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69- 13/11/1984 - 3

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Gilles Deleuze - cinéma /pensée cours 69 du 13/11/1984 - 3 transcription : Laura Cecilia Nicolas

(...) qui prendra ensuite son plan de développement avec Heidegger. L’être dans le monde.

Mais il faut voir. Il faut voir ce que ça veut dire. Est-ce que c’est la connaissance aristotélicienne ? Non, l’être dans le monde c’est déjà l’annonce que la rupture est comme faite. Loin d’affirmer le lien de l’homme et du monde, le lien de l’homme et du monde n’est plus affirmé (là je dis les choses le plus simplement mais exprès) : le lien de l’homme et du monde n’est plus affirmé que par et dans l’angoisse. C’est-à-dire : ce qui reste de complicité est sauvé. Mais sauvé par quoi ? Par l’angoisse et le tragique.

C’est exactement ce que dira Robbe Grillet, lorsque dans un chapitre fondamental de « Pour un nouveau roman », dans le texte « Nature, humanisme, tragédie », il reprochera encore à Sartre d’avoir maintenu une complicité de l’homme et du monde, sous la forme de l’être dans le monde des phénoménologues. Mais cette complicité, elle est déjà tellement menacée qu’il ne peut la maintenir que sous la forme du tragique. Et le lien de l’homme et du monde il sera éprouvé dans "la nausée". Si bien que Robbe Grillet peut dire : « Fini tout ça. Il n’y a même plus de lieu que d’invoquer le tragique pour sauver la complicité de l’homme et du monde. Il n’y a aucune complicité de l’homme et du monde. Aucune solidarité de l’homme et de la nature ». Ce qui revient à dire quoi ? Il y a perte de monde. L’homme est en perte de monde et c’est déjà ce que disaient (aussi bien de deux manières très différentes) Heidegger et Sartre lorsqu’ils parlaient de l’angoisse. L’homme est en perte de monde. Ce qui veut dire quoi ? Ce qui veut dire là ; ça se cache même plus : la rupture du lien sensori-moteur est faite. Bien sûr le lien sensori-moteur ça marche dans des conditions artificielles. Si on isole un circuit nerveux, si on isole une région du cerveau, bon, ça peut marcher, dans des conditions d’expérimentation. Mais, à la lettre ça sert même plus à établir un rapport entre l’homme et le monde.

Rupture du lien sensori-moteur, on l’a vu, en effet, et c’est là le paradoxe sur lequel j’ai essayé d’insister la dernière fois,
-  l’homme est en rupture avec le monde d’autant plus que le monde est fait de part en part par l’homme. Plus le monde est humanisé, artificialisé, plus l’homme est en rupture avec ce monde pénétré par l’homme. Et en effet, on comprend bien pourquoi. Dans la mesure où le monde se présente comme à travers une vitrine, dans la mesure où le monde où la rupture sensori-motrice supposée faite, dans la mesure où nous nous trouvons devant à ce qu’on appelait l’année dernière « des situations optiques sonores pures », auxquelles tantôt on ne réagit même pas, tantôt on réagit sans y croire, atteints par des événements qui nous concernent qu’à moitié.

Qu’est-ce qu’on a vu toute l’année dernière ? Situations optiques et sonores pures, évènements qui, quand ils nous touchent (même la mort, même la maladie) nous concernent qu’à moitié, ne concernent qu’à moitié celui à qui ils arrivent, espaces vides et espaces déconnectés. C’est les trois formes :
-  situations optiques pures,
-  évènement non concernants,
-  espaces vides ou déconnectés.

Cette espèce de monde vitrine, qui procède par slogans, réclames, mannequins, etcétéra, où le caractère automatique prend en effet toutes les dimensions que vous voulez... A la limite, la rupture est telle que - qu’est ce qui se passe ? - nous ne pouvons même plus croire en ce monde-ci. Ce que j’ai essayé de dire la dernière fois consiste en ceci : que la rupture sensori-motrice, ou si vous voulez, la rupture de la conformité de l’accord nature-esprit comme monde, nous met dans une situation que le problème de la croyance remplace celui de la connaissance. A savoir : comment pouvons-nous croire à ce monde-ci tel qu’il est ? La question de la croyance n’est plus : comment croire en un autre monde ou croire à la possibilité de transformer ce monde, mais comment croire à ce monde-ci. Quelle raison ai-je de croire à ce monde ?

Je ne reviens pas là-dessus puisque j’ai essayé de le développer beaucoup et j’ai résumé çaen suivant du coup , Godard : Si c’est le monde qui fait du cinéma, qu’est-ce qui se passe ? Si c’est le monde qui fait du cinéma, comment pouvons-nous croire au monde ? Qu’est-ce que nous demandons aujourd’hui ? Non pas croire dans un autre monde, non pas croire même aux possibilités de changer le monde, nous demandons de croire en ce monde-ci.
-  Nous demandons des raisons de croire en ce monde-ci, tel qu’il est.

Nous avons besoin dès lors d’une éthique ou d’une foi.

Et j’invoquais Rossellini, parce que le thème de Rossellini me semble admirable lorsqu’il refait l’opération Tolstoï. Nous avons tellement besoin d’abandonner l’art. Abandonner l’art, on parle toujours de ceux qui ont abandonné l’art, mais ic’est pas qu’on parle trop dans des conditions qui restent malgré tout mystérieuses : l’arrêt Rimbaud, d’autres arrêts.

Et puis il y a un autre type d’arrêt mais parmi les très grands qui ont arrêté des choses, c’est Léon Tolstoï qui décide. L’art ne vaut plus une heure de perdre. Et Rossellini il me parait assez tolstoïen parce que Rossellini dit : « le cinéma c’est fini, du moins du point de vue artistique. Ce que je demande c’est une éthique ou une foi ». Pourquoi est-ce que l’art ne suffit plus ? Il le dit très bien Rossellini et je veux dire sa réponse vaut la pour plusieurs points de mon analyse : c’est que l’art a complètement entériné la rupture de l’homme et du monde. L’art ne cesse de chanter la perte de monde et Rossellini le dit très bien.

Donc je peux lire un court passage qui me parait très beau de Rossellini, je ne sais pas où c’est. « Qu’est-ce qui m’agace, qu’est-ce qui me fâche dans le monde d’aujourd’hui ? Le monde d’aujourd’hui est un monde trop vainement cruel. C’est l’exercice d’un voyeur, d’un vicieux, disons-le : c’est cruel. Je réagis violemment à ça, puisque je crois fermement que la cruauté est toujours une manifestation d’infantilisme, toujours. Tout l’art d’aujourd’hui devient chaque jour plus infantile. Chacun a le désir fou d’être le plus enfantin possible - je ne dis pas ingénu, enfantin ! De l’infantilisme nous sommes tombés au plus bas de l’échelle humaine, nous sommes passés au singe anthropomorphe, nous serons bientôt à la grenouille et à ? ». Ca c’est bien, c’est ça qui me fâche, c’est ce manque totale de pudeur. Cet infantilisme nous l’avons vu dans « Le nouveau roman ». Il a raison à la lettre si on veut définir cet infantilisme par cette espèce de sentiment de la perte de monde, de rupture de l’homme et du monde. "Cet infantilisme nous l’avons vu dans « Le nouveau roman », nous le voyons sous une forme absolument incroyable en peinture, nous en sommes arrivés à la vanité totale, au maladif, et cela dans un monde qui devient tous les jours plus sérieux, plus complexe. Or, puisque ce monde est fait par des hommes, je dois toujours l’accepter malgré les plaintes dans le genre de : nous marchons à la destruction générale, la bombe atomique, etcétéra. Aujourd’hui l’art c’est ou bien la plainte ou bien la cruauté, il n’y a pas d’autre mesure. Ou bien on se plaint ou bien on fait un exercice absolument gratuit de petite cruauté. Si vous pensez à la peinture "bout d’organe « Et je vais vous faire un cinéma qui sera un cinéma de l’éthique et de la foi », c’est-à-dire, ce qu’il appelle : un cinéma uniquement didactique.

Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi ? Parce que pour lui le problème ce n’est pas entériner la rupture de l’homme et du monde, c’est trouver les moyens des redonner des raisons quelles qu’elles soient de croire à ce monde-ci. Alors il peut être catholique, c’est un catholicisme qui n’a strictement aucune importance sauf pour lui. Vous comprenez qu’à ce moment-là, catholique ou athée, il n’y a strictement aucune différence. C’est même frappant que tous ces auteurs qui après Kant, sont allés dans le chemin :"substituer la croyance au savoir", ont fait au même temps une conversion à la croyance très curieuse. Je dirais, à mon avis (mais là il faut être prudent) d’une certaine manière c’était déjà comme ça chez Pascal. Si Pascal est un des premiers, avant Kant, à avoir mis la croyance plus profonde que le savoir, et même avoir remplacé le savoir (y compris le savoir mathématique) par la croyance, c’est parce qu’il faisait subir à la croyance ou à la foi aussi une conversion très curieuse, à savoir : la croyance et la foi consistaient à croire à ce monde-ci. Ce dont il s’agissait c’était qu’on nous redonne le monde, qu’on nous redonne un lien de l’homme et du monde.
-  Et c’était ça croire. Croire c’était retrouver une raison ou trouver des raisons de croire au monde, c’est-à-dire, un lien de l’homme et du monde.

Alors c’est quand Rossellini dit non : « j’appelle infantile toute position qui tire sa joie de la rupture de l’homme et du monde ». A ce moment-là ça ne peut être que géniardise ou cruauté. Je réclame une croyance (ce n’est pas au nom du catholicisme), c’était déjà dans Kierkegaard. Chez Kierkegaard la croyance ça consistait : « redonnez-moi le monde », « redonnez-moi le monde ce monde ci ». Chez Pascal le pari c’est : « redonnez-moi le monde, ce monde ci ». Si bien qu’au même temps que la croyance se substitue au savoir, la croyance connait une conversion, une conversion fondamentale qu’à mon avis, on retrouverait ça dans tous les auteurs qui participent à cette substitution de la croyance au savoir et se convertissent tous de manières très différentes. Tous convertissent la croyance, qui cesse d’être croyance dans un autre monde, pour devenir croyance dans ce monde-ci, c’est-à-dire restauration d’un rapport de l’homme avec le monde. Et ce que Rossellini veut faire c’est précisément (et c’est pour ça qu’il invoque l’éthique par delà l’art) ce n’est pas une question de morale comme ça, il pense que l’art est incapable de renouer un lien de l’homme et du monde. « Il faut une éthique, il faut une foi », dit-il.

Bon, de la même manière, si je prends, je disais rapidement, Godard : tout le monde sait, c’est lui le premier qui dit ce qu’il doit à Rossellini, je crois qu’il a très bien compris ça de Rossellini. Ce qu’il a admirablement compris de Rossellini c’est que le monde fait du cinéma. Le monde est devenu un cinéma. Dès lors, rupture de l’homme avec le monde. C’est la rupture, c’est l’effondrement du schème sensori-moteur. Nous sommes dans le monde comme devant des situations optiques et sonores pures, nous sommes dans le monde comme devant une vitrine qui nous montre une série de choses abominables, une série de choses excitantes. Nous demandons des raisons de croire au monde, c’est à dire, on est bien forcés. La rupture sensori-motrice signifie que nous n’avons plus de réaction pour ce monde. Dès lors, la seule possibilité pour que l’on trouve des réactions, c’est d’abord de retrouver des raisons de croire à un lien de l’homme et du monde. A ce moment-là surement, si l’on retrouve un lien de l’homme et du monde, par là même ce lien constituera une nouvelle forme d’action. Et si vous ne retrouvez pas la croyance en un lien quelconque de l’homme et du monde, si vous ne rentrez pas dans la catégorie - comme dirait Kierkegaard - de l’éthique ou de la foi, une foi qui soit une foi dans ce monde-ci - pas question de retrouver de l’absurde. Alors quand je dis que Godard a compris quelque chose de Rossellini, c’est exactement la question qui pose au cinéma moderne. Et généralement quand Godard pose une question c’est lui qui y répond. Il n’attend pas que quelqu’un d’autre lui donne la réponse. Ce sera à nous dans le courant de l’année de voir dans quel sens, il va pour donner sa réponse.

