THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

69- 13/11/1984 - 2

image1
30.8 Mo MP3
 

Gilles Deleuze - cinéma / pensée cours 69 du 13/11/1984 - 2 transcription : Julien Quelennec

Là tu nous devances tellement - parce que ce texte célèbre de 1935, j’y ai fait uniquement allusion - et en effet, viendra pour moi le moment d’essayer de le commenter. Alors tu nous as dit toi, comment tu le comprenais. J’avoue que là ça se reposera, ça m’aurait plus intéressé que cette partie, mais enfin tu ne l’oublieras certainement pas, que cette partie - tu la gardes pour plus tard, parce que je le vois pas tout à fait comme toi, ce texte, cette discussion, cette histoire du discours de 35.

Mais alors ce que tu as dit sur Elie Faure, c’est très intéressant. Et je me suis demandé tantôt si tu voulais le tirer : si l’on dit en très gros : il y a une certaine manière commune dont les grands auteurs de cinéma ou les grands critiques ont pensé le cinéma avant la guerre et si l’on essaie de caractériser cette manière commune, il me semble à certains égards que tu as voulu sortir Elie Faure de cette communauté, en disant : non, non, chez Elie Faure, il y a quelque chose d’exceptionnel. Et d’après certaines de tes formules ou citations, je me disais, il veut en faire comme un précurseur de ce qui se passe actuellement. Et puis tantôt, au contraire, il me semblait que ce que tu disais, allait dans le sens de : "bien sûr, Elie Faure, avec une originalité très profonde, pensant ce cinéma d’avant-guerre, et donnant à ce cinéma d’avant-guerre un statut, notamment en rapport avec la catastrophe ". C’est un mot de lui ou un mot de toi "catastrophe" ?...

Comtesse : il emploie le mot effondrement

J’en étais sûr. J’arrivais pas à bien débrouiller ce qui était de toi et de lui. Effondrement, il l’emploie ? c’est vrai ça ?

Comtesse ; monstrueuse négation

Ouais, catastrophe, ça me paraissait bizarre. J’aimerais bien là, quant tu fais des interventions comme ça, si ça t’ennuie pas, que tu aies le texte exact et que tu le cites en même temps. On pourrait me dire la même chose, mais moi je suis prêt à le citer. Parce qu’il y a des mots, notamment, j’aimerai bien savoir le contexte. C’est dans quoi ton histoire sur la nuit ? « La nuit ? L’inertie, pas la nuit. » Si, si, il y avait une phrase dont je ne savais pas si c’était de toi ou de lui ?
-  « L’inertie de l’univers nocturne » T’as la page là ? Tu me la dis, la prochaine fois ? voilà, sinon c’était très intéressant, mais alors c’était quoi ? Montrer qu’il a pensé avec une puissance particulière le cinéma d’avant-guerre ou montrer qu’il était précurseur d’un nouveau cinéma ?

Comtesse : « Ce qui me semble bizarre, c’est en quoi justement on imagine une collusion entre une certaine pensée philosophique, et le cinéma. Mais quelle pensée philosophique finalement ? »

G. Deleuze : Mais qui "On" ? Ah bon, alors... Non, c’était pour savoir à qui t’en avais quoi. Alors j’imagine en effet....Non non non j’entends bien. Alors il y en a qui font ça, tu imagines une espèce de collusion...

Comtesse : « C’est-à-dire, ce qui m’intéresse dans ce qu’on appelle la pensée cinématographique, c’est de problématiser littéralement, ce qu’on appelle rencontre, de la pensée philosophique avec la pensée du cinéma. Parce qu’il me semble qu’il y a une pensée du cinéma, et ça je ne veux pas rentrer la dedans, il y a un espace filmique du cinéma, qui est inassimilable par toute une pensée philosophique à la fois métaphysique et peut-être même moderne. C’est quelque chose qui est littéralement rebelle à la pensée philosophique traditionnelle, et justement à une certaine pensée moderne. Et donc problématiser cette rencontre, c’est entre autre, par exemple, parler de Elie Faure qui lui, justement, pense le cinéma à partir d’une pensée qui me semble extrêmement traditionnelle et extrêmement ancienne, et non pas justement une nouvelle forme de la pensée. Et il me semble que, même à l’époque où il écrivait ça, il y avait des films si on analyse certains films, ou séries de films, c’est-à-dire on restitue leur espace filmique de traduction, qui déborderaient justement ce que disent les critiques sur le cinéma. C’est ce point de rencontre que j’essaie de problématiser, c’est surtout ça. En quoi il y a quelque chose, un espace filmique d’un film qui est, lorqu’on le restitue, si on le restitue, en dehors peut-être de la censure critique, qui est littéralement irréductible presque à ce que les penseurs ont pensé et qui les met fortement en cause en plus de ça. »

-  Gilles Deleuze : Là, t’exagères un peu, parce qu’il n’y a aucune différence entre nous. Strictement aucune.

Comtesse :« Il me semble que presque personne ne comprend, d’après tout ce que j’ai lu là-dessus, par exemple, qu’essaie de capter actuellement dans ses films, aussi bien dans « Sauve qui peut la vie », « Passion », ou bien "Prénom Carmen", ce que fait Godard ? Il me semble qu’ils ont une pensée qui reste prise soit dans des schèmes sémiotiques, soit des schèmes littéraires, soit des schèmes philosophiques, qui empêche littéralement de penser les strates filmiques chez Godard...C’est exactement pareil pour Resnais »

Gilles Deleuze :Ouais, ouais....ça on revient à dire que c’est pas réductible à tout ça. D’accord, ça. On le sait bien. Je tiens à dire que je vois pas qui, pourrait ne pas être de ton avis si tu dis : il y a quelque chose d’irréductible. Mais ça vaut pour tout. Dans la pensée philosophique, il y a quelque chose d’irréductible que l’image cinématographique ne peut pas saisir par nature, ça d’accord. Ce qui est la même chose pour la pensée musicale. Il y a aussi quelque chose dans la pensée musicale que la pensée cinématographique par nature, ne peut pas saisir. Bon d’accord...vous avez peut-être besoin de repos ? Alors pas longtemps, hein...

Gilles Deleuze : Vous comprenez - je parle très schématiquement. Je reprends notre projet d’ensemble. Mon projet d’ensemble, c’est dire : la guerre, et quelque chose de pire encore que la guerre, a fait une certaine coupure dans le cinéma. Dès lors, on va procéder en gros, en cherchant dans le cinéma d’avant-guerre, quelle image de la pensée était impliquée, sous les formes de :
-  nouvelle pensée,
-  langue universelle,
-  art des masses.

Vous vous rappelez, ça c’était un de nos grands thèmes. On a vu en quoi la guerre, et encore une fois pire, a pu mettre en question ce cinéma. Et dans le cinéma moderne tel qu’il s’est constitué, dans le cinéma d’après-guerre tel qu’il s’est constitué, même question : - quel rapport avec une certaine image de la pensée ? Dans quelle mesure, les deux, celle qui en gros correspond au cinéma d’avant-guerre, celle qui correspond au cinéma contemporain, dans quelle mesure est-ce qu’elles diffèrent, compte tenu toujours de notre point de départ, qui reste valable toujours pour les deux moments, à savoir le caractère automatique de l’image.

Et de même que le caractère automatique de l’image cinéma n’a pas empêché une évolution de l’automate, de même les images de la pensée impliquent des évolutions de l’automate spirituel. Alors c’est pour ça qu’on en est réduit à sauter de certains points de vue philosophiques à des points de vue de cinéma. La dernière fois, non seulement je sautais, mais j’éclaboussais quoi. Donc je disais en gros, si je m’en tiens à l’image de la pensée, je disais : on pourrait, on peut indiquer quatre mutations, qui coïncident pas d’ailleurs avec l’avant-guerre et l’après-guerre. C’est ces quatre mutations qui m’intéressaient et que j’avais commencé à analyser sur le double plan de l’image de la pensée et du cinéma. Alors j’essaie de remettre de l’ordre dans la première.

Je disais,
-  la première mutation c’est la substitution de la croyance au savoir. Et j’invoquais le grand mot de Kant : "j’ai du abolir le savoir, pour faire place à la croyance". Et je disais, bon voilà. Je veux pas dire que quelque chose en découle pour le cinéma. Je veux dire que peut-être à un certain moment, on va se dire, ah bien oui, le cinéma s’introduit là. Et je voudrais remettre en ordre ce que j’ai dit avec tellement de désordre.
-  Je dis que pendant très longtemps, l’image de la pensée a eu pour modèle le savoir. Mais ce qui m’intéresse, c’est : qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça veut dire, l’image de la pensée a pour modèle le savoir ?

Je voudrais dire des choses très simples. Je veux dire, le thème fondamental du savoir, je crois, c’est l’affirmation d’une espèce de conformité, conformité nature-esprit, conformité homme-monde, conformité chose-concept. Une espèce de conformité au vrai sens, c’est-à-dire, à la limite, avoir la même forme, ou converger vers une même forme. Ce qui implique quoi ? Ce qui implique que d’une certaine manière la nature n’est pas indifférente à l’homme, et l’homme n’est pas indifférent à la nature, qu’il y a une espèce de complicité, de conformité de l’homme et du monde, de la nature et de l’esprit. J’extrais là, je ne prétends pas parler de cinéma, j’extrais une formule célèbre d’Eisenstein : "la non-indifférente nature". La non-indifférente nature doit peut-être se comprendre en un sens moral. Comme dit Eisenstein, une nature triste pour des hommes tristes, mais, elle a également un sens spéculatif. La connaissance n’est pas possible si la nature est indifférente à l’homme, c’est-à-dire si la nature est indifférente à l’opération qui prétend la connaître. Il y a comme une espèce de complicité nature-esprit constitutive du savoir, ou comme condition du savoir. Or je crois que cette image de la pensée qui va prendre modèle sur le savoir, elle se forme, elle se forme pas à n’importe quel moment, elle se forme avec Aristote. C’est vous dire qu’elle a un vieux passé. C’est le modèle du savoir. Et que Aristote, c’est sans doute celui qui donne a là notion de conformité, le sens le plus rigoureux, à savoir :
-  qu’est-ce que savoir, ou qu’est-ce que connaître ? C’est informer.

Alors aujourd’hui, nous redevenons aristotélicien à partir de l’informatique. Chez Aristote, information a un sens très précis, c’est la prise de forme, c’est-à-dire, c’est l’acte par lequel une forme s’impose à une matière. Et c’est la première fois dans l’histoire de la pensée, que la connaissance sera définie comme une "information" à proprement parler. Donc la conformité de la nature et de l’esprit, de l’homme et du monde, se réalise dans l’information, comme opération de la connaissance ou comme savoir. Or j’essaie pas du tout de vous dire les thèses d’Aristote, bien que cela soit passionnant. J’essaie de dégager une espèce d’odeur aristotélicienne, d’atmosphère aristotélicienne. Surtout qu’elle fut dégagée poétiquement par un très grand poète qui fit le traité aristotélicien thomiste, à savoir Claudel. Claudel, dans la splendeur de son langage, fait un traité, qu’il appelle : "Traité de la co-naissance au monde et de soi-même". Ce traité est splendide. Cela fait partie de ces choses que je voudrais que vous les lisiez. Et c’est un traité, génie littéraire en plus, aristotélo-thomiste. Et qui se présente comme ça, c’est du pur thomiste, le thomisme de Paul Claudel. Et quel est le thème ? - C’est que toute naissance est co-naissance. Nous naissons avec. Si vous pensez à la notion plus tardive de "être-dans-le-monde", à la notion phénoménologique de être-dans-le-monde, dîtes-vous bien que son origine husserlienne est toute traversée par la scolastique, que Husserl est plein, plein de notions du Moyen-âge, de notions scolastiques, et que déjà le thème d’une co-naissance, qui apparaît avec l’aristotélisme, est fondamentale à cet égard.

- Naître, c’est naître au monde, c’est à dire, c’est co-naître, et co-naître, c’est connaître. C’est ça, le point fondamental de la conformité nature-esprit, homme-monde, chose-concept. Toute naissance est co-naissance. Toute co-naissance est connaissance. Pourquoi et comment ? Parce que c’est devenir semblable. C’est devenir semblable. Dans un texte là, pur style Claudel, il résume très bien le thème d’Aristote et le thème de Saint-Thomas : « Toute sensation est une naissance. Toute naissance est co-naissance. L’être animé connaît le semblable en co-naissant semblable. Je nais semblable aux choses qui peuplent le monde, aux autres vivants qui peuplent le monde. Naissant dès lors je co-nais, co-naissant, je connais le semblable », ce qu’il y a de semblable entre les choses et moi.

Il y a une opération là d’une richesse extrême où je voudrais juste en rester à l’implicite. Et en effet chez Aristote ça donnera quoi ? Finalement d’une certaine manière, toute chose, du fait qu’elle naît, connaît. Et elle connaît quoi ? Toutes les choses dont elle subit des effets et sur lesquelles elle exerce des effets. C’est-à-dire, connaître c’est toujours prendre forme. Connaître c’est être informé et informer. Le cuivre connaît le clairon. Le bois connaît le lit.

Dans un texte non moins splendide, Claudel va dire. C’est du Saint-Thomas : cette connaissance peut prendre le sens d’information puisque la fin en est la production d’une forme. C’est en ce sens que la mer connaît le navire, la hache et le roc, tous deux connaissent le Chêne. Pas de la même manière. Le roc connaît le chêne et la hache connaît le chêne. Le feu connaît la nourriture qu’il cuit, le métal qu’il fond, et Rome qu’il embrase. C’est beau ! Grand style, très grand style. Toutes les choses qui co-naissent se connaissent. - Et connaître, c’est venir à la forme. Venir à la forme, recevoir une forme. Or comme toute matière a déjà une forme, qu’on avait pas une matière première, il y a un devenir des formes, une transformation des formes, qui va constituer les opérations de la connaissance.

-  Deuxième stade : on réservera le mot de connaissance en un sens particulier à l’être vivant, ce sera la connaissance sensible. Et qu’est-ce que c’est que connaître, au sens de connaissance sensible ? C’est recevoir la forme sensible, c’est recevoir la forme sensible de ce qu’on connaît, c’est devenir semblable du point de vue de la forme. C’est une conception admirable, je sais pas... D’où la formule des thomistes que vous retrouverez chez tous les thomistes : - « connaître, c’est être ». Connaître, c’est être ce qu’on connaît, du point de vue de la forme, sous-entendu, puisque c’est une théorie de l’information. L’âme animale, l’âme sensitive reçoit la forme sensible de la chose. La main connaît la chaleur en devenant jaune. La forme sensible, c’est la qualité. Je résume énormément, je ne dis absolument rien de technique. J’essaie d’évoquer un monde aristotélicien-thomiste. L’œil ne devient couleur qu’en se colorant. Thème cher à Aristote. La main connaît la chaleur quand elle s’échauffe. Elle reçoit la forme sensible de la chose.

-  Si bien que troisième stade : connaître au sens intelligible, non plus la connaissance sensible mais la connaissance pure, la connaissance intelligible, rationnelle. Cette fois-ci, l’âme reçoit la forme intelligible de la chose. Elle la reçoit, c’est-à-dire elle est informée, c’est une opération d’information toujours. La seule différence entre Aristote et les modernes, c’est qu’ils ne conçoivent pas l’information de la même manière. Mais les deux diront à la lettre : connaître, c’est être informé, ou informer. Je reçois la forme intelligible de la chose, c’est-à-dire non plus la qualité, mais l’essence. Peu importe ce qu’il appelle l’essence, peu importe la différence entre essence et qualité ici, sinon on en aurait pour longtemps. Voilà que cela se complique... Puisque dès lors, Aristote va définir un intellect qu’il appellera l’intellect passif. - Et l’intellect passif, c’est quoi ? C’est, en nous, la puissance de recevoir toutes les formes intelligibles.

Mais alors il faut que dans l’intellect même, il y ait un intellect actif, et ce sera un des plus grands mystères de la philosophie aristotélicienne ; il faut un intellect actif, capable de faire passer à l’acte cette puissance, capable de faire que, en effet, l’intellect passif, qui est la puissance de recevoir les formes, les formes intelligibles des choses, réalise cette puissance, les reçoive effectivement.
-  En d’autres termes, il y a quelque chose dans la pensée qui pré-existe à la pensée. Il y a un intellect actif, qui sans doute est la partie séparable de nous-mêmes, c’est-à-dire la partie immortelle de l’âme.

C’est tout cela qui constitue la co-naissance. Si bien que je peux dire : le modèle du savoir est réellement fondé par la philosophie d’Aristote, repris par St Thomas, sous cette forme : une conformité de la nature et de l’esprit, une conformité, une complicité de l’homme et du monde, complicité qui prend sa source dans la notion de co-naissance. Alors bien entendu cette sphère de la connaissance ou du savoir, il y a un au-delà et un en-deçà. Mais c’est pas gênant. Je veux dire,
-  au-delà, qu’est-ce qu’il y a ? Eh bien au-delà, il faut bien qu’il y ait une espèce de source de cette complicité, nature-esprit, homme-monde. Cette source, ce sera le Dieu, ou ce sera le Bien, le Souverain Bien.
-  Et en deçà, qu’est-ce qu’il y a ? En deçà, il y a l’union de l’âme et du corps. C’est-à-dire finalement, le lien sensori-moteur, le fait, comme il est très bien dit chez Aristote, que la sensation ne soit pas un simple spectacle, mais que du mouvement se joigne à la sensation. Là vous avez le modèle complet du savoir, avec la sphère de la connaissance, le fondement au-delà, en-deçà l’union de l’âme et du corps, et le schème sensori-moteur.

Deuxième point. Je saute les siècles puisque je cherche des repères. Je dis lorsque Kant lance sa grande formule : substituer la croyance au savoir. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Comprenez que c’est très important s’il est vrai, et si je peux dire : l’image de la pensée a été dominée depuis Aristote et St Thomas, a été dominée par le modèle du savoir. Ce que je viens de faire, c’est uniquement, en termes très vagues, essayé de définir un peu, de caractériser ce domaine du savoir, ce modèle du savoir. Mais vous comprenez que c’est un renversement ce que Kant nous annonce. Et comment il le fait pour son compte ?

Là aussi, je parle de Kant de la même manière qu’Aristote tout à l’heure, c’est-à-dire je dis des choses, j’en parle pas du tout savamment. Il nous dit : d’accord, la connaissance, elle porte sur la nature, mais elle ne porte que sur la nature sensible, elle ne porte pas sur la nature intelligible. Pourquoi ? Parce que l’information, l’acte par lequel nous donnons une forme à une matière, ne vaut que pour la matière sensible.
-  Il n’y a de connaissance que de la nature sensible. Ce qui ne veut pas dire du tout : la connaissance nous vient des sens, ça Kant ne pense pas ça du tout. Il pense que la connaissance ne s’applique qu’à la nature sensible. Elle ne s’applique qu’à la nature sensible, parce que seule la matière dans le sensible peut être informée. Informée par quoi ? Vous voyez que le mot forme prend dès lors un autre sens. C’est plus la forme intelligible de quelque chose, l’essence. C’est la ou les formes de notre pensée. C’est-à-dire, seule la nature sensible peut être informée par les formes de notre pensée.

- Qu’est-ce que c’est les formes de notre pensée ? Par exemple,
-  c’est substance, - causalité, à savoir, les prédicats, les attributs les plus généraux que nous affirmons des choses. Or ces attributs les plus généraux que nous affirmons des choses, ne s’appliquent qu’aux choses sensibles. Je dis : "tout a une cause". J’informe le sensible puisque je lui applique la catégorie de causalité. Je dis : toute chose est à la fois une et multiple. J’informe le sensible puisque je lui applique les catégories d’unité et de multiplicité.

Donc, il y a de la connaissance, et connaître c’est toujours informer. Vous me direz alors, il garde le modèle de la connaissance. Non, puisque la connaissance ne connaît que la nature sensible. Il y a donc une rupture de l’homme avec la nature. De quel point de vue ? Pas n’importe quel point de vue, du point de vue de la connaissance. - Rupture de l’homme et de la nature du point de vue de la connaissance. Mais alors la nature dite intelligible, la nature suprasensible, qu’est-ce qui se passe ? Nous ne la connaissons pas, et nous ne pouvons pas la connaître par définition. Les conditions de possibilité de la connaissance condamne la connaissance à s’appliquer exclusivement aux phénomènes de la nature sensible. Une nature suprasensible échappe à la connaissance.

C’est ça la grande rupture kantienne. Vous voyez que ça rompt complètement avec le modèle aristotélicien des formes intelligibles. Il n’y a plus de formes intelligibles Chez Kant, ce qui se passe, c’est qu’il y a des formes de l’intelligence qui s’appliquent et qui ne s’appliquent qu’au sensible, dès lors il n’y a plus de formes intelligibles. Pourtant il y a un monde supra-sensible. Pourquoi ? Comment ? Pourquoi le dire puisque nous ne le connaissons pas et ne pouvons pas le connaître. Parce que nous pouvons et devons le penser. Conséquence formidable : la pensée excède la connaissance, il y a des choses qui sont pensées et qui ne constituent aucune connaissance. Connaître n’est qu’un cas. Connaître n’est qu’une espèce de la pensée. Je peux penser le monde supra-sensible, bien plus Kant dira, je le dois. Pourquoi je le dois ? Je le dois, parce que je suis un être moral. Je reviens pas là dessus, peu importe ses raisons, parce que je suis un être moral.

-  Pourquoi en tant qu’être moral je dois penser le monde suprasensible alors que je ne le connais pas ? Parce que la nature suprasensible est la condition sous laquelle les êtres moraux constituent une communauté. Or il y a une communauté des êtres raisonnables moraux. Bon c’est très curieux tout ça, vous me direz c’est bizarre, mais peu importe.

Alors, voyez ce que veut dire la formule : substituer la croyance à la connaissance. Il y a bien de la connaissance mais la connaissance ce n’est qu’une manière de penser. Cela c’est tout à fait nouveau. Tous les philosophes avant, ils considéraient que la connaissance ou le savoir c’était le modèle de la pensée. Pour Kant pas du tout. La connaissance n’est qu’une manière de penser, donc elle est subordonnée à des fins plus hautes que la pensée. La connaissance n’est plus la fin suprême de la pensée. - - En d’autres termes, il y a des croyances de la pensée en tant que pensée.

Voyez en quoi là aussi c’est très nouveau, parce que les partisans d’une religion révélée ne disent pas. En effet la révélation implique quelque chose de plus haut que la pensée. La révélation me fait croire, fait que ma pensée croit à quelque chose. Mais Kant c’est pas ce qu’il veut dire. C’est la pensée qui en tant que pensée engendre ses propres croyances. Elle a des croyances, elle est inséparable des croyances, et finalement c’est la connaissance qui est un cas spécial de croyance, et pas du tout l’inverse. Or, si vous voulez, ça a un double côté.

-  Premièrement je dis, il y a rupture de la vieille conformité nature-esprit, ou de la vieille complicité homme-monde - je précise, du point de vue de la connaissance, puisque la nature intelligible n’est plus connaissable. L’information est réduite strictement au monde sensible. Et d’une manière plus compliquée, je voudrais juste en dire un mot, il y a une rupture du schème sensori-moteur. C’est forcé. Vous devez comprendre que le schème sensori-moteur, c’est rien d’autre que, au niveau de l’âme et du corps, la conséquence de la complicité monde/homme. En effet, une excitation me vient du monde et je réagis à cette excitation : schème sensori-moteur. Encore faut-il une complicité de l’homme et du monde. Kant, je crois, va être le premier à mettre en question la pseudo-évidence du schème sensori-moteur, parce que il va déplacer complètement le problème. Notre connaissance est réduite au monde sensible. Dès lors qu’est-ce qui se passe ? Il se passe une très drôle de chose.

C’est que le monde sensible, il apparaît, et c’est même sa définition, il apparaît dans l’espace et dans le temps. C’est ce qui apparaît dans l’espace et dans le temps. L’espace et le temps sont les formes de notre réceptivité. Nous appréhendons les choses dans l’espace et dans le temps. L’espace et le temps sont les formes de notre réceptivité. Cela, c’est le premier point.

-  Deuxième point : nous informons le monde sensible en tant qu’il nous apparaît dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire nous lui appliquons nos catégories ou nos manières de penser. Nos catégories ou nos manières de penser, ça c’est les formes de notre spontanéité ou de notre activité. D’une part, le monde nous apparaît sous les formes de notre réceptivité, d’autre part nous lui appliquons les formes de notre activité. Kant dit : il y a un mystère, il y a un terrible mystère. Qui est quoi ? C’est que les formes de notre réceptivité et les formes de notre activité sont en rupture l’une avec l’autre. Ce sont des formes étrangères les unes aux autres. L’espace et le temps, c’est la forme sous laquelle le monde sensible m’apparaît. La causalité, l’unité, la multiplicité, etc...ce sont les formes de ma pensée que j’impose, par lesquelles j’informe le monde sensible. Comment expliquer que ça marche ? Je veux dire, comment expliquer que les formes de notre réceptivité et les formes de notre spontanéité, s’accordent les unes avec les autres.

Kant dit : c’est un fait, c’est comme ça. Bien plus, pour lui, c’est la tâche de l’imagination. C’est l’imagination qui fait le pont entre les formes de la réceptivité, l’espace et le temps, et les formes de la spontanéité, les formes de la pensée. Mais dit-il, c’est un mystère insondable. Regardez ce qu’il a fait, c’est drôle. Enfin c’est très drôle, ça devrait vous faire rire, vous mettre dans la joie. Il a cassé la conformité de l’homme et du monde. Mais il est forcé de restaurer une conformité intérieure entre la réceptivité de l’homme et la spontanéité de l’homme, entre la réceptivité et l’activité. Et c’est un miracle que ça marche. Un mystère insondable. C’est en ce sens que je dis que c’est avec Kant, si j’essaie de résumer tout, que se prépare, ce qui sera pour nous ensuite un événement prenant de plus en plus d’ampleur, c’est-à-dire la rupture de l’homme et du monde.

-  Et qu’est-ce que ça veut dire la rupture de l’homme et du monde ? Des éléments en étaient là chez Kant. Est-ce qu’on pouvait même les reconnaître au moment de Kant ? Sans doute pas, il fallait qu’ils se développent, qu’ils germent pour eux-mêmes. Qu’est-ce que c’est cette rupture de l’homme et du monde ? C’est là que je commençais à dire trop de choses à la fois la dernière fois. Evidemment, ça veut pas dire que l’homme, il est hors de la nature, ça veut pas dire que l’homme a un destin supra-sensible. Qu’on fasse partie de la nature, ça change rien. C’est plutôt les parties de la nature qui sont indifférentes les unes aux autres. La nature, c’est fini la non-indifférente nature ? Qu’est-ce que ça veut dire, il n’y a pas de complicité, il n’y a plus de complicité ! Tout le savoir, c’est pour ça que j’ai insisté sur ce qui précède, tout le savoir, tout le modèle du savoir et de la connaissance était fondé sur une pseudo-complicité de l’homme et du monde incarnée dans la, comme dit le grand poète, incarnée dans la co-naissance.

Voilà pourquoi je suis passé par tout ce détour. C’est comme si nous avions rompu, ou comme si hélas, la complicité s’était rompu pour nous, plus de complicité. Nous ne pouvons plus dire, comme Eisenstein pourra le dire, pouvait encore le dire... Et pourquoi Eisenstein pouvait encore le dire ? Pour une raison hurlante. Parce que Eisenstein, qui s’occupait beaucoup de pensée, était hégélien. Et que Hegel est la dernière grande philosophie qui va essayer de sauver le modèle du savoir. Donc Eisenstein trouve encore la possibilité de dire : "la non-indifférente nature". Mais nous, plus de complicité, plus de solidarité. Quoi ? Rupture de l’homme et du monde ça ne veut donc pas dire : l’homme a un destin exceptionnel dans le monde ; non, ça veut dire au contraire que l’homme est une partie de la nature mais que les parties de la nature restent indifférentes les unes aux autres.

Si bien que... Pourtant il y a une science. Oui. Mais on s’étonne de plus en plus, et c’est vrai depuis Einstein, on s’étonne de plus en plus que le monde soit connaissable. Et là je veux dire, les savants eux-mêmes n’en reviennent pas de ceci : que le monde soit connaissable. Pourquoi ? Parce que s’est écroulé le schéma qui garantissait la connaissabilité du monde, c’est-à-dire le schéma de la co-naissance, ou de la complicité nature-esprit. Il y a si peu de complicité nature-esprit que, que le monde soit connaissable par îlots, qu’il y ait des îlots de connaissance ici...

 67- 30/10/84 - 1


 67- 30/10/84 - 2


 67- 30/10/1984 - 3


 67- 30/10/1984 - 4


 67- 30/10/1984 - 5


 68- 06/11/1984 - 1


 68- 06/11/1984 - 2


 68- 06/11/1984 - 3


 69-13/11/1984 - 1


 69- 13/11/1984 - 2


 69- 13/11/1984 - 3


 70- 20/11/1984 - 1


 70- 20/11/1984 - 2


 70- 20/11/1984 - 3


 71- 27/11/1984 - 1


 71- 27/11/1984 - 2


 72-11/12/1984 - 1


 72- 11/12/1984 - 2


 72- 11/12/1984 - 3


 73-18/12/1984 - 1


 73- 18/12/1984 - 2


 73- 18/12/1984 - 3


 74-08/01/1985 - 1


 74- 08/01/1985 - 2


 74- 08/01/1985 - 3


 75-15/01/1985 - 1


 75- 15/01/1985 - 2


 75- 15/01/1985 - 3


 76-22/01/1985 - 1


 76- 22/01/1985 - 2


 76- 22/01/1985 - 3


 77-29/01/1985 - 1


 77- 29/01/1985 - 2


 77- 29/01/1985 - 3


 78- 05/02/1985 - 2


 78- 05/02/1985 - 1


 78- 05/12/1985 - 3


 79-26/02/1985 - 1


 79- 26/02/1985 - 2


 79- 26/02/1985 - 3


 80-05/03/1985 - 1


 80- 05/03/1985 - 2


 81-12/03/85 -1


 - 12/03/1985 - 2


 81- 12/03/85 - 3


 82- 19/03/1985 - 1


 82- 19/03/1985 - 2


 82- 19/03/1985 - 3


 83-26/03/1985 - 1


 83- 26/03/1985 - 2


 83- 26/03/1985 - 3


 84- 16/04/1985 - 3


 84- 16/04/1985 - 2


 84- 16/04/1985 - 1


 85-23/04/1985 - 1-


 85- 23/04/1985 - 2


 85- 23/04/1985 - 3


 86- 30/04/1985 - 1


 - 30/04/1985 - 2 -


 86- 30/04/1985 - 3


 87- 07/05/1985 - 1


 87- 07/05/1985 - 2


 87- 07/05/1985 - 3


 88- 14/05/1985 - 1


 88- 14/05/1985 - 2


 88- 14/05/1985 - 3


 89- 21/05/1985 - 1


 89- 21/05/1985 - 2


 89- 21/05/1985 - 3


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien