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84- 16/04/1985 - 1

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Gilles Deleuze - cinéma/pensée cours 84 du 16/04/1985 - 1

Transcription Sara Fadabini

Essayons d’y voir plus clair :
-  à savoir, on tient la question : qu’est-ce que la composante parlante nous "fait" voir ? Voyez, nous avons deux questions. Exactement c’est :
-  première question : en quoi la composante parlante nous fait voir quelque chose dans l’image visuelle ?
-  deuxième question : en quoi l’image visuelle, dès lors, tend elle à devenir lisible en tant que visuelle ? Pour moi les deux questions paraissent claires - elles sont peut-être fausses, elles sont peut-être mal posées, ce sera à vous de le dire...

La réponse, ce serait, si je donne tout de suite ma réponse - cela doit être tellement compliqué, je croyais que c’était tellement compliqué - dans ma tête c’est moins compliqué que là. Ma réponse, je la donne de suite pour que vous suiviez : c’est que l’image muette, on l’a vu, l’image "vue" dans le muet, était composée, était une image naturalisée, c’est-à-dire qui nous présentait des structures, des situations, des actions et des réactions qui en découlaient. Ce que la composante auditive va nous faire voir dans l’image visuelle c’est quoi ? C’est ce qu’il faudrait appeler : des interactions, des interactions en tant que l’interaction - l’interaction entre choses visibles :
-  l’acte de parole, en tant qu’entendu, nous ferait voir des interactions, tandis que l’image muette était condamnée à ne nous faire voir que des actions et réactions. C’est au moins une réponse : qu’est-ce que l’acte de parole me fait voir dans l’image visuelle ? Réponse : elle nous fait voir des interactions. Soit, admettons, ne serait ce qu’en fonction du mot - que l’interaction ne soit pas la même chose qu’un ensemble action-réaction ; mais qu’est-ce que c’est qu’une interaction ? Revenons à Benveniste, ce serait une hypothèse, il nous donne au moins une hypothèse. Benveniste nous dirait : une interaction serait une relation entre les deux personnes authentiques : « je » et « tu ».

Ce qui implique quoi ? Ce qui implique que l’acte de parole soit défini par les personnes. Et en effet pour Benveniste, un acte de parole est défini par les deux premières personnes qu’il appellera (coupure) ... que les linguistes appellent plus généralement « shifters », shifters - vous corrigez mon anglais, shifters (là on reconnaît les âmes innocentes, ce n’est pas mal ce que je dis, les âmes innocentes qui sont restées pures de toute linguistique...). Alors, gardons "sui référentiel", mais c’est la même chose : qu’est que « je » ? « Je » c’est celui qui dis « je ». Vous voyez en quoi ? « Je » c’est celui qui rempli l’instance d’énonciation en disant « je ». « Je » est un sens est « sui » référentiel. C’est en ce sens que Benveniste dit « je » et « tu » sont les deux seules personnes authentiques, puisque « je » et « tu » sont sui-référentiels, tandis que « il » ne l’est absolument pas.

Donc Benveniste pourra définir l’acte de parole comme l’interaction entre deux termes « sui » référentiels. Par là il se donne les personnes et c’est par les personnes qu’il définit l’acte de parole. Et en effet, pour ceux qui n’ont fait du tout de linguistique, je vous rappelle que à peu près au même temps, le linguiste Austin et le linguiste Benveniste tombent sur ce problème de l’acte de parole qui consiste en quoi ? : et bien, comment définir l’acte de parole ? Il y a acte de parole au sens plus étroit lorsque je fais quelque chose en le disant, lorsque je fais quelque chose en le disant. Faire quelque chose en le disant : si je dis « fermer la fenêtre », je ne fais pas quelque chose en le disant. Si je dis « je me promène », je ne me promène pas, en disant « je me promène ». Si je dis « j’ouvre » la séance, j’ouvre la séance en disant « j’ouvre » la séance. Si je dis « j’ordonne », j’ordonne en disant « j’ordonne ».

Il y a donc des actes que je fais en les disant, en les disant et du simple fait que je le dis. Si je dis « je vous promets d’être plus clair la prochaine fois », peu importe que ce ce soit une fausse promesse ou pas, je fais une promesse en disant « je promets ». Voilà pourquoi à partir de là, Benveniste dira qu’un acte de parole renvoie aux deux personnes authentiques, prises dans leur sens authentique, et il sera même amené à dire que « je me promène » - là le « je » est un ersatz de la personne. Parce que si je dis « je me promène », le « je » est homogène à un « il » ce n’est donc pas une vraie personne. Lorsque que je dis « j’ordonne », « je t’ordonne de te taire », je fais un acte en disant « je t’ordonne. » Je fais un acte. Et cet acte je ne le fais pas quand je dis « il ordonne ». Si je dis « il déclare la séance ouverte », si je dis « je déclare la séance ouverte », la séance est ouverte du fait que je déclare « la séance est ouverte », je fais quelque chose en le disant. C’est ce qu’Austin appellera le perlocutoire - non, qu’est-ce que je dis - l’illocutoire. Illocutoire. L’acte de parole est illocutoire. Non, d’ailleurs, je me trompe, nous n’y sommes pas encore parce que justement je voulais éviter de passer par les conséquences de l’illocutoire, pardonnez-moi. Ce qu’Austin appelle le performatif, le performatif : « j’ordonne », « je promets », « je déclare la séance ouverte », etc.

Je dis donc : l’acte de parole est défini par la présupposition des personnes saisies dans leur authenticité linguistique, c’est-à-dire saisies comme des « suis » référentiels. Voyez ? Evidemment il y a toutes sortes de difficultés, je ne veux pas insister, il y a toutes sortes de difficultés parce que comment expliquer notamment qu’il ne suffit pas de dire « je déclare la séance ouverte » pour que la séance soit ouverte ? Il faut que ce soit quelqu’un de qualifié, de socialement qualifié. Benveniste explique ça : il faut que, la personne « Je » qui dit « je », soit "source d’obligation". Bon, là Benveniste est très rapide parce que là, ça concerne la sociologie, ça concerne le domaine sociologique, mais qui sont quand même très important pour la linguistique puisque, en effet tous les verbes, tous les verbes à la première personne, ne sont nullement des performatifs. Encore une fois « je me promène » n’est pas un performatif.

En tout cas c’est seulement dans le performatif que les personnes « je », « tu », effectuent leur hétérogénéité avec le « il », avec la troisième personne. Moi je me contente d’insister sur : d’où vient cette source d’obligation sociale ? Bien, pour ceux que ce problème intéressent, il y a une très longue discussion du linguistique Ducrot, dans un très beau livre « Dire et ne pas dire », édition Hermann - une très longue discussion de Ducrot avec Benveniste. Moi, pour des raisons, je n’ai pas envie - ce serait toute une séance qu’il nous faudrait - je dis, vous voyez, l’acte de parole ce n’est pas possible de le définir par une "personnologie linguistique". Je n’invoque même pas cette histoire de la nécessité de faire intervenir une source d’obligation sociale. Je voudrais insister sur un autre aspect, je voudrais insister sur un autre aspect que celui souligné par Ducrot.

Je dirais qu’il me semble que l’acte de parole est fondamentalement quelque chose qui circule, qui se propage. Je veux dire : il est en mouvement ce qui nous arrange pour le cinéma. C’est un cas de mouvement. Et le « je-tu », moi je ne le dirais pas une donnée première ou un présupposé de l’acte de parole, j’y verrais une conséquence du fait qu’il y a circulation de l’acte de parole. A quelles conditions ? Comprenez qu’en disant ça je m’engage à quelque chose. Car si je disais : oui, il y a circulation de l’acte de parole entre un « je » et un « tu », cela n’irait pas du tout, je reviendrais exactement à la thèse de Benveniste, je ne dis pas qu’elle soit mauvaise, peut-être que c’est lui qui a raison. Et si je disais l’acte de parole - suivez-moi bien - si je disais l’acte de parole circule et se propage, il se meut, mais il se meut entre un « je » et un « tu », je n’ajouterais strictement rien à la thèse de Benveniste et je pourrais dire Benveniste a raison.

J’étais en train de dire, moi je vois un autre point de vue que celui de Benveniste. Ce qui signifie que si l’acte de parole est présenté comme circulant et se propageant, il doit circuler et se propager non pas entre personnes déjà reliées par le « je-tu », mais entre personnes quelconques, non liées, indépendantes, isolées. A ce moment là il y aurait interaction. L’interaction serait donc, non pas la relation entre personnes préexistantes - ne serait ce que linguistiquement - l’interaction serait la relation entre personnes isolées, indépendantes, distantes. Vous direz, mais c’est pas possible ça ! Prenons un cas. Petit a raconte une histoire à Petit b dans un marché, là, dans une boutique. Petit b raconte la même histoire histoire à Petit b. Et puis Petit b raconte la même histoire, grossie, déformée, un peu transformée, à Petit c. Vous me direz, n’empêche qu’il y a une personne commune pour assurer la propagation, évidemment c’est pas ce qui m’intéresse. Ce que j’appelle interaction c’est la relation entre A et C, c’est-à-dire entre les deux personnes, isolées, distantes, etc. Qu’est-ce qu’il s’est passé entre ces deux personnes qui ne se connaissent pas ? Il ne s’est pas seulement passé quelque chose entre A et B, entre B et C. Il s’est passé quelque chose entre A et C. C’est ce qu’on appellera la propagation d’une rumeur. C’est très intéressant une rumeur.

Est-ce que c’est par hasard que le cinéma parlant s’est beaucoup intéressé à la rumeur ? Mais je crois qu’il n’y a jamais eu le moindre danger de la confusion entre le parlant et le théâtre. Pour s’intéresser à des phénomènes de rumeur, le théâtre est très, très incapable... Je prends trois grands films : « Toute la ville en parle » de Ford et les termes anglais je n’ose pas les dire parce que j’en ai assez de vous faire rire, là c’est strictement la traduction pour une fois et le titre français est une véritable traduction. « On murmure dans la ville » de Mankiewicz et surtout dès le début du parlant, on va revenir là-dessus, un incroyable chef-d’œuvre, « M le maudit » et la rumeur, la propagation de la rumeur, entre personnes indépendantes dans « M le maudit ». Qu’est-ce que veut dire la propagation de la rumeur entre personnes indépendantes ? Noël Bursh, excellent critique, qui s’est beaucoup intéressé à Lang et notamment à « M le maudit » donne le résumé suivante de cette séquence, je vous demande de bien l’écouter, je numérote - moi je la numérote, lui ne la numérote pas puisque...

- Premièrement : un homme fait la lecture à haute voix d’une affiche de police devant laquelle une foule s’est assemblée, un homme fait la lecture à haute voix d’une affiche de police devant laquelle une foule s’est assemblée. Il y a déjà quelque chose qui m’intéresse beaucoup là-dedans. L’image nous montre une affiche. Dans le muet qu’est-ce que j’aurais ? Ce serait typiquement ce que j’appelais tout à l’heure une incrustation. J’aurais incrustation d’une image lue dans l’image vue. Pourquoi Lang éprouve t’il le besoin qu’un homme fasse la lecture à haute voix ? C’est essentiel. Le cinéma parlant, dès ses débuts, reprendra le vieux procédé du cinéma muet ; incrustation écrite dans l’image vue. Incrustation à lire dans l’image vue. Par exemple les images des manchettes de journaux, du journal en train de se faire. Mais vous remarquerez, je ne dis pas dans tous les cas mais dans la plupart de cas : le cinéma parlant se récupère parce qu’il y a toujours une voix parlante, une composante auditive pour reprendre l’inscription et pour la transformer de "lue" en "entendue". Par exemple, le journal est évité, donc c’est une image lue dans l’image visuelle, mais il y a tout de suite les marchands de journaux qui se mettent à courir en criant la nouvelle. C’est comme si, reprenant le vieux procédé du muet, le parlant éprouvait absolument le besoin de le réinvestir dans l’entendu. Donc c’est le premier stade. Un homme fait la lecture à haute voix devant une affiche de police devant laquelle une foule s’est assemblée.

-  Deuxièmement : le même texte se poursuit sous la forme d’une annonce radiophonique dans le café qui sert de cadre et où les clients surexcités finissent pour en venir aux mains. Voyez, ça c’est le second segment : la radio - cette fois-ci donc une source sonore - dans le café, qui lit le communiqué. Mais on l’entend. Et les gens se battent dans le café, se disputent. Les clients surexcités finissent pour venir aux mains.

-  Troisièmement : un des types qui a été battu, accuse son assaillant d’être un souilleur de réputation, troisième niveau. Voyez, la propagation de l’acte de parole et là transformation de l’acte de parole et là, sur son circuit, sur son circuit entre personnages isolés les uns des autres et indépendants, c’est ça qui m’importe. Quatrième, non, cette phrase par laquelle la scène s’interrompt, rime à...

-  Quatrièmement : donc il y a la victime qui vient de dire à l’autre « tu es un souilleur de réputation », nouveau stade, cette phrase par laquelle la scène s’interrompt, rime avec « quel diffamateur » ( quel diffamateur », nouvel avatar de l’acte de parole, lancé par un homme dont la police fouille l’appartement sur la foi d’une lettre anonyme, à nouveau l’élément scriptural. Donc là c’est à nouveau personnage complètement indépendant dénoncé par, voyez, il y a eu :
-  l’affiche, non seulement lue mais dite à voix haute, entendue ;
-  ensuite il y a eu la radio et la scène du café ;
-  ensuite il y a eu la police qui fouille l’appartement sur la foi d’une lettre anonyme, tous ces segments sont indépendants.
-  Enfin, lorsque cet homme injustement insoupçonné, dont on fouille l’appartement, avance que le tueur pourrait être n’importe qui dans la rue, cette réplique introduit le dernier épisode de la série : quelqu’un se fait malmener par la foule à la suite d’un malentendu tragique et dans un autre lieu de la ville. Il a du, il a du caresser les cheveux d’une petite fille et tout le monde lui est tombé dessus.

Voyez, c’est ce segment indépendant à travers lequel qu’est-ce qu’il se passe ? Je dirais que c’est comme une onde, une onde de quoi ? Mais il faudra savoir de quoi. Comme je suis en train d’essayer de définir l’acte de parole je ne puis pas dire donc de parole. Non, c’est comme une onde ou plusieurs ondes. Et entre une et plusieurs ondes il peut se passer quoi ? Il peut se passer une propagation, propagation de l’onde, il peut se passer une opposition de deux ondes diverses ; les uns disant : ah ! ce n’est pas si grave que ça ! - c’est pas le cas dans "M le maudit"- les autre disant : si, si c’est très grave ! troisième cas : il peut se passer une innovation, une invention à partir de deux ondes qui se croisent, espèce de phénomène d’invention qui va en faire naître une troisième. C’est cela, ce sont ces ondes, en tant que reliant des personnages indépendants, isolés les uns des autres, que je propose par commodité d’appeler "interaction". Est-ce que c’est seulement par commodité ?

Je prends un autre exemple ; non plus la rumeur, mais la propagation d’une rumeur dont « M le maudit » nous donne, mais un autre exemple célèbre dans cinéma : la lecture du journal. Tout ça, reconnaissez au moins que ce n’est pas du tout des situations de théâtre, au théâtre je puis voir quelqu’un lire un journal. Mais la propagation du journal comme le développement de la rumeur, ce n’est pas possible au théâtre. La lecture d’un journal, qu’est-ce qu’il se passe ? Les gens qui lisent le journal sont indépendants les uns les autres... Et au même temps leur croyance est singulièrement renforcée par la lecture qu’il y en a d’autres qui lisent la même chose. Je dirais que dans la lecture du journal il y a une interaction entre lecteurs qui ne se connaissent pas. Les ondes c’est quoi alors ?

-  Je définirais l’acte de parole comme recevant et renvoyant une onde, soit sous la forme de la propagation, soit sous la forme de l’opposition, soit sous la forme de l’innovation.
-  Onde de quoi ? On l’a vu, des ondes de croyance et de désir.

Les actes de paroles marqueront donc des positions sur le cheminement d’une onde de croyance ou de désir ou de plusieurs ondes de croyance et de désir, qui confrontent des individus indépendants, isolés les uns les autres. Et vous direz s’il faut rétablir des charnières entre ces individus indépendants les uns les autres. peu importe, c’est pas ça qui m’intéresse. Parce qu’à ce moment-là les charnières n’interviendront que comme conditions matérielles de possibilité. Ce qui est intéressant c’est effectivement la propagation de l’acte de parole de A à C, même s’il implique B pour se faire (A et C ne se connaissant pas et B connaissant A et C). Aujourd’hui je ne voudrais pas aller là trop loin non plus, je signale seulement pour ceux que cela intéressent que toute une sociologie au début du XXe siècle qui bizarrement s’est constituée dans trois pays à la fois et indépendamment : en France, en Amérique et en Allemagne et cette sociologie s’est nommée interactionniste, interactionniste.

Elle est célèbre pour des choses, je ne vous en parle comme je vous parlerai d’un roman, j’essaye pas du tout d’analyser l’interactionnisme car encore une fois c’est hors de mon sujet. En France elle se confond finalement avec ce qu’on peut appeler aussi une microsociologie. En France c’est Gabriel Tarde, l’ennemi de Durkheim ou plutôt c’est Durkheim qui était l’ennemi de Tarde(..) Gabriel Tarde, T - a - r - d -e, très très grand sociologue. En Amérique, Park, P - a - r - k, qui donnera une longue suite nommée l’école de Chicago, l’école de Chicago. En Allemagne un auteur très étrange et très éblouissant, qui s’appelle Simmel, S - i - m - m - e - l. Et tous les trois se réclament de l’interactionnisme. Et si je prends le cas de Tarde ça veut dire quoi ? Ca veut dire toujours... Faire de la microsociologie, ça veut dire quoi ? C’est trouver une situation qui ne soit ni la sociologie de masse, ni la psychologie ou l’interpsychologie des personnes. Et Tarde par exemple, il dit une chose très simple ; il y a Durkheim, qui explique : nous sommes entourés de représentations collectives, et c’est ça notre appartenance à la société. Ce sont des représentations collectives et il y a une différente de nature entre les représentations collectives, objet de la sociologie et les représentations individuelles, objet de la psychologie. Et Tarde, lui, il dit non : ce n’est pas ça la société ; parce que si c’était ça on suppose la société déjà faite, mais la sociologie, elle ne peut pas se donner la société déjà faite, elle doit construire son objet. Et comment construire son objet ? A un niveau micro. Il faut faire de la microsociologie, là-dessus il sera accusé par tous de faire de la psychologie, mais ce n’est pas vrai. Qu’est qu’il fait ? Il dit, ce n’est pas les représentations collectives, ce qui compte c’est les croyances et les désirs. Et pourquoi il dit ça ? Parce que les croyances et les désirs, ils sont objets d’une quantification infinitésimale. C’est du micro, à savoir ils sont inséparables des ondes : ondes de croyances, ondes de désirs qui parcourent un milieu déterminé. Ces ondes ont comme des points privilégiés d’augmentation et de diminution. Quand une onde se propage, quand une rumeur se propage ou bien s’éteint. Elles ont des points d’oppositions, quand deux ondes contraires s’affrontent. Elles ont de points d’invention, quand une troisième onde naît. D’où les trois grandes catégories de Tarde : la propagation, l’opposition et l’invention. Et Tarde analyse très brillamment une chose comme la lecture des journaux, le journal. C’est une sociologie très insolite. Qu’est-ce qu’il se passe quand on... De son métier à l’origine il était juge de paix, il en connaît un bout sur la rumeur, c’est un des plus grand sociologues de la justice pénale.

Mais au niveau, toujours au niveau des petites histoires, alors évidemment à côte de Marx, à côté de Durkheim, il croit... c’est du micro, c’est du travail microsociologique. Or, en quoi je dis que faire de la psychologie ce n’est pas du tout pareil. Ce qui lui l’intéresse, ce sont les ondes de croyance et de désir en tant qu’elles sont saisies dans des actes de paroles repérables. C’est en ce sens que je dis : l’acte de parole nous fait voir des interactions. Interactions entre, encore une fois, personnes insolées, distantes, séparées. Or, cela n’empêche pas que vous me direz : mais là dedans tu oublies le principal, à savoir c’est facile de faire de la microsociologie puisque par nature, on oublie l’essentiel, à savoir la grande représentation collective ou la structure, à savoir le journal lui-même. Ce journal lui-même c’est une institution, c’est une macro-institution. Il ne supprime pas, il ne supprime pas du tout. Les structures, les structures sociales vont subsister. Les situations sociales vont subsister. Seulement voilà, saisies dans le « je » des interactions, ce sont à la lettre, les conditions de l’interaction. Ce sont les conditions de l’interaction. Vous me direz, mais alors quelle différence ? c’est la structure qui compte, les conditions de l’interaction, c’est la structure, c’est la nature de la société, c’est la structure. Et bien non !

C’est que les conditions de l’interaction, c’est-à-dire la structure, tend de toute façon vers une espèce de point problématique. La structure ou les conditions de l’interaction n’ont pas un usage constituant, ne sont pas constituantes, elles sont régulatrices, c’est-à-dire elles tendent toujours vers un point problématique. Elles tendent toujours vers un point problématique, quoi ? Entendez bien, dans le champ visuel. Je cite un interactionniste américain qui me parait le dire très bien : l’interaction reste structurée par de telles conditions, des conditions structurales, mais demeure problématique au cours de l’action. Elle demeure problématique au cours de l’action.

Revenons à « M le maudit ». A la fin de toute cette séquence de la propagation de la rumeur qu’est-ce qu’on voit ? On voit quelque chose de formidable : comme à la limite des interactions enchevêtrées, on voit le tueur, M, mais on le voit assis de dos (. ;), c’est-à-dire sous le champ des interactions. Toutes les interactions vont tendre vers un point, oui, mais vers un point qui va être problématique. Où est le tueur ? Est ce le tueur ? mais quel est le visage du tueur ? La lecture du journal tendrait également vers ces points problématiques sauf, sauf si c’est un journal d’opinion. Parce que le journal d’opinion suppose, présuppose le journal d’information. Parce que le journal d’opinion il a constitué un ensemble. Et ses lecteurs ne lisent plus le journal comme, en tant que lecteurs dispersés du journal. Ils n’agissent plus en tant que lecteurs dispersés, ils ont formé un groupe et donc c’est un cas second.

Et Park, lui et toute l’école de Chicago, nous parle de quoi ? C’est une très curieuse leur sociologie. Il nous parle aussi de la rumeur, il nous parle aussi de la lecture du journal. Il nous parle du migrant. Les interactions entre le migrant et la civilisation dans laquelle il arrive, les première grandes études qui ont fondé l’interactionnisme américain, c’était les migrants polonais dans certaines villes des USA. Ou bien le déviant, ou bien, ou bien, comme ils ont fait énormément d’études sur les villes du type Chicago ou bien le flâneur. Voyez comme le flâneur répond bien à ce thème. Tout l’ensemble des interactions entre personnes dispersées, la promenade dans une ville ; à la limite l’école de Chicago, elle fait des choses, hélas esthétiquement moins belles, mais qui sont inspirées, qui seraient à la limite inspirées, par les grandes pages de Virginia Woolf : la promenade de Mrs Dalloway.

Voyez comment dans une promenade flanée - moi je n’aime pas, mais je ne parle pas pour mon compte - mais pour ceux qui aiment marcher dans les villes. Les marcheurs de ville ce n’est pas du tout la même chose que les marcheurs de campagne ; les marcheurs de ville, ils sont malheureux comme tout à la campagne, ils n’ont que des vaches à voir et cela ne les intéressent pas du tout, ce n’est pas leur truc. D’ailleurs vous reconnaissez un marcheur de ville, à ce que dès que vous le mettez à la campagne, il s’endort, il ne marche plus du tout. Dans la littérature vous pouvez distinguer, Henri Miller est un grand marcheur de ville, vous n’imaginez pas Miller à la campagne - si, il s’est retiré à la campagne quand il ne pouvait plus sortir, quand il ne pouvait plus marcher, ça oui. Mais les grands marcheurs de ville, alors là ils répondent bien à ce que j’essaie de définir très confusément comme l’interaction : il passe, il entre dans un bistrot, il voit quelque chose... Il voit. Il y a un bon commentateur actuel qui s’occupe de l’interactionnisme en France et qui s’appelle Isaac Joseph, il a fait beaucoup d’articles, il a fait un livre dont le titre vous allez pouvoir le comprendre maintenant, s’appelle « Le passant considérable », « Le passant considérable ». Il essaie d’expliquer un peu les concepts interactionnistes, bien... Mais, un flâneur de ville, c’est étonnant il suit réellement des ondes ? Vous voyez, il y toujours là où quelque chose qui se passe, et il traverse cela, ces passages qui mettent en jeu perpétuellement des personnages isolés, indépendants les uns des autres, etc. La flânerie dans une ville. Simmel, l’étranger, son grand personnage, c’est l’étranger. Et le flâneur c’est aussi un étranger, c’est un type d’étranger, c’est un type de déviant : l’étranger, le déviant, l’homme de la conversation, la coquette. Qu’est-ce que vient faire la coquette, la dedans ? C’est une typologie assez curieuse, c’est une typologie... Alors, ce a l’air d’être de la simple psychologie, si vous le prenez comme description de personnages ; si vous le prenez comme étude microsociologique, c’est de la pleine sociologie.

Enfin je dis pour terminer quelque point sur Simmel. Nous avons montré son unité avec les autres. il nous dit, ce qu’on voit avant tout dans une société, c’est finalement ses structures et ses contenus. Qu’est-ce qu’ils sont ces contenus ? Et bien, par exemple c’est des intérêts (intérêts économiques, guerriers, érotiques, religieux, etc.) autour desquels se constituent des associations. Autour desquels se constituent des associations. Ces associations on peut dire que c’est de grosses associations définissables par leur but, par les intérêts. Mais, dit Simmel, là-dessous il y a bien autre chose qu’on ne pourrait définir que par le « je », bien entendu le « je » des interactions. Et pour que les associations soient possibles dit-il, il faut bien d’une certaine manière qu’il y ait un plaisir de l’association pour elle-même et qu’il ait des règles du je. L’association pour elle-même il l’appellera : la sociabilité. C’est la microsociologie. La sociabilité, elle comporte aussi bien de l’insociabilité (l’étranger qui est mal reçu, tout ce que vous voulez). Mais il dit : imaginez une société qui ne se définisse plus par ses contenus, c’est-à-dire par ses intérêts et ses buts. A première vue ce sont des sociétés très superficielles. Et, il dit, à ce moment là il ne faut plus parler de technique au niveau de ces sociétés, il faut parler de jeu et d’art. Le plaisir d’être avec, il lance la notion "d’être avec". Et il n’y a plus de contenus, il n’y a plus d’intérêts. Ou plutôt, il y aura un jeu d’interactions. Ou plutôt c’est le jeu des interactions qui déterminera les intérêts provisoires et les buts provisoires. Qu’est-ce que c’est ça ? Il donne évidemment son propre exemple : la conversation, la conversation. Cette fois-ci il n’y a pas des buts et des intérêts préalables dans la conversation. C’est au contraire uniquement les interactions et le passage des ondes qui vont fixer des buts uniquement transitoires, des buts de jeu, des intérêts de jeu. Tout se passe comme si remontait du fond, dans des situations qui nous paraissent superficielles, ce qui y est de plus profond dans l’association, à savoir la forme de l’association indépendante de ses contenus : la sociabilité, c’est la forme de l’association indépendamment de ses contenus. Elle va se réaliser dans la conversation et les règles de la conversation qui sont comme des règles de langage.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
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