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68- 06/11/1984 - 3

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Gilles Deleuze - cinéma/pensée cours 68 du 06/11/1984 - 3 transcription : Clara Ghislain

Je prends l’exemple de Hume. Hume, il nous dit quelque chose quand même de curieux. Hume, il nous dit :" écoutez, il n’y a pas tellement de problème de la connaissance. Il ne s’agit pas de savoir ce qu’on connaît, quelles sont les limites de la connaissance, Il s’agit de savoir ce qui se passe dans la vie de tous les jours". Il se réclame d’une philosophie quotidienne. Cette philosophie quotidienne aboutira à la formation d’un concept, cher à la philosophie anglaise, un des plus beau concept de la philosophie, le concept d’habitude.

Et il nous dit, si vous regardez, si vous contemplez vos journées - une journée quotidienne, hein ! imaginez Hume vous parlant - mais vous ne savez rien de ça, vous savez rien, en revanche, vous croyez tout le temps. Pourquoi vous croyez tout le temps ? Vous ne cessez pas de croire, on ne cesse pas de croire. On plie sous les croyances dans une journée. Heu... Pourquoi ? Tout dépend de ce que vous entendez par croyance. Et peut-être que Hume va être le premier à donner une définition profonde, originale, de ce qu’on appelle croyance.
-  Il dit « croire, c’est affirmer à partir de ce qui est donné, quelque chose qui n’est pas donné. »

En d’autres termes, croire, c’est dépasser le donné. Bon. L’opération par laquelle je dépasse le donné s’appelle une inférence.
-  Croire, c’est inférer. Notre condition, en tant que condition humaine, a dit Hume - alors ça doit vous jeter quand même des lumières sur ce qu’il faut appeler empirisme, c’est pas ce qu’on attend, l’empirisme - Hume nous dit :" je ne cesse pas, quoi que je fasse et quoi que je dise, je ne cesse pas de dépasser le donné. Il suffit que je dise « demain », il suffit que je dise « il y a mille ans », je n’ai pas ce qui m’est donné, c’est-à-dire « je crois ». Je crois que l’eau va bouillir si je la porte à cent degrés. Bon. Mais lorsque je dis des mots comme « toujours », « demain », qu’est ce que c’est ? Par définition, ça ne m’est pas donné. « Toujours », n’est ni donné, ni donnable. « Demain » est donnable, à condition de devenir « aujourd’hui », ça n’est plus demain. Si vous faites une analyse du langage, comme la philosophie anglaise, bien après Hume le fera, vous verrez que le langage est fait de signes qui renvoient à des déterminations non données et non donnables. « Je crois que l’eau bouillira si je la mets à cent degrés ». Tout ce que je peux dire, ce qui m’est donné, c’est « je l’ai fait dix fois », ou « je l’ai fait cent fois ». Je peux dire « chaque fois que je l’ai fait, elle a bouilli ». C’est du donné. Mais je ne me contente pas, je ne me contente jamais de dire « chaque fois que je l’ai fait, ça a marché ». je dis « ça continuera à marcher ». Hume en demande pas plus. On dira « c’est l’expérience ». Hume ricane. Comment voulez-vous que l’expérience rende compte des opérations par lesquelles je dépasse l’expérience ? C’est pas compliqué. Comment voulez-vous que le donné rende compte de l’opération par laquelle j’infère quelque chose qui n’est pas donné ?
-  En d’autres termes, je ne sais rien, mais "je crois".

Si bien que tout le problème de la connaissance va se trouver déplacé. C’est : à quelle condition une croyance est-elle légitime ? Hume ne nous dit pas du tout « peut-être que, à cent degrés, demain, l’eau va cesser de bouillir ». Il demande, « de quel droit, de quel droit est-ce que je suis sûr qu’elle bouillira à cent degrés demain ? » Si on me dit, « parce qu’elle a toujours bouilli à cent degrés », je dis, et puis après ? De quel droit croyez-vous à la conformité du futur au passé ? Croire, c’est dire quelque chose qui n’est pas donné. En gros, vous passez votre temps à dire des choses qui ne sont pas données. Votre action ne cesse pas de dépasser le donné.

Si bien qui l’empirisme, loin d’être une philosophie qui nous dit « contentez-vous de donné et puis voilà », est une philosophie qui répertorie toutes les opérations par lesquelles nous dépassons le donné, pour s’interroger sur leur légitimité « de quel droit ? je dis plus que ce qui m’est donné » Comment est-ce possible une chose pareille ? Et Hume... Très rare, le cas Hume. Parce que d’habitude, les philosophes sont vieux, ils commencent tard. Hume est le seul philosophe a avoir fait son œuvre très jeune. Vers vingt ans , il tient toutes ses idées. C’est le seul cas. Le seul cas. Généralement, Kant c’est vers soixante ans qu’il tient ses idées. Voyez, je parle de ça parce que c’est juste pour vous dire voilà, voilà un cas où en effet le problème va se déplacer du savoir à la croyance.

Il va nous mettre, il va nous dire : notre situation est impossible, car ... ça va se développer comme un roman. Un roman formidable. Il va dire : ce serait trop beau, si le problème devient « mais à quelles conditions une croyance est-elle légitime ? » Voyez, le problème ce n’est plus du tout : qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est faux ? Le problème c’est : « conditions légitimes de la croyance ».

Alors bon, bon. Voilà que, de découvertes en découvertes, il va s’apercevoir de ceci : qu’il y a des conditions de légitimité de la croyance. Par exemple que croire que l’eau bout à cent degrés et continuera demain, ça c’est légitime. Il essaiera de le montrer. En revanche, selon lui, que Dieu ait créé la terre, ça c’est une croyance illégitime. Il ne dit pas : c’est pas raisonnable. Il dit : ça ne répond pas aux conditions de légitimité de la croyance. Seulement voilà, il ajoute : on ne peut pas - c’est ça qui est la merveille : la sélection est en fait théorique, car on ne peut pas exercer nos croyances - la croyance suivant les conditions qui les rendent légitimes - sans faire passer qu’on le veuille ou non des croyances illégitimes aussi. Ca, ça va être, ça va être très, très important pour la philosophie, c’est-à-dire pour le problème de la pensée.
-  Pour une raison très simple, le problème, encore une fois, ce n’est pas le vrai ou le faux, c’est plus l’erreur et la vérité. C’est, les croyances légitimes, les croyances illégitimes, et la possibilité ou l’impossibilité de les séparer, de faire le tri.

Si bien que, c’est bien connu que Hume a eu sur Kant une très grande importance, une très grande influence. Et pourtant, à quel point, c’est un autre mode de pensée. Mais voilà que Kant, dans la seconde édition de la "Critique de la Raison pure", non pardon, dans la seconde introduction - il y a deux introductions - dans la seconde introduction à la Critique de la Raison Pure, lance cette formule qui aura un écho fondamental : « J’ai dû - il faut prendre le texte à la lettre parce que ça implique que ce n’est pas par plaisir qu’il l’a fait. Hume il est diabolique, alors ça doit être par plaisir que Hume.. mais pas Kant, pas du tout. Si il avait pu garder le savoir, il aurait préférer garder le savoir. Mais non, il peut pas
-  « J’ai dû abolir le savoir pour faire place à la foi »

On dit, c’est curieux, mais de quoi il parle ? Parce qu’enfin, Kant, il a jamais fait des livres de foi. Bien plus, quand il a écrit sur la religion, c’était un gros livre qui s’intitulait "De la religion dans les limites de la simple raison" . Alors, qu’est ce qu’il peut vouloir dire ? Bien, il veut, je crois, il veut dire ceci : Si vous suivez, je prends un exemple presque négatif pour essayer, parce que c’est tellement compliqué, je voudrais que vous compreniez. En gros, dans la philosophie classique du XVIIème siècle, mettons, il y avait l’erreur et la vérité. La vérité, c’était la vocation de la pensée. Elle en a été empêchée par d’autres facultés qui venaient la troubler : la sensibilité, l’imagination. Mais, si elle arrivait à vaincre les prestiges de la sensibilité et de l’imagination, elle évoluait dans le vrai. C’était, notamment, l’automate spirituel.

Voilà que Kant, il découvre, alors quelque chose qui fait frémir, à savoir, non plus le domaine des erreurs, mais le domaine des illusions. Et les illusions, elles ne viennent pas du dehors à la pensée. Tout se passe comme si Kant nous disait : si la pensée n’avait qu’à se garder des erreurs qui lui viennent d’ailleurs, de la pression de la sensibilité ou de la pression de l’imagination, la vie serait belle. Mais c’est pas ça.
-  C’est la pensée comme raison qui engendre elle-même des illusions. En d’autres termes, il y a des illusions de la raison. Pas des illusions que la raison subit. Mais la raison engendre des illusions qui sont particulières et qui sont bien plus dangereuses que les erreurs. Là aussi, vous pensez que l’image de la pensée est complètement bouleversée à partir d’une conception comme ça. Il va y avoir des idées, des illusions, engendrées du dedans par la raison, internes à la pensée. Dès lors, ces illusions seront tellement tenaces ( COUPURE SONORE)

Peut-être est-ce qu’on va comprendre alors l’histoire savoir-croyance. C’est avec Kant que, sans doute, se fait un très grand acte de rupture, un très grand acte de rupture. Je l’exprime comme ça, par toute commodité, tout ça c’est très dangereux à force d’être vite dit. Il me semble que, éclate avec Kant une espèce de rupture de l’homme avec la nature ou avec le monde. Et par là, Kant, alors est très fondamentalement moderne, bien que cette rupture il l’ai calfeutrée, arrangée, tout ça, mais puis ensuite, ça ne cessera pas de s’aggraver. Une rupture de l’homme avec le monde. Comme si, comme si, c’était la schizophrénie qui commençait. Belle rupture. Bon.

Pourquoi chez Kant ? C’est parce que ce qu’il va essayer de montrer c’est que notre connaissance est condamnée à ne connaître que la nature sensible. Nous ne pouvons pas reconnaître autre chose que la nature sensible. Pourquoi ? Parce que c’est elle, c’est la nature sensible qui est informée, organisée, conformément à nos catégories de pensée, conformément à nos manières de penser. La connaissance est un acte de la pensée, mais cet acte n’est légitime - on retrouve la question « A quelles conditions quelque chose est-il légitime ? », la question héritée de Hume - la connaissance est un acte de pensée qui n’est légitime que pour autant qu’il s’adresse à la nature sensible.

Bon, vous me direz, c’est pas formidable. Oui. Ca dépend, Kant le montre à sa manière, il le montre dans précisément dans la "Critique de la Raison Pure". Il y a une autre nature : la nature supra-sensible, c’est la nature telle qu’elle est en soi, par opposition à la nature telle qu’elle apparaît sous une forme sensible. Dans la nature supra-sensible, ou ce qu’il appelle « la chose en soi » par opposition à la chose en tant qu’elle apparaît, la nature supra-sensible, nous ne pouvons la connaître pourtant nous pouvons la penser.
-  C’est la première fois que, le modèle de la connaissance, c’est-à-dire du savoir, c’est la première fois que le modèle de la connaissance ou du savoir n’épuise pas la pensée.
-  C’est la première fois que « connaître » est une dimension de la pensée, laquelle pensée comporte d’autres dimensions. Connaître, c’est une organisation spécifique de la pensée quand elle prend pour objet la nature sensible. Un point c’est tout. « Connaître » n’épuise pas « penser », connaître est un cas de penser.

Donc il y a les pensées qui ne sont pas des connaissances, et en effet nous pensons la nature supra-sensible et nous ne la connaissons pas. Mais il faut bien qu’il y ait un rapport entre les deux natures : la nature supra-sensible et la nature sensible. Ouais. Il faut qu’il y ait un rapport. Mais ce rapport est inconnaissable.

C’est ce rapport qui renvoie à une foi. En d’autres termes, il y a une foi de la raison. Il y a une foi de la raison en tant que raison. De même qu’il y a les illusions de la raison en tant que raison, lorsque la raison pense connaître la nature supra-sensible, et bien il y a une foi de la raison en tant que raison. Lorsque la raison pense la nature supra-sensible et pense son rapport avec la nature sensible.

j’ai dit - ce qui se produit, c’est ce qui constituait l’essence, l’essentiel du savoir. L’essentiel du savoir, c’était une sorte d’adéquation homme/monde ou nature/esprit. Une espèce de complicité entre, aussi bien, la chose et le concept, la nature et l’esprit, le monde et l’homme, tel que la vérité s’incarnait dans le savoir sous forme d’une correspondance de la chose et du concept, de l’homme et du monde. Comme une complicité des deux. Je crois que la condition du savoir dans toute la philosophie, y comprit la philosophie grecque jusqu’au XVIIème siècle, a été cette complicité homme/nature, homme/monde qui rendait possible - ou si vous préférez image/concept, ça revient au même - qui rendait possible l’exercice du savoir.

Si bien que, bien sûr, il y avait lieu de croire, mais croire c’était quoi ? Croire c’était deux choses possibles, ou bien ou bien.
-  Ou bien c’était croire à un autre monde,
-  ou bien c’était croire à la possibilité de transformer ce monde-ci.

C’est en quelque sorte le primat du savoir qui déléguait à la croyance, ce domaine réservé : croire à la possibilité de transformer le monde ou croire en un autre monde. Bon, et bien.

Dans quelle situation sommes-nous aujourd’hui ? Je voudrais terminer là-dessus pour que vous y pensiez. Là, il y a quelque chose qui fait que... je crois que ça n’a plus aucune importance d’un certain point de vue, athée ou pas athée. Pourquoi ? Nous sommes dans une très drôle de situation avec le monde. Ce que nous réclamons et ce que nous exigeons, c’est des raisons de croire en ce monde-ci. Vous vous rendez compte : on a finit de croire soit dans un autre monde, soit dans les possibilités de transformer ce monde. Ce que nous demandons, c’est quelque chose de plus simple. Exactement comme si nous étions atteints là d’une schizophrénie universelle ou d’une hypocondrie universelle. Vous savez, le délire hypocondriaque, il n’y a plus de monde, plus de corps, il n’y a plus d’organes . Ou bien la schizophrénie, alors elle, beaucoup plus sous forme de... pas de négativisme, de fuite de monde, de perte de monde. Nous sommes dans cet état là. Alors bien sûr, pas au point pathologique, oui, mais nous avons besoin de raisons - ce qui ne s’est jamais posé, pour la philosophie, ça c’était jamais posé. Nous avons besoin de raisons de croire en ce monde-ci.

C’est curieux ça. C’est ça qu’on réclame. Non, c’est plus du tout la question « croire en un autre monde » ou « croire dans les possibilités ». C’est plus la foi chrétienne, ni la foi révolutionnaire. Je dirais que la foi chrétienne et la foi révolutionnaire précisément qu’on rencontrait dans le cinéma car il y un christianisme profond du cinéma occidental, tout comme il y avait une foi révolutionnaire du cinéma soviétique. Et bien, je dis pas que le cinéma a cessé d’être catholique ou d’être révolutionnaire, mais il a changé complètement les figures de sa catholicité et de sa, et de sa... et de son révolutionarisme. C’est plus le même que celui du premier cinéma. Pourquoi ? Parce que encore une fois, ce dont nous avons besoin, c’est que on nous donne enfin les raisons de croire en "ce" monde. Et pourquoi ? Et pourquoi ? Ben là je voudrais dire les choses les plus évidentes du monde, à savoir, et même les lieux communs, les lieux communs qui traînent partout.

Nous vivons dans un monde dont on nous explique que finalement il y a quoi ? Qui est fait de publicités, de slogans, d’artifices. Où on nous là, vous pouvez prendre tous les lieux communs de cette époque, ils m’intéressent comme un lieu commun à diagnostiquer. Il n’y a plus de nature, il n’y a plus rien. Ben. Tout est du toc. Tout ça c’est des affiches. Ca veut dire quoi ? Mais au-dedans comme au dehors. On vaut pas mieux. La misère du monde extérieur, c’est aussi la misère de notre monde intérieur. Les slogans, ils sont dans nos têtes comme ils sont dans les affiches, hein. Les trucs tout fait, ho la, la ! les catastrophes. Bon.

Le premier a avoir fait une véritable révolution après Joyce, dans le monologue intérieur, c’est un des plus grand romancier qui soit, c’est Dos Passos. Or quelle a été la révolution de Dos Passos dans le monologue intérieur ? Faire un monologue intérieur qui charriait toutes les formules toutes faites, toutes les stéréotypies, tout ce que vous voulez. Comme par hasard, il invoquait les moyens cinématographiques. C’était le fameux « œil de la caméra », et les fameuses « actualités » dont Dos Passos entrelardait ses monologues intérieurs. La même misère au-dedans et au dehors. On pouvait même plus distinguer ce qui était passage du monde extérieur et courant de conscience intérieur. C’est pas le télé qui nous impose des slogans, c’est les slogans que l’on impose aussi bien à la télé, et c’est la même connerie au dehors et au-dedans. Bon. Très bien. Nous réclamons qu’on nous donne des raisons de croire au monde extérieur autant qu’au monde intérieur.

La situation, elle est très paradoxale. Parce que : plus ce monde est fabriqué par les hommes - technique, science, tout ce que vous voulez - plus nous sommes en rupture avec lui et moins nous avons de raisons de croire. Plus ce monde est humain, plus nous sommes en rupture avec lui, moins nous avons de raisons d’y croire. C’est la situation douloureuse de créatures modernes. Nos ancêtres, - pensez à la différence entre nous et nos ancêtres- nos ancêtres, c’est pas qu’ils étaient bien heureux, mais ils croyaient dans un autre monde, ils réclamaient des raisons de croire en un autre monde, ou ils réclamaient des raisons de croire aux possibilités de changer ce monde. Nous, en apparence, j’espère que ce n’est pas notre dernier mot, ce serait trop... ce serait très triste. Nous, en apparence, c’est fini depuis longtemps tout ça. C’est le vieux style comme dirait Beckett . Le style moderne c’est : qu’on me donne enfin des raisons de croire à ce monde-ci. Et s’il me faut Dieu, et s’il faut que je dise « Ô mon dieu » et s’il faut que je fasse des prières, bizarrement, c’est pour ça que l’athée et le croyant sont exactement dans le même sac, bizarrement, c’est pas pour m’adresser à l’autre monde, c’est pour qu’on me donne, pour que ce dieu me donne des raisons de croire à ce monde-ci et pas à l’autre monde. C’est la situation schizophrénique. C’est la nôtre. C’est la nôtre. C’est la rupture de l’homme et du monde.

Bon, vous me direz, mais tout ça, ça découle de Kant. Comment ? Essayez de sentir la substitution de la croyance au savoir. La substitution de la croyance au savoir a pour effet final, enfin actuellement, je dis pas... a pour effet final que nous soyons dans la situation d’avoir à réclamer des raisons pour croire à ce monde-ci. Nous ne demandons que ça. Des raisons de croire à ce monde-ci. Et, encore une fois, comprenez le paradoxe : plus ce monde est fait par les hommes, plus nous manquons de raisons de croire à ce monde-ci. Vous me direz, bon, bon, admettons. Mais le cinéma dans tout ça ? Moi je crois qu’il a vécu de ça. Que le cinéma moderne vit de ça.

Je prends un texte de Godard qui me paraît très frappant à propos d’un de ses premiers films, un de ses plus beau d’ailleurs, qui était "Bande à part". Il dit, « on reproche que mes personnages fassent du cinéma dans "Bande à part". Mais c’est pas vrai. Mes personnages sont libres et spontanés, c’est le monde qui fait du cinéma. » Ca, je trouve ça parfait comme expression. « C’est le monde qui fait du cinéma ». Eux, les personnages que je montre, ils en font pas. En revanche, je montre le monde qui fait du cinéma. Nous n’avons plus de raisons de croire au monde parce que c’est le monde qui fait du cinéma. Il fait que ça. Cinéma des hommes politiques, cinéma de la télé, cinéma de cinéma, cinéma de la vie quotidienne, cinéma de la scène de ménage, cinéma de tout ce que vous voulez, cinéma de voitures, cinéma à pied, cinéma à cheval. Enfin, le monde, c’est du cinéma. Et bien alors, c’est du cinéma. Je vous demande, qu’est-ce qui va pouvoir nous rendre quelque raison de croire au monde, à ce monde-ci.

La réponse est simple, peut-être seul le cinéma. Si c’est le monde qui fait du cinéma et qui nous ôte toute raison d’y croire, peut-être est-ce que le cinéma, lui, qui va nous donner quelque raison de croire au monde. Si bien que la question de l’illusion cinématographique ce serait plus du tout « est-ce que le cinéma nous donne une illusion de monde ? » ou bien « est-ce que nous participons imaginairement aventures du héros ? ». Tout ce problème qui a encombré la pensée, la critique du cinéma sur la participation imaginaire, semble un problème idiot, mais idiot idiot !

-  La question c’est « est-ce que le cinéma est capable de nous redonner des croyances, non pas au monde puisque c’est le monde qui fait du cinéma, mais de nous redonner une croyance au lien, au lien perdu de l’homme et du monde. Ce serait ça l’objet le plus haut du cinéma. Nous redonner, ce que j’appelle, ce que j’appelle nous redonner des raisons de croire à ce monde-ci, c’est-à-dire nous redonner des raisons de croire au lien de l’homme et du monde. Je prends un exemple parce que je crois que c’est un de ceux qui a le plus vécu ce problème, Rossellini. Rossellini, il fait un film sur Jeanne D’Arc, qui a été une Jeanne D’Arc, Jeanne au bûcher d’après Claudel, qui a été il me semble très mal compris, où on a considéré que c’était vraiment un mauvais tournant de Rossellini. Et, le film est comme divisé, on voit - alors évidemment ça fait marrant, il est connu que Rossellini est catholique, et que la catholicité de son cinéma est forte - Mais voilà qu’il nous montre Jeanne d’Arc au Ciel. Alors là, les critiques, ils ont commencé à rigoler. Cette Jeanne D’Arc céleste, là, qui parle d’elle telle qu’elle était sur terre, on se dit : "non, ça va pas la tête" à Rossellini. Quand on voit le film, c’est un film que je trouve extrêmement beau, vraiment grandiose. Et qui s’explique... pas qui s’explique, c’est tout simple. Jeanne D’Arc a besoin d’être au Ciel pour croire à ce monde-ci. C’est pas compliqué. Vous comprenez, c’est ça, c’est ça, c’est ça qu’il a vu qui est une chose merveilleuse, merveilleuse. Et en effet, elle a besoin d’être au Ciel pour croire aux lambeaux de ce qui lui ait arrivé.

Est-ce que c’est une interprétation ? Non. Parce qu’il me semble que ça convient pleinement à la pensée de Rossellini. Rossellini ne cesse de dire ; bon, l’art c’est fini. Mais pourquoi il dit l’art c’est fini ? Il dit l’art... voyez c’est pas le premier, il y avait déjà eu Tolstoï, il y a déjà eu quelques grands artistes pour faire cette révolution. Il dit, ce qu’il faut, c’est une éthique, c’est une éthique. En tout cas, il pense que l’art est incapable d’apporter cette éthique. Qu’est-ce qu’il attend d’une éthique ? D’où toute son œuvre finale, toute son œuvre pédagogique qui doit comme reconstituer une éthique. Pourquoi il pense que l’art doit pas ? Là, il a des mots très cruels pour l’art et on se dit à chaque fois, évidemment... C’est splendide dans tous les entretiens de Rossellini, vous retrouvez ça. Il dit : l’art, ou bien, la plupart du temps ou bien il est agressif, ou bien il est geignard. Et ça me paraît d’une vérité, c’est... Bien sûr, il parle du mauvais art, mais enfin le mauvais art ça compte puisque c’est la plus grande proportion. Ou bien ils sont agressifs et méchants, ou bien ils sont plaintifs et geignard, ils pleurnichent. Vous me direz qui ? Mais même les musiciens, même les peintres. Il y une manière de pleurnicher en peinture. Etre agressif, c’est quoi ? Etre agressif, ben c’est, c’est détruire le monde. Détruire le monde. Etre plaintif, geignard, c’est enregistrer la rupture avec le monde et s’apitoyer sur soi-même. Un mélange de vanité et de geignardise. Mais je veux dire, il y a pas besoin d’écrire. Ca alors, vanité et geignardise, elles restent dans la littérature. Ca, ça va de soi. Mais, ça se fait aussi, ça se fait aussi en peinture. Toutes ces peintures qui oscillent entre une extraordinaire vanité dans la destruction du monde et une extraordinaire geignardise et d’apitoiement sur soi-même. Les deux vont ensembles généralement. C’est une art qui vit de la rupture de l’homme et du monde. Il en vit. Ce que Rossellini dit, c’est : je veux une éthique qui nous redonne croyance. A quoi ? Encore une fois, il n’est pas en train de nous dire qu’il nous redonne croyance au bon dieu. Qu’il croit au bon dieu, c’est son affaire. Mais à quoi que ce soit que nous croyons, l’instance à laquelle nous croyons, nous attendons d’elle qu’elle nous donne des raisons de croire à ce monde-ci. Nous sommes tombés dans l’agressivité ou dans la geignardise, nous n’avons plus de lien avec le monde, nous demandons une croyance. C’est-à-dire, nous demandons que nous soient redonnées des raisons d’entretenir un lien avec ce monde-ci.

Bon je crois que tout ce qu’a fait Rossellini dans son cinéma, c’était réinventer en repassant par le passé. Tout son cinéma pédagogique, c’est réinventer un lien de l’homme avec le monde. Et que, ensuite, l’influence de Rossellini sur le cinéma moderne a été fondamentale, et qu’il faut prendre presque à la lettre. Godard a jamais caché sa descendance à l’égard de Rossellini. Heu... oui... ça revient à ça, ça revient à ça : Si le monde fait du cinéma, il y a que le cinéma qui puisse nous redonner croyance au monde. Vous voyez, ce que j’appelle une situation schizophrénique qui est ce nouveau problème de la croyance : « Comment pouvons-nous et comment pourrons-nous croire en ce monde-ci ? » Il suffit pas de dire que ce monde il va, heu.. que il est capable par nature de nous tuer, de nous faire du mal. C’est pas des raisons pour y croire. Ce que nous avons perdu, c’est vraiment la croyance en un lien entre nous et le monde, et nous demandons d’une certaine manière à la philosophie, à l’art, à la science si elle le peut, de restituer ce lien qui nous manque et qui serait un lien de l’homme et du monde. Et encore une fois, le paradoxe très bien vu par Rossellini - Rossellini le dit, il le dit très bien - c’est que plus ce monde est fait par l’homme, plus le lien du monde et de l’homme est rompu.

Bon, si bien que le cinéma, ça serait la tentative pour nous donner, redonner des raisons de croire au monde. Par là, ce serait en effet un cinéma de la croyance, et non plus du savoir. Il serait constitué, l’acte fondamental cinématographique consisterait à enregistrer la rupture de l’homme et du monde, c’est l’image coupée. L’image moderne du cinéma, c’est par là que je dis que ce n’est plus un cinéma qui procède par association. L’image clé du cinéma moderne, c’est l’image de l’homme coupé du monde. S’il y avait un inventeur de cette image, je dirais que ce serait Dreyer. Mais tout le cinéma a suivi , tout le cinéma moderne a suivi. Que ce soit chez Bresson, que ce soit chez Rossellini, tout ça. L’image fondamentale, c’est l’image de l’homme coupé du monde. Le vieux cinéma, le vieux cinéma, lui, développait constamment le lien de l’homme et du monde. Le lien de l’homme et du monde était une donnée du vieux cinéma, c’était l’image-action, c’était l’image-action. On a vu, et là je voudrais pas revenir là-dessus, mais je reprends un résultat qui pour moi est acquis. On a vu que le cinéma moderne se fondait sur, justement, la chute, l’éclatement du schème sensori-moteur, c’est-à-dire du lien de l’homme et du monde. L’homme se trouve dans le monde comme devant une situation optique et sonore pure. L’homme se trouve dans le monde comme devant une vitrine de magasin. Ou comme le chauffeur de Scorsese, là, qui voit tout ce qui se passe dans le rue par le rétroviseur de sa voiture. C’est ça notre situation. Nous sommes dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure à laquelle nous ne pouvons plus réagir.

Je dis que le cinéma enregistre cet état. Il prend acte de cette rupture de l’homme et du monde, et il en fait la base de son image. A savoir, il va nous présenter des personnages en rupture sensori-motrice, c’est-à-dire pris dans des situations optiques et sonores pures. Et ça aura été ça l’acte de baptême de néo-réalisme italien. Tout ça, on l’a vu, vous le savez, donc j’y reviens pas.

Et ce que je peux ajouter maintenant, c’est que si précisément l’homme est privé de réaction et ne croit plus à la possibilité de ses réactions devant ces situations optiques et sonores pures, il lui reste - ce qui serait peut-être une force immense et alors relancerait singulièrement les choses - il lui reste le pouvoir de réclamer une croyance. Une croyance qui ne serait pas une réaction, non. Mais une croyance qui resterait par delà la rupture, une croyance qui serait une croyance en un nouveau lieu de l’homme et du monde. Nous sortirait quoi ? Nous sortirait quel nouveau type alors de rébellion, quel nouveau type de résistance, quel nouveau type de révolte ? Qui serait, et qui est déjà un cinéma politique.

-  Redonnez-moi des raisons de croire à ce monde-ci. Et j’entends à ce monde-ci tel qu’il est. Ne serait-ce que pour y découvrir ce qui subsiste comme force de vie, au sens par exemple où il y a un brin d’herbe qui, bizarrement, est assez fort pour faire éclater des pavés. Et bien, si le monde avec lequel on a rompu et dans lequel on est en rupture, cet espèce de monde-vitrine, c’est le monde des pavés.

Retrouver des raisons de croire au monde, c’est retrouver la vie, c’est retrouver ce qu’il y a de vie entre les pavés, dans les momies d’une bandelette.... Heu non pardon, dans les bandelettes d’une momie, dans tout ce que vous voulez. Et je dis que, c’est pas un acte abstrait.

-  Le jour où nous re croirons à ce monde-ci - je veux pas dire au cinéma que fait ce monde-ci - mais le jour où nous re-croirons à ce monde-ci, je crois très fort que, les nouvelles formes de rébellions, là, seront déjà fort installées.
-  Les nouvelles formes de résistance seront déjà fort installées. Que nous soyons dans la situation d’une rupture avec le monde, et que dans cette rupture, nous n’ayons même plus de raisons de croire à ce monde-ci, loin que cela menace les puissances du mal, ça les aide singulièrement.

Alors, je veux pas dire que le cinéma, il fait ça à lui tout seul.
-  Je veux dire que c’est le cinéma tout entier i a basculé du côté de la croyance, si l’on comprend ce que veut dire croyance, à savoir : l’opération de croire à ce monde-ci, et non plus l’opération de le transformer, ni de croire en un autre monde. Et que là, il y a quelque chose qui touche fondamentalement le cinéma comme art. Ce serait autour de ça le premier thème de la croyance et du savoir.

Mais la prochaine fois, il faudrait que je reprenne parce que c’est trop compliqué j’ai l’impression. J’ai pas dit ... c’est pas trop compliqué pour vous, c’est trop compliqué pour moi, j’ai pas expliqué bien. J’ai pas expliqué bien. J’ai raté là. Bon. Enfin, essayez de, je sais pas, essayez de sentir. Je sais pas... Bon .

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