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71- 27/11/1984 - 2

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Gilles Deleuze - cinéma/pensée cours 71 du 27/11/1984 - 2 transcription : Sabine Mazé

...comment il fait ? je veux dire, je suis en train de dire, ce qui compte dans le cinéma moderne, c’est d’une certaine manière les interstices, soit sous la manière des faux raccords, coupures irrationnelles, de points irrationnels, soit sous forme de l’écran blanc, l’écran noir, valant pour lui même. Encore une fois pensez à l’importance de l’écran plumeux dans le dernier film de Resnais... et à quel point il a une valeur pour lui même, c’est à dire, à chaque moment où pourrait se faire un enchaînement dans l’histoire, il flanque son écran voltigeant, là, son écran noir avec des grains voltigeant, des petites plumes voltigeantes, des électrons voltigeants, c’est le moment de la musique, qui va précisément casser l’enchaînement. Bon et il ne subsistera d’enchaînement que, précisément, celui des deux morts. La mort apparente, la mort réelle du personnage dont je parlais la dernière fois, puisque chez Resnais, tout se passe toujours entre deux morts. Alors, on peut toujours objecter : « Mais quand même, il n’y a d’interstices que par rapport à des enchaînements subsistants. » Mais c’est pas vrai. Je veux dire,
-  l’interstice cesse d’être subordonné à l’association des images.

C’est ça qui me paraît très important. Quand l’interstice se met à valoir pour lui même, soit comme coupure irrationnelle, soit comme écran blanc-noir. Hé bien l’enchaînement des images, passe au second plan. Les images sont réellement désenchaînées, ou il n’y a plus que des enchaînements locaux dont il faudrait chercher la loi. La loi, peut être que, on commencera à l’apercevoir la prochaine fois. Je dirais que, ce sont, je le dis d’avance comme ça, pour engager, pour ceux qui connaissent un peu, il faudrait dire que c’est des enchaînements, il y a un mot pour ça en physique, en mathématiques, en calcul des probabilités, c’est des enchaînements semis-fortuites, semis-fortuites, c’est un truc très spécial, c’est ce qu’on appelle exactement des schèmes de Markof - d’après un autre auteur célèbre, Markof, qui a étudié ce type d’enchaînements - c’est des enchaînements, c’est des morcelages, je dirais, c’est des morcelages réenchaînés. L’enchaînement n’est jamais direct, il y a des opérations de réenchaînement par la coupure ; et c’est ça qui explique le renversement des rapports, c’est exactement du morcelage réenchaîné, il n’y a pas d’enchaînement, il y a que du réenchainement. Mais enfin on essaiera de comprendre ça plus précisément. Ça nous fera encore des mathématiques, c’est bien.

Alors, je dis, la méthode de Godard, en effet comment il fait, pour arriver à ces désenchaînements ? Eh bien je prend un cas qui a fait hurler, et en effet, un cas qui a fait hurler dans « Ici et ailleurs ». Le rapprochement de deux images, l’image de Goldamer, et l’image d’Hitler. Et là quand même en effet, ça... et quels que soient les, quels que soient les jugements sur la politique d’Israël, le rapprochement et l’enchaînement godardien dans « Ici et ailleurs », de Goldamer et d’Hitler, a quelque chose qui pour beaucoup de spectateurs, ont été réellement, insupportables. D’une certaine manière, je dirais c’est - et c’est le même problème que, c’est parce que on sait pas assez lire les images. C’est parce qu’on se contente de la voir l’image, si on la voit, il y a en effet quelque chose à la limite du supportable - si on la lit, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire tenir compte de tout ce que je viens de dire, l’image qui devient lisible. Je dirais l’ancienne image elle était visible, la nouvelle image, elle est peut être d’une certaine manière lisible. Mais ça veut dire quoi ?

Ce serait insupportable, ce rapprochement, si c’était une association qui franchissait même un interstice. Si c’était une association, même si cette association sautait par dessus un petit vide entre les deux, il y aurait quelque chose de plus. Il se trouve que, là, il est évident que dans le cas Goldamer et Hitler, Godard fait une provocation délibérée. Mais pour la comprendre au moins cette provocation délibérée, il faut voir comment il procède autrement, quand il n’y a pas provocation. Il ne cherche pas du tout deux images semblables ou contiguës entre lesquelles se ferait l’enchaînement. Si vous enchaînez des images par ressemblance ou contiguïté, c’est évident que la coupure est subordonnée à l’association, c’est à dire, même si il y a coupure, l’enchaînement des images saute par-dessus, c’est à dire la coupure est la condition minimum pour que le défilement, l’association se fasse. Justement Godard ne cherche pas ça, quand il a une image, il cache pas sa méthode et elle est très concrète - quand il a une image, il se dit : avec quelle autre image je vais la mettre en rapport. Et qu’est-ce que ça veut dire ? Une autre image semblable ? Absolument pas. En d’autres termes, c’est la différence qui est première, il est bien de son époque, rappelez-vous les grands textes de Levi-Strauss sur : on a toujours cru que la ressemblance était première par rapport à la différence, et la différence qui est première par rapport à la ressemblance, une structure c’est une distribution de différence, etc., etc., bon.

Mais une image étant donnée, Godard se dit avec quelle "autre" image je vais la mettre en rapport, les conditions n’étant, ni celle de la contiguïté, ni celles de la ressemblance. Alors qu’est-ce que les conditions si c’est ni la contiguïté, ni la ressemblance, c’est à dire les associations dont on a parlé précédemment, comme faisant partie de l’ancienne image de la pensée. Vous vous rappelez l’association par contiguité, l’association par ressemblance jouait dans l’ancienne image de la pensée. Ça va être quelque chose de très différent, ça va être quelque chose comme des conditions que l’on appellerait en physique de disparation, disparation. C’est à dire, choisir une autre image dissemblable, lointaine, donc ni ressemblance, ni contiguïté, mais de telle manière que, entre les deux quelque chose se passe. Si vous comprenez ça implique un choix, c’est à dire ça impliquerait une création. J’ai une image, je cherche à tout prix une autre image, alors ça peut rater de deux manières. Première manière de rater, dans la méthode de Godard : ce serait retomber dans une simple association, choisir une autre image qui serait semblable ou contiguë. Deuxième manière de rater, je choisis au hasard une autre image - c’est pour ça que les schèmes de Markhof, c’est pas de l’aléatoire, c’est du semi-aléatoire, c’est du semi-fortuit seulement, peu importe quoi... L’autre manière de rater, je choisis n’importe quelle autre image. Il y a pas beaucoup de chance pour que quelque chose se passe entre les deux, je veux dire, c’est un peu, mettons et même pas, on ne peut pas dire que les surréalistes, les surréalistes je crois qu’ils sont restés très fidèles à l’association. Mais quand même dans leur choix au hasard, on pourrait concevoir des choix au hasard d’un type surréaliste, bon. Mais qu’est-ce qui se passera entre les deux images, si je les tire au sort ? il y a peu de chance qu’un phénomène, pour parler toujours comme un physicien, il y a peu de chance pour qu’un phénomène de résonance se produise. Donc, le problème godardien, ce serait choisir une autre image, différente et distante, voyez deux conditions anti-associatives, les deux conditions de désenchaînement, différentes et distantes de telle manière que pourtant quelque chose se passe entre les deux. "Entre les deux", c’est la méthode du "entre".

Alors dans « Ici et ailleurs » c’est quoi ? Les images qu’il se donne, c’est le groupe de fedayins. Le fim sortira, je sais plus combien de temps, dix ans après quoi, et tout joue sur ces fedayins que vous avez entendu parler ou pas entendu parler, ces fedayins sont morts etc., bon. Et l’image qu’il va choisir c’est un couple, français, dix ans après ; dans ses rapports avec la télé, dans ses rapports avec la cuisine, dans ses rapports avec l’amour, etc., bon. C’est pas rien. Il faut que quelque chose passe entre les deux, il faut que entre les deux, dans cette confrontation bizarre, qui ne se fait ni par ressemblance ni par contiguïté, quelque chose soit révélé - je dirais à la lettre, qui n’appartient ni à la première image, ni à la seconde. Ça c’est la pure méthode Gordard, elle apparaît à l’état pur, si vous voulez, deux fois au moins, dans « Ici et ailleurs », d’une part, et d’autre part dans « Six fois deux ». Mais elle est là tout le temps, voyez que c’est pas, ça n’est plus un enchaînement d’images, c’est en effet un cinéma qui n’enchaîne plus les images. Pourquoi, parce qu’il procède par coupure irrationnelle. Il procède par incommensurable, je dirais les deux images sont incommensurables, l’image des fedayins et l’image du petit couple français sont deux images incommensurables. Entre les deux il y a vraiment un coupure, c’est une coupure irrationnelle à l’état pur. Et que ce problème de la coupure soit très conscient chez Godard, vous le trouvez dans « Sauve qui peut... », dans « Sauve qui peut la vie » vous trouvez les fameux arrêts sur image, les arrêts de mouvement. Du type, bon : où finit la caresse, où commence la gifle ? Et il y a une très belle séquence là, où le, où le héros s’approche de l’héroïne, tend le bras, bon, où commence la caresse, non, où finit la caresse, où commence la gifle.

Comprenez que là, il me semble, dans cette opération par quoi il réfléchit sur son cinéma tout en le faisant, etc., je peux pas dire que ce soit de la réflexion abstraite puisque toutes ses images sont construites comme ça. De même si vous pensez, si vous vous rappelez dans « Sauve qui peut la vie », la décomposition des attitudes pornographiques, dans l’épisode porno, dans l’épisode porno la décomposition, qui est d’abord une décomposition visuelle des attitudes de corps, hein, et puis une décomposition sonore des sons, une décomposition des phonèmes, bon, les procédés de décomposition sont constants. Alors, où finit la caresse, où commence la gifle, il faut le comprendre exactement là dans le schéma que, je décline depuis tout à l’heure. Si il y avait coupure rationnelle, on pourrait dire, la caresse finit à tel moment, ou bien dire, la gifle commence à tel moment. Et Godard c’est pas ça qui l’intéresse, ce qui l’intéresse c’est ce qui se passe entre la caresse et la gifle. Coupure irrationnelle, il s’agit de saisir cette coupure irrationnelle, cet "entre la caresse et la gifle", qui n’appartient ni à la série de la caresse, ni à la série finissante de la caresse, ni à la série commençante de de la gifle. En d’autres termes, deux images étant données, on en fera surgir une troisième qui n’appartiendra...plutôt deux séries d’images étant données, on fera surgir entre les deux, une troisième qui file pour son compte et qui n’appartient ni à la première série, ni à la seconde série.
-  Là il y a un procédé qui est réellement un procédé de désenchaînement des images.

Et dès lors, si vous voulez, c’est ça l’interstice, c’est ça l’interstice et c’est ça le renversement, lorsque l’interstice désigne une coupure irrationnelle, encore une fois, il n’est plus au service des enchaînements d’image, à la manière d’un fondu. Au contraire, c’est l’enchaînement des images qui disparaît au profit de l’interstice, ou du moins ne subsiste de l’enchaînement qu’un réenchaînement. Sans même qu’il y ai eu enchaînement. Il ne peut y avoir qu’un réenchaînement distribué par l’interstice. Et dès lors c’est la vocation naturelle - pas chez Godard - mais c’est la vocation naturelle de l’interstice ainsi compris, de se développer, en écran blanc et en écran noir.

Et je dirais encore une fois, là, pour résumer l’ensemble, l’écran blanc ou l’écran noir, c’est vraiment la force du dehors, le dehors ou l’envers de l’image, tout comme la coupure, la coupure irrationnelle, c’est l’interstice, et la force du dehors se manifeste dans l’interstice.
-  C’est ça le thème fondamental de, à la fois l’image cinématographique et de l’image de la pensée.

Si bien qu’on en a fini avec cette troisième mutation. Puisque, jusqu’à maintenant ce qu’on a fait, c’était confronter des mutations de l’image, à la fois image de la pensée, image cinématographique, à trois niveaux. Nos trois niveaux c’était :
-  substituer la croyance au savoir,
-  deuxième niveau, donnez-moi un corps,
-  troisième niveau, la pensée du dehors.

Là on a fait notre tâche. Il nous resterait un quatrième, une quatrième mutation. À voir, quatrième mutation. Cette quatrième mutation, mais je vais m’arrêter tout de suite parce que je voudrais que vous disiez, vous, cette quatrième mutation, on l’a pressenti déjà, c’est ce qu’on commencera à faire la prochaine fois, mais là j’y tiens beaucoup, aussi, alors, au lieu de vous imposer des mathématiques, je vous imposerai autre chose de pas plus gai, c’est, ce serait : donnez-moi un cerveau. Donnez-moi un cerveau. Donnez-moi un cerveau, vous comprenez ça veut, ça peut vouloir dire quoi, si je prenais ça comme formule d’un changement radical, et dans l’image cinématographique, et dans l’image de la pensée.

Donnez-moi un cerveau, alors c’est comme pour le corps, je vous disais évidemment c’est comme pour le corps, ça veut pas dire, donnez moi un beau corps ! donnez-moi un cerveau, ça veut pas dire, donnez-moi un beau cerveau ! Mais alors qu’est-ce que ça veut dire, parce que un cerveau on en a un, on a besoin de personne, d’accord, on a besoin de personne. Tout comme on a un corps, on a besoin de personne... et oui, mais, après tout on avait besoin de Blanchot pour découvrir quelque chose sur ce corps, et peut être que comme disait Kierkegaard, ça voulait dire, donnez-moi, mettez-moi une écharde dans le corps, bon là qu’est-ce que ça veut dire, donnez-moi un cerveau et mettez-moi quoi dans le cerveau ?

Vous comprenez pourquoi ça s’enchaîne- si je n’avais pas cette quatrième formule : donnez-moi un cerveau, vous pourriez me dire d’avance, il manque quelque chose. Parce que si il y a un endroit, si il y a un organe où se posait des problèmes, alors de coupure et des drôles de problèmes de coupure - très joli de dire, ça entre, ça entre par le cerveau et ça sort du cerveau. Le réflexe par exemple, bon. Vous avez le message sensoriel, ça passe dans le cerveau et puis ça fait un acte, ça fait un mouvement moteur, un moteur, bon. Quand même qu’est-ce qui se passe "entre" les deux ? Qu’est-ce qui se passe dans le cerveau ? Donnez-moi un cerveau, ça veut dire quoi ? Ben ça veut dire que peut être deux choses ont changé là aussi, entre les guerres, cette fois pas à cause de la guerre, ou bien si peut être, que la guerre est pour quelque chose là-dedans, j’ai l’impression de deux choses, je crois qu’il faut jamais chercher qui est en avance ou pas. Est-ce que c’est la peinture ? est-ce que c’est la musique ? est-ce que c’est la science ? Dans la richesse des choses, on ne sait jamais qui a commencé.

Mais moi, j’ai le sentiment de deux choses : que les savants, que la science du cerveau s’est développée intensément depuis la guerre, si bien que la science nous propose aujourd’hui des modèles cérébraux d’une toute autre nature. C’est très lié au problème de l’automate, tout ça, on retrouvera donc - tout ça, ça va très bien avec les problèmes qu’on a vus jusqu’à maintenant. C’est d’une autre nature. Et qu’il y a des schèmes du cerveau aujourd’hui, des modèles cérébraux qui font frémir, quoi ! Qui font frémir, pourquoi ? En fonction du coefficient d’incertitude, pas du savoir, mais des coefficients d’incertitude fous, qui frappent les opérations cérébrales. Je veux dire, la manière dont le cerveau ne peut plus être pensé d’une manière dite déterministe, mais où l’on doit faire appel à des schémas probabilitaires. Ou pire, à des schémas aléatoires dans la réception et la communication d’un message, qui rendent notre impression du cerveau, de plus en plus fragile. Je dis de plus en plus fragile, je veux dire, c’est comme une écharde dans la chair, donnez-moi un corps, ça voulait peut être dire :" il faut bien que mon corps ait son écharde" ; mais donnez-moi un cerveau, ça veut peut être dire : "il faut bien qu’un jour à l’autre, je m’aperçoive que le cerveau est l’organe le plus fragile, le plus aléatoire de tous mes organes".

Est-ce que la science nous l’apprend ? Peut être. Mais c’est pas de la science, c’est pas la science que nous appliquons, quand nous pensons notre cerveau, nous avons certains rapport avec notre - chacun de nous a ses rapports avec son cerveau. Tout comme on a des rapports avec son corps. C’est de ça dont je veux parler, c’est des rapports vécus avec le cerveau. Non seulement nous avons une science du cerveau, quand je dis nous, ça renvoie à ceux qui la font pour nous - les spécialistes du cerveau - mais indépendamment d’eux, nous vivons d’une certaine manière notre rapport avec le cerveau. Je dis de même que - et pas du tout l’un par l’autre - c’est pas la science qui a changé notre rapport vécu avec notre cerveau - moi je pense, et là je fais une grande contribution au problème de l’incompréhension des générations - j’ai le sentiment qu’on ne vit plus, que nous ne vivons plus notre rapport avec notre cerveau, avec notre cerveau personnel, de la même manière que, mettons, il y a cinquante ans ou il y a cent ans. Non seulement les schémas scientifiques, les modèles scientifiques ont changé, mais c’est pas par application scientifique, c’est que en même temps et d’autre part, notre rapport vécu avec notre cerveau, a changé. Nous n’en attendons peut être pas les mêmes choses, nous en attendons d’autres choses, ça c’est du vécu. Là aussi la fatigue, l’attente est devenue cérébrale. La fatigue, l’attente, avons-nous la même fatigue ? Quel est notre rapport vécu avec notre cerveau ? Tout comme j’essayais de dire, quel est notre rapport vécu avec notre corps ?

Alors faudra peut être pas s’étonner que, de même que après la guerre, s’est développé un cinéma des corps, que j’ai essayé de commenter en même temps que j’expliquais la formule "donnez-moi donc un corps" - que le cinéma d’après guerre ait lancé un nouveau cinéma du cerveau. Un cinéma du cerveau, il y en a toujours eu et à mon avis c’est un des grand apports du cinéma dit expérimental depuis - et il y a un cinéma expérimental depuis la naissance du cinéma.
-  Mais, la question c’est : est-ce que il n’y a pas un cinéma du cerveau qui a pris une toute nouvelle forme après la guerre ?

Voyez que notre problème est à nouveau triple :
-  les modèles cérébraux,
-  notre rapport vécu avec le cerveau,
-  la possibilité d’un cinéma moderne du cerveau. Et si je voulais faire des symétries, là, faciles, dans une histoire du cinéma, où tout serait bien, tout serait bien après tout, parce que je dis, pour le cinéma des corps, j’ai pris un américain, il y en a d’autres, mais j’ai pris un américain parce que celui là me paraissait génial - c’était Kasavetz. Je disais voilà, c’est ça un cinéma des corps, attitude et gestus si vous vous rappelez - tout l’espace subordonné à l’attitude et au gestus - et puis je disais d’autre part, la nouvelle vague, Godard, Rivette font un cinéma des corps, et là aussi à base d’attitude et gestus et réduction de l’espace, à l’enchaînement des attitudes dans le gestus.

Un grand cinéma du cerveau, moi je crois que là aussi, bon, alors il nous faudrait un américain et un français, ce serait, bon, comme exemple, mais il y en a bien d’autres. je dirais oui il y a bien un américain dans tous les cinémas, un cinéma du cerveau, c’est un cinéma qui nous présente le cerveau comme monde. Dans le cinéma américain il y en a un qui a fait ça. Le cerveau monde c’est, Kubrick. C’est Kubrick, bon, quelle conception du cerveau, quelle image cinématographique du cerveau ? Une fois dit que je n’entends pas, par image cinématographique du cerveau, filmer un cerveau, pas plus que je n’entendais par cinéma des corps, filmer un corps. Ça peut comporter ça, ça peut comporter ça. Evidemment c’est pas ça, c’est le monde comme cerveau, le cerveau comme monde. C’est ça le cinéma de Kubrick. Et en France, un auteur qui n’a rien, qui n’a absolument rien à voir avec Kubrick, mais qui me semble bizarrement avoir le même projet - mais il va le mener d’une toute autre façon - on en a déjà un peu parlé, c’est Resnais. Chez Resnais là, le monde cerveau, le cerveau comme monde et le monde comme cerveau devient l’objet suprême du cinéma. Prenez « Toute la mémoire du monde », c’est quoi ? C’est la bibliothèque nationale comme monde, mais chaque élément dans la bibliothèque nationale...ll y a un très bon critique de Resnais, un très bon commentateur - il s’appelle Bounoure - qui dit : le type qui pousse les chariots là, remplis de livres, se comporte absolument comme un messager neuronique, il se comporte comme un messager neuronique, dans le film de Resnais. C’est à dire la bibliothèque nationale, elle est monde, et elle est aussi cerveau, elle est cerveau et elle est aussi monde. Je veux dire, c’est un film du cerveau-monde.

Bon, chez Resnais justement, il est évident que, les processus cérébraux - et il l’a toujours dit, il y a que ça qui l’intéresse. Il a toujours dit, « Moi ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe dans le cerveau ». Ou ce qui se passe dans la pensée - si il a pris comme collaborateur Laborit dans « Mon oncle d’amérique », c’est pour exposer explicitement non pas une théorie - ça Laborit s’en charge, de faire une théorie du cerveau - mais c’est pour faire explicitement un cinéma du cerveau. Dans le film qui a été si mal reçu par le public, qui est un des plus beau Resnais, "Stavisky". Resnais explique que si Stavisky est complètement déséquilibré, c’est parce que, tout s’explique par ceci : que il vit avec deux moitiés de cerveau non synchrones. Tiens !

Ça, ça devrait nous intéresser, parce que je parle rapport vécu avec le cerveau. Est-ce que contrairement à il y a bien longtemps, est-ce que nous avons gardé la synchronie de nos deux moitiés de cerveau ? Est-ce que ça fonctionne synchrone ? est-ce qu’un nouveau cinéma du cerveau, ça ne va pas nous apprendre ce que nous savions en secret : que nos deux moitiés de cerveau ne sont pas du tout synchrones ? Et qu’est-ce qui se passe, quand ça fonctionne pas synchrone ? Est-ce que ça donne les malheurs et à la fois les splendeurs de l’escroc Stavisky et sa fin, et sa fin incertaine, sa fin dont on se sait pas ce qu’elle a été, réellement, mais deux moitiés non synchrones, ça c’est un thème qui exciterait, mais, si vous prenez par exemple, si je cherchais à faire des différences faciles Resnais/ Godard, c’est évident qu’ils ne s’intéressent pas au même problème ; pour Godard, il s’intéresse beaucoup à la pensée, pourtant tous les deux sont de très grands penseurs-cinéastes, mais je dirais pour Godard le cerveau, c’est une excroissance du corps. Et on peut pas dire qui a raison ou qui a tort. Qu’est-ce que vous voulez, ça veut rien dire. Pour Resnais, le corps c’est une excroissance du cerveau. L’un n’est pas plus abstrait que l’autre, hein ? C’est pas question abstrait-concret, puisque dans le cerveau il y a autant de passion, le cerveau ce n’est pas un processus raisonnable, ce n’est pas un système raisonnable.

Le monde n’est pas rationnel, mais le cerveau il n’est pas raisonnable. Et le monde cerveau, il ne se caractérise pas spécialement par une logique exquise, hein ? c’est un lieu de passions. Vous avez là dans votre cerveau, vous avez - alors est-ce que c’est des centres ? c’est douteux que ce soit des centres - avec des pulsions de jalousie, des pulsions de jalousie, des pulsions de meurtre, de mort, vous avez des pulsions de suicide, etc., qui animent le cerveau monde, autant qu’elles animent le corps. Donc je dis c’est pas une différence du tout, mais, ça me semble évident qu’ils ne s’intéressent pas du tout, et ils font du coup, un cinéma extrêmement différent.
-  Un cinéma du corps, des attitudes du corps, des gestus qui relient les attitudes du corps d’un côté.
-  D’un autre côté, un cinéma des sentiments dans leur enracinement cérébral, des liens entre ces sentiments, des liens cérébraux, entre ces sentiments.

Qu’est-ce qui se passe dans un cerveau ? Bon, ça c’est le problème de Resnais. Si bien que le point où nous en sommes là, on va arrêter, je vais vous expliquer. c’est ce dernier point qui nous reste, pour en finir avec notre programme.

Il nous faudrait la prochaine fois, commencer déjà à débrouiller, qu’est-ce qu’a pu être, même, au niveau de la science, entre l’avant guerre et l’après guerre, le grand changement dans une conception scientifique du cerveau. Il faudrait arriver à le faire aussi, d’une manière aussi simple si vous voulez, que tout à l’heure pour l’histoire du théorème de Pythagore. Il faudrait repérer des grands axes qui ont changé et qui ne posent pas le problème de la même manière, les biologistes au niveau du cerveau, et pour des raisons très simples, il faudra d’une manière indépendante, se demander de quelle manière aujourd’hui nous vivons, notre rapport avec le cerveau, avec la fragilité du cerveau. Mais j’ai le sentiment que nous avons pris conscience, et que ce n’est pas un progrès, nous avons pris une conscience de la fragilité du cerveau. Qui hélas décourage beaucoup d’entre nous de penser parce qu’ils se disent, mais qui est un phénomène, je suis très frappé dans les études psychologiques sur le corps, ça n’intervient jamais, enfin à ma connaissance, cette histoire. Du temps où déjà Merleau-Ponty parlait tellement du corps vécu, tout ça, le rapport vécu avec le cerveau, on en parlait jamais. Je crois que le rapport vécu avec le cerveau, c’est une détermination de notre rapport avec le corps, très très profonde. Notamment, aussi bien générateur de joie que générateur d’angoisse, là il y a quelque chose qu’il faudra chercher.

Alors ce que je vous demande pour la prochaine fois, c’est de réfléchir à l’ensemble...parce qu’on touche à la fin de ce programme, parce que j’aimerais que vous parliez aussi, que vous voyiez comment le compléter à partir de, que vous repreniez, que vous ayez relativement présents à l’esprit, ces trois premières mutations :
-  celle de la croyance,
-  celle du corps,
-  celle du dehors.

Une fois dit qu’il nous reste la quatrième mutation, celle du cerveau. Alors si vous avez des questions sur les trois premières, on commencerait par là, puis on attaquerait la quatrième qui serait la dernière.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien