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70- 20/11/1984 - 3

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Gilles Deleuze - cinéma/pensée cours 70 du 20/11/1984 - 3 transcription : John Stetter correction : Laura Moscarelli

Deleuze : Ah ah ah ! Pardon de rire comme ça. Et oui et oui et oui. Mais encore une fois, on en est à un programme. Voix masculine : Non, non, non... Je parle justement de Deleuze : En général ? Voix masculine : En général Deleuze : ( C’est une pensée générale, on peut compter ceux qui l’ont cette pensée : Jasper, Blanchot, Foucault. Voila : trois. Alors, je crois que Foucault a beaucoup avancé par rapport à Blanchot (...) Oui ?

Voix féminine : Je voudrais un peu expliquer ce que j’entends par le mot conquérant, et d’un point de vue général je pourrais vous dire que conquérant c’était un homme , par exemple, il conquérait des villes dans le monde grec. Mais il y a aussi d’autres types d’hommes conquérants. Vous par exemple : un philosophe c’est un conquérant du savoir. Voila.

Deleuze : Je crois, il y a un très beau livre de Lifor sur les conquérants.

Voix féminine : (...) Je veux dire, quand je dis que l’homme même s’il est fatigué aujourd’hui, même s’il n’y a pas assez de(...), il veut chercher quelque chose en soi même jusqu’à sa mort qu’il veut maintenir...

Gilles Deleuze = Ouais, ouais, ouais.

Voix féminine : Je ne sais pas si vous arriver à comprendre maintenant

Deleuze : Ouais, ouais, tout à fait. Ce que vous appelez un conquérant, j’appellerai ça un vivant ou un voyant, alors là je me sentirai tout à fait de votre avis. Alors, écoutez, on ne va pas trainer longtemps.

Si le troisième aspect de la pensée du Dehors, je disais : c’est la montée des interstices. Alors chez les différentes auteurs vous trouvez ça, vous trouvez de noms différents : intervalles, interstices. Barthes employait beaucoup de mots pour désigner cette chose bizarre dont nous allons parler.

Chez Blanchot, un des livres fondamentaux sur tout ce dont nous parlons là, sur la pensée du Dehors, c’est son livre intitulé « l’Entretien Infini ». Et Page 107 et suivantes. Il a un chapitre qu’il intitule « l’Interruption ». Je résume très grossièrement. Il dit : bah, voila, vous comprenez, tout discours passe par des interruptions ou des intermittences, y compris le monologue, et même le monologue intérieur. Il faut bien reprendre son souffle. Reprendre son souffle, je vois un terme, un bout de phrase splendide de Blanchot à cette égard : " Tel silence, même désapprobateur, constitue la part motrice du discours." C’est le schème sensori moteur. Voyez la part motrice du discours : je parle et je reprends mon souffle. C’est la part motrice du discours, il y a un intervalle. Et puis, lorsque la parole n’est pas monologue, mais lorsqu’elle est dialogue, il y a des intervalles. Intervalles de quels sortes ? Intervalle, dit Blanchot, dans ce texte qui est très bien, il dit : il y a deux sortes d’intervalles bien connus : c’est chacun son tour de parler. C’est chacun son tour de parler, mais ça peut être de deux manières très différentes, donc c’est deux types d’intervalles. Chacun à son tour de parler dans un dialogue : aller, à toi de parler ! Parler : ça veut dire quoi parler ? j’arrête ! à toi de parler ! Ou bien ça veut dire, nous parlons tour à tour parce que chacun de nous, a un point de vue sur l’objet. Donc l’intervalle est un intervalle entre deux points de vue sur la même objet ; ou bien - c’est l’intervalle de scientificité, et on pourrait dire : moi, la table elle me parait blanche ! Oh, non, moi je la vois jaune ! Bon, intervalle de scientificité. Ou bien c’est une intervalle d’affectivité, à savoir : toi et moi nous cherchons l’entente. A toi de parler ! même si on cherche pas l’entente, cela peut être un intervalle d’affectivité. Alors tu vas parler ? Oui, attends ! ça peut être un intervalle qui a pour but l’union des deux, dans une seule et même conscience : l’intervalle amoureux. Bon. Et Blanchot analyse tout ça très bien et il dit : mais voilà, il y a un troisième intervalle. Et il dit : celui là il est tellement plus difficile, et d’autant plus difficile qu’il est toujours mêlé à l’autre, exactement comme la pensée du Dehors elle est toujours mêlée à la pensée classique.

Il y a un troisième intervalle. Blanchot dit : "il ne s’agit plus de s’exprimer d’une manière intermittente, mais de donner la parole à l’intermittence". "Non plus s’exprimer d’une manière intermittente, mais donner la parole à l’intermittence, parole non-unifiante, - dans les autres cas vous les unifiez, - parole non-unifiante, acceptant de n’être plus un passage ou un pont, parole non-pontifiante - c’est un jeu de mots - parole non-pontifiante, capable de franchir les deux rives que séparent l’abime sans le combler, et sans les réunir." Vous le reconnaissez, pur style Blanchot, ceux qui ont déjà lu du Blanchot, c’est signé Blanchot. Bon. J’essaie de traduire, mais pas du tout que ce soit insuffisant, mais j’essaie de traduire dans notre problème. Donc, vous voyez, il y a toujours interstice. Seulement en effet il y a deux types d’interstices. Tantôt l’interstice c’est le minimum nécessaire pour que deux idées ou deux images s’associent - ou deux personnes.
-  C’est-à-dire l’interstice, c’est le vide que les images doivent sauter pour le combler.

Entre deux images, il y a un interstice, et sans cette interstice, il n’y aurait pas d’association d’images. Donc, je dis dans ce cas, l’interstice est subordonné à l’association. C’est le minimum de vide qu’il faut pour qu’une association se déploie. Subordination de l’interstice à l’association des images.

Dans l’autre cas, ce cas mystérieux dont nous parle Blanchot : il s’agit pas de s’exprimer d’une manière intermittente, pas de donner la parole à l’intermittence. Je dirais - on ne sait pas encore ou cela nous mène - je dirais c’est le contraire. Là, ça ne va plus être l’association des images qui va compter. Chaque image - vous sentez jusqu’à quel point c’est lié à ce qu’on vient de dire depuis des séances entières - chaque image sort du vide et retombe dans le vide. Rupture de l’association, autant dire rupture de la part sensori-motrice du discours, rupture de la chaîne sensori-motrice, rupture des associations - l’intervalle se manifeste pour lui-même et se subordonne ce qui reste d’association, car bien sûr, il faut bien vivre. Cette fois ci, la formule de ce second interstice, c’est juste la formule inverse de celle de toute à l’heure :
-  subordination des associations subsistantes à l’interstice. L’interstice se met à valoir pour lui-même. Chaque image - l’interstice n’est plus le minimum de différence qu’il faut pour que deux images s’associent en sautant par-dessus. Il se met à valoir pour lui-même, et se subordonne toute association. L’image sort du vide et retourne dans le vide.

Les interstices, dès lors, en ce second sens, est ce qu’ils ne vont pas ..alors il faudrait reprendre : Blanchot, Roland Barthes, Foucault à nouveau- est-ce qu’ils ne vont pas que - non pas de tout créer une style unique - mais jouer singulièrement même dans ce qui nous fait reconnaitre chacun des ses trois styles. Est-ce que ca ne va pas être un art des interstices ? Renoncer à l’association, subordonner l’association. Interstice entre quoi et quoi ? Interstice partout. Il y aura un grand interstice. Comme si l’interstice, alors entre les deux moitiés du cerveau, se mettait à valoir pour lui-même. Est-ce que ça engagerait les histoires du cerveau ? Vous le savez d’avance puisque on aura à voir le cerveau ; Ca fait partie aussi de notre programme. Interstice fondamental alors entre quoi et quoi ? Je ne cesse pas de le dire, ca va être un thème fondamental de Blanchot, notamment dans "l’entretien infini", l’interstice peut-être le plus important de toutes les interstices, c’est : entre parler et voir - Chapitre 3 : "Parler, ce n’est pas voir".
-  C’est dans cet interstice entre "parler et voir" que se développe la pensée, la pensée comme parlante et la pensée comme voyante et l’interstice entre les deux. En quoi parler, ce n’est pas voir ? ca c’est ... Pourquoi est ce qu’on ne parle jamais de ce dont qu’on voit ? Et on ne voit jamais ce dont on parle ? Ce thème, d’une toute autre manière, vous le trouvez très fréquemment chez Barthes, vous le trouvez aussi chez Foucault, notamment developpé dans le tout petit livre que Foucault qu’il écrivait sur un écrivain, sur Raymond Roussel. Dans le "Raymond Roussel" de Foucault, vous trouverez une analyse de toutes les formes d’interstices sur lesquels précisément jouait Raymond Roussel. On verra tout ça.

Ce que je veux dire c’est, voyez, ça nous donne une réponse immédiate :
-  la pensée comme forme du dehors se manifeste non plus par les associations, elle se manifeste par et dans l’interstice. Et l’interstice, en même temps, c’est précisément ça l’impensé ; tout s’enchaîne très bien. Je crois que toute cette mutation que j’ai essayé d’expliquer est très rigoureuse, ce n’est pas comme ça. il y a des enchainements extrêmement profonds dans cette intuition, dans cette nouvelle image de la pensée. Et non seulement interstice entre" voir et parler", mais dans "voir" tout court, toutes sortes d’interstices, et dans "parler" tout court, toutes sortes d’ interstices. Les interstices ne cesseront d’essayer de se multiplier.

Bon alors cherchons toujours. Du coup, quelque chose s’impose, dans nos aller-retour, dans nos promenades philosophie et cinéma. Moi je crois qu’il y a eu, quand même, entre le cinéma dit classique et le cinéma dit moderne, il y a eu quelque chose d’évident, au point qu’il faudrait l’analyser de très près, mais là je voudrais juste l’indiquer en gros. Ce quelque chose d’évident, c’est quoi ? C’est que dans le cinéma classique on passe d’une image à une autre. ça a l’air de rien mais ce n’est pas rien - parce que dans le cinéma classique, dans le grand cinéma d’avant-guerre, on retrouvera en plein le problème de l’association des images. Et sous quelle forme ? Le problème de l’association des images, ce n’est pas rien parce qu’il anime ce qu’on a toujours appelé le montage. Or, pour monter, pour associer des images, pour passer d’une image à une autre, il faut des interstices. Et l’art des interstices, par exemple chez Eiseinstein, est déjà poussé à un point, on verra, y compris sous la forme du faux raccord. Ca n’empêche pas - je suggère, ça je ne prétends pas du tout le justifier pour le moment - je vais le justifier plus tard.

Mon hypothèse est que dans ce grand cinéma classique d’avant-guerre, l’interstice, si fort qu’en soit développé l’art, est subordonné à l’association des images. C’est le moyen de passer d’une image à une autre, y compris avec le faux raccord. Il y a subordination de l’interstice à toutes les aventures de l’association des images. Et comme preuve, j’en voudrais juste ceci : c’est que, si vous concevez deux séries d’images - vous avez un problème, c’est si vous êtes, si vous me suivez bien, vous devez sentir venir les mathématiques. Si vous prenez deux séries d’images, et une coupure entre les deux : je dirai que dans le cinéma classique, la coupure fait partie :
-  ou bien de la série précédente, dont elle est le dernier terme,
-  ou bien de la série suivante dont elle est le premier terme. C’est évident par exemple dans les cas de fondus - quand ça opère par fondus enchaînés ou par fondus au noir. J’y vois déjà le signe .. je dis juste : Il y a déjà tous les types d’interstices que vous voulez dans ce cinéma classique, il reste subordonné, peut-être - on va mettre un "peut-être" comme ça j’évite tout objection - peut-être, reste-t-il subordonné à l’art d’associer des images ? C’est le vide nécessaire que les images doivent franchir pour s’associer. Si bien que la règle ce sera que l’interstice appartient lui-même, soit aux images précédentes, soit aux images suivantes.

Dans le cinéma d’après-guerre, il y a quelque chose qui éclate. C’est l’importance que prend chez beaucoup d’auteurs l’écran blanc ou l’écran noir. Ça, c’est la grosse évidence. Dès alors variations - je dirais qu’il y a des variations multiples. Là il faudrait être très savant, chercher les dates, qui a fait des films. Est-ce que c’est le cinéma expérimental qui a commencé à faire des variations avec écran noir et écran blanc ? Est-ce que ce ne serait pas le cinéma expérimental ? est-ce que ça aurait été utilisé par d’autres ? ça je ne sais pas. Vraisemblablement je suppose que c’estt le cinéma expérimental.

Il y a une page très belle dans « Praxis du Cinéma » de Noël Burch où Burch explique ceci. Il dit oui, dans le cinéma d’après guerre - et là il rejoint tout à fait notre thème, ou plutôt c’est nous qui le rejoignons - il dit : « la coupure n’a plus valeur de ponctuation, de simple ponctuation ». Ponctuation, ça correspond exactement à ce que je disais : lorsque l’interstice est subordonné à l’association des images ; là, la coupure a une valeur de ponctuation, une virgule entre deux images. Et il dit, dans son langage à lui : « avec la valorisation de l’écran noir ou de l’écran blanc, la coupure prend une valeur structurale c’est-à-dire que l’image n’entre plus en rapport avec d’autres images » - ce qui est l’association - « elle entre en rapport avec l’absence d’image. » On sent qu’on est en plein dans ce que l’on recherche. Ca peut être l’écran blanc, ça peut être l’écran noir, ça peut être, je disais, d’autres variétés. D’autres variétés de quel type ? L’écran surexposé, l’écran sous-exposé, l’écran neigeux, l’écran plumeux. Vous reconnaissez par exemple - ceux qui connaissent le cinéma - toute une série de variétés que Garrel a exploitée, il me semble d’une manière étonnante. Et chez Garrel, c’est même plus la formule de Burch ; encore une fois chez Garrel, l’écran noir et l’écran blanc n’ont même plus de valeur structurale, il prend une valeur génétique, il prend une valeur génétique de l’image. Je citais le dernier film de Resnais, c’est évident que ceux qui l’ont vu se rappellent cet écran plumeux qui coïncide avec la musique et qui introduit des intervalles extrêmement calculés. C’est une évidence que dans le cinéma moderne ou dans une direction du cinéma moderne, on se trouve devant exactement le même événement que celui que je viens de raconter, au niveau de l’image de la pensée, à savoir : au lieu que l’interstice soit au service de l’association des images, l’interstice se met à valoir pour lui-même et se subordonne tout ce qui reste d’association, tout ce qui reste d’associatif.
-  En d’autres termes, l’image est mise en rapport, non plus avec l’autre image, avec l’image précédente ou suivante, mais avec l’absence d’image.

C’est peut-être très important ça - parce que je dirais à la limite, vous savez ce que ça veut dire ça ? Alors bien plus, j’ajoute - parce que tout ça on aura à le revoir de très près, et je suppose que tous ceux parmi vous qui s’occupent de cinéma, ont mille exemples dans la tête - je dis qu’il n’y a pas besoin qu’il y ait un écran blanc ou un écran noir qui dure un certain temps. Il y a un type d’interstice, c’est-à-dire de coupures entre images, et il y a un type d’interstice, qui est même très rapide, c’est-à-dire un usage du faux raccord. Je ne dis pas le faux raccord tout seul, puisque le faux raccord il pouvait être déjà dans la conception classique - mais il y a une compréhension et un usage moderne du faux raccord, qui en fait un interstice type, c’est-à-dire non plus quelque chose que les images doivent sauter pour s’associer, mais quelque chose qui vaut pour soi-même. Et ça peut être très court - il n’y a pas besoin de la durée écran blanc ou écran noir - ça peut-être très rapide. Invoquer l’interstice entre images pour briser l’association c’est-à-dire pour briser cela même qu’il appelle, et on voit bien ce qu’il veut dire par là, : « la chaîne ». Sortir de la chaîne des images ; on n’est pas des esclaves, les images ne sont pas des esclaves. Vous reconnaissez le style, il faut toujours, c’est du pur Godard. On n’est pas la chaîne. L’ancien cinéma, il était à la chaine d’une certaine manière, même quand il était génial. Sortir de la chaîne des images. Ca veut dire quoi, sortir de la chaîne des images ? C’est, vous trouverez tout ça détaillé en long et large dans « Ici et Ailleurs » de Godard, dans le texte même du film, il y a tout le temps le thème : les images sont esclaves les unes des autres et nous sommes esclaves des images, tant qu’elles sont à la chaîne.

Et chez Godard, il va y avoir, tantôt des interstices très longs, mais tantôt des interstices très rapides, avec un usage absolument nouveau à mon avis, à son époque, du faux raccord - qui fait que se fait le renversement : l’interstice n’est plus au service de l’association d’images ; l’interstice se met à valoir pour lui-même, et commande à tout ce qui peut subsister encore de d’associations, mais il ne subsiste plus grand chose. Bon, c’est-à-dire l’image va sortir du vide et retomber dans le vide. Qui lui avait enseigné ça ? qui avait été le grand maître à cet égard, je crois, et le grand inventeur, c’était Bresson. Quel serait le film de Bresson qui le montrerait le mieux ? « Au Hasard Balthazar », peut-être - mais vous pouvez mettre d’autres noms. Que Bresson, il a une influence fondamentale dans cette nouvelle conception de l’interstice, c’est évident. Vous comprenez que c’est très important ; je dirais qu’à la limite, il n’y a plus de hors-champ, ça on le verra plus tard, c’est foutu, il n’y a plus de hors-champ. Dans le cinéma moderne, il n’y a pas de hors-champ. Dès lors, c’est dans ce sens qu’il prépare la future image électronique, où il n’y en aura plus de tout alors. Plus de tout ; par définition, pour l’image électronique, il n’y a pas de hors champ ; elle est complètement réversible, elle a ni dehors, ni dedans.

Mais le hors-champ c’est fini avec le cinéma moderne. Pourquoi c’est fini ? Pour une raison très simple. Comment dirais-je ? Ils n’ont pas découvert le parlant, qui existait déjà, mais ils ont découvert - et là je vous renvoie au livre de Dominique Vilain, « Là où il y a la caméra » - ils ont découvert que la parole et les bruits en général, étaient l’objet d’un cadrage, c’est-à-dire qu’il y a un cadrage visuel et qu’il y a un cadrage sonore non moins qu’il y a un cadrage visuel. D’où aussi la formule de Godard, « ce qui est important, ce n’est pas le montage, c’est le mixage. » Il veut dire c’est le mixage qui décide le montage. Vous comprenez ?

Tout est déplacé, parce que le son ne témoigne plus ou n’a plus la possibilité de témoigner pour un non-vu constituant un hors-champ. J’entends un bruit dont je ne vois pas la source sur l’image, non ! C’est-à-dire le hors-champ au cinéma classique, il est absolument indispensable au cinéma classique, parce qu’il témoigne pour la possibilité d’associations qui ne sont pas données ; à savoir, il nous dit que la chaîne associative n’est pas close, qu’elle n’est pas close par la série d’images qu’on nous donne, que les images se poursuivent hors de l’écran. Donc le hors-champ est absolument une fonction fondamentale du cinéma classique. Quand ils découvrent que - et qui le fait, est ce que c’est Welles ? mais bien sûr il y avait des précurseurs avant, ça évidemment, et peut-être que ça commence aussi avec Welles le cadrage sonore(...) Bresson là aussi il sera fondamental, pour un cadrage sonore, fondamental. Le problème, c’est plus la possibilité non réalisée d’un prolongement des associations d’images hors du champ, le problème devient : l’interstice entre deux cadrages. Cadrage sonore et cadrage visuel, c’est pour ça qu’il n’y a plus de hors-champ. Le hors-champ est passé dans l’interstice ; ce qui compte maintenant, c’est l’interstice entre cadrage sonore et cadrage visuel, avec toutes les possibilités que vous voulez, car en effet les deux cadrages ne se correspondent pas de tout. Eustache a fait tout un film sur ce point - où le cadrage visuel et le cadrage sonore sont complètement en apparence, sans aucun rapport, c’est-à-dire tout est dans l’interstice. Voilà. Je termine enfin. Voyez donc, mon troisième point ce serait la force du Dehors, donc c’est ce primat que prend l’interstice. L’interstice détruit l’association et l’associativité au profit vraiment d’un nouveau mode.

Et alors dernier point de cette pensée du Dehors et ce sera parfait : il faut bien qu’on retrouve tout, à ce niveau, vous comprenez que cette troisième mutation, elle reprend les deux autres éléments. Mais oui les corps, les corps (coupure.)

[Est ce un hasard si le livre de Blanchot « L’Entretien Infini » commence par une introduction en italique, dont il tient singulièrement, qui est - il faut aimer le comique de Blanchot, il est un comique très spécial, dont tout le monde n’y est pas forcément sensible, - qui est un texte étonnant sur une dialogue entre deux fatigués. Pourquoi deux fatigués, pourquoi les fatigués doivent-ils aller par deux selon Blanchot ? Evidemment il en faut deux, parce qu’il faut l’interstice entre les deux. "Il y a un fatigué qui arrive chez un autre fatigué, et il lui dit d’entrer, il reste près de la porte, il est fatigué et c’est aussi un homme fatigué qu’il accueille. La fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas, comme si la fatigue devait nous proposer la forme de vérité par excellence, celle que nous avons poursuivie sans relâche nous donne vie, mais que nous manquons nécessairement le jour où elle s’offre précisément parce que nous sommes trop fatigués. » C’est une merveille, cette phrase, elle nous convient admirablement, c’est la force du dehors qui donne à la pensée l’impensé et au moment où elle nous le donne, forcément c’est la fatigue qui nous donne, le fatigue de nos corps qui nous donne l’impensé, mais en le donnant, elle nous empêche de penser et pourquoi ?

Parce que nous sommes fatigués. Pourtant ça ne veut pas dire que nous sommes fatigués de vivre, pas du tout. « - Pardonnez-moi de vous avoir demandé de venir me voir, j’avais quelque chose à vous dire, mais à présent je me sens si fatigué que je crains de ne pouvoir m’exprimer. -Vous vous sentez très fatigué ? - Oui, fatigué. - Et cela est venu brusquement ? - à vrai dire, non. Et même si je me suis permis de vous appeler c’est en raison de cette fatigue, parce qu’il me semblait qu’il faciliterait notre entretien. J’en étais même tout à fait sûr, et maintenant encore j’en suis presque sûr. Seulement je m’étais pas rendu compte que ce que le fatigue rend possible, le fatigue le rend difficile. »

Bon, il faut que vous lisiez tout ça. je vous expliquerai quand on en sera l à la fin de otre travail. Et ça se termine mais après vers la fin du texte il y a « Quand il parle de fatigue, il est difficile de savoir de quoi il parle. Admettons - alors, écoutez bien - admettons que la fatigue rend la parole moins exacte, la pensée moins parlante, la communication plus difficile ; est-ce que, par tout ces signes, l’inexactitude propre à cet état, n’atteint pas une sorte de précision qui servirait finalement aussi l’exacte parole, en proposant quelque chose à in-communiquer ? » Vous voyez, à in-communiquer, c’est-à-dire, à non-communiquer, a présenter comme l’incommunicable cette fatigue qui leur est commune, qui est donc l’interstice, l’intervalle entre deux fatigués, et qui nous présente et qui nous propose quelque chose à in-communiquer, c’est-à-dire la force du Dehors elle-même.

Ici j’en reviens à nouveau au cinéma. Qu’est ce qu’il a fait Antonioni ? C’est une misère de réduire un pareil auteur, évidemment, à un drame de la compréhension ou de l’incompréhension ou de la communication. Qu’est ce qu’il a fait ? qu’est ce qu’il a passé son temps à faire ? Mettre l’attente et le fatigue dans le corps. Faire du corps une image-temps directe. Quand il s’en prenait dès le début du Nouveau Réalisme, quand il s’en prenait à De Sica en disant - on avait commenter ce très beau texte d’Antonioni : ce qu’il y a de trop dans le Nouveau Réalisme, c’est la bicyclette. Ce n’est pas la bicyclette qui est intéressante, on lui a volé sa bicyclette, ce qui est intéressant c’est ce qui en restera dans son âme et son corps dix ans après. La fatigue, l’usure, l’attente. L’image-temps, pourquoi ? Ce n’est pas le drame de la communication, c’est justement parce que comme dit Blanchot, c’est la fatigue qui vous donne quelque chose à in-communiquer, à savoir la force du Dehors qui est en même temps absolument propre,- pas propre - qui est vraiment un élément du cinéma d’Antonioni. Par-delà le monde extérieur. Quelque chose qui prend les personnages par-delà le monde extérieur. Penser à « L’Aventure », la personne disparue par-delà, par-delà le monde extérieur, et le couple est sous le regard de ce Dehors. Et ces corps o fatigués, ces coprs en attente qui vont vivre leur aventure.

Donc je résume ce qu’on a fait aujourd’hui, je dis juste : la troisième mutation c’est la pensée du Dehors. Cette mutation pour le comprendre il faut enchainer quatre notions :
-  première notion : l’idée du processus, au sens de Jaspers ;
-  deuxième notion : l’idée du rapport essentiel de la pensée avec un impensé ou avec une impuissance à penser ;
-  troisième chose : l’idée d’interstice qui devient premier par rapport à l’association ;
-  quatrième chose : la fatigue et le dehors, la fatigue du corps et la puissance du Dehors. Moi je dirais pour ceux qui étaient là l’année dernière, vous voyez, on a changé d’atmosphère mais pas tellement d’éléments.

-  La puissance du Dehors, c’est la présentation directe du temps, ce qu’on a appelé l’année dernière, ce qu’on a cherché et analysé comme étant une présentation directe du temps par opposition à une représentation indirecte du temps ; c’est ça, la pensée du Dehors, ou la force du Dehors dans la pensée. Qu’elle passe par le corps et par la fatigue du corps évidemment. La prochaine fois nous verrons que les mathématiques nous donne un moyen de penser tout ça.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien