s’il fallait deux sujets d’énonciation. Bon.

Il faudrait donc, - on aurait à étudier, on aurait à consacrer une séance spéciale sur Rohmer - il faudrait analyser l’acte moral de conte. On aurait à faire une séance spéciale sur cinéma-vérité ; on analyserait, - mais on l’a déjà fait en partie -, l’acte politique de fabulation. Bresson dans le cinéma, dans le grand cinéma de composition. Lui, c’est pas l’acte de parole qui fait l’évènement, c’est quoi ? Qu’est-ce-que c’est cette voix bressionienne ? J’ai essayé de le dire une autre fois, là j’ai...pour moi c’est très éclairant la confrontation... non pas Bernanos...Bresson...et la confrontation Péguy/Bresson. Surtout dans "Clio" ou surtout au niveau de "Jeanne d’Arc". "Clio" est un grand livre de...je vous rappelle l’idée de...vous avez une [inaudible]...

je vous rappelle l’idée philosophique de Péguy. Il y a deux manières de considérer les évènements : ou bien vous passez le long des évènements, vous passez le long d’un événement [inaudible], c’est le long des évènements...ce qu’il appelle une « vision horizontale » ; ou bien vous remontez à l’intérieur de l’évènement pour atteindre à ce qui reste éternellement contemporain de l’évènement. C’est une idée que les hommes de foi ont beaucoup ; la vie du Christ, vous, vous pourrez passer le long des évènements supposés même si vous dites : « ces évènements, ben oui, ils ont dû se passer, peu importe ». Mais l’homme de foi ne fait pas ça il remonte le long de l’évènement sur la verticale pour atteindre à ce qui reste éternellement contemporain dans la naissance du Christ, et la mort du Christ, etc etc...

Cette remontée à l’intérieur, cette remontée verticale "à l’intérieur" de l’évènement, c’est, selon Péguy, l’acte de vraie mémoire, par opposition à la fausse mémoire qui passe le long des évènements ou l’acte de légende, l’acte qui fait légende. Et Péguy consacre des chapitres admirables... quand-est-ce qu’une légende réussit, quand-est-ce qu’elle rate ? Comment remonter une généalogie pour la remonter du dedans, au lieu de passer le long, comme un général Là dessus Péguy se déchaine ? Les grandes répétitions, Péguy a...et il y a la vision du général !

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