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65- 05/06/1984 - 3

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 65 du 05/06/1984 - 3 transcription : Fofana Yaya et Antoine Garraud.

Il peut très bien revivre le passé par la mémoire, ça oui, on ne cesse pas de le faire. Mais je ne peux pas revivre l’instant. Pourquoi ? Parce que tout instant passé que je revis, appartient à une nappe de passé, appartient à un continuum, comme on dirait en latin. Hein ! Un continuum. Tout instant appartient à un continuum. Je veux bien revivre du passé ; à ce moment là, je revivrai un continuum de passé c’est-à-dire une nappe, une nappe de passé. L’homme ne peut pas abstraire un instant de la nappe auquel il appartient. Donc, c’est forcé que les nappes de passé enrouent ... enrayent la machine et que le héros de "Je t’aime, je t’aime" soit baladé de nappes en nappes, et ne puisse pas sortir de la machine. Les savants étaient criminels parce qu’ils n’ont pas réfléchi à la différence de (l’homme blanc).

Si je m’installe sur une nappe de passé, je ne trouverai l’instant cherché qu’en reparcourant toute la nappe ; je peux la contracter, je peux la parcourir à toute allure ; je peux parcourir la nappe, impossible d’abstraire un instant. Un instant appartient toujours à une nappe ou même à plusieurs nappes. Et, en effet l’instant précis dans "Je t’aime, je t’aime" c’est l’instant où le héros sortait de la mer et croisait la femme avec qui il vivait et qui s’appelait Catherine Minc. Au lieu de revivre cet instant précis, comme c’était programmé dans la machine, il va revivre toutes les nappes de passé auxquelles cet instant participe directement ou indirectement. Il va être ballotté de nappes en nappes (...) de la machine. Alors je dirai à la limite, accordez-moi ça juste :

-  La première figure du temps, ce serait la coexistence des nappes virtuelles de passé. Le présent n’étant qu’une de ces nappes, la plus contractée. Bon, voilà, c’est ça la première image-temps directe. Seulement, seulement ce ne sont donc pas des images-souvenirs puisque les images-souvenirs en découlent. Ce sont les nappes de passé qui rendent possibles les images-souvenirs. Alors vous me direz comment on les a, ces nappes de passé puisque on ne peut pas les attendre des images-souvenirs, elles précèdent les images-souvenirs, elles fondent les images-souvenirs ? La réponse, on l’a Dieu merci. On l’a, c’est ce qu’on appelait « les espaces paradoxaux ». Vous me direz : -« Aaaah ! Mais c’est réintroduire l’espace, tout est foutu ! » Non, c’est pas réintroduire l’espace, on l’a vu. Ce que nous appelions « espaces paradoxaux » à savoir : les espaces déconnectés, les espaces vidés, les espaces cristallisés, les milieux cristallisés, les espaces probabilitaires qu’on n’a pas encore étudiés, les espaces topologiques etc... liste infinie, par opposition à l’espace euclidien, se présentent comment ? Comme des espaces qui ne rendent pas compte eux-mêmes de leurs caractères spatiaux c’est-à-dire comme des espaces dont les caractères spatiaux sont paradoxaux pour la simple raison qu’ils ne peuvent s’expliquer que par le temps. (coupure)

Que, on l’a vu, la profondeur de champ, par exemple chez Welles avec l’espace particulier dans lequel elle s’établit, est, on l’a vu, un facteur de temporalisation c’est-à-dire c’est une exploration de nappes de passé. C’est dans le temps que le personnage se meut sous la profondeur de champ. On a vu de même que les travellings de Visconti, par exemple dans "Sandra", c’est dans le temps que le personnage remonte à la faveur d’un travelling du type Resnais ou du type Visconti. Donc, et donc première figure ; où est-ce que je la trouve ? Si j’essaie de lire un peu de cinéma. Où je la trouve ?

Dans le cinéma, je vois particulièrement deux auteurs : c’est Welles et c’est Resnais. Et là, l’hommage à rendre une fois de plus à Welles, c’est que, à mon avis, c’est le premier auteur qui a introduit et construit dans le cinéma des images-temps directes, et que ça été une aventure fantastique, et que, encore une fois
-  la profondeur de champ n’est pas affaire d’espace, que la profondeur de champ est un facteur de temporalisation, que la profondeur de champ est la base de l’image-temps, d’une image-temps tout à fait nouvelle, voilà !

Et, de Welles à Resnais, il y a une espèce de rapport qui est très, très curieux mais tous les deux, si vous voulez, s’inscriraient, si on en dégageait - ce qui est toujours arbitraire - si l’on en dégageait la pensée indépendamment de tout le reste de ce contexte cinématographique qui est l’essentiel, si l’on en dégageait la pensée, on verrait qu’ ils jouent fondamentalement sur ce thème : le temps comme coexistence de toutes les nappes virtuelles de passé. Seulement, ils en jouent tous les deux, sans doute de manière très différente, et ça s’enchaîne rudement bien. Je ne dis pas que ce soit la seule image-temps, il y en a beaucoup. Bien plus, elles se subdivisent indéfiniment. J’essaie de dire très rapidement pour Welles. Je peux juste tel quel ( !) sondage. Comment... essayez de vous persuader que ce schéma bergsonien, je ne l’applique pas de manière abstraite à Welles. Mais que, un certain nombre de films de Welles s’insèrent tout naturellement avec une drôle d’aventure qui va apporter un peu d’animation à ce combat, voilà !

Tout commence par Citizen Kane, or chacun sait que dans Citizen Kane, on peut toujours partir de l’idée que ce sont des témoins de telle période de la vie de Kane. Tout le monde sait aussi que c’est pas suffisant, que c’est ça, bien sûr, c’est ça, mais il y a autre chose aussi, et cette autre chose est plus profonde. C’est que chaque témoignage est en fait une nappe de passé qui contient toute la vie de Kane. Vous me direz : toute la vie de Kane jusqu’à tel moment ? Oui, jusqu’à tel moment par rapport aux anciens présents que ces moments ont été, et qui contient toute la vie de Kane plus ou moins contractée par rapport à l’actuel présent qui est défini par quoi ? : « Kane est mort, Kane vient de mourir ! ».

Bon, c’est que les grandes scènes en profondeur de champ dans Citizen Kane, elles ont deux rôles : tantôt assumer la contraction maximale d’où va être lancée l’évocation des nappes de passé ; je dis pas l’évocation du souvenir. Il faut s’installer dans une nappe de passé pour que le souvenir soit possible. Donc la contraction, c’est : le point à partir duquel je saute dans une nappe de passé. Et l’autre aspect de la profondeur de champ, c’est au contraire cette fois son aspect latéral unique, à savoir : lorsque j’ai sauté dans une nappe de passé, c’est dans le passé que le personnage se meut. Lorsque Kane traverse la profondeur de champ, tout le couloir qui l’unit au journaliste-ami avec lequel il va rompre, et où il va terminer son article, le spectateur lit, il lit l’image sous la rubrique « ce fut leur rupture ». Il ne la lit pas du tout sous la forme « ça va être la rupture ». « Ce fut leur rupture » : nous sommes en train, avec le personnage même, de marcher dans le passé, d’explorer une nappe de passé d’où les images-souvenirs descendront, surgiront.

Alors ! Mais revenons à cette histoire d’images-souvenirs. Je m’installe dans une nappe de passé et les images-souvenirs en descendent et viennent s’incarner et je dis : « Ah ! Bah ! Oui, voilà le souvenir dont j’avais besoin ». Elles s’incarnent, je vais chercher l’image-souvenir dans une nappe de passé ; elle ne préexiste pas ; la nappe ne présente pas d’image-souvenir. Mais un point de la nappe, si je tombe bien dessus, va s’incarner, va descendre en « S » et s’incarner, et s’actualiser en image-souvenir. Seulement, qu’est-ce qui peut se passer ? Heureusement, il se passe des accidents. Et Bergson dans sa théorie psychiatrique du cerveau, dans sa théorie psychiatrique du cerveau, Bergson y disait : « il y a deux accidents possibles avec la mémoire » . De toute manière - non pas de toute manière -
-  Premier cas : vous êtes en « S », l’actuel présent ; vous sautez dans une nappe de passé, vous trouvez le point cherché dans cette nappe ; ce point, alors, descend et en même temps qu’il descend, s’incarne dans une image-souvenir. Vous me suivez ? Seulement, premier cas qui peut se produire : le souvenir descend, seulement vous avez des troubles sensori-moteurs en « S ». Les troubles sensori-moteurs, ils sont en « S » dans l’actuel présent. Vous avez des troubles sensori-moteurs, alors l’image-souvenir descend bien, mais vous ne savez pas vous en servir. Si vous voulez, vous avez une apraxie - c’est pas l’usage tout à fait mais c’est pour simplifier - vous avez une apraxie sans amnésie. Ce n’est pas courant, enfin je sais pas si maintenant on voit plus rien dans les hôpitaux, vous comprenez ? C’est le drame, c’est le drame pour la formation des médecins. Les gens sont tellement soignés à domicile, hein ! Et c’est terrible, c’est terrible. Les jeunes médecins, c’est pour ça que les jeunes médecins ça fait froid dans le dos, le matériel hospitalier est devenu très, très mince (...). En fait, dans le temps à l’hôpital, (rires) on en voyait, on en voyait des, on en voyait des beaux, maintenant ils sont sur le trottoir. On voyait, c’est pas fameux, des gens ont des souvenirs absolument intacts mais ils ne peuvent rien en faire c’est-à-dire le souvenir s’incarne bien, ça peut être bizarre. Par exemple ils décrivent parfaitement le détail des rues de leurs quartiers : oui, il y a la rue untel qui croise la rue untel, hein, ça se décrit comme ça, admirablement. Et on les amène, ils ne savent pas, ils ne savent pas se diriger. On dira qu’il y a apraxie avec conservation de souvenirs. Vous voyez ? En d’autres termes le souvenir est devenu inutilisable. Qu’est-ce qui est frappé ? C’est en « S », les mouvements sensori-moteurs par lesquels je pourrais utiliser l’image-souvenir. Je me suis installé dans une nappe de passé ; l’actualisation du point passé en image-souvenir s’est faite mais je ne sais plus rien en faire vu mes troubles sensori-moteur. (ça tousse) Au niveau médullaire, au niveau du cervelet ou au niveau cérébral. Voyez ce cas ? ça peut vous servir dans la vie, tout ça.

-  Autre cas : le cas dit d’amnésie que Bergson va interpréter d’une manière très particulière. Le cas de l’amnésie pour Bergson, c’est un cas qui, à mon sens, est pire ; ce que je ne peux plus faire, c’est le mouvement d’évocation c’est-à-dire je ne peux plus sauter. C’est pas l’usager qui a disparu en moi, c’est le sauteur, c’est le danseur par lequel je m’installe dans une nappe de passé ; je ne peux plus évoquer le passé. Là, il y a amnésie vraie alors, il y a toutes sortes de cas particuliers(..).

Mais j’insiste sur cet aspect de Bergson parce que Bergson à ma connaissance, est strictement le seul philosophe qui a influencé la psychiatrie avec Heidegger, hein ! Heidegger par la loi de (.... ?!) mais ce serait vraiment les ... Non, non, c’est idiot ce que je dis. Il y a eu Schelling aussi et il y a eu toute une psychiatrie allemande à la fin du 19e siècle. Non, non il est courant que les philosophes (rires) s’intéressent à la psychiatrie, euh ! Et, c’était le bon temps, c’était le bon temps parce que la psychiatrie était dans un meilleur état. Euh ! Ils laissaient les sujets dans les hôpitaux, euh ! ce qui présentait un grand avantage pour tout le monde, voilà !

Voyez, Bergson va nous dire : « dans le cas de l’amnésie, les nappes de passé n’ont absolument pas disparu. Simplement le sujet ne peut plus les atteindre. Elles sont devenues inévocables ; elles n’ont pas disparu parce qu’en elles-mêmes, elles sont virtuelles. Elles ont la réalité du virtuel. »

Bon ! Pourquoi je vous raconte ça ? Essayons d’introduire une progression dans les films de Welles. Citizen Kane, je parle de « S » : « Kane est mort, Kane vient de mourir » : j’ai quelque chose à chercher. Qu’est-ce que Rosebud ? Les témoins vont être convoqués pour sauter dans les nappes de passé avec toujours la même question supposée : « Est-ce dans cette nappe ? Est-ce sur cette nappe et dans cette région passé que gît ... est-ce dans ce gisement du passé que gît le point Rosebud ? Et toutes sortes de nappes vont être explorées, et c’est dans le temps qu’elles seront explorées. Bien sûr, on ne trouvera pas de Rosebud. Et pourtant, l’enfance elle-même est explorée mais on passe à côté de Rosebud. Bon ! Et puis à la fin, quand les déménageurs déménagent le Palais de Iéna, jettent le traîneau d’enfance sur lequel est écrit "Rosebud". Ils le jettent. Dans le foyer brûle un feu. Le souvenir s’est incarné mais n’intéresse personne. Le mystère s’est résolu : c’était dans la nappe d’enfance que gisait Rosebud, mais tout le monde s’en fout.
-  Le souvenir est inutilisable. Et loin d’être un auteur tourné vers le passé, Welles va développer les nappes de passé dans un but quel ’on va voir pourquoi il passe par les nappes de passé ? Mais la première idée, la première grande idée de Welles, c’est l’inutilité radicale de l’image-souvenir. Ou bien elle ne s’actualise pas, ou bien elle s’actualise pour personne, c’est-à-dire elle est inutilisable. Mais, c’est une belle idée, ça ! Alors pourquoi toutes ces explorations, encore une fois tant de (...) On garde ce problème.

Deuxième grand film : "La splendeur des Amberson", et là, ce qui restait localisé avec l’histoire Rosebud prend une généralité et éclate, c’est épatant ! C’est la ruine d’une famille, c’est la ruine précipitée d’une famille à travers un système de palier. Vous retrouverez tout ce que vous voudrez sur la temporalisation, la profondeur de champ liée à la temporalisation. Dans "La splendeur des Amberson" , c’est, c’est encore plus évident que dans « Kane ». Mais, ce qu’il y a de nouveau, c’est l’affirmation d’une inutilité généralisée. A savoir, ce que je trouve là, le cœur vraiment de " La splendeur des Amberson", c’est lorsque la célèbre voix de Welles dit ceci : Et enfin - je ne cite pas exactement, euh, reconstituer. "Et enfin la ruine définitive, la ruine de la famille des Amberson. Et enfin leur ruine fut définitive "(...) ». C’est-à-dire ils sont passés par tous les paliers, par toutes ces sections du passé où la famille des Amberson se trouvait. "Mais, ceux qui s’y intéressaient, à cette ruine, ceux qui s’y intéressaient, étaient morts depuis longtemps. Et ceux qui la souhaitaient ne se rappelaient même plus qu’ils l’avaient souhaitée." C’est impensable ! (...) Vraiment. Je veux tout le souv... tout le souvenir que vous voulez de "La splendeur des Amberson" avec le ricanement : « Ah !ah ! C’est bien fini ! Ils sont bien finis ces salauds-là » ; ça n’intéresse plus personne. Et, c’est ça l’histoire de, de La splendeur des Amberson. c’est le fait que ça n’intéresse absolument plus personne ; et c’est ça la merveille. Et, c’est redoublé par l’une des plus belles scènes de La splendeur : c’est lorsque le major meurt. Vous vous souvenez, vers le milieu ? La grande mort du major, qui dit : « Eh ! Oui, c’est une mort de visionnaire. Eh ! oui, je vais vers la mort ». Il dit à peu près tout ça, je ne sais plus. « Oui, je vais vers la mort, je vais vers un lieu où je ne suis même pas sûr que je serai reconnu comme un Amberson." C’est naturel, là où je vais, vers le jugement dernier ; Amberson ou pas Amberson, on s’en fout pas mal. En d’autres termes, tout ça est inutilisable.

Bon, je dirais que les deux premiers grands films de Welles, c’était l’exploration des nappes de passé pour qu’en sorte l’évidence : le souvenir est inutilisable. Vous me direz : -« Bon, mais, eh, c’est une conclusion négative ». Non parce que, de ce que le souvenir est inutilisable, va rejaillir quelque chose de fondamental, à savoir : le temps c’est la coexistence de toutes les nappes de passé, mais du coup le temps ne cesse d’être en crise permanente. Et, c’est en fonction de la crise permanente du temps, parce que le temps, c’est ce qui brasse toutes les nappes de passé coexistantes, et qui ne cesse de les brasser, c’est en fonction de ce brassage de toutes les nappes de passé que le souvenir est inutilisable, c’est-à-dire n’intéresse personne. Le temps comme crise permanente. Et dans une interview où l’on dit à Welles : « Oui, dans La splendeur des Amberson, vous saisissez un grand moment de crise de la ville qui coïncide avec l’avènement de l’automobile ». Il dit : -« Si ça avait pas été ça, ça aurait été autre chose. Je ne connais pas de temps qui ne soit en état de crise permanente ». Donc, le temps comme crise permanente vient compléter maintenant pour nous l’idée de la coexistence des nappes virtuelles de passé dans le temps. Le lien des deux, c’est le perpétuel brassage de ces nappes. La crise permanente c’est l’état de brassage permanent des nappes de passé.

Mais continuons dans l’examen chronologique, et vous sentez tout de suite qu’après deux films comme ça, qui montrent le caractère inutilisable du souvenir, il fait un pas de plus. Comme quoi, il est bergsonien sans le savoir. Mais les bons bergsoniens, c’est toujours ceux qui ne le savent pas, quoi ! Parce que, il va passer naturellement et là, je force pas les choses. Ecoutez moi bien, je les force pas du tout, j’ai l’air de les forcer ; je ne force pas. Qu’est-ce qu’il nous montre après ? Il s’attaque à un autre aspect de la question :
-  quand le passé devient inévocable et pourtant ne cesse pas d’être réel. Je dis réel ; je dis pas actuel. Il est inévocable c’est-à-dire inactualisable, il a toute la réalité du virtuel, il est là ; il est là, pesant d’autant plus qu’il est inévocable. Ah ! Alors là c’est, c’est plus, c’est plus l’apraxie, c’est quelque chose de beaucoup plus inquiétant. Et, c’est le troisième grand film de Welles . C’est " La dame de Shanghai". Car, de quoi s’agit-il dans "La dame de Shanghai" ? Il y dit une chose très simple : quelqu’un qui est happé, littéralement happé par le passé des autres, par le passé d’un infernal trio. Un pauvre type littéralement absorbé dans le passé d’un trio démoniaque. Alors c’est bien forcé, là, la situation elle est, elle est privilégiée ; c’est bien forcé que le passé soit inévocable, c’est le passé des autres. Le pauvre type, il connaît rien de ce passé et nous, spectateurs, on connaîtra rien de ce passé. On sait juste que c’est un passé rudement lourd. Qu’est-ce qu’il y a eu entre eux ? Qu’est-ce qui se prépare en fonction de ce passé ? Quel règlement de compte ? Et chacun a sa nappe de passé. La femme a une nappe de passé venue d’Orient. Qu’est-ce qui s’est passé en Orient pour qu’elle soit la maîtresse actuelle du quartier chinois ? D’où elle tient ce pouvoir ? Passé inévocable. Et lui Bannister, l’avocat, le mari, d’où il tient cette extraordinaire méchanceté de scorpion ? D’où il tient ses appareils orthopédiques, ses prothèses ? Comment il a eu ça ? De naissance tout ça ? Et le troisième, qui surgit là comme une espèce d’ahuri, ricanant, qu’est-ce qu’il veut ? Il veut se faire tuer ? Il veut organiser un faux meurtre qui se révélera un vrai meurtre ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont entre eux tous ces types-là ? Alors, ça faisait bien rire parce que, enfin bien rire, non pas ça, euh Euh ! Dans de nombreuses interviews Welles a montré le peu d’estime qu’il a pour Minnelli. Alors, je me dis, c’est quand même pas juste tout ça parce que, s’il y a quelqu’un dans le cinéma qui a eu comme problème (alors qu’il ne devait pas à Welles) comme problème, longtemps, la question de quelqu’un qui est absorbé par le passé des autres ou par le rêve des autres, c’est Minnelli, c’est Minnelli, ça ah ! Tous les films de Minnelli c’est ça ! C’est quelqu’un qui est introduit bon gré, mal gré dans le rêve ou le passé des autres et qui va s’en tirer comme il peut pour affronter les dangers d’une telle absorption.

Alors je dis pas que Welles soit ainsi un disciple de Minnelli mais Je dis que cette heureuse rencontre fait que la sévérité de Welles pour Minnelli, elle n’est peut-être pas fondée, mais enfin ils peuvent avoir leur règlement de compte comme chacun. Donc ça, ça n’a aucune importance. Bon, et là encore vous voyez, le passé, c’est plus le passé inutilisable comme dans les deux premiers films. C’est le passé inévocable et d’autant plus puissant qu’inévocable. Et là, le cas est typique puisque c’est le passé des autres. Si bien que Welles pouvait pas en rester à ces données trop faciles pour asséner ce qu’il avait à dire. Puisque, il donnait, pour que tout le monde le comprenne, une situation privilégiée. Evidemment, je ne peux pas évoquer le passé de personnes que je ne connais pas. Elles m’ont engagé pour conduire leur bateau ; je connais pas leur passé. Donc, le passé est inévocable dans des conditions très simples. Un pas de plus, Mr Arkadin ; car Arkadin, c’est quoi ? C’est comment rendre inévocable son propre passé. C’est plus le passé des autres. Comment rendre inévocable son propre passé ? Et, l’enquêteur, au début, si vous vous rappelez Arkadin - ça fait partie des grandes scènes en profondeur de champ - où l’enquêteur, qui traverse la cour, surgit du passé et, il a exploré les différentes nappes de passé d’Arkadin. Et, à chaque fois Arkadin, le suivait et tuait le point susceptible de s’incarner en image-souvenir, c’est-à-dire le témoin de son passé. Comment rendre inévocable ... Alors, là euh ? Le thème ça l’air d’être « Tuer les témoins du passé », c’est le thème mélodramatique, ça. Le thème philosophique qui n’est pas moins présent dans le film, c’est : comment rendre inévocable son propre passé ? Mais pourquoi faire tout ça ? Pourquoi ? Pour une raison simple, une raison très simple, c’est que : c’est plus le temps à ce niveau là, le souvenir inutilisable, ça nous ramenait à, le temps comme crise permanente, qui brasse ces nappes de passé. Le souvenir inévocable ça nous ramène à quoi ? Là, les nappes de passé sont brassées mais pas simplement par la crise, par la crise perpétuelle du temps. Elles sont brassées par quelque chose de plus profond qui est un devenir originel.

Là, presque, je saute, tant pis ! Welles, ce serait beaucoup plus proche cette fois de Nietzsche : le devenir originel c’est la terre ! C’est la vie, c’est la vie qui sort de la terre, c’est-à-dire la vie autochtone. Autochtone, ça veut dire : « qui sort directement de la terre ». Les autochtones, et la terre dont sortent les autochtones, c’est une terre boueuse, c’est la terre des origines, c’est le devenir, c’est ce que Nietzsche appellera "le devenir". Et c’est une terre qui brasse tous les éléments, l’eau, l’air. C’est une terre qui ne se distingue pas des autres éléments. Et c’est la splendide terre de "Macbeth" que Bazin a décrit splendidement comme étant précisément cet élément indéterminé où la terre à proprement parler, les eaux, le feu, tout ça se mélange, dans une espèce de devenir originel : c’est le temps primordial. Et, chez Welles, d’un bout à l’autre, les personnages meurent dans une terre mouillée, ils se traînent dans une terre mouillée (coupure de la bande puis répétition du passage) ...

où la terre à proprement parler, les eaux, le feu, tout ça se mélange dans un devenir originel : c’est le temps primordial. Et chez Welles, d’un bout à l’autre, les personnages meurent dans une terre mouillée, ils se traînent dans une terre mouillée. La fin de l’inspecteur dans "La soif du mal", le célèbre décor en carton-pâte de Macbeth. Bon, vous voyez que, je dirais : -« et alors pourquoi tout ça ? Parce que, quelle heure il est ? ». - « moins cinq » ; -« moins cinq ! Alors il n’y a plus beaucoup de temps (....) et puis vous en avez peut-être pas assez ». Alors, et mais pourquoi tout çà ? C’est que, à mon avis, il y a quelque chose de très important qui s’est produit chez Welles. Euh ! Bah ! Je le dis très vite comme ça, ça sera fini. Ce qui s’est produit très vite, c’est que le, euh, le centre y a plus du tout le même rôle, il y a une transmutation de la notion de centre. Et qui fondamental, qui est fondamental aux... je veux dire les corps n’ont plus de centre. Les corps et les âmes n’ont plus de centre. Il n’y a plus de centre, c’est un manque de centre, y a a-centri. Pourquoi ? Parce qu’il y a plus de centre de force, vous comprenez ? Parce que, pour Welles étant donné là aussi qu’il est nietzschéen, la force, elle est tout le temps en rapport avec la force. La force, c’est le rapport de la force avec la force. Donc, la force n’est jamais rapportée à un centre mais rapportée à d’autres forces. Les forces sont absolument décentrées, c’est ça qui est formidable chez lui. Pendant cent ans, c’est la terre autochtone, la terre des autochtones. Plus de centre, plus de centre au centre de, centre d’un corps, centre d’une configuration, centre d’une masse, centre euh, de tout ce que vous voulez. D’où, il va rétablir le centre et ça va être un tout nouveau type de centre : ça va être des centres optiques, centres optiques de perspective. C’est exactement le passage de la physique classique à la géométrie perspective, à la géométrie projective.
-  Le centre, ce sera le point de vue, pas du tout le point de vue sur une chose. Mais, le point de vue constitutif de la projection, les choses n’existeront que comme des projections. Ce n’est pas du tout un point de vue "sur" quelque chose. La géométrie projective n’a jamais été un point de vue "sur" quelque chose, ça, se serait un centre optique subjectif. La géométrie projective, c’est les centres optiques constituants, c’est-à-dire, le centre optique va constituer une chose qui n’est plus rien que sa perspective ou la métamorphose des perspectives entre elles. Donc tout ça, faudrait que j’explique ; c’est très simple en fait. Je dis : « c’est un centre optique » et puis, ça explique tout dans Welles. C’est-à-dire, la géométrie, l’équivalent d’une géométrie projective, c’est ce qui explique le montage haché, le montage court. La profondeur de champ, c’est exactement le corrélat de la géométrie projective c’est-à-dire, c’est ce qu’on appelait en mathématiques la théorie des ombres. C’est avec la profondeur de champ que s’introduit l’ombre, qui est le corrélat strict de la géométrie projective. Bon, enfin, je ne sais pas, on verra mais la prochaine fois, c’est la dernière fois.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien