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6- 20/01/81 - 2

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2.6 Mo MP3
 

Transcription Denis Lemarchand

Gilles Deleuze

20/01/81 6B

Vous vous rappelez l’affection c’est l’effet à la lettre je dirais, oui si je voulais en donner une définition absolument rigoureuse, c’est l’effet instantané d’une image de chose sur moi. Par exemple, les perceptions sont des affections. L’image de chose associée à mon action est une affection. L’affection enveloppe, implique, tout c’est des mots que Spinoza emploie constamment. Enveloppé, il faut les prendre vraiment comme métaphore matérielle, c’est à dire au sein de l’affection il y a un affect. Qu’est ce que c’est ? Et pourtant il y a une différence de nature entre l’affect et l’affection. L’affect ce n’est pas une dépendance de l’affection, c’est enveloppé par l’affection mais c’est autre chose. Il y a une différence de nature entre les affects et les affections.

-  Qu’est ce que mon affection c’est à dire l’image de chose et l’effet de cette image sur moi, qu’est ce qu’elle enveloppe ? Elle enveloppe quoi ? Un passage. Elle enveloppe un passage ou une transition. Seulement il faut prendre passage transition en un sens très fort. Pourquoi ? Parce que voyez, ça veut dire, c’est autre chose qu’une comparaison de l’esprit. Là on est plus du tout dans le domaine de la comparaison de l’esprit. Ce n’est pas une comparaison de l’esprit entre deux états. C’est un passage ou une transition enveloppée par l’affection, par toute affection. Toute affection instantanée enveloppe un passage ou transition, transition ou un passage point. Qu’est ce que c’est que ça ce passage cette transition ? Encore une fois pas du tout une comparaison de l’esprit, je dois ajouter pour aller très lentement, un passage donc vécu, une transition vécue. Ce qui ne veut pas dire forcément consciente. Tout état implique un passage ou transition vécue. Passage de quoi à quoi, entre quoi et quoi ? Et bien précisément, si rapprochés que soient les deux moments du temps, les deux instants que je considère, instant A, instant A’. Il y a un passage de l’état antérieur à l’état actuel. Le passage de l’état antérieur à l’état actuel diffère en nature avec l’état antérieur et l’état actuel. Il y a une spécificité de transition.

-  C’est précisément cela que l’on appellera durée et que Spinoza appelle durée. C’est la transition vécue, c’est le passage vécu. Qu’est ce que la durée ? Jamais une chose mais le passage d’une chose à une autre. Il suffit d’ajouter en tant que vécu. Quand des siècles après, Bergson fera de la durée un concept philosophique, ce sera évidemment sous de toute autre influence. Ce sera en fonction de lui-même avant tout mais ce ne sera pas sous l’influence de Spinoza. Et pourtant je remarque juste que l’emploi bergsonien du mot durée coïncide strictement. Lorsque Bergson essaie de nous faire comprendre ce qu’il appelle durée, il dit : vous pouvez considérer des états, des états psychiques aussi proches que vous voulez dans le temps, c’est à dire vous pouvez considérer l’état A et l’état A’ séparés par une minute, mais aussi bien par une seconde, aussi bien par un millième de seconde, c’est à dire vous pouvez faire des coupes de plus en plus, de plus en plus serrées, de plus en plus proches les unes des autres, bon. Vous aurez beau aller jusqu’à l’infini, dit Bergson dans votre décomposition du temps en établissant des coupes de plus en plus rapides, vous n’atteindrez jamais que des états. Et il ajoute, lui, et les états c’est toujours de l’espace. Les coupes, c’est toujours spatial. Et vous aurez beau rapprocher vos coupes, vous laisserez forcément échapper quelque chose c’est le passage d’une coupe à une autre si petit qu’il soit.

-  Or, qu’est ce qu’il appelle durée ? Au plus simple, c’est le passage d’une coupe à une autre, c’est le passage d’un état à un autre. Le passage d’un état à un autre n’est pas un état. Oui ce n’est pas fort mais c’est d’une extraordinaire ... je crois, c’est, c’est un statut du vécu extrêmement profond, parce que dés lors, comment parler du passage, comment parler du passage d’un état à un autre sans en faire un état ? Or ça va poser des problèmes d’expression, de style, de mouvement, ça va poser toutes sortes de problèmes. Or la durée, c’est ça, c’est le passage vécu d’un état à un autre en tant qu’irréductible à un état comme l’autre, en tant qu’irréductible à tout état. C’est ce qui se passe entre deux coupes. En un sens, la durée c’est toujours derrière notre dos quoi. C’est dans notre dos qu’elle se passait et entre deux clins d’yeux. Si vous voulez, une approximation de la durée, bon, je regarde quelqu’un, je regarde quelqu’un, la durée elle n’est ni là, ni là. La durée, elle est ... Qu’est ce qui s’est passé entre les deux ? J’aurai beau aller aussi vite que je voudrais, ma durée, elle va encore plus vite par définition comme si elle était affectée d’un coefficient de vitesse variable. Aussi vite que j’aille, ma durée ira plus vite puisque si vite que je passe d’un état à l’autre, le passage se sera fait plus vite que moi.

Donc il y a un passage vécu d’un état à un autre qui est irréductible aux deux états. C’est ça que toute affection enveloppe.
-  Je dirais toute affection enveloppe le passage par lequel on arrive à elle. Et le passage par lequel on arrive à elle ou aussi bien, toute affection enveloppe le passage par lequel on arrive à elle et par lequel on sort d’elle vers une autre affection, si proches soient les deux affections considérées. Donc pour avoir ma ligne complète, il faudrait que je fasse une ligne à trois temps, A’, A, A‘’, A c’est l’affection instantanée du moment présent, A’ c’est celle de tout à l’heure, A’’ c’est celle d’après, qui va venir. Bon, j’ai beau les rapprocher au maximum, il y a toujours quelque chose qui les sépare, à savoir le phénomène du passage.

-  Bon, ce phénomène du passage en tant que phénomène vécu, c’est la durée. C’est ça la troisième appartenance de l’essence.

Donc je dirais, j’ai une définition un peu plus strict de l’affect, l’affect, ce que l’affection enveloppe, ce que toute affection enveloppe et qui pourtant est d’une autre nature, c’est le passage. C’est la transition vécue de l’état précédent à l’état actuel ou de l’état actuel à l’état suivant. Bon alors, si vous comprenez tout ça, pour le moment, on fait une espèce de décomposition donc des trois dimensions de l’essence, des trois appartenances de l’essence.
-  L’essence appartient à elle même sous la forme de l’éternité.
-  L’affection appartient à l’essence sous la forme de l’instantanéité.
-  L’affect appartient à l’essence sous la forme de la durée.

Or le passage, c’est quoi ? Qu’est ce qui peut être un passage ? Il faut sortir de l’idée trop spatiale de passage. Tout passage est là et ça va être la base de sa théorie de l’affectus, sa base de la théorie de l’affect. Tout passage est là et il ne dira pas implique - comprenez qu’à ce niveau les mots sont très très importants. Il nous dira de l’affection qu’elle implique un affect. Toute affection implique, enveloppe. Mais justement, l’enveloppé et l’enveloppant n’ont pas la même nature. Toute affection c’est à dire tout état déterminable à un moment enveloppe un affect, un passage. Mais le passage, lui, je ne me demande pas qu’est ce qu’il enveloppe. Lui, il est l’enveloppé, je me demande : en quoi il consiste ? Qu’est ce qu’il est ? Et la réponse de Spinoza, et bien c’est évident, qu’est ce qu’il est ? Il est augmentation ou diminution de ma puissance. Il est augmentation ou diminution de ma puissance même infinitésimale.

Je prends deux cas. Voilà, je suis dans une pièce noire - je veux dire, je développe tout ça, c’est peut être inutile, je ne sais pas, mais c’est pour vous persuader que quand vous lisez un texte de philosophique, il faut que vous ayez dans la tête vous, les situations les plus ordinaires, les plus quotidiennes. Vous êtes dans une pièce toute noire. Vous êtes aussi parfait, Spinoza dira, jugeant du point de vue des affections, vous êtes aussi parfait que vous pouvez l’être en fonction des affections que vous avez. Bon vous ne voyez rien, vous n’avez pas d’affection visuelle. C’est tout, voilà c’est tout. Mais vous êtes aussi parfait que vous pouvez l’être. Tout d’un coup, quelqu’un entre là brusquement et puis allume sans me prévenir et je suis complètement ébloui. Parce que j’écris le pire exemple pour moi, non alors, je le change parce que ... J’ai eu tort. Je suis dans le noir hein et quelqu’un arrive doucement tout ça et allume une lumière. Bon, ça va être très compliqué cet exemple. Bien, vous avez vos deux états qui peuvent être très rapprochés dans le temps. L’état que je peux appeler état noir, état lumineux, petit b état lumineux, ils peuvent être très rapprochés. Je dis, il y a un passage de l’un à l’autre, si rapide que ce soit même inconscient tout ça au point que tout votre corps, en terme spinoziste tout ça c’est des exemples du corps, tout votre corps a une espèce de mobilisation de soi pour s’adapter à ce nouvel état.

-  L’affect c’est quoi ? C’est le passage. L’affection, c’est l’état noir et l’état lumineux, deux affections successives en coupe. Le passage, c’est la transition vécue de l’un à l’autre. Remarquez dans ce cas là il n’y a pas de transition physique, il y a une transition biologique. C’est votre corps qui fait la transition,. Qu’est ce que ça veut dire ? Le passage c’est nécessairement une augmentation de puissance ou une diminution de puissance. Il faut déjà comprendre et c’est pour ça que c’est tellement concret tout ça, ce n’est pas joué d’avance.

-  Supposez que dans le noir vous étiez profondément en état de méditer. Tout votre corps était tendu vers cette méditation extrême, vous teniez quelque chose. L’autre brute arrive et éclaire. Au besoin même, vous êtes en train de perdre une idée que vous alliez avoir. Vous vous retournez et vous êtes furieux. Tiens on retient ça parce que le même exemple nous servira. Vous le haïssez mais pas longtemps quoi, vous lui dîtes ooh ! , vous le haïssez. Dans ce cas là le passage à l’état lumineux vous aura apporté quoi ? Une diminution de puissance. Evidemment si vous cherchiez vos lunettes dans le noir, là ça vous apporte une augmentation de puissance. Le type qui a allumé là, vous lui dîtes, merci beaucoup, je t’aime. Bon, donc on se dit déjà peut être que cette histoire d’augmentation et de diminution de puissance, ça va, ça va jouer dans des conditions, dans des contextes très variables, mais en gros, il y a des directions. Si on vous colle, on peut dire en général, sans tenir compte du contexte, si on augmente les affections dont vous êtes capable, il y a une augmentation de puissance. Si on diminue les affections dont vous êtes capable, il y a une diminution de puissance. Bon, on peut dire ça en très gros même en sachant que ce n’est pas toujours comme ça.

Qu’est ce que je veux dire donc, je veux dire une chose très simple, c’est que toute affection instantanée, Spinoza vous voyez là où il est quand même très très curieux, il dira en vertu de sa rigueur à lui, il dira, et bien oui, toute affection est instantanée et c’est ça qu’il répondait à Blyenbergh. Il ne voulait pas en dire plus. Et ça, on ne peut pas dire qu’il déformait sa pensée, il n’en donnait qu’une moitié, il n’en donnait qu’une sphère, qu’un bout. Toute affection est instantanée, il dira ça toujours et il dira toujours : et je suis aussi parfait que je peux l’être en fonction des affections que j’ai dans l’instant. C’est la sphère d’appartenance de l’essence instantanéité.
-  En ce sens, il n’y a ni bien ni mal.

Mais en revanche, l’état instantané enveloppe toujours une augmentation ou une diminution de puissance, en ce sens il y a du bon et du mauvais. Si bien que, non pas du point de vue de son état mais du point de vue du passage, du point de vue de sa durée, il y a bien quelque chose de mauvais dans « devenir aveugle », il y a quelque chose de bon dans « devenir voyant » puisque c’est ou bien une diminution de puissance ou bien augmentation de puissance. Et là ce n’est plus le domaine d’une comparaison de l’esprit entre deux états. C’est le domaine du passage vécu d’un état à un autre, passage vécu dans l’affect. Si bien qu’il me semble qu’on ne peut rien comprendre à l’éthique, c’est à dire à la théorie des affects, si l’on a pas très présent à l’esprit l’opposition que Spinoza établit entre les comparaisons de l’esprit entre deux états et les passages vécus d’un état à un autre, passages vécus qui ne peuvent être vécus que dans des affects.

D’où là alors, il nous reste assez peu de chose à comprendre. Je ne dirais pas que les affects signalent des diminutions, des augmentations de puissance,
-  je dirais les affects sont les diminutions et les augmentations de puissances vécues.

Pas forcément conscientes encore une fois. C’est je crois une théorie très, très ... une conception très très profonde de l’affect. Alors donnons leur des noms pour mieux nous repérer. Les affects qui sont des augmentations de puissance, on les appellera des joies. Les affects qui sont des diminutions de puissance, on les appellera des tristesses. Et les affects sont ou bien à base de joie ou bien à base de tristesse. D’où les définitions très rigoureuses de Spinoza. La tristesse est l’affect qui correspond à une diminution de puissance, de ma puissance, la joie c’est l’affect qui correspond à une augmentation de ma puissance. Alors bon, pourquoi ? Si on comprend ce pourquoi, je crois que c’est presque tout ce qu’il y a à comprendre. Vous aurez tous les éléments pour précisément voir ce dont il est question dans l’éthique du point de vue des affects, une fois dit que c’est ça qui intéresse Spinoza, c’est les affects.

-  Pourquoi est ce que la tristesse c’est forcément une diminution de puissance ?

Vous voyez dès lors ce qu’il va y avoir de tellement nouveau dans l’outil de Spinoza contrairement à toute morale, c’est que le cri perpétuel de l’éthique, ce sera non il n’y a pas de tristesse bonne, il n’y a pas de tristesse bonne. Et toute la critique spinoziste de la religion, ça sera précisément que selon lui la mystification de la religion, c’est de nous faire croire qu’il y a de bonnes tristesses. En terme de puissance, il ne peut pas y avoir de tristesse bonne parce que toute tristesse est diminution de puissance. Mais pourquoi la tristesse est diminution de puissance ? Encore un effort et bien entendu si vous comprenez ça tout va bien.

-  La tristesse c’est un affect enveloppé par une affection. L’affection, c’est quoi ? c’est l’image de chose qui me cause de la tristesse, qui me donne de la tristesse. Voyez, là tout se retrouve, cette terminologie est très rigoureuse. Je répète, je ne sais plus ce que je disais. Ah bon, l’affect de tristesse est enveloppé par une affection. L’affection, c’est quoi, c’est l’ image de chose qui me donne de la tristesse. Cette image peut être très vague, très confuse hein, peu importe ça. Pourquoi est ce que, voilà ma question, pourquoi est ce que l’image de chose qui me donne de la tristesse, pourquoi cette image de chose enveloppe-t-elle une diminution de la puissance d’agir ? Qu’est ce que c’est que la chose qui me donne de la tristesse ?

On a tous les éléments au moins pour répondre à ça, maintenant tout se regroupe, si vous m’avez suivi tout devrait se regrouper harmonieusement, très harmonieusement. La chose qui me donne de la tristesse, c’est la chose dont les rapports ne conviennent pas avec les miens. Ca c’est l’affection. Toute chose dont les rapports tendent à décomposer un de mes rapports ou totalité de mes rapports, m’affecte de tristesse En terme d’affectio vous avez là une stricte correspondance. En terme d’affectio, je dirais la chose a des rapports qui ne se composent pas avec le mien et qui tendent à décomposer les miens, là je parle en terme d’affectio. En terme d’affect, je dirais cette chose m’affecte de tristesse donc par là même, en là même diminue ma puissance. Voyez j’ai le double langage des affections instantanées et des affects passages. D’où je reviens toujours à ma question, pourquoi, mais pourquoi ? si on comprenait pourquoi il dit ça, peut être qu’on comprendrait tout. Qu’est ce qui se passe ? Voyez qu’il prend tristesse en un sens, c’est les deux grandes tonalités affectives. C’est pas deux cas particuliers tristesse et joie, c’est les grandes tonalités affectives c’est à dire affectives au sens d’affectus, l’affect. Alors on va avoir comme deux lignées, la lignée à base de tristesse, la lignée à base de joie. Ca va parcourir la théorie des affects.

-  Pourquoi la chose dont les rapports ne conviennent pas avec le mien, pourquoi est ce qu’elle m’affecte de tristesse, c’est à dire diminue ma puissance d’agir ?

Voyez on a une double impression, à la fois qu’on a compris d’avance et puis qu’il nous manque quelque chose pour comprendre. Mais qu’est ce qui se passe lorsque quelque chose se présente ayant des rapports qui ne se composent pas avec le mien ? Ca peut être vraiment, ça peut être un courant d’air, je reviens, je suis dans le noir dans ma pièce, là je suis tranquille, on me fout la paix. Quelqu’un entre et me fait sursauter. Il tape contre la porte là, il me fait sursauter, bon je perds une idée. Il entre puis il se met à parler, j’ai de moins en moins d’idée. Je suis affecté de tristesse, oui j’ai une tristesse. C’est à dire on me dérange quoi. Spinoza dira, alors la lignée de la tristesse c’est quoi, là dessus je le hais, je le hais. Je lui dis « oh écoute hein, ça va hein », ça peut n’être pas très grave, ça peut être une petite haine, il m’agace quoi. Je ne peux pas avoir la paix, bon tout ça, je le hais.

-  Qu’est ce que ça veut dire la haine ? Vous voyez la tristesse, bon, il nous a dit, bon. Votre puissance d’agir est diminuée alors vous éprouvez de la tristesse en tant qu’elle ait diminué votre puissance d’agir. D’accord, je le hais, ça veut dire que la chose dont les rapports ne se composent pas avec le votre, vous tendez, ne serait ce qu’en esprit, vous tendez à sa destruction. Haïr, c’est vouloir détruire ce qui risque de vous détruire. Voyez ça veut dire haïr, c’est à dire vouloir, vouloir entre guillemets, vouloir décomposer ce qui risque de vous décomposer. Donc la tristesse engendre la haine. Remarquez qu’elle engendre des joies aussi. La haine engendre des joies donc les deux lignées, d’une part la tristesse, d’autre part la joie ne vont pas être des lignées pures.

-  Qu’est ce que c’est que les joies de la haine ? Les joies de la haine comme dit Spinoza, si vous imaginez malheureux l’être que vous haïssez, votre cœur éprouve une étrange joie. On peut même faire un engendrement des passions et Spinoza le fait à merveille. Il y a des joies de la haine. D’accord, il y a des joies de la haine. Mais est ce que c’est des joies, bon ... ? La moindre des choses c’est qu’on peut dire déjà et ça va nous avancer beaucoup pour plus tard, c’est des joies étrangement compensatoires, c’est à dire indirectes. Ce qui est premier dans la haine, quand vous avez des sentiments de haine, cherchez toujours la tristesse de base. C’est à dire votre puissance d’agir a été empêchée, a été diminuée. Et vous aurez beau si vous avez un cœur diabolique, vous aurez beau croire que ce cœur s’épanouit dans les joies de la haine, et bien ces joies de la haine, si immenses qu’elles soient n’ôteront jamais la sale petite tristesse dont vous êtes partie. Vos joies c’est des joies de compensation. L’homme de la haine, l’homme du ressentiment, l’homme etc ... pour Spinoza c’est celui dont toutes les joies sont empoisonnées par la tristesse de départ parce que la tristesse est dans ces joies même. Finalement il ne peut tirer de ça, il ne peut tirer de joie que de la tristesse. Tristesse qu’il éprouve lui même en vertu de l’existence de l’autre. Tristesse qu’il imagine infligée à l’autre pour lui faire plaisir à lui. Tout ça c’est des joies minables dit Spinoza. C’est des joies indirectes, on retrouve notre critère du direct et de l’indirect. Voyez, tout se retrouve à ce niveau.

-  Si bien que je reviens à ma question, mais enfin, oui, alors quoi, il faut le dire quand même, en quoi est ce qu’une affection, c’est à dire l’image de quelque chose qui ne convient pas à mes propres rapports, en quoi est ce que cela diminue ma puissance d’agir ? A la fois c’est évident et ça ne l’est pas, voilà, voilà ce que veut dire Spinoza. Supposez que vous ayez une puissance, bon, mettons en gros la même.
-  Et voilà, premier cas vous rencontrez, vous vous heurtez à quelque chose dont les rapports ne se composent avec les autres.
-  Deuxième cas au contraire vous rencontrez quelque chose dont les rapports se composent avec les vôtres. Spinoza dans l’Ethique emploie le terme latin occursus, occursus est exactement ce cas, la rencontre. Je rencontre des corps, mon corps ne cesse pas de rencontrer des corps. Et bien les corps qu’il rencontre, tantôt ils ont des rapports qui se composent, tantôt des rapports qui ne se composent pas avec le sien.
-  Qu’est ce qui se passe lorsque je rencontre un corps dont le rapport ne se compose pas avec le mien ? Et bien voilà, je dirai et vous verrez que dans le livre 4 de l’Ethique cette doctrine est très fort(e), je ne veux pas dire qu’elle soit absolument affirmée, mais elle est tellement suggérée qu’il se passe un phénomène qui est comme une espèce de, je dirais de fixation. Qu’est ce que ça veut dire une fixation ? C’est à dire une partie de ma puissance est toute entière consacrée à investir et à localiser la trace sur moi de l’objet qui ne me convient pas. C’est comme si je tendais mes muscles.

-  Reprenez l’exemple, quelqu’un que je ne souhaite pas voir entre dans la pièce. Là je me dis oh la la ... et en moi se fait comme une espèce d’investissement, toute une partie de ma puissance est là pour conjurer l’effet sur moi de l’objet, de l’objet disconvenant. J’investis la trace de la chose sur moi, j’investis l’effet de la chose sur moi. En d’autres termes, j’essaie au maximum d’en circonscrire l’effet, de le localiser. En d’autres termes, je consacre une partie de ma puissance à investir la trace de la chose, pourquoi ? Et bien évidemment pour la soustraire, pour la mettre à distance, pour la conjurer. Et bien comprenez ça va de soi, cette quantité de puissance que j’ai consacrée à investir la trace de la chose non convenante, c’est autant de ma puissance qui est diminuée, qui m’est ôtée, qui est comme immobilisée.

-  Voilà ce que veut dire ma puissance diminue. Ce n’est pas que j’ai moins de puissance, c’est qu’une partie de ma puissance est soustraite en ce sens qu’elle est nécessairement affectée à conjurer l’action de la chose. Tout se passe comme si toute une partie de ma puissance, je n’en disposais plus. C’est ça la tonalité affective tristesse. Une partie de ma puissance sert à cette besogne vraiment indigne quoi qui consiste à conjurer la chose, conjurer l’action de la chose. Autant de puissance immobilisée. Conjurer la chose, c’est à dire empêcher qu’elle ne détruise mes rapports là, donc je durcis mes rapports là. Ca peut être un effort formidable, Spinoza dit comme c’est du temps perdu, comme il aurait mieux fallu éviter cette situation. De tout manière une partie de ma puissance est fixée, c’est ça que veut dire ma puissance diminue. En effet, une partie de ma puissance m’est soustraite, elle n’est plus en ma possession. Elle a investi là, c’est comme une espèce d’induration, une induration de puissance. Ah c’est ... au point que ça fait presque mal quoi, que de temps perdu.

-  Au contraire, dans la joie et bien c’est curieux l’expérience de la joie telle que Spinoza nous la présente, par exemple je rencontre quelque chose qui convient, qui convient avec mes rapports. Par exemple, j’entends ... Prenons un exemple, par exemple de musique - il y a des sons blessants, il y a des sons blessants qui m’inspirent une immense tristesse. Ce qui complique tout, c’est qu’il y a toujours des gens pour trouver ces sons blessants, au contraire délicieux et harmonieux mais c’est ça qui fait la joie de la vie, c’est à dire les rapports d’amour et de haine. Parce que ma haine contre le son blessant, elle va s’étendre à tous ceux qui aiment, eux, ce son blessant. Alors je rentre chez moi, j’entends des sons blessants qui me paraissent des défis à tout ... bon qui vraiment décomposent mes rapports. Ils m’entrent dans la tête, ils m’entrent dans le ventre, tout ça, j’ai ...Bon, ma puissance, tout une partie de ma puissance là, s’indure pour tenir à distance ces sons qui me pénètrent. J’obtiens le silence et je mets la musique que j’aime. Ah là, tout change ! La musique que j’aime ça veut dire quoi, ça veut dire des rapports sonores qui se composent avec mes rapports. Mais supposez qu’à ce moment là ma machine casse, ma machine se casse, j’éprouve de la haine. Une objection ? Enfin j’éprouve une tristesse, une grande tristesse. Bon je mets la musique que j’aime là, tout mon corps et mon âme ça va de soi composent ses rapports avec les rapports sonores, c’est ça que signifie la musique que j’aime. Ma puissance est augmentée.
-  Donc pour Spinoza moi ce qui m’intéresse là dedans, c’est que dans l’expérience de la joie, il n’y a jamais la même chose que dans la tristesse, il n’y a pas du tout un investissement et on va voir pourquoi. Il n’y a pas un investissement d’une partie indurée qui ferait qu’une certaine quantité de puissance est soustraite à mon pouvoir. Il n’y a pas ça, pourquoi ?

-  Parce que lorsque les rapports se composent, les deux choses dont les rapports se composent forment un individu supérieur, un troisième individu qui englobe et qui prend comme partie. En d’autres termes par rapport à la musique que j’aime, tout se passe comme si la composition des rapports directs - voyez qu’on est toujours dans le critère du direct - là se fait une composition directe des rapports de telle manière que se constitue un troisième individu, individu dont moi et la musique ne sommes plus qu’une partie. Je dirais dès lors que ma puissance est en expansion ou qu’elle augmente.

-  Voyez à quel point si je prends ces exemples c’est pour vous persuader quand même que lorsque - et ça vaut aussi pour Nietzsche - que lorsque des auteurs parlent de la puissance, Spinoza de l’augmentation et de la diminution de puissance, Nietzsche de la volonté de puissance elle aussi procède ... ce que Nietzsche appelle affect, c’est exactement la même chose que ce que Spinoza appelle affect, c’est sur ce point que Nietzsche est spinoziste, à savoir, c’est les diminutions ou les augmentations de puissance. Et bien ils ont en tête quelque chose qui n’a strictement rien à voir avec la conquête d’un pouvoir quelconque. Sans doute, ils diront que le seul pouvoir, c’est finalement la puissance à savoir augmenter sa puissance et précisément composer des rapports tel que la chose et moi qui composont les rapports ne sommes plus que deux sous-individualités d’un nouvel individu, d’un nouvel individu formidable.

-  Alors je reviens, qu’est ce qui distingue mon appétit bassement sensuel, de mon amour le meilleur, le plus beau ? C’est exactement pareil. L’appétit bassement sensuel, vous savez, c’est toutes les phrases là alors peut on convier ... tout ça c’est pour rire, mais enfin ça ne vous fait pas (rire), c’est pour rire donc on peut dire n’importe quoi, bon la tristesse, la tristesse, après l’amour l’animal est triste. Qu’est ce que ça ... hein, cette tristesse, de quoi il nous parle, Spinoza, il ne dirait jamais ça ou alors, bien alors ça ne vaut pas la peine, il n’y a pas de raison si je ... la tristesse bon. Mais il y a des gens qui cultivent la tristesse, santé, santé, à quoi on en arrive ?

-  Cette dénonciation qui va parcourir l’éthique, à savoir il y a des gens qui sont tellement impuissants que c’est ceux là qui sont dangereux, c’est ceux là qui prennent le pouvoir. Et ils ne peuvent prendre le pouvoir tellement les notions de puissance et de pouvoir sont lointaines. Les gens du pouvoir, c’est des impuissants qui ne peuvent construire leur pouvoir que sur la tristesse des autres. Ils ont besoin de la tristesse. Ils ont besoin de la tristesse, en effet, ils ne peuvent régner que sur des esclaves et l’esclave c’est précisément le régime de la diminution de puissance.

-  Il y a des gens, n’est ce pas, qui ne peuvent régner, qui n’acquièrent de pouvoir que par la tristesse et en instaurant un régime de la tristesse du type « repentez-vous », du type « haïssez quelqu’un » et « si vous n’avez personne haïssez-vous vous même » etc ... Tout ce que Spinoza diagnostique comme une espèce d’immense culture de la tristesse, la valorisation de la tristesse, tous ceux qui vousdisent « Ah mais si vous ne passezpaspar la tristesse vous ne fructifierez pas ». Or, pour Spinoza, c’est l’abomination ça. Et s’il écrit une "Ethique", c’est pour dire non, non ça, tout ce que vous voulez, tout ce que vous voulez mais pas ça. Alors oui, en effet, bon égal joie, mauvais égal tristesse. Mais je dis qu’est ce que ..., oui je disais, j’avais un problème là que j’ai perdu en ..., je disais il faut voir.
-  Distinction ...
-  Distinction quoi ?
-  Distinction entre l’instinct bassement sensuel et ....

-  Ah oui, l’appétit bassement sensuel voilà. L’appétit bassement sensuel, vous voyez maintenant, et le plus beau des amours, le plus beau des amours, c’est pas du tout un truc spirituel, mais pas du tout, c’est lorsqu’une rencontre marche comme on dit, lorsque ça fonctionne bien. Qu’est ce que ça veut dire ? c’est du fonctionnalisme, mais un très beau fonctionnalisme. Qu’est ce que ça veut dire ça ?

-  Mais ça veut dire qu’idéalement c’est jamais comme ça complètement parce qu’il y a toujours des tristesses locales, Spinoza n’ignore pas ça, il y a toujours ça, bien sûr, il y a toujours des tristesses. La question ce n’est pas s’il y en a ou s’il n’y en a pas, la question c’est la valeur que vous leur donnez, c’est à dire la complaisance que vous leur accordez. Plus vous leur accorderez de complaisance, c’est à dire plus vous investirez de votre puissance pour investir la trace de la chose, et plus vous perdrez de puissance.

-  Alors dans un amour heureux, dans un amour de joie, qu’est ce qui se passe ? Vous composez un maximum de rapports avec un maximum de rapports de l’autre, corporels, perceptifs, toute sorte de nature, bien sûr corporels oui pourquoi pas, mais perceptifs aussi. Ah bon, on va écouter de la musique, bien, on va écouter de la musique, d’une certaine manière, on ne cesse d’inventer, comprenez lorsque je parlais du troisième individu qui ... dont les deux autres ne sont plus que des parties, ça ne voulait pas dire du tout que ce troisième individu préexistait.
-  C’est toujours en composant mes rapports avec d’autres rapports et sous tel profil, sous tel aspect, que j’invente ce troisième individu dont l’autre et moi même ne seront plus que des parties, que des sous individus. Bon, et bien c’est ça, chaque fois que vous procédez par composition de rapports et composition de rapports composés, vous augmentez votre puissance.

-  Au contraire, l’appétit bassement sensuel, ce n’est pas parce qu’il est sensuel qu’il est mal, c’est parce que fondamentalement il ne cesse pas de jouer sur les décompositions de rapports. C’est vraiment du type « Fais moi mal », « Attristes-moi que je t’attriste ». la scène de ménage etc...Ah comme on est bien avec la scène de ménage hein, oh comme c’est bien après, c’est à dire les petites joies de compensation. C’est dégoûtant tout ça, mais c’est infect quoi, c’est la vie la plus minable du monde. Ah je te fais ... allez hein, allez on va faire notre scène hein. Alors, une séance, ah bien oui parce qu’il faut bien se haïr, après on s’aime encore plus. Spinoza il vomit quand il ... enfin ça le fait ... Il se dit « Mais qu’est ce que c’est que ces fous là ! » c’est ... S’il faisait ça encore pour leur compte, mais c’est des, c’est des contagieux, c’est des propagateurs. Ils ne vous lâcheront pas tant qu’ils ne vous pas inoculer leur tristesse bien plus ils vous traitent de con si vous dites que vous comprenez pas et que c’est pas votre truc, ils vous disent que c’est ça la vraie vie. Et plus qu’ils se font leur bauge à base de scène de ménage, de connerie, d’angoisse et tout ça, de oooh ... Plus qu’ils vous tiennent, ils vous inoculent s’ils peuvent vous tenir là alors ils vous la passent..

-  Claire Parnet - Déjà quand ils parlent de la bêtise d’un ...

-  La composition des rapports, bon, bien j’ai tout dit sur la composition des rapports parce que comprenez oui surtout ... Je n’ai pas tellement de chose à dire parce que c’est vraiment ... Ca ne consiste pas ... Le contresens ça serait de croire : "cherchons un troisième individu dont nous ne serions que les parties". Mais non, ça ne préexiste pas. Ni la manière dont les rapports ne sont décomposés, ça préexiste dans la nature puis que la nature c’est le tout. Mais de votre point de vue, c’est très compliqué, là on va voir quel problème ça pose pour Spinoza parce que c’est très concret quand même tout ça, sur les manières de vivre, comment vivre ? Vous ne savez pas d’avance quels sont ...

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