Mais, si c’est vrai que le monde fait tout un cinéma, est-ce qu’il n’appartient pas au cinéma des cinéastes ? Il met la critique du cinéma dans le monde. Et à travers cette critique, de restaurer un rapport de l’homme et du monde, c’est-à-dire, de nous donner une raison de croire au monde. Si nous ne croyons plus au monde, dans la mesure où le monde fait du cinéma, est-ce que le cinéma n’est pas capable de nous redonner une croyance au monde ?

Si bien que ce serait ça uniquement la fonction du cinéma. Je dirais, non plus du tout, nous donner l’illusion d’un monde, mais nous donner des raisons de croire au monde. Et en ce sens, le cinéma c’est le seul art, où peut être le non-art, capable de nous donner des raisons de croire au monde. D’où la question est : « qu’est-ce c’est que croire au monde ? » Croire au monde c’est forcement croire à la vie dans le monde. Et qu’est-ce que croire à la vie dans le monde ? Dans ce monde-ci, croire à la vie dans le monde, c’est-à-dire que, malgré les vitrines, il y a quelque chose qui vit. Ou entre deux vitrines ou quelque part, mais il y a quelque chose qui vit. Si bien que croire ou retrouver des raisons de croire au monde, c’est quoi ?
-  C’est avant tout croire au corps.

Mais en quel sens croire au corps ? Qu’est-ce que ça veut dire croire au corps ? C’est évidemment le corps qui est le lien de l’homme et du monde. Croire au corps ? alors le cinéma, dans son intention moderne, ce ne serait plus, il aurait rompu avec le modèle du savoir, avec toute image du savoir et de la connaissance. Il serait passé du côté de la croyance, ce serait l’art capable de nous redonner des raisons ou de nous donner les raisons de croire au monde, c’est-à-dire, de croire à la vie ou de croire au corps. Est-ce que c’est comme ça ? En tout cas, on voit bien les deux aspects.

-  L’image moderne cinématographique est fondamentalement -je disais- une image coupée du monde. On verra plus précisément pourquoi, mais j’invoque pour le moment uniquement les grands ancêtres du cinéma contemporain : Dreyer : image coupée du monde, Bresson. Mais en nous donnant l’image coupée du monde, elle prétend nous donner des raisons de croire, nous redonner des raisons de croire aux liens de l’homme et du monde. Si c’était ça, ça serait une activité étonnante du cinéma. Il ne s’agirait plus du tout, encore une fois, d’interroger le rôle du cinéma par rapport à l’imaginaire. Problème, je sais pas pourquoi qui m’écoeure d’avance, qui est sans aucun intérêt. Ce n’est pas ça. C’est une question de croyance et ça ne veut pas dire croire à l’histoire qui se passe puisqu’il n’y a plus d’histoire justement. Il faut donner des raisons de croire au monde. C’est la faute du monde. Le monde s’est mis à faire du cinéma, bon, c’est au cinéma de nous redonner des raisons de croire au monde.
-  Ce qui impliquerait, au moins, un caractère politique du cinéma.

Alors c’est ça qui m’amenait à mon second point, je fais des..on en est encore à construire notre programme. Je disais, le deuxième aspect, la deuxième mutation de la pensée c’est : « donnez-moi un corps ». Et j’avais dit la dernière fois : « ce n’est plus le corps qui gêne la pensée ». C’est fini ça. Dans le modèle du savoir et de la connaissance, le corps, il sépare la pensée d’elle-même. Maintenant non ! Donnez-moi un corps. « Donnez-moi un corps » ou « redonnez-moi des raisons de croire au monde », c’est pareil.

Un texte admirable d’Artaud : "Position de la chair", le dit. C’est dans le Tome 1 des Œuvres Complètes, dans un texte du début d’Artaud, on voit très bien l’identité : retrouver des raisons de croire au monde : « redonnez-moi un corps ». « Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles. C’est cela, moi, que j’appelle la chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Il faut avoir été privé de la vie, de l’irradiation nerveuse de l’existence, de la complétude consciente du nerf, pour se rendre compte à quel point, le sens est la science de toute pensée, caché dans la vitalité nerveuse des moelles. (...) Je suis un homme qui a perdu sa vie et qui cherche partout les moyens à lui faire reprendre sa place. »

Il est évident que dans le texte d’Artaud, c’est la seconde partie de la phrase qui compte et que très souvent nous, lecteurs d’Artaud, nous avons le grand tort de nous contenter de la première partie, et de parler de la démolition d’Artaud, la destruction d’Artaud, qui serait comme la rupture avec le monde, la perte de monde chez Artaud. Or, Artaud n’a jamais saisi la perte de monde, que dans un effort pour se redonner des croyances. Et par quels moyens ? Il essayera tout. Comment retrouver des raisons de croire au monde ? C’est-à-dire, des raisons de croire au monde qui forcément passent par la chair, d’où passent par le corps, d’où : "position de la chair", s’intitule le texte. Et sa première réponse ou une de ses premières réponses, ce sera le cinéma. Et on aura à voir de plus près ce qu’il voulait dire, parce que très bizarrement en employant un langage très proche de celui des premiers cinéastes, il dit quelque chose - il me semble - de radicalement nouveau.

Je vous dis , c’est ce qui compte, à chaque fois que vous lisez Artaud il faut que vous pensiez à ça : ce n’est pas un homme qui dit simplement « je suis un homme qui a perdu sa vie ». Il ajoute : « et qui cherche partout les moyens à lui faire reprendre sa place. Je suis en quelque sorte l’excitateur de ma propre vitalité. "Pour moi qui dit chair, dit avant tout appréhension, poil hérissé, chair à nu avec un fournissement intellectuel de ce spectacle de la chair pure et de toutes ses conséquences », etcétéra.

Alors, en effet, je disais, que ça passe par le corps, c’est forcé ! « donnez-moi un corps » : est-ce que cela veut dire que tout est permis là-dessus ? A chaque fois il y a des contresens et puis je ne peux rien condamner. Moi je ne sais pas si c’est des contresens ! Est-ce que ça veut dire « une culture du corps » ? Est-ce que ça veut dire « une cérémonie du corps » ? Je ne sais pas, peut être que ça passe par là, peut être pas. Non. Est-ce que ça passe par une magnification du corps ? Non. Est-ce que ça passe par la santé ? Non. « Donnez-moi donc un corps », ce n’est pas ça. Comprenez que cela veut dire autre chose. « Redonnez-moi un corps, si fragile qu’il soit », ce n’est pas un corps bien fait qu’on demande. C’est un corps tout court. Et peut être que les gens qui ont un corps très bien fait, ils n’ont pas de corps tout court. Peut être que « redonnez-moi un corps » c’est « redonnez-moi un lien avec le monde ». Alors je connais des athlètes qui sont en pleine perte de monde. Pensez au pauvre petit gymnaste, il semble vraiment dans une vitrine. Voilà, un corps d’athlète ça fait complètement partie du monde des vitrines c’est-à-dire, ils ont beau avoir des schèmes sensori-moteurs qui ont l’air en bon état. Absolument pas, ils sont en pleine rupture sensori-motrice. C’est la catastrophe. Ils croient plus à rien d’ailleurs. Ils croient plus à rien et, en tout cas, ils n’ont plus des raisons de croire. Ce n’est pas ça donc, avoir un corps ce n’est pas ça.

Qu’est-ce que ça peut être avoir un corps ? Bon, Spinoza, phtisique il avait un corps. C’est bizarre. Lawrence phtisique il avait un corps, ça n’allait pas fort ! Nietzsche migraineux, moitié aveugle, il avait un corps. Qu’est-ce qui passait par ces corps ? Il y a un lien avec le monde, un rapport avec le monde. Une croyance, bon, très bien. Je dis, chez Kierkegaard, chez Nietzsche, etc, vous trouvez ce même thème : "un corps, il nous faut un corps, l’homme n’a plus de corps". Si bien qu’il faut que vous liez les deux questions :
-  retrouver des raisons de croire au monde, c’est se redonner un corps. Et les deux s’enchaînent absolument.

Du coup, je pouvais faire un détour nouveau, comme une espèce de rencontre avec le cinéma, au niveau de cette seconde chance : « donnez-moi donc un corps ». Et je disais, c’est le même cinéma qui prend pour charge peut être chez Bresson, chez Dreyer, chez Godard, chez bien d’autres. Peut être. Tout ça c’est des programmes, vous pouvez me faire d’objection parce que je dis toujours mais je ne l’ai pas encore fait. C’est à voir tout ça. Qui se propose de nous redonner donc un lien avec le monde, de nous redonner des raisons de croire à ce monde-ci, ce même cinéma, je disais, va être un cinéma des corps.

Qu’est-ce que ça veut dire un cinéma des corps, là aussi ? ça veut dire un cinéma où les réactions sensori-motrices sont remplacées. En effet, on est toujours dans le régime de la perte de monde, c’est-à-dire, vous comprenez, redonnez-moi un corps ça ne veut pas dire : « refaites-moi des schèmes sensori-moteurs », ça ne veut pas dire : « redonnez-moi le monde du savoir, le vieux monde du savoir ». Puisque c’est la croyance qui va nous le redonner, ce sera évidement un monde d’un tout autre type, ce sera un corps d’un tout autre type, ça ne marchera plus avec des réactions sensori-motrices, ça marchera avec quoi ? Et je vous disais, il y a quelque chose de très curieux, c’est là qu’apparait tout un cinéma dont l’image cinématographique, les enchainements sensori-moteurs dans toute une partie du cinéma moderne sont remplacés par quoi ? Des enchainements d’attitudes ou postures.

C’est-à-dire qu’il n’y a plus d’histoire. Une histoire, si j’essaie de définir formellement une définition d’histoire, je dis : « une histoire c’est le déroulement des schèmes sensori-moteurs ». Voyez pourquoi : excitation, action, nouvelle excitation, action. Le déroulement des schèmes sensori-moteurs constitue des histoires. Quand nous sommes dans des situations optiques pures, ou sonores pures, on est quelque chose comme devant une vitrine. Il n’y a plus d’histoire. En revanche ; qu’est-ce qu’il y a ? Ca va être un étrange cinéma. Je disais, regardez une partie des films modernes, il y a bien sûr une simili histoire mais, qu’est-ce qui les intéressent ? Un enchainement des postures du corps. Des postures de corps qui s’enchainent les unes avec les autres. Des corps qui se cognent et qui s’embrassent, qui s’appliquent aux murs, qui glissent. L’image archétype du cinéma : le corps que s’appuie sur le mur, qui glisse, qui se retrouve accroupi, bon, et puis les deux corps qui se cognent et puis qui s’embrassent. Qu’est-ce que c’est cette logique des postures ? On nous convient à découvrir toute une logique des postures qui a remplacée la logique de l’action. Et je citais, parmi les grands auteurs modernes - je n’ai pas besoin de développer puisque tout ça on le verra, j’espère très précisément plus tard - je citais dans le cinéma moderne, à mon avis, en France, cela a été un des pôles fondamentaux de la Nouvelle Vague. C’était le cinéma de corps chez Godard et chez Rivette, qui enchaine des postures.

Si vous pensez encore à une grande scène de "Prénom Carmen" : le deux amants qui se coincent dans les portes, dans les fenêtres, tout y passe, on ne peut pas dire que ce soit une histoire. C’est un enchainement de postures mais à toute vitesse. Deux bolides qui enchainent leurs postures différentes. Rivette, c’est les grands moments de Rivette ! Et quand je disais : « ce n’est pas du théâtre et c’est par là que c’est du cinéma ». C’est qu’en effet, ces enchainements des postures sont proprement cinématographiques et se comparent perpétuellement au théâtre - chez Rivette il y a la référence explicite au théâtre, mais c’est hors théâtre que les personnages entrent dans des postures. C’est par rapport à la pièce supposée, par rapport à une pièce de théâtre supposée, que les corps chez Rivette vont entrer dans des postures autonomes qui ne doublent pas les attitudes théâtrales de la pièce et qui rivalisent et qui constituent la vraie matière cinématographique. Dans la Post Nouvelle Vague, que ce soit Akermann, que ce soit Eustache, Garrel, Doillon - une fois dit que les attitudes sont vocales, sont sonores autant que visuelles - vous avez le développement - j’ai l’air de nier leur originalité, je crois au contraire très profondément à leur originalité par rapport à la Nouvelle Vague - mais c’est un cinéma des postures et des attitudes. Et je disais, en Amérique c’est Cassavetes. Cassavetes étant le plus grand à avoir fait un cinéma du corps, qui se développait d’autre part dans tout le cinéma expérimental américain, parfois sous des formes cérémonielles, sous des formes rituelles. Mais avec toutes les transitions entre attitudes quotidiennes, attitudes cérémonielles.

Ce que je veux dire alors c’est que vous avez un lien des attitudes ou des postures entre elles, qui n’est plus du tout un lien sensori-moteur. Et c’est pour ça que je vous proposais d’emprunter à Brecht un mot qui me paraît très bien, le mot de « gestus » pour désigner les liens des attitudes entre elles. Si bien que tout ce cinéma, toute cette image cinématographique, en effet, ne sera plus narrative. Il exposera un gestus, et c’est sera à nous de découvrir le gestus, c’est-à-dire, l’enchainement des postures, l’enchainement formel des attitudes entre elles. Et qu’est-ce que c’est ? En en quoi le gestus dépasse les attitudes de corps ? Est-ce que Brecht a raison de penser que tout gestus doit être social ou politique ? Je prends un exemple rapide que je crois ne pas avoir pris, si vous reprenez « Prénom Carmen », je dirais, les attitudes de corps, par exemple, des amants renvoient à un gestus qui est distribué d’une manière très très complexe, mais qui est en partie le gestus musical, à savoir au sens où l’arrondi du bras de la violoniste, par exemple à un moment, vient fournir le gestus correspondant à l’attitude des deux amants lorsque l’un, dans un arrondi de bras, prenait l’autre.

Et que donc, il y aura tout un système de résonances et d’échos, d’échos visuels, d’échos sonores, etc.. où l’enchainement des attitudes de corps se fera selon un gestus à la fois politique, social, esthétique, musical, et tout ceci devient très compliqué, ce sera le cinéma à la lettre du « donnez-moi donc un corps ». Je suggérais la dernière fois, pour préparer vos analyses futures, que dans l’Après Nouvelle Vague, il me semble aller dans cette direction infiniment loin, quelqu’un comme Garrel. Parce que Carrel a fait un truc qu’à mon avis n’avait jamais été fait au cinéma, jamais, jamais, à savoir : il a profité de quelque chose qu’on reprochait au cinéma comme un manque, à savoir : ne pas nous donner la présence des corps - par opposition au théâtre où le corps est présent) - lui il a retourné pour en faire une supériorité du cinéma, à savoir : le cinéma allait être capable de nous faire assister au processus de constitution des corps.

Alors, ça a l’air abstrait : comment il l’a fait pratiquement ? Vous devez le sentir, ceux qui ont vu des films de Carrel, qu’il le fait précisement en donnant une importance qui parait, à première vue, démesurée à l’image blanche et l’image noire et toutes les variétés, qui va être le matériau à partir duquel se produit la constitution des corps, et ça va être un cinéma extraordinaire, où alors le gestus et ’ attitude vont entrer en perpétuelle résonance à partir des trois corps fondamentaux. Les trois corps fondamentaux c’est : la femme, l’homme et l’enfant. Et ce sera les trois corps fondamentaux du cinéma de Garrel. Si vous voulez, il me semble infiniment créateur, en ce sens.

Mais si j’essayais de résumer un tout petit peu, je dirais uniquement : voyez la cohérence entre mes deux points.
-  Mon second point consiste à dire : les attitudes du corps, les attitudes ou postures du corps, ne croyez surtout pas que ce soient des réactions. Nous ne sommes plus dans le monde des schèmes sensori- moteurs. C’est quoi ?
-  C’est à la lettre, des éléments de croyance, c’est les éléments constituants de la croyance. C’est par là que les deux points s’enchaînent. C’est les éléments constituants de la croyance. Ca nous permettrait de comprendre d’une autre façon, et je crois plus exacte, le "abêtissez vous" de Pascal. Lorsque Pascal dit : « vous voulez croire ? » Croire c’est quoi ? Croire c’est prendre une posture. Prenez une posture. Alors on comprend généralement au sens de : "prenez l’habitude de vous agenouiller et de faire votre prière," etcétéra. Evidemment il veut dire autre chose. La croyance s’écrit à la lettre, se constitue : les postures sont les éléments génétiques de la croyance. Bon, si bien qu’on passe tout naturellement du premier point :
-  substitution de la croyance au savoir, au deuxième point :
-  promotion au cinéma des attitudes ou promotion plutôt des attitudes du corps (parce que ça ne vaut pas seulement pour le cinéma, car c’estpar l’attitude du corps qu’un lien avec le monde peut être redonné ou une croyance au monde, à ce monde ci, peut être redonnée. Avec tous les dangers que ça comporte, encore une fois ! à savoir : que la posture devienne cérémonielle, comme dans une tendance du cinéma expérimental, ou bien que la posture devienne uniquement quotidienne, comme dans une autre tendance du cinéma expérimental. Qu’est-ce que c’est au juste ? Je veux dire, dans les deux cas, il n’y aura plus de gestus. Quand le gestus devient uniquement théâtral, ou quand le gestus se dissout dans la quotidienneté, il n’y a plus de gestus. Notre question ce serait : à quelles conditions pour reprendre cette très belle notion Brecht
-  A quelles conditions y a-t-il un gestus qui soit réellement un enchaînement des postures, un enchaînement des attitudes du corps par lequel une croyance au monde nous est redonnée ?

Là on n’a pas avancé. Simplement j’ai remis de l’ordre. Je préfère ça.

On en est au troisième point. Puisqu’on avait quatre points à voir.

Alors la prochaine fois je vous demande pardon en avance, je previens pour ce qui voudront pas, qui n’auraient pas besoin, alors qu’ils ne viennent pas, mais la prochaine fois on sera forcés à faire un peu de mathématique.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien