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85- 23/04/1985 - 2

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Gilles Deleuze - cinéma/pensée cours 85 du 23/04/1985 - 2 transcription : Nathanel Amar

... une notion d’image sonore. Alors, il y a l’aspect que tu dis, mais j’ai aussi de grands espoirs mais qui dépassent mes compétences sur les filtres. Tu connais tout là-dessus, tu connais hein ? Hé bien avec les histoires de filtrage, plus que de stéréophonie, parce que la stéréophonie, moi je crois pas que ça va nous donner une image sonore, mais les filtrages je pense que là on pourra peut-être trouver la possibilité de... enfin je t’expliquerais, absolument, ce sera notre dernier problème.

Enfin la stéréophonie ce n’est qu’une modalité, ce n’est qu’une modalité...

Oui, mais elle intervient, t’as sûrement raison, elle intervient à un niveau. Moi ce qu’il me faut c’est arriver à définir un cadrage sonore. Alors Dominique Vilar elle a posé le problème, elle a... mais ça...

-  Le problème fondamental des filtres c’est là où c’est très important, c’est que ça fonctionne en termes de synthèses statiques analogiques.

Ca ça t’arrangera très bien toi. D’accord. Bon, alors écoutez on revient à de toutes petites choses, parce que on peut pas... Tu vois, vous vous rappelez moi, je disais « premier acte du parlant », la composante sonore de l’image visuelle qu’est-ce que ça revient à dire ? J’essayais de dire : hé bien voilà, la composante sonore de l’image visuelle dépend bien de l’image visuelle parce que elle nous fait voir quelque chose dans l’image, que l’image muette ne nous révélait pas. Je vous disais qu’est-ce que c’était, et bien appelons ça « interaction ».

En d’autres termes, l’acte de parole en tant qu’entendu fait surgir les interactions entre personnes. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Ca veut dire que ça se distingue de quelque chose. Oui, ça se distingue des ensembles d’actions et de réactions dans des situations structurées. Ca alors en vertu du schème sensori-moteur, qui avec des actions et réactions dans des situations structurées dans l’image muette, dans le cinéma muet. Tandis que les interactions, elles, ce sont des relations entre personnages qui s’effectuent dans des situations de circonstance, ou des systèmes en déséquilibre. Et j’invoquais déjà la sociologie dite interactionniste. Dès lors on se trouvait devant le problème : comment définir une interaction par rapport à l’acte de parole. Il y a des actes de parole qui font surgir des interactions. Et je disais il y a deux manières de définir l’interaction à ce moment là.
-  La première est étroitement linguistique, elle renvoie à Benveniste, où à d’autres linguistes, mais je prendrais Benveniste comme étant particulièrement catégorique. Ce serait une relation entre personnes linguistiques, les personnes linguistiques étant « je » et « tu », c’est-à-dire les premiers des termes dit « sui-référentiels ». Vous voyez l’interaction renverrait à l’acte de parole, lequel se définirait par la relation entre un « je » et un « tu » comme termes sui-référentiels. C’est une définition complètement linguistique. Elle définit l’interaction comme rapport entre personnes. Une fois dit qu’il n’y a que deux personnes, « je » et « tu », et que « il » est une fausse personne.

Je disais c’est très curieux, moi, cette conception linguistique elle me paraît de nature à définir une relation linguistique entre deux personnes authentiques, « je » et « tu », bien entendu ça a des conséquences. Pourquoi ? Parce que je pourrais trouver une relation linguistique entre deux lieux, « ici » et « là-bas », mais pour tous ceux qui ont lu un peu de linguistique, vous vous rappelez que « ici » et « là » sont des termes eux-mêmes sui-référentiels, qui dérivent des personnes « je/tu ». Donc je peux maintenir la définition. L’interaction, ce serait la relation entre personnes linguistiques authentiques, qui définit l’acte de parole.

Je dis c’est très curieux mais il me semble que cette conception de l’acte de parole convient très bien au théâtre. Mais que justement, justement, sauf des contaminations qui les mélangent et ne trompent personne, jamais le théâtre et le cinéma n’ont eu de vraies rivalités. Bien sûr on a toujours pu faire du théâtre filmé, bien sûr mais je ne vois pas qu’il n’y ait jamais eu le moindre danger de confusion. Tellement, dès le début, pas au niveau des discussions théoriques, au niveau des conceptions pratiques. Je dis l’acte de parole au cinéma apparaît sous une tout autre forme. C’est pas du tout une relation entre personnes linguistiques authentiques, un « je » et un « tu », c’est quoi ? Je dirais beaucoup plus une interaction, dans le cinéma, une interaction entre individus, c’est une relation qui s’instaure entre des personnes supposées indépendantes et séparées, dans une situation de circonstance. En d’autres termes, c’est le mouvement du « on », il y a toujours un « on », et c’est dans l’ensemble de ce « on », dans la propagation du « on » que vont se faire des assignations transitoires d’individus, des passages d’individus indépendants à d’autres individus indépendants. L’ensemble des interactions tournant, convergeant, vers un point de perception, je dis de perception, convergeant vers un point de perception visuelle problématique.

C’est compliqué, vous allez dire, tout ça. Pas du tout. Dans le modèle linguistique de Benveniste, l’acte de parole se définit au niveau de la conversation organisée entre deux personnes. Au second niveau que je propose, plus conforme à la sociologie interactionniste, l’acte de parole a pour modèle fondamental la rumeur. La rumeur. Ou bien la flânerie. Ou bien la lecture du fait divers. C’est pour cela que la sociologie interactionniste attache tellement d’importance à la lecture du journal, aux situations sociales de lecture du journal. Lecture de faits divers je dis, parce que c’est très différent de la lecture d’opinion. Quand vous lisez un article d’opinion vous faites masse. Vous faites masse avec ceux qui sont censés penser comme vous. Quand vous faites la lecture de faits divers, ça se mélange tout ça, il y a toutes sortes de gens qui lisent les faits divers, par exemple ceux qui se plaignent de l’insécurité aujourd’hui ils ont fait du fait divers une lecture d’opinion. Donc ça se mélange tout le temps. Mais la lecture du fait divers pour elle-même, elle est très différente de la lecture du journal d’opinion. La lecture du fait divers c’est une lecture que je fais pour mon compte, avec d’autant plus d’intérêt que je sais que le lisent aussi des personnes avec lesquelles je n’ai pas d’intérêt commun, donc ce sont des personnes, des individus supposés dispersés, tandis que dans la lecture d’opinion, je fais masse avec des gens qui ont des intérêts communs, les mêmes croyances que moi, les mêmes intérêts que moi, et cætera. Et cela ça va en zigzag, entre des gens qui ne se connaissent pas, ne se connaîtront jamais, pourtant dont le degré de conviction est renforcé par la certitude que d’autres qu’eux lisent, et cette ensemble interactif tend vers un point problématique du type « qui c’est qui a pu faire ça ? », « qui c’est l’assassin ? », et cætera.

Et vous verrez que tout change si vous transformez le fait divers en fait d’opinion. Si vous répondez « ah ! c’est encore un gitan ! », évidemment vous avez transformé le fait divers en... Et à ce moment là, c’est tout à fait différent. Mais, bon, [je] disais, le modèle de l’acte de parole, à ce moment là c’est quoi ? je reprends, c’est le grand début, enfin c’est pas tout à fait le début, le grand début, le grand acte de parole au cinéma, et là où vous pouvez voir en quoi ça n’a aucun correspondant théâtral possible, c’est au début de "M le maudit".

Au début de "M le maudit", je vous rappelle très vite, je vous l’avais déjà lu la dernière fois.
-  Premier point : un homme fait la lecture à haute voix, acte de parole, d’une affiche de police, devant laquelle il y a foule.
-  Deuxième point : le même texte, le même texte, c’est-à-dire le même acte de parole, se poursuit sous la forme d’une annonce radiophonique, et cette fois-ci les auditeurs n’ont aucun rapport avec ceux qui lisaient l’affiche. C’est pas un « je/tu », ce n’est pas du tout un « je/tu », c’est la propagation. C’est la propagation d’un acte de parole, qui va à chacun de ces moments assigner des sujets transitoires. Bon, puis lecture à haute voix d’un journal dans le café, bataille dans le café, puis un homme assailli dans la rue par un groupe en disant « c’est toi, on t’a vu regarder une petite fille », tout ça. C’est ça, il me semble, l’acte de parole, en tant que doué - dans un espace donné, à condition de définir l’espace - dans un espace donné doué d’une circulation et d’une propagation qui lui sont propres, et tendant vers un point de perception problématique : « où il est, où il est ? » ou « de quoi s’agit-il ? », « qu’est-ce qu’il se passe ? ». Je dirais, et en effet, la splendide séquence de Fritz Lang se termine par - après tous ces moments, vous vous rappelez je vous l’avais dit - se termine par : on voit de dos l’assassin. C’est sa première apparition, on voit de dos l’assassin, en amorce, en retrait de l’écran. C’est la première fois qu’on a une vague impression, ça reste sous la forme... c’est ça le point problématique.

Bien, et je dirais que là il y a bien un acte de parole proprement cinématographique, et que c’est une différence fondamentale entre théâtre et cinéma. Ce qui signifie qu’au niveau cinématographique, moi je crois que la conversation doit être comprise à partir de la rumeur, et non pas à partir des personnes linguistiques. A partir de la rumeur, c’est-à-dire à partir du « on », et pas à partir des personnes linguistiques. Qu’est-ce que vous voulez faire au théâtre d’une rumeur ? Pas moyen. Pas moyen, sauf par des procédés très modernes, et qui dériveront du cinéma. On peut faire état d’une rumeur, ça oui, il y a toujours un « je » et un « tu » qui peuvent se parler d’une rumeur, mais constituer une rumeur, ça... C’est dès le début que le parlant dans le cinéma trouve sa matière, trouve sa matérialité sonore qui lui est propre. Si bien que si vous considérez, je dirais, la même chose alors pour, passons à conversation, il y a deux manières de concevoir les conversations. Il y a deux manières de concevoir une conversation. C’est la même chose, vous la concevez théâtralement ou cinématographiquement. Quand vous considérez une conversation théâtrale, qu’est-ce qui se passe ? Et bien c’est une succession de « je/tu », c’est-à-dire c’est une succession de relations entre personnes authentiques, linguistiquement authentiques. « Je », « tu », « tu » devenant « je », et cætera. Et de ce point de vue, je dois dire que la conversation a toujours un contenu, même si ce contenu est insignifiant, même s’il est du type « il fait beau ». Et la conversation a toujours un intérêt, un intérêt pas forcément pour le spectateur, mais pour le soin des intérêts des personnages, par exemple une mère qui dit à son enfant « t’es-tu bien couverte aujourd’hui ? », parce qu’il pleut. C’est une certaine conception de la conversation.

Tout change si la conversation n’est plus comprise comme déroulement d’une succession de relations entre personnes linguistiquement qualifiées, mais si la conversation est considérée comme l’ensemble de ce qui vient à être dit, l’ensemble de ce qui vient à être dit dans un espace donné. L’ensemble de ce qui vient à être dit dans un espace donné, où les interactions ne se font pas entre personnes authentiques linguistiques, « je » et « tu », mais se feront entre individus supposés dispersés et indépendants, c’est-à-dire c’est B qui parle avec C qui veut portant riposter à ce que A disait à D. Là vous allez avoir un ensemble interactif. Et, la revue "Communication" a publié un article très très bon... non un ensemble d’articles, un ensemble d’articles très bons sur la conversation. Et un des auteurs, un des participants qui s’appelle Berthet disait, pose une chose très... pose la seule question possible à ce niveau. Si vous considérez l’ensemble de ce qui vient à être dit dans une conversation, sous-entendu indépendamment des contenus et des intérêts en jeu, quel sujet demi-fou est capable de proférer, quel sujet demi-fou est-il capable de proférer un tel discours ? C’est ce que je vous disais une fois, la schizophrénie comme modèle de la conversation, quoi. Il n’y a pas de conversation entre schizophrènes pour une raison simple, c’est que toute conversation est schizophrénique. Dans quel sens ? Bien oui, c’est difficile, c’est toutes les histoires que je signalais très rapidement de ce sociologue allemand là, Simmel. C’est curieux parce qu’il essaie de dégager l’interaction pure, et il dit l’interaction pure, et bien elle surgit, la forme-même de l’interaction, elle surgit lorsque vous pouvez faire abstraction des contenus et des intérêts sociaux. C’est ce qu’il appelle les associations de jeu, les associations ludiques. Mais c’est très ambigu. Parce qu’il dira c’est la conversation à l’état pur, ça. Il dira aussi, et retenez parce que ça va nous intéresser tout à l’heure pour le cinéma, c’est la démocratie à l’état pur.

Car la démocratie suppose que les individus aient fait abstraction de leurs propres intérêts économiques, des contenus sociaux qui les caractérisent, pour entrer dans un jeu d’interactions purs. En ce sens la démocratie c’est la société des égaux. Et il ajoute, il ne se fait pas beaucoup d’illusion dans la démocratie, elle ne peut se réaliser que dans des sociétés de conversation.

-  Mais troisième point, il nous dira aussi bien, c’est un état de folie. Ou sinon de folie, c’est un état très curieux, il citait encore une fois comme exemple la coquette. Qu’est-ce que c’est que la folie de la coquette ? C’est que la folie de la coquette, c’est qu’elle ne dit ni oui, ni non. Elle ne dit ni oui, ni non, elle s’offre en se refusant, et cætera. Qu’est ce que ça veut dire elle s’offre en se refusant ? Ca veut dire qu’elle a fait abstraction du contenu et de l’intérêt érotique, pour parler comme Kierkegaard, et comme Simmel aussi. Elle a fait abstraction de tout contenu érotique, car seul le contenu érotique, par exemple le désir de l’homme, l’intérêt érotique, le désir de l’homme, exige une réponse. Alors c’est oui, c’est non. La coquette, elle est au-delà de la sphère du contenu érotique. Elle a atteint la forme, la forme pure de la sociabilité érotique. La forme pure de la sociabilité érotique c’est l’alternative, oui ou non. Et elle maintient à la fois dans la forme pure l’alternative pour elle-même, et c’est ça la coquette. Bien. Ca revient à dire quoi ? Ca revient à lier trois notions que j’avais appelé... La conversation comme interaction pure, au sens qu’on vient de définir, à condition qu’on ait fait abstraction de tout contenu formel. Alors à ce moment là, des différences de classes, des différences d’intérêt, et cætera. A ce pôle, ça donne la démocratie, la société des égaux. Mais dans la conversation, dès qu’arrive quelqu’un avec un contenu et qui exige son droit au contenu, tout vacille dans la folie, de tous les côtés. L’étranger arrive dans la conversation, comme disait Joseph, dont je vous disais qu’il s’occupe beaucoup de ces questions, « malaise dans l’interaction ».

Malaise dans l’interaction, qu’est-ce c’est ? Alors qu’on s’en sorte, parce que... par une procédure d’expulsion, tout se déchaîne. Les expulsions, les interdits, et cætera. Peu importe, on n’a plus le temps, c’est pour vous donner les bases. Or, qu’est-ce qu’il se passe ? Je dis, reprenons l’exemple [inaudible] l’invoquait, la comédie américaine. Ils ont jamais fait du théâtre. La comédie française elle a fait du théâtre au cinéma. Pourquoi ? Parce que les français, c’est ça qui a compromis le cinéma français, c’est le mot d’auteur. Et je crois que le mot d’auteur ne pourrait s’interpréter, ce qu’on appelle un mot d’auteur, ne pourrait s’interpréter que dans la conception linguistique de l’acte de parole. « Moi je te dis », de telle manière que l’autre n’ait rien à répondre, et ce serait assez proche de la première conception, celle que l’on vient de récuser, comme théâtrale justement, et non cinématographique. Et la comédie américaine c’est absolument pas ça. Il y a Claire Parnet qui à un moment elle travaillait sur..- elle ajoutera peut-être quelques mots - elle travaillait sur la voix dans la comédie américaine, sur l’utilisation... Or c’est très proche du début du parlant, dès qu’il y a eu le parlant, les premières grandes comédies américaines... Je parle pas des comédies musicales, je parle de la comédie américaine. Or qu’est-ce qu’on voit ? Filmer la conversation. Filmer la conversation, mais sous quelle forme ? En effet, tout le monde parle à la fois, sauf celui qui est pas dans le coup, sauf celui qui maintient le contenu social ou l’intérêt social déterminé. Or celui-là il essaie d’expliquer, mais il est balayé par le jeu des interactions. Ca va être le jeu des interactions. Et on pourrait en ce sens classer. Là je vais très vite, parce que c’est, mais ça pourrait nous faire, oui si on n’avait pas tant de choses à faire, ça nous ferait une séance, la comédie américaine est d’une telle richesse pour le cinéma.

Moi je dis je ferais un classement en trois, mais là je vais très vite, en trois grands, mais j’en oublie encore, trois grands. Remarquez toujours que le grand thème c’est quoi ? C’est très curieux, là on va trouver tous nos thèmes. Ils sont très proches de la sociologie interactionniste qui se fait à la même époque. J’aime beaucoup ça, ces rencontres entre les grands interactionnistes américains et les grands de la comédie américaine, il me semble qu’il y a des ressemblances très très grandes. Qu’est-ce qu’il se passe ? Tout y passe, je veux dire il y a un thème perpétuel de la conversation, il faut toujours que tout le monde parle. Avec une loi comme, on pourrait dire, une loi de la bonne forme, à savoir parler avec le maximum de vitesse possible en fonction de l’espace donné. Et ça doit fuser de partout. Le couple Cary Grant/Katharine Hepburn...

Ca, il est exemplaire, celui-là. Hawks, en effet. Hawks c’est le génie de cela, puisque Hawks a toujours déclaré... Comment il faisait lui, quel était le seul principe qu’il suivait dans la comédie américaine, c’était précipiter le tempo. Forcer les acteurs à parler sur un tempo accéléré. Alors, avec Katharine Hepburn il avait trouvé l’actrice de sa vie, ça c’est, c’est évident. Mais il est formidable, tout y passe, dans un jeu d’interaction. Mais Grant, lui, c’est quand même pas tout à fait la même chose, parce que Grant c’est le pauvre type. Enfin, en tout cas il pourra pas en placer une, comme on dit, parce que lui, il a toujours un contenu ou un intérêt social déterminé. L’autre, au contraire, c’est une fille très riche, de très bonne famille, d’une insolence... C’est une fille de classe, de classe au sens de classe sociale, une fille qui appartient à sa classe, et cætera, qui s’en fout pas mal. Tandis que lui il est à comment trouver l’argent pour mon diplodocus, pour mon [inaudible], pour mon [inaudible], si bien qu’il pourra pas parler, qu’il pourra pas dire un mot. Et elle, elle n’est pas amoureuse de lui, c’est évident que non, elle n’est pas amoureuse. Parce que dans le monde de la sociabilité publique, dans le monde de l’interaction, comment dirais-je ? Ce sont les interactions et les excitations propres à l’interaction qui va décider si on tombe amoureux ou si on ne tombe pas amoureux. C’est pas du tout l’inverse. C’est pas parce qu’on est amoureux qu’on entre dans la conversation, ça tous les séducteurs le savent bien, ce sont les jeux, ce sont les jeux de l’interaction et l’exaspération de l’interaction, l’intensification des interactions, qui va décider si on tombe amoureux ou pas. C’est ça la comédie américaine en fait ou pas. C’est son premier pôle.

Et son second pôle, c’est quoi ? La démocratie. La démocratie américaine. Il s’agit toujours de rappeler, même quand la fille la plus capricieuse du monde que c’est malgré tout, le monde de vie américain, la grande démocratie, où chacun a sa chance.

Et, dernier aspect, c’est la folie. L’autre pôle c’est la folie, à savoir la folie ordinaire d’une famille américaine, qui va être redoublée par l’intrusion d’un encore plus fou. Ca va être une grande formule de la comédie américaine. Alors avec tous les personnages de l’interactionnisme aussi, le clochard, le migrant, et cætera, qui reviennent au galop, pensez aux grands classiques, à "Madame et son clochard"... Quoi ?

-  L’alcoolique ?

L’alcoolique. Alors, admirez quelqu’un comme Capra. Ca s’explique tout. L’œuvre de Capra elle est très, très très unitaire. Capra, il fait de grandes comédies, par exemple du type "Arsenic et vieilles dentelles". Ca, ça répond tout à fait. Folie ordinaire de la famille américaine dans laquelle pénètre un fou encore plus fou. Bien. Mais c’est aussi le même qui fait la grande série "Pourquoi nous combattons", sur la démocratie. Comédie américaine de la conversation. Film propagande de la démocratie. Comment expliquer ça mieux ? Revenons à la comédie américaine. Si vous voyez quel jeu entre tous ces pôles, de la conversation à la folie, de la conversation à la démocratie, de la démocratie à la folie, de la folie à démocratie, et cætera. Et tout ça en fonction des interactions, de l’acte de parole conçu comme interaction. On pourrait, oui, proposer comme trois... Les grands auteurs de comédies américaines qui se font sur la conversation, c’est pas facile encore une fois, puisqu’il faut assurer les bonnes formes, c’est-à-dire la vitesse de parole par rapport à l’espace... Ca c’est Cukor, mais c’est avant tout Hawks. C’est McCarey. Cukor, oui beaucoup. Il y a un autre cas, mais j’ai pas le temps d’insister plus, ce serait trop long. Je pense que... à quelqu’un de très important dans notre littérature, à savoir Nathalie Sarraute, a fait une analyse de la conversation splendide, une analyse de la conversation dans le roman, en découvrant et en disant que de plus en plus les romanciers s’apercevaient que la conversation était strictement inséparable d’un domaine qu’elle baptisait, là elle crée un concept pour ce domaine nouveau, qu’elle baptisait la « sous-conversation », et que toute conversation impliquait une sous-conversation. Et elle disait, le génie des romanciers anglais et américains, et certains américains, du début du vingtième siècle, c’est d’avoir fait surgir la sous-conversation. Ceux que ça intéresse, lisez un livre admirable de Nathalie Sarraute qui s’appelle "L’ère du soupçon", où vous trouverez tout un chapitre « conversation et sous-conversation ».

Et Nathalie Sarraute elle-même pense avoir conçu la sous-conversation dans ses propres romans, avoir appelé la sous-conversation, un certain état romanesque. Pour ceux qui aiment par exemple, qui ont de l’admiration pour un auteur comme James, je cite un cas comme Henry James. Je cite un cas, un faux cas, j’invente, j’invente un dialogue de James. Dieu, quelle science du dialogue, faut pas croire que ce soit facile à faire.

« L’avez-vous remarqué ? », dit un personnage, « l’avez-vous remarqué ? ». Réponse : « comment voulez-vous que cela, je ne l’ai pas remarqué ? ». Réponse : « ah ! Parce que ça vous intéressait aussi ? ». Réponse : « n’était-ce pas convenu entre nous dès le début ? ». « C’était l’essentiel ». Et cætera.

Et ça peut durer trois pages. C’est pas trois pages où on s’ennuie, et c’est pas trois pages où on fait du surplace. Tout un domaine, comment dire... L’implicite, ce qui est impliqué dans la conversation, les présupposés implicites de la conversation, mais dont, vous lecteurs, vous n’êtes pas encore au courant. Dont vous deviendrez au courant, dont vous passerez au courant par une longue lecture qui est celle... Et où chaque phrase de James sera un enchantement. Et vous vous demandez même pas, même pas, de quoi il parle, tellement ça va se faire tout seul, tellement vous allez l’apprendre.

Mais vous allez l’apprendre sous quelle forme ? Vous allez apprendre en même temps qu’il va vous faire voir quelque chose. J’en reviens toujours à mon perception visuelle problématique. Il faudra qu’à la faveur de ces interactions dans l’acte de parole, toutes les interactions pointent sur un point de perception visuelle problématique. Ou bien, il y a d’autres méthodes plus brutales. Nathalie Sarraute invoque un auteur très grand, une vieille dame anglaise, dans la littérature anglaise, c’est dans le [fournir ?] aux génies de la littérature, à savoir Ivy Compton-Bernett [Ivy Compton-Burnett]. Bennet ? Bernett ? Bennet ? Barnett ? Enfin, madame, enfin madame Compton, qui met sur le même plan, si vous voulez, l’arrière pensée, ce qui est dit, et en même temps j’exagère, je trahis. Faut en lire un peu pour voir, le procédé qui est très... Elle fait affleurer ce que quelqu’un pense en même tant que ce qu’il dit, et elle le met à plat. Alors comme c’est généralement des discussions entre héritiers qui se haïssent.

Si vous tenez au cinéma, en gros, vous avez la même chose avec les Marx. Du moins avec Groucho. Groucho avec la splendide héroïne des Marx, il arrête pas de faire la conversation et la sous-conversation. Il lui dit : « ah ! Comme vous êtes belle. Qu’est-ce qu’elle est moche, mais elle est riche ». Bon, tout ça il dit à plat, sur le même... Si bien que, l’actrice, qui est géniale, passe par des sourires et des « Oh ! », et cætera. Puisqu’elle entend tout, elle entend et la sous-conversation et la conversation. Alors les Marx, eux, en effet, comme ce n’est plus de la comédie américaine, c’est du grand-burlesque, eux, ils ont pu passer à une expression totale de la sous-conversation. Mais au cinéma, dans la comédie américaine, il y a quelqu’un qui est connu pour son art. Alors si je classais là les trois grands, Cukor, McCarey et surtout Hawks dans la conversation, s’il y en a un qui a su faire surgir la sous-conversation à un point de finesse et cætera, c’est, bien entendu, c’est Lubitsch. Et une grande partie de ce qu’on appelle l’art propre de Lubitsch, le style de Lubitsch, c’est que, vous verrez, la conversation est toujours nourrie, complètement montée par une sous-conversation, qui généralement... Rarement, dans de rares cas, puisqu’elle est plus [inaudible] cas de Lubitsch, n’échappe à aucun des deux, qui se parlent, et qui se comprennent très bien. Mais plus généralement, échappe à l’un des deux. Il n’y en a qu’un des deux qui sait. Dont tout l’implicite de ce qui est en train d’être dit. Par exemple, vous prenez, je sais plus, le film où il y a mon acteur préféré... C’est Angel ? Où Marlene explique à Herbert Marshall, mon acteur préféré c’est pas Marlene Dietrich, c’est Herbert Marshall, elle explique à Herbert Marshall qu’elle va le quitter, qu’elle en peut plus de cette vie. Et lui lit le journal, et prend ça comme une aimable plaisanterie, comme une taquinerie, il dit : « tu vois, hein, c’est bien de se taquiner un peu, comme ça ». Bon, il comprend rien, mais en même temps la conversation est de plus en plus chargée d’une sous-conversation. Ca c’est les méthodes Lubitsch qui n’a pas d’équivalent français. Je crois même que dans le roman, à cet égard, il est l’équivalent d’un grand romancier.

Et puis, alors, il y a eu un fou incroyable. Pour moi Capra, c’est pas le meilleur, mais c’est un fou, parce que lui, il s’est pas contenté de faire de la conversation l’objet du cinéma parlant, ni même de la sous-conversation, lui il a pris ce qui semblait le plus rebelle, à savoir le discours. Il s’est mis à filmer des discours, et des discours américains typiques. C’est-à-dire le grand discours de la démocratie, et il le fait dès ses comédies. Encore une fois c’est évident que c’est le même qui fera "Pourquoi nous combattons". Il le fait dès ses comédies. Il filme des discours, d’interminables discours, dans "Monsieur truc au Sénat" [Monsieur Smith au Sénat], et dans John... dans deux films interminables d’ailleurs, qui sont durs, enfin que les Américains, il faut être Américain je crois... Mais c’est un point que les autres ont touché, parce qu’il n’y en a pas beaucoup, même McCarey dans un film qu’on a redonné il n’y a pas longtemps, L’admirable monsieur Ruggles [L’extravagant Mr. Ruggles]... Là tout s’affronte, c’est très américain puisque dans la conversation, tout va s’affronter, les classes... Puisque les contenus objectifs ne comptent plus, les classes, les pays, les régions... Alors, affrontement de l’Amérique avec successivement la France, l’Angleterre. Dans L’admirable monsieur Ruggles c’est l’Amérique qui règle ses comptes avec l’Angleterre. Dans le Lubitsch fameux avec Greta Garbo, c’est l’Amérique qui règle ses comptes avec l’URSS. Dans d’autres, je sais plus quoi, c’est l’Amérique qui règle ses comptes avec la France. Bon, il y a les régions, l’homme du Texas, il y a le migrant, il y a tout ce que vous voulez, il y a tout ça. Mais ce que je voulais dire, c’est que... Bon, je sais plus du tout ce que je voulais dire. Ce que je voulais dire, vous voyez, c’est, bon, faire du discours l’objet propre du cinéma, ça suppose quoi ? Ca suppose que Capra et à la même époque, je vous assure, les interactionnistes en sociologie découvraient quelque chose d’équivalent. Ils découvraient que le discours devait être étudié, vous me direz ça va de soi aujourd’hui, ça été à ce moment là que c’est parti, le discours devait être étudié comme interaction avec le public. Le discours politique comme interaction avec le public. C’est devenu pour nous aujourd’hui une évidence, et tous les hommes politiques le savent, et nous savons aussi qu’ils ont mis très longtemps à le savoir. Là aussi d’ailleurs c’est pas sans liaison avec Hitler. Mais, les hommes politiques les plus démocrates ont appris que le discours, quand ils parlent eux-mêmes tous seuls à la radio, était une question d’interaction avec le public. C’est à ce niveau, je crois, que Capra se propose déjà de filmer le discours. Et il donne cet objet à la comédie américaine. La comédie américaine aura filmé, tour à tour ou simultanément, la conversation et sa folie, la sous-conversation et ses haines, et le discours et sa démocratie.

Alors, je voudrais dire encore, oublions tout ça un instant. Invoquons parmi les très grands auteurs, on oublie la comédie, la comédie c’est un moment du parlant. J’y vois une confirmation, vous comprenez, l’acte de parole au cinéma, comme composante sonore, comme composante entendue, nous fait voir des interactions d’un type spécial. Des interactions d’un type spécial entre personnes, encore une fois, entre individus, pas personnes, entre individus supposés indépendants, dispersés, sans intérêt commun, et cætera.

Bon, prenons un des plus grands auteurs du parlant, Mankiewicz. Comme j’en ai parlé il y a un an ou deux ans, je voudrais là aussi pas revenir là-dessus, mais reprendre juste un point. Je dis, chez Mankiewicz il y a deux actes de parole. Et là, c’est la première fois que nous voyons une seconde espèce d’acte de parole, puisque pour le moment, moi, contrairement à vous, je n’ai encore, mais je ne vais pas m’en tenir là, je n’ai encore qu’une catégorie d’acte de parole. Je le dis pour résumer un peu cette séance je n’ai qu’une catégorie que j’appellerais :" les actes de parole interactifs". Et pour moi ce sera la première espèce des actes de parole au cinéma, puisque ce qui m’intéresse c’est les actes de parole cinématographiques. Je dirais ce sont des actes de parole interactifs. Or chez Mankiewicz vous trouvez que tout est en acte de parole.

-  Mais en acte...

Non, je peux pas, non je peux pas, ça va me faire perdre mon idée...

-  Mais [inaudible] aussi, on peut concevoir comme un acte de parole interactif...

D’accord, d’accord, je dis pas que j’ajoute, oh non j’ajoute rien, moi. J’ajoute rien. Mais ça d’accord, tout y est là. Chez Mankiewicz, il y a une formule de Douchet sur laquelle on peut pas revenir, à savoir : "Mankiewicz en personne c’est la vertu cinématographique du langage". Seulement, ce qui compte, c’est « cinématographique ». Qu’est-ce que ça veut dire la vertu « cinématographique » du langage ?
-  Première dimension, tout est en acte de parole.
-  Deuxième dimension, je le dis tout de suite, parce que ça, ça m’intéresse, ces actes de parole pointent vers quelque chose de problématique dans la conception visuelle.

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