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87- 07/05/1985 - 3

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Gilles Deleuze - cinéma et pensée cours 87 du 07/05/1985 - 3

Transcription de Laura Moscarelli et de Marie Descure

Oh oui c’est curieux. On verra peut être.. Voilà, je dis bien, qu’il faut qu’il y ait un rapport. Pour le moment on tient bien la disjonction des deux images. Mais le rapport original d’une image à l’autre, on ne le tient plus. On ne le tient pas. C’est donc lui qu’il faut essayer de chercher à dégager. Je dis bien donc, si je résume : l’autonomie des deux images n’a jamais empêché la nécessité d’un rapport déterminable entre ces deux images, une fois dit que ce rapport ne serait plus conçu sur le mode de la coupure rationnelle, mais sur le mode de la coupure irrationnelle. Il ne serait pas conçu sur le mode du commensurable, mais sur le mode de l’incommensurable.

Alors essayons et commençons par les Straub.

Je voudrais juste, quitte à ce que si elle veut bien dans la prochaine séance... Alors, j’ai décidé maintenant vu le retard étonnant, c’est bien ma faute : prochaine séance, je termine et, si vous voulez bien, vous dites quelque chose sur les Straub. Et je termine pour mon compte. Et en juin, la première semaine de juin, je fais une séance uniquement pour ceux qui estiment avoir des remarques ou des questions ou pire encore, je ne sais pas, à poser sur l’ensemble de l’année et moi je termine ce que j’ai à dire la prochaine fois. Mais je fais encore une séance en juin uniquement pour ceux qui ont quelque chose à dire. Voilà, je ne pensais pas, c’est comme ca, c’est la vie !

Je peux reprendre par un autre bout. Je vais essayer de faire un espace de circuit irrationnel. Rappelez-vous quand il s’agissait d’une image classique, j’avais essayé de faire un circuit rationnel, un circuit commensurable. On va essayer avec les Straub de le faire. Mais je vais être très rapide.

Je dis comme premier problème en droit : "comment extraire l’acte de parole pur". Ce serait le premier : "comment extraire l’acte de parole pur de tout un environnement". Ce serait ça, en effet, l’aspect sous lequel l’image sonore aurait un cadrage, sous lequel il y aurait un cadrage sonore. Prenons Chroniques d’Anna Magdelena Bach [1]. Qu’est-ce-qu’on voit ? Qu’est-ce-qu’il se passe ? Et bien, un acte de parole doit être arraché. C’est curieux quand même, l’arrachement de l’acte de parole. En effet, vous vous rappelez, l’acte de parole ce n’est pas n’importe quoi. C’est cet acte que j’appelle fondateur, créateur d’événements ou fabulateur. Et bien il doit être arraché. Arraché à quoi ?

Et bien tout d’abord, disons, il est arraché à des données, sont elles visuelles plus que visuelles, à des données très ambiguës. C’est-à-dire : il doit être arraché à un support lu. Et le support lu, chez les Straub, apparaît tout le temps : soit sous la forme archéologique de l’inscription sur pierre, sur pierre... Faisons vite une parenthèse pour tout mélanger à nouveau, c’est bien le statut de l’image visuelle. L’image stratigraphique chez les Straub, l’image visuelle, et on n’en plus là, on n’en est pas encore là, c’est pour cela qu’il y a beaucoup d’ambiguïtés et que tout est embrouillé, l’image visuelle c’est la roche. Il y a un article de Jean Narboni, très beau, très beau, sur les Straub, à propos de Fortini/Cani [2] où il dégage cela, où la formule qu’il donne sur le cinéma des Straub, c’est quelque chose comme - c’est mieux dit que je ne le dis - comme souvenir j’ai gardé : « un flot de parole butant sur des roches ». On a tout ce qu’il nous faut, « un flot des paroles butant sur des roches ». C’est notre histoire : une image sonore et une image visuelle. L’image visuelle c’est la roche. Celle sur la roche est l’une des inscriptions. Le tellurique, il est aussi archéologique. Ou bien sinon c’est un texte, c’est un livre ou des lettres. Anna Magdalena, qu’est-ce-qu’elle fait ? Elle arrache au texte des actes de parole. Qu’est-ce-que ce texte ? C’est elle qui parle et elle arrache au texte, c’est-à-dire à des lettres de Bach et à des mémoires du fils, si bien qu’à la lettre elle parle elle-même comme Bach écrivait et comme Bach lui même parlait à son fils.

Pour ceux qui se rappellent, ce qu’on a vu, c’est une confirmation de ce qu’on appelait le discours indirect libre comme forme de l’acte de fabulation. La voix supposée d’Anna Magdalena va arracher aux lettres mêmes de Bach et aux témoignages du fils, quelque chose qui est comme un acte de parole pur, la parole de Bach. Il va accéder par là à une sorte de discours indirect libre. Bon, ne cherchons pas d’avantage, il nous faut tant de renseignements par-ci et par-là. Dans Fortini/Cani, qu’elle est la situation du point de vue de l’acte de parole, c’est mon premier point, je m’en tiens strictement, je ne fais plus de... , je m’en tiens... Qu’est-ce-qu’il fait ? Dans Fortini/Cani, vous savez il va chercher un auteur qui, il y a bien longtemps, a écrit un livre où il y avait le problème du fascisme, problème du sionisme, et toute une réflexion d’un auteur italien qui s’appelle Fortini. Et il va demander à Fortini, et les Straub demandent à Fortini, de lire des passages que lui n’a pas choisis, que eux ont choisis, de lire des passages du livre. Mettons, à dix ans de distance. C’est rigolo ça, parce que Fortini n’en peut plus, il a vieilli, il est très fatigué et puis comme tout écrivain que l’on met en face d’un texte d’il y a dix ans, tantôt il meurt d’envie de le changer, tantôt il trouve que les Straub n’ont pas choisi les bons morceaux, tantôt il voudrait discuter et mais enfin il a accepté par amitié pour eux. Il lit, il lit. Il lit dix ans après, comprenez, il arrache au livre quelque chose. Il lirait le livre qu’il vient de faire, ce n’est pas la même chose. Là aussi je reviens à mon thème. Est-ce que vous ne sentez pas que c’est une certaine manière d’accéder à un discours indirect libre ?

Dans ce temps où je disais, réduit, dit-il, à s’écouter, on voit très bien que sa voix est traversée par la fatigue, par la stupeur, par l’émotion, ce que vous voulez, un acte de parole qui arrache là encore.

Othon [3], autre titre. Là, on ne voit pas le texte. Othon est une tragédie de Corneille. On ne voit pas le texte, on ne voit pas de représentation théâtrale, ce n’est pas ça. Quelque chose est arraché au texte supposé à la représentation théâtrale. Pourquoi ça ? Par ceci que la plupart des acteurs sont étrangers et ont un accent, un accent assez fort. Et leur problème c’est d’arracher au texte un rythme, se servir de leur accent pour arracher un rythme. Un tempo, dit Straub. Ou bien, dit-il encore, ce qu’ils arrachent au langage c’est une aphasie, arracher au langage une aphasie. C’est peut-être une des seules fois où Straub retrouve Artaud, et dont Carmelo Bene avait déjà fait l’objet principal de son cinéma. Arracher un acte de parole pur qui soit au langage comme une aphasie.

Autre film : tout cela on tourne uniquement, on fait, on accumule des choses sur l’acte de parole. De la nuée à la résistance [4], qui est un des plus beaux films de Straub : toute la première partie est faite de mythes. Appliquons toujours la même méthode. Elle est faite de mythes qui sont dit surs et dans des espaces vides, là je réintroduis pour que vous compreniez qu’on est déjà dans le circuit. Et ces espaces vides, qu’est-ce-que c’est ? C’est toujours des images telluriques, et pourquoi c’est des images telluriques ? C’est que, sous la couche vide, il y a quelque chose. Le mythe nous renseigne : sous la terre il y a le centre des victimes sacrifiées. Bon, mais ça, ce serait l’image visuelle. Ca nous renverrait à l’image visuelle.

Non, restons à l’acte de parole. Est-ce-que c‘est le mythe qui constitue l’acte de parole lui-même ? Non, c’est des grands mythes de la jeunesse. La seconde partie, elle, elle est moderne. Et c’est un bâtard, retenez bien, ce sera essentiel pour nous que ce soit un bâtard. C’est un bâtard, qui revient au village, qui revient d’Amérique au village, après le fascisme. C’est à se demander si ce n’est pas la seconde partie qui dégage l’acte de parole pur, et qu’il dégagerait de quoi ? Des mythes de la première partie. L’acte de fabulation doit être arraché cette fois-ci aux mythes eux-mêmes, les mythes préétablis, les mythes dominants de la Grèce Antique. Il faut en arracher un acte de parole, dans la première partie déjà il y a le gamin, à qui on explique ce que sont les dieux grecques. Non je ne veux pas, non je ne veux pas : c’est l’acte de parole. Mais, il faut attendre la seconde partie moderne, le bâtard, pour qu’à ce moment là l’acte de parole soit arraché. Pourquoi ? Parce que l’acte de parole ne sera pas directement arraché au mythe, et nous apprendra ce qu’il y a sous la terre, c’est-à-dire quel est le contenu caché dans l’image tellurique.

Moïse et Aaron [5]. Là je n’ai même pas besoin de commenter. Ce n’est pas, ce n’est pas le bâtard, c’est le migrant, cette fois-ci. C’est le grand migrant, Moïse. L’acte de parole. Moïse est à la recherche de l’acte de parole. Un dieu sonore, un dieu qu’on ne voit pas, un dieu qui échappe à l’image visuelle, dit à Moïse : « bien sûr tu ne sais pas parler, mais je mettrais dans ta bouche l’acte de parole ». Et pour cela il faudra vaincre toutes les croyances païennes du peuple. L ’acte de parole, il faudra l’arracher. Et Moïse c’est par excellence, en apparence, attention ça se complique, c’est par excellence l’homme qui arrache l’acte de parole. Il dit je ne serais pas, mais ce n’est pas lui qui parle, et il arrache l’acte de parole de son environnement, et il a du mal. A quoi l’arrache-t-il, on a pas fini de le demander, à quoi l’arrache-t-il ?

Amerika [6]. Amerika. Pourquoi cette rencontre Kafka / Straub ? Kafka, il a eu une idée. Enfin il en a beaucoup. C’est qu’on peut s’en tirer, mais pas avec des informations. Il ne croit pas aux informations. Les informations sont tout ce qu’il y a de mauvais. Tout ce qu’il y a de mauvais car cela se retourne toujours contre nous. Il n’a pas oublié ce qu’ont fait les informations sur Kafka, il n’a pas oublié le procès qu’il a subi, le fameux procès à l’hôtel. Qu’est-ce-que c’est arracher l’acte de parole ? On peut se sauver avec l’acte de parole, si l’on atteint le vrai acte de parole. Mais qu’est-ce-que c’est le vrai acte de parole ? Pour Kafka c’est assurément, il n’y a pas de doute, un acte juridique. Pourquoi le sous-titre Amerika, rapport de classes ? Parce que les deux premiers grands épisodes du roman de Kafka, Amerika, les deux grands premiers épisodes consistent en quoi ? Le héros prend la défense de l’homme souterrain, que l’on peut ramener à l’image visuelle, c’est-à-dire l’homme des machines, l’homme de la soute, il prend la défense du soutier qui ne sait pas parler. Lui il sera à la faveur du soutier, et pour le soutier et pour l’amour du soutier, il saura arracher l’acte de parole, et conquérir l’acte de parole. Donc ce n’est pas « lutte de classe », comme le dit très bien Straub, mais c’est « rapport de classe », parce que ce rapport de classe, c’est un premier rapport avec la classe inférieure. La classe inférieure, le soutier et l’homme souterrain. Et à peine le héros d’Amérique, si vous voulez le roman et le film, a commencé à parler que, le gros homme important, se précipite et lui dit (explication du film peu audible, ndlr) : Non , mais vraiment, je t’ai reconnu, il n’y a que toi pour rouler ainsi. Si j’entends ce qu’on dit à dix kilomètres, une voiture rentrer dans une autre ... Il n’y avait que lui pour faire un truc comme ça. Et l’autre reconnaît son neveu et lui dit : ah ! C’est au vrai sens de l’humeur juif, c’est une des plus belles histoires du peuple Juif. Il suffit que le neveu ouvre la bouche et l’oncle lui dit : je t’ai reconnu pour être bête à ce point là et parler quand il ne faut pas y être. Et le second long épisode, c’est cette fois-ci..., on est le rapport avec la classe supérieure où l’exilé, vous voyez on a le bâtard, déjà, le migrant, Moïse, et l’exilé, il se trouve pris dans la conspiration des deux associés de l’oncle, les deux associés de manière très mystérieuse, très compliquée, veulent séparer surtout l’oncle de son neveu, c’est-à-dire qu’ils ne veulent pas que le neveu ait un héritier ou un descendant. Et ils vont faire toute une magouille pour que l’oncle chasse son neveu. Et le neveu comprend tout trop tard, trop tard : et là c’est son acte de parole qui dénonce.

Et l’acte de parole, alors revenons à notre début, on a crée un petit circuit, un petit circuit insuffisant. L’acte de parole. Ah ! L’acte de parole de Anne Magdalena c’est quoi ? C’est ne pas seulement Anna Magdalena arrachant l’acte de parole aux lettres. C’est quoi ? C’est l’exécution de la musique qui s’arrache aux partitions. C’est l’exécution de la musique qui s’arrache aux partitions. Il faut que l’acte de musique s’arrache aux partitions. Mais c’est aussi le cri, le cri de Bach. Hors d’ici, à Limousin. Presque on en a trop d’actes de paroles, au sens de l’acte de parole pur. Mais ces actes de parole purs, comment je les définis à ce stade ? L’acte de parole pur, c’est ce qui s’arrache à une matière qui lui résiste : soit textes imprimés, soit inscriptions lapidaires sur les rochers, soit discours dominants d’une classe, soit loi préétablie, etc. Et le cadrage sonore ce sera, ou plutôt le pré-cadrage sonore chez les Straub, ce sera ce mouvement par lequel, ici et là, les actes de parole s’arrachent à une matière qui leur résiste.

Continuons sur la touche inverse, vous comprenez, le deuxième point. La brève résistance c’est quoi ? Ce n’est pas la matière qui résiste à l’acte de parole : c’est l’acte de parole qui est lui-même la résistance. C’est lui qui est fondamentalement acte de résistance, aussi bien sous forme, c’est pour cela que les Straub lui donnent deux qualités, patience et violence. Là où règne une violence seul l’acte de parole peut y opposer une violence, une violence qui est la sienne. Si d’après le premier aspect, l’acte de parole s’arrachait à quelque chose qui lui résistait au second aspect, c’est l’acte de parole lui-même qui résiste, qui est acte de résistance.

Troisième point. On retourne à l’image visuelle, ces espaces vides, telluriques, géologiques : la roche. La roche vaut par ce qui est enfoui sous la roche. C’est le poids de la roche, il ne s’agit pas de nous montrer ce qui est sous la roche, il s’agit de nous donner une image visuelle de la roche telle que quelque chose y est enfoui. Dans Othon, c’est la grotte où les résistants cachaient leurs armes ; dans De la nuée à la résistance, c’est les champs de blé fertilisés par les victimes humaines dans les mythes grecques ; dans Non réconciliés [7], c’est les trois couches pour les Straub, les trois, non plus, quatre, ou plus même, les quatre couches fondamentales qui trainent de l’histoire allemande : 1910, 1914, 1942, 1945. Ou si vous préférez : la couche Indenbourg, la couche Hitler, la couche Adenauer. Je vous dis ça parce que s’il y avait un lieu de possibilité de comparaison, ça sera là.

Et l’acte de parole qui va être arraché de toutes ces couches, ça va être quoi ? Géologique ! Je vous disais dès le début, l’image archéologique ou géologique, mais c’est la géologie de notre temps. Pas toujours, mais puisque que ce soit celle des temps antiques, comme dans De la nuée à la résistance pour la première partie, mais dès la seconde partie, quand le bâtard revient il demande ce qui s’est passé parmi les paysages vides, c’est l’archéologie de notre temps, c’est la tellurique de notre temps. C’est l’image tellurique ? Oui, oui, oui. C’est de l’archéologie ? Oui. Mais de maintenant.

C’est l’acte de parole dans Non réconciliés, qui traverse toutes les époques, donc il traverse toutes les couches visuelles, et qu’on peut dire sans insolence à moitié gâteuse, le petit grommelle, j’observais comment le temps défilait, ceux là bouillonnaient, se battaient, ceux là c’est-à-dire les gens, ceux là bouillonnaient, se battaient, payaient un million pour un bonbon et puis n’avaient plus trois sous pour un petit pain. Elle mélange les époques etc. Jusqu’au coup de revolver final, pour ceux qui ont vu Non réconciliés, jusqu’au coup de revolver final, dont il y a tout lieu de se demander si ce coup de revolver n’est pas un acte de parole. Est-ce-que ce n’est pas l’acte de résistance par excellence ? En tout cas un cri est un acte de parole. Une exécution musicale est un acte de parole.

On en est en plein dans notre thème : l’encadrant sonore, la musique c’est l’encadrant sonore. Et, le problème du cadrage sonore c’est quoi ? Extraire l’acte de parole, extraire l’acte de parole de tout ce qui l’environne ou de tout ce qui le contient. Et de l’autre côté alors ? Les images visuelles, les couches, tantôt elles vont affleurer mais elles vont affleurer dans un ordre variable. Prenez Non réconciliés, l’une affleure, l’autre affleure, etc. Il y a des cassures. Vous avez en plein, la justification d’un espace désorienté, un espace stratigraphique et par définition un espace défini par ceci qu’au niveau d’une même couche, vous avez des coupes, telles que, deux parties sont désorientées l’une par rapport à l’autre. Elles ne sont pas de la même composition, c’est-à-dire en fait qu’elles renvoient à deux couches. Et alors, voyez où je veux en venir, bien plus ça circule déjà parce que ce à quoi l’acte de parole est arraché, les textes, les livres, les inscriptions sur pierre, cela fait partie de l’image visuelle. C’est inscrit sur la roche, c’est inscrit sur la pierre. Et qu’est-ce-qu’on fait ? Qu’est-ce-que fait l’image tellurique, visuelle ? Et bah voilà. Il n’y a pas de risque qu’elles se rencontrent avec l’image sonore.

On a trouvé ! On a tout trouvé, ça y est, on a fini. Il n’y a pas de risques qu’elles se rencontrent. Pourquoi ? Parce que le rôle de l’image visuelle-tellurique c’est d’enfouir, c’est d’enfouir sans le montrer, ce que l’acte de parole, de son côté, doit arracher pour le dire. Là vous allez avoir ce circuit de l’image tellurique, absolument indispensable comme image de roche qui pèse sur quelque chose. Il faut que la roche pèse sur quelque chose.

Et je dis : si c’est du Cézanne [8] c’est que Cézanne nous disait quoi ? C’est que Cézanne nous disait que la peinture est faite de deux choses. Il nous disait que la peinture était faite d’une part d’une « têtue géométrie », « la têtue géométrie ». La « têtue géométrie », c’est une formule même de Cézanne. Dans le livre de Jérôme Gasquet (il s’agirait ici de Joachim Gasquet, ndlr), qui rapporte les propos de Cézanne [9] , qui ont été parfois mis en cause... Il me semble que les raisons pour lesquelles ils ont été mis en cause, prétendant que c’était Gasquet qui les avait inventés, n’apparaissent pas du tout comme sérieuses ou convaincantes. « La têtue géométrie ». Et il dit : la têtue géométrie c’est l’élément de la peinture quand elle montre. Quand elle montre, mais comprenez, ce n’est pas montrer, c’est quand elle renvoie, aux assises géologiques. Les assises géologiques montrent, on les voit en effet les assises géologiques si elles viennent au niveau de couches de surface, comme le Désert de Pasolini. Et il dit : c’est le moment du dessin ! La têtue géométrie et les assises géologiques, c’est-à-dire la roche. La nature, ajoute-il, la nature joint ses mains. La roche, mais quelle plus belle définition de la nature ? La roche c’est la nature qui joint ses mains. Ses propres mains à elle, nature, la roche c’est ça, c’est les mains jointes de la nature. Et puis, il y a un autre moment, dit-il, la logique aérienne. La Nuée, dirait Straub, la logique aérienne. Et cette fois ci, c’est la nature qui dé-joint ses mains, qui dé-joint ses mains pour que passe, quoi ? Pour que montre, quoi ? Pour que quelque chose montre. Cézanne est un peintre, il montre ainsi entre les mains de la nature, dit-il, la couleur et la lumière. Bah voilà.

Chez les Straub, supposons que ce ne soit pas la couleur et la lumière, mais ça reviens singulièrement au même, l’image visuelle cache quelque chose, à savoir, le dépôt, ce qui est enfoui, ce qui est enfoui par la roche, ce qui est enfoui dans l’image tellurique. Et c’est qui est montré c’est la roche en tant qu’elle enfouit quelque chose. La grotte en tant qu’elle enfouit l’arme, les armes des résistants ; les champs de blé en tant qu’ils enfouissent les cadavres des victimes sacrifiées. C’est ça l’espace tellurique. Et ce que l’image tellurique enfouit, c’est cela que l’acte de parole va faire monter, va faire monter à l’air libre, logique aérienne qui contrebalance la logique tellurique, la logique de la terre. Et il faudra suivre un cycle, qui à la lettre est vraiment celui des éléments, à savoir, que le grand cycle de l’air et du feu, il faudra que ce que l’acte de parole a fait monter se ré-enfouisse dans la terre. De même qu’il faudra que ce qui est enfoui dans la terre monte à l’air libre par, et uniquement par, l’acte de parole.

Pourquoi est-ce-que c’est un rapport irrationnel ? Les deux images ne se rencontreront jamais. En effet, l’une élève à la parole ce que l’autre maintient enfoui à la vue. Et pourtant l’un ne vit que de l’autre. Les deux cadrages vont être pris dans ce rapport irrationnel, dans ce rapport incommensurable de l’acte de parole qui fait monter et de la terre qui fait descendre. Je dis l’air et le feu car le feu, il est dans la terre. Il est sous la roche.

Et alors, Moïse et Aaron. Vous avez en effet ce couple, d’après Schönberg, ce couple où Moïse, c’est quoi ? C’est l’homme qui va s’efforcer d’arracher l’acte de parole. Mais Aaron c’est quoi ? C’est l’aérien, c’est le migrant pur, il ne conçoit pas de destination. Si vous voulez c’est l’anti-sioniste. Il ne conçoit pas de destination ... le mouvement ne cessera pas. Et Aaron c’est l’homme tellurique, c’est le sioniste. Il y aura un endroit, il y aura une terre où s’arrêter. Et bien il y aura la lutte entre les deux parce que, dans ce circuit, il ne faut pas croire que tout est clair, chacun est très ambigu. Moïse, c’est l’homme de l’image visuelle, donc il va laisser, il va perdre la restauration des vieilles croyances, le Veau d’Or, tout ça, le retour du vieux paganisme, le paganisme de la terre. Et Moïse, il va enfoncer, enfoncer Aaron dans la terre. Mais est-ce-que c’est aussi clair que ce que Moïse nous dit ? Qu’est-ce-que cette conception de l’acte de parole ? Qu’est-ce-qui fait que le peuple éprouve le besoin de résister à son tour à l’acte de parole ? Cet acte de parole qui était résistance, vous voyez, c’est très compliqué, cet acte de parole qui d’abord s’arrachait à ce qui lui résistait, qui en second lieu était lui-même acte de résistance, voilà qu’en troisième lieu il faut d’une certaine manière résister à cet acte de parole-même. Il faut que le peuple résiste à l’acte de parole, sinon l’acte de parole de Moïse sera autoritaire. Qu’est-ce-qui empêche l’acte de parole de Moïse d’être autoritaire ? Il faut l’empêcher, Aaron est nécessaire. Comme le disent très bien les Straub, comme l’entend leur film, et aussi l’entreprise de Schönberg, le rapport immédiat avec le peuple c’est Aaron qui l’a. Et Moïse sans Aaron est coupé du peuple.

Bien, dans ce régime de coupure, il y a un effet de coupure, ce que la terre enfouit, et tient sous terre, d’une part, et ce que l’acte de parole élève. Enfin si j’essayais de tout résumer dans le petit film là, où Dominique Villain dira peut être quelque mots la prochaine fois, puisqu’elle y figure, où toute révolution est (inaudible), qu’est-ce-qu’il y a ? C’est comme l’exemple typique où toute révolution est (inaudible). Je dis très vite, vous avez des... Dominique, elle confirmera, elle est là ? Oui ! Vous confirmerez la prochaine fois. Vous avez une série de personnages sur une colline, colline du Père Lachaise, vous me corrigez si je me ..., si c’est faux, à des écarts sûrement, des écarts très, très calculés. Bon, cette colline du Père Lachaise, elle est une image tellurique. Pourquoi elle est tellurique ? Parce que là dessous il y a quoi ? Les cadavres, des communards. Comment le sait-on ? Est-ce-que c‘est montré ? Non, ce n’est pas montré. Ah, mais, alors on le sait, évidement. L’image visuelle, elle n’est pas simplement, elle ne renvoie pas simplement à la perception. C’est comme chez (inaudible), l’image visuelle elle implique : savoir, imagination, etc, dans sa constitution même, mais peu importe, peu importe, dans ces personnages, et qu’est-ce-qu’ils font ces personnages ? L’image tellurique enfouit quelque chose. Et les personnages, ils arrachent l’acte de parole pur. Ils l’arrachent à quoi ? Ils l’arrachent à un texte qui est fait pour que l’acte de parole soit arraché, à savoir, le poème de Mallarmé. Pourquoi est-ce-qu’il est fait pour que la parole soit arrachée ? Parce que Mallarmé le concevait comme ça, et parce que Mallarmé a disposé typographiquement, a utilisé des typographies très différentes. Et les Straub assignent à chacun des personnages sur la colline, tel type de typographie, c’est-à-dire, ce personnage dira les caractères définis par tel type de typographie, un autre personnage, disant les caractères définis par autre type de typographie. Si bien que là vous avez, le film dure combien de temps ? Quelques minutes ? Dix minutes ? Bon, vous avez en dix minutes le circuit complet. Le circuit de l’image tellurique et de l’image sonore, avec, le mouvement par lequel l’image tellurique enfouit quelque chose, de ce quelque chose, ou du moins quelque chose qui ne peut pas être sans rapport, ce quelque chose va monter dans l’air par l’acte de parole. Mais les deux images, à la limite, gardent complètement leur autonomie, elles gardent leur autonomie et pourtant elles ont un rapport, mais ce rapport est un rapport indirect, ou si vous préférez, un rapport irrationnel, un rapport incommensurable.

La prochaine fois on commencera par revenir un peu sur ce point, c’est-à-dire c’est comme si, oui... Et puis on terminera.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien