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65- 05/06/1984 - 2

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 65 du 05/06/1984 - 2 transcription : Fernando López Rodríguez. Correction Neuza

C’est l’abjection de ses amours avec ses valets. C’est... l’abjection des deux amants de Senso. Partout l’inceste et la mort. C’est l’abjection de Sandra. Sandra ? Sanda ? Partout ! C’est l’abjection du héros, de l’innocent. C’est le processus d’opacification avec, finalement, l’impossibilité pour le héros, l’innocent, de distinguer sa femme et sa maîtresse. Là, il y a un beau processus d’opacification. Je dirais- je n’ai pas le temps de développer - c’est le deuxième élément, de l’œuvre de Visconti. C’est une œuvre très riche !

Le troisième élément - il est percutant - c’est l’Histoire. Avec un grand « h ». Elle ne se confond pas avec le précédent. Je peux dire que l’Histoire, elle accélère la décomposition du cristal mais se confond pas avec cette décomposition. L’Histoire, en un sens, c’est un des éléments... Visconti est un des auteurs qui a su rendre l’Histoire le plus présent, au cinéma.

Et au même temps, et au même temps... Il le fait d’une manière très originale. Il me semble toujours que l’Histoire, elle intervient comme une vue rasante, ou comme un rayon rasant, qui vient précipiter ou même couper le monde cristallin des aristocrates et qui procède de deux manières différentes : tantôt elle est hors champ, et là c’est très intéressant, parce que d’une certaine manière, elle est d’autant plus présente qu’elle est hors champ : c’est-à-dire, on ne la voit pas. Dans "Louis II", dans "Ludwig", on ne la voit pas. On ne verra pas l’Histoire pour une raison très simple : c’est que Louis II ne veut pas en entendre parler. Et pourtant, Dieu qu’elle est présente : elle frappe à la porte. Elle frappe à la porte du monde cristallin. Elle n’en laissera rien subsister, elle rasera tout. On ne la verra pas. De fait dans "Ludwig", qu’est-ce qui se passe ? Dans le grand élément historique qui est la prise de pouvoir par la Prusse, qui est d’abord la guerre, la guerre ratée et puis la prise de pouvoir par la Prusse, qui sont les deux grand épisodes historiques, n’apparaissent pas. La guerre n’apparaît que sous la forme indirecte, où Ludwig, effaré, s’aperçoit que son frère est comme devenu fou de cette guerre à laquelle lui, le frère participait. Et la réaction de Ludwig c’est : qu’on ne m’en parle pas ! Je ne veux rien entendre de tout ça ! Et la prise de pouvoir par la Prusse, ce sera la même chose : elle entraînera l’abdication de Ludwig mais il ne veut rien en savoir. Je dirais que dans "Ludwig", l’histoire est d’autant plus présente, qu’à la lettre, on ne la voit jamais. Mais l’art de Visconti suffit à la rendre présente : on la lit dans la folie du frère, dans la folie progressive du frère, on la lit dans la fin même de Ludwig : il est interné, il est interné sous la main invisible de la Prusse.

Parfois, au contraire, elle est visible : c’est "Les Damnés". La lutte de S.A. et de S.S. : la liquidation des S.A. par les S.S. Tout ça est montré. « Senso », la fameuse bataille de « Senso ». Le mouvement italien et très vite, la liquidation des garibaldiens par l’Armée régulière italienne. Tout ça est explicitement montré, elle l’était même dans les versions non coupées, elle était même encore plus dans les versions non coupées. Mais, même lorsque l’Histoire est explicitement présentée vaut pour elle-même, elle procède pas du rasant. La bataille de « Senso » va raser ce monde, va être comme une espèce de rayon qui va couper le monde cristallin des amants abjects, des deux amants. — Et... ça ce serait le troisième élément de Visconti. Et sentez comment ils se compénètrent, puisque l’histoire va amener la montée des nouveaux riches. Ça c’est une donnée historique - la montée des nouveaux riches, qui va précipiter la décomposition du monde cristallin des riches... qui va accélérer le pourrissement organique des riches - non, non, pas des riches - des aristocrates. Et puis, évidemment, tout ça serait très bon déjà, mais vous sentez que c’est pas un système, c’est pas un système complet : il y a un quatrième élément qui surgit.

-  Et le quatrième grand élément de Visconti c’est... C’est : "quelque chose de splendide survient"... quelque chose de splendide. Une splendeur inconcevable, une splendeur inouïe survient, et il lui appartient de survenir trop tard. Alors, on peut appeler ça « pessimisme aristocratique ». Mais aussi, encore immédiatement, peu importe que ce soit trop tard puisque cela survient. Optimisme esthétique, et puisque ça survient trop tard, à tout égard, sauf à un égard : l’œuvre d’art. Ce n’est jamais trop tard pour l’œuvre d’art. Et, c’est la ritournelle de Visconti : « trop tard, trop tard ». Je n’y vois de correspondant possible, cette fois dans la littérature, que le poème célèbre d’Edgar Allan Poe : le « never more, never more » ; le corbeau. Le « never more » de Poe et le « trop tard, trop tard » de Visconti, me paraissent de la même intensité, et de la même grandeur. Qu’est-ce que c’est ce « trop tard » ? Trop tard pour qui ? Trop tard pour quoi ? Trop tard... Remarquez que cela scande, strictement, tous les films de Visconti. Dans "le Guépard" : « Trop tard pour la Sicile », c’est le thème obsédant ; même le Nouveau Régime ne pourra rien pour la Sicile. Trop enfoncée dans la mort, trop tard pour la Sicile, mais également trop tard pour le vieux Prince, car le vieux Prince - et c’est un « trop tard » qui ne comporte aucune équivoque, aucune ambiguïté - car le vieux Prince... Il s’est passé quelque chose d’extraordinaire : pour sauver la famille, il a autorisé le mariage de son neveu préféré avec une fille de nouveaux riches. Et ce mariage, je précise, est un mariage d’amour entre le neveu et la fille des nouveaux riches. Mais, mais, mais...un court moment manifestement la fille de nouveaux riches est frappée par le vieux prince. Je veux pas du tout dans ce sens, j’insiste, il n’y a pas du tout d’ambiguïté, pas du tout qu’elle en soit amoureuse : elle comme ça, elle est fascinée par le vieux prince. Elle aime le petit gars, enfin le neveu, mais elle est fascinée par le vieux prince, et elle danse avec le vieux prince. Et dans une scène qui m’a parût une des plus belles images de Visconti, il y a la composition de Visconti, le bal, dans la demeure du prince et, il y a un moment prodigieux où ils se regardent tous les deux, la jeune fille et le vieux. Et ils sont l’un à l’autre mais par-delà tout, par-delà les corps et les âmes, ils sont l’un à l’autre, ils sont... et le neveu est complètement annulé - c’est Alain Delon, qui joue très bien ! Il regarde ce couple. Très, très beau, ça. Très, très beau. Et bien sûr ça ne durât qu’un instant. Et bien sûr la jeune fille n’est pas amoureuse du prince, et bien sûr le prince sait bien que - peut -être que dans sa tête à la rigueur il se dit : « ah, si j’aurais eu, j’aurais eu, cinquante ans de moins, bah oui, c’est moi qui l’épousais ». Il ne l’aurait pas épouser d’ailleurs le vieux prince ! Il peut se dire ça, mais ce n’est pas ça qui compte). Par-delà les âges, ils sont voués l’un à l’autre d’une manière presque... d’une manière, indicible : « trop tard, trop tard... »

Dans « Senso », les amants abjects et notamment l’officier autrichien, le lâche officier autrichien, ne cesse de dire à la comtesse qui a trahi la cause des garibaldiens pour lui, ne cesse de dire, « trop tard ». Tu ne vois que notre amour est trop tard ? Et il se vautre dans l’abjection d’autant plus que ce « trop tard » ne cesse de résonner.

Dans « Violence et Passion », le vieux professeur artiste, pas artiste mais aristocrate, qui s’entoure d’œuvres d’art est envahi par une famille vulgaire, insupportable, de véritables canailles. Le professeur a une révélation : c’est que le plus canaille de tous ces envahisseurs est, en vérité, aurait dû être en vérité, son amant de nature et son fils de culture. Et là aussi résonne : « trop tard, trop tard ».

Je n’ai pas besoin d’ajouter « La mort à Venise ». « La mort à Venise » nous présente beaucoup moins un artiste, mais je trouve que rapprocher le musicien de « La mort à Venise » de Mahler est stupide, parce que ce n’est pas du tout le cas. Le musicien de « La mort à Venise » est un artiste, donc ça semblerait contredire ce que j’ai dit précédemment sur l’aristocrate qui n’est pas un artiste, mais il est beaucoup plus un aristocrate qu’un artiste. En effet, il est dit formellement que son œuvre est fondamentalement intellectuelle, que son œuvre est une espèce d’algèbre de la musique. On peut dire tout ce qu’on veut du malheur mais pas que c’est une algèbre de la musique, ni que c’est une œuvre sèchement intellectuelle. C’est un artiste trop intellectuel : il a raté son œuvre parce... il a fait une œuvre abstraite. C’est un aristocrate de l’art, ce n’est pas un artiste. Et qu’est-ce qu’il reçoit ? Il reçoit la révélation de la beauté sensible. Sous quelle forme ? Sous une forme chère à Visconti : un jeune garçon. Alors, qu’est-ce que c’est que ce « trop tard » ? Ça n’a aucun intérêt de se demander si Visconti est obsédé par l’homosexualité ou pas. Parce que je remarque que dans la liste des exemples que j’ai donné, le « trop tard » ne concerne l’homosexualité que dans deux cas : « Violence et Passion » et « « Mort à Venise ». Les autres cas, c’est des cas au contraire, où la révélation de la beauté sensible passe par l’hétérosexualité. En fait, il faudrait dire qu’il y a deux modes de révélation de la beauté sensible. C’est et c’est très normal... Le Beau c’est quoi ? C’est l’unité de l’homme et de la nature. Ce n’est pas par hasard que Visconti est resté marxiste, d’un marxisme étrange et aristocratique. Il a inventé un marxisme aristocratique. Le Beau c’est l’unité de l’homme et de la nature. Bon... Simplement on peut la concevoir de deux manières, l’unité de l’homme et de la nature : on peut la concevoir comme unité sensible ou comme unité sensuelle. L’unité sensible de l’homme et de la nature, c’est le paysage ou plutôt, bien plus profondément : l’unité de l’homme et du milieu. La terre tremble. L’unité des pêcheurs et de l’île. L’unité sensuelle de l’homme et de la nature là, c’est, c’est une question, on ne peut pas... bah oui, mais ça n’a pas beaucoup d’intérêt... Pour Visconti le plus souvent, et je me réjouis de ce « le plus souvent », que ce soit ôte tout intérêt ou à des développements trop précis qui n’aurai aucune importance... le plus souvent c’est l’homosexualité. L’homosexualité contient une unité sensuelle de l’homme et de la nature selon lui finalement, plus fréquente, ou qui a plus de chances, et ça apparaissait dès son premier film « obsession », où l’homosexuel gitan, le gitan homosexuel proposait une issue au héros empêtré dans sa relation amoureuse criminelle avec la femme. Mais pas toujours. Dans le cas du Guépard, c’est une unité sensuelle homme/femme. Il faut dire qu’il ne me semble pas du tout que Visconti soit obsédé par ce problème de l’homosexualité.

Bien... Alors, qu’est-ce que c’est que cette révélation qui vient trop tard ? Encore une fois, je me répète, elle vient trop tard pour tous sauf pour l’œuvre d’art. C’est elle qui va constituer la dimension même de l’œuvre d’art, ce « trop tard ». Et là aussi c’est très, très proustien : complètement proustien. Alors c’est ça que j’appelais le quatrième état cristallin, cette espèce de cristal en décomposition. Bon...Voilà nos quatre états. Encore une fois, je fais appel à vous pour que vous en trouviez d’autres.

Là-dessus, on peut passer au problème, à la suite ; la suite, c’est quoi ? C’est la dernière fois et jusqu’à maintenant, et cette dernière fois jusqu’à maintenant qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai passé mon temps à... bon.... Décrire, de points de vue différents, l’image- cristal. Je l’ai décrite de deux points de vue : les éléments qui la composent ; les étapes par lesquelles elle passe. On passe à la suite naturelle, notre suite naturelle ce n’est pas tout ça : on voit quelque chose dans le cristal ; l’image-cristal renvoie à un voyant, c’est un cinéma de voyants. On voit quelque chose dans le cristal, et qu’est-ce qu’on voit dans le cristal ? On le sait, je ne reprends pas tout ça. On le sait, on le sait bien...c’est l’image-temps directe. Le temps n’est plus conclu indirectement du mouvement ; c’est une image-temps directe qui se révèle dans le cristal. On la voit dans le cristal. Qu’est-ce que c’est que cette « image-temps directe » ? Un peu de temps à l’état pur, on le sait aussi. Tout ça c’est de l’acquit, donc on a fait beaucoup de progrès. C’est le temps dans sa fondation même, c’est-à-dire, le temps en tant qu’il fait passer tout présent et conserve tout passé. Il fait passer tout présent et conserve tout le passé simultanément, en même temps. Je dirai : c’est ça pour nous, enfin, dans l’état actuel de notre analyse, c’est ça « l’essence » du temps.
-  Et c’est ce que j’appellerai le premier schéma, la grande premier figure bergsonienne, à savoir, « à chaque instant le temps se divise, se différencie, en deux jets simultanés : l’un qui fait passer tout présent, l’autre qui conserve tout le passé. » C’est la différentiation ; la figure de la différentiation du temps. Le Temps comme étant processus, procède de la différentiation. Donc, je dis du Temps, qu’à la fois il fait passer le présent et conserve le passé. Et c’est ça ce que je vois dans le cristal.

Bon, ma question c’est qu’évidemment, peut-être à ce moment là qu’il y a deux images de temps directes, je vais pouvoir saisir le temps pur en fonction de deux images directes : une fondée sur le présent, une fondée sur le passé. Un temps pur, mais alors, qu’est-ce que c’est ? Ni le passé empirique, ni le présent empirique. Qu’est-ce que ça peut être, ça ? Je vais avoir deux figures directes du Temps. Est-ce possible, et en quoi est-ce qu’elles consistent ? Bon, voulez un petit repos ? Ça va être un peu dur. Mais pas longtemps. trois minutes ! trois ! il y en a déjà une !

Voilà, première figure : le passé qui se conserve. Alors, ça va être simple le passé qui se conserve. Ça va être simple, mais c’est justement le contresens à éviter. Car le passé qui se conserve ça n’a rien avoir avec un souvenir que nous aurions conservé. Et ça, on tourne autour de ça depuis déjà longtemps. On a passé notre temps à dénoncer le « flash-back », mais c’est pas seulement le « flash-back », c’est l’image-souvenir elle-même qui est insuffisante. Le passé qui se conserve n’a rien à voir avec un souvenir qui se conserve parce qu’à la rigueur on peut dire, si vague que soit la formule, nos souvenirs se conservent en nous, mais le passé ne se conserve pas en nous. Où se conserve le passé ? Le passé, d’après notre schéma, d’après ce qu’on a dit : le passé se conserve dans le temps. C’est... c’est la grande idée bergsonienne : le temps n’est pas un agent de destruction du passé ; le temps conserve le passé, c’est le conservatoire du passé. Mais on peut dire toujours ça, c’est très obscur, et pourquoi ? Et qu’est-ce que c’est que ce passé qui se conserve dans le temps ? Si vous vous répétez ça jusqu’à que vous preniez en considération chaque terme de la formule « le passé se conserve dans le temps », vous devez pressentir que c’est une figure très paradoxale du temps. Si le passé se conserve dans le temps, mais le temps va avoir une toute autre figure. Quelle figure ? Ce sera la deuxième grande figure bergsonienne : ce sera le fameux cône. (Deleuze écrit au tableau) Là, il y a « S » ; le cône renversé de Bergson. Il y a « S » qui est l’actuel présent. Et le cône c’est le temps où l’ensemble du passé. Comment le passé se conserve-t-il ? Dans le temps, sous forme d’autant de sections du cône que vous voudrez. Et, d’où alors, on se précipite en voulant ajouter des difficultés, en constatant simplement que Bergson ne considère que les sections les plus simples ; c’est-à-dire, des sections parallèles à la base. Qu’est-ce qui se passerait s’il considérait des sections obliques ? On n’aurait pas fini parce que ça c’est déjà tellement compliqué, ça a l’air simple, ça. Et de quel droit nous dit-il (et les textes ne sont pas simples, c’est chapitre trois « Matière et mémoire ») et il nous dit : « à chaque section du cône, il y a tout notre passé ». A chaque section du cône il y a tout mon passé. C’est-à-dire je peux... « S1 », « s2 », « s3 »... Bon, tout mon passé est là. Où, dans ma tête ? Pas du tout ! Dans le Temps. Et qu’est-ce qu’il veut dire ? On s’enfonce dans l’obscurité. (rires) Toutes ces sections coexistent - elles coexistent avec quoi ? elles coexistent les unes avec les autres, et avec « S ». Si bien que grand « S », qu’est que c’est ? L’actuel présent : ce n’est rien d’autre que la section la plus contractée, de tout mon passé. Tout mon passé coexiste avec quoi ? avec l’actuel présent. Où ça ? Dans le temps. Il coexiste à des degrés diverses qui correspondent à s1, s2, s3. « Coexiste » ça veut dire quoi ? Ça veut dire « ne pas se succéder ». Supposons que... là, c’est pas ce que dit Bergson, tellement les textes sont compliqués (inaudible) Supposons que là, j’ai mon enfance, là ma jeunesse, mon adolescence, là mon état adulte, ou des choses, on peut multiplier les sections. Là, ma vieillesse. Vous, votre cône à vous il s’arrête avant le mien mais ça ne change rien. Vous aurez aussi toutes vos sections et à quelques moments que vous preniez vous avez une multiplicité de sections. Je dis à la manière de F. Bergson : « je suis construit en mémoire : mon enfance, mon adolescence, mon état adulte et ma vieillesse coexistent. Coexistent par rapport à mon actuel présent, étant mon actuel présent n’est qu’un degré plus contracté de mon passé, de tout mon passé. A chaque fois il y a tout mon passé ; tout mon passé jusqu’à un certain point. Là, dans la section enfance, par exemple, ça s’arrête à la fin de mon enfance. D’accord, mais écoutez-moi bien : il est vrai que ces différents segments de passé se succèdent du point de vue de quoi ? Du point de vue de l’ancien présent, qu’elles ont été. Chacune à une limite qui lui est propre : fin de mon enfance, fin de mon adolescence, etc. Du point de vue de leurs limites relatives, elles se succèdent. C’est-à-dire, du point de vue des anciens présents qu’elles ont été. Mais du point de vue du passé qu’elles sont, elles ont une limite commune qui est mon actuel présent. Et là, elles ne se succèdent pas, elles coexistent. Vous comprenez ? D’ailleurs il n’y a rien à comprendre, il n’y a qu’a se laisser aller.

Voilà : tout mon passé coexiste avec soi dans ces différentes âges, du point de vue de l’actuel présent, qui n’est que le degré le plus contracté de mon passé. Je dirais que le Temps, c’est la coexistence de toutes ces nappes de passé. Toutes ces sections sont des nappes de passé dont chacune retient tout mon passé jusqu’à un certain point relatif, mais tout ayant une limite commune qui est mon actuel présent. Toutes ces nappes de passé coexistent : le temps c’est la coexistence de toutes les nappes de passé, le temps c’est la coexistence des âges qui se conservent en lui. On pourrait tout de suite dire, à qui ça nous fait penser au cinéma, mais, on ne mélange pas. C’est beau. Supposons que cette idée soit belle, ça ne suffit pas : qu’est-ce qui la rend nécessaire ? Qu’est-ce qui la rend nécessaire, c’est-à-dire : pourquoi dire ça ?

Premier point à remarquer : ne confondez surtout pas - mais alors que ce qui me fascine dans le chapitre trois de « Matière et mémoire », c’est que tantôt Bergson fait admirablement la distinction, tantôt ça glisse et tout se passe comme si la distinction se brouillait. Quitte à durcir les textes, je dis ne confondez surtout pas ces nappes de passé avec des images-souvenir. Comme lorsque vous dites : « je me souviens de mon enfance ». Pourquoi ? Quelle différence ? C’est que les images-souvenir... Non. C’est que ces nappes de passé comme existantes sont virtuelles ; elles n’ont pas d’existence psychologique. C’est pour ça que Bergson se réclame d’une métaphysique de la mémoire, et qu’il peut identifier la mémoire et le Temps. Ce n’est pas de l’image-souvenir. C’est ce qu’il appelle des « souvenirs-pur », en opposant l’image-souvenir et le souvenir pur. Et en disant : attention, le souvenir pur ne ressemble pas aux images-souvenir que nous en tirons. Je tirerai des images-souvenir de ces nappes de passé ; à quelle condition ? On le verra tout à l’heure. Je tirerai mes images-souvenir de ces nappes de passé, mais ces nappes de passé ne consistent pas en images-souvenirs. Elles rendent possible les images-souvenirs ; elles n’en sont pas. Ce sont des souvenirs purs, ce sont des nappes de passé qui n’ont pas d’autre existence que virtuelle. Elles sont purement virtuelles.
-  Mais rappelez-vous de notre règle : le virtuel a une réalité ; le virtuel n’a pas d’actualité, mais il a une réalité. Vous allez comprendre. Donc, je dis : les images-souvenir, ce sont des images en voie d’actualisation. On l’a étudié ça dix fois. Tandis que les nappes du passé, ce sont des purs virtuels, ce sont de pures virtualités. Elles n’existent que dans le Temps. Elles ne se sont pas actualisées dans une image que nous avons. Elles ne ressemblent même pas aux images-souvenir que nous allons en tirer.

D’où la question : mais qu’est- ce que c’est ces images ? Bien plus Bergson dit : Le souvenir pur se tient derrière l’image-souvenir, et même derrière l’image-perception. Vous vous rappelez le texte si beau que je citais la dernière fois ou l’avant-dernière fois. « Comme le magnétiseur derrière les hallucinations qu’il provoque ». Ce sont des magnétiseurs, des hypnotiseurs ; ils se tiennent derrière l’image- souvenir comme le magnétiseur ou l’hypnotiseur, derrière l’hallucination qu’ils provoquent. C’est-à-dire, qu’ils ne ressemblent pas. Notre question c’est : et quel besoin a-t-il de raconter tout ça ? Pourquoi est-ce que les images-souvenir ne lui suffissent pas ? Pourquoi éprouve-t-il le besoin d’invoquer des "nappes virtuelles de passé" qui constituent toute coexistence et qui constituent l’essence du Temps ? Faut qu’il y ait une raison ! On peut pas dire parce que c’est joli ! La réponse est celle-ci : sinon, la formation même d’images-souvenir serait incompréhensible. C’est son idée à lui, à savoir : une image-souvenir se distingue d’une image imaginaire. Pourquoi, comment ? Quand vous dîtes : je me souviens de cet épisode de mon enfance, vous ne prenez pas l’image-souvenir comme un rêve. Vous pouvez avoir des faux souvenirs, ça c’est un tout autre problème qui ne nous intéresse pas du tout pour le moment. Mais, l’image-souvenir se distingue en nature de l’image imaginaire. Pourquoi ? Suivant Bergson,(..) la réponse bergsonienne c’est celle-ci : si l’image-souvenir a une marque caractéristique, c’est parce qu’elle se rapporte au passé. Tout simple ce qu’il dit. Or, on aura beau la retourner dans tous les sens, on ne trouvera pas en elle ce qui la rapporte au passé.
-  En d’autres termes : l’image-souvenir ne se rapporte au passé que si c’est dans le passé que nous avons été la chercher. C’est lumineux, pour moi, c’est lumineux. Là aussi c’est question de goût - il y en qui resteront absolument fermés à cette (..) lls auront raison - qu’il ne m’embêtent pas avec des objections ; c’est que c’est pas pour eux Autre chose sera pour eux ! Il faut suivre juste le progrès du raisonnement. Vous avez une image-souvenir : « Ah ! Je me souviens que ma mère m’a battu quand j’ai fait ceci ». Bon, d’accord. Tu t’en souviens. Tu ne confonds pas ça avec une imagination. Tu dis « j’en suis sûr ». Tu tiens bon. Ça peut se révéler faux ; ça n’empêche pas. Tu invoques une nappe de passé qui fait la différence de nature entre une image-souvenir et une image imaginaire. D’où ça vient ? Vous pouvez dire : il y a dans l’image-souvenir un signe, qui justifie déjà cette différence de nature. Bergson n’en voit aucun. Il dit : vous aurez beau retourner une image-souvenir dans tous les sens : vous n’y trouverez pas la marque de passé, qui la distingue de l’image imaginaire. Si elle possède cette marque, elle la doit à quelque chose d’autre : elle la reçoit. Et de quoi la reçoit-t-elle ? (..) En d’autres termes : de même que pour percevoir un objet comme réel - ce par quoi Bergson anticipait toutes les analyses de la phénoménologie - il faut sortir de soi et être, comme diraient les phénoménologues, et être « à l’objet ». C’est-à-dire, c’est dans le réel en tant que tel, que nous percevons l’objet ; c’est dans le monde, (le thème de « l’être dans le monde »), ce n’est pas en nous, c’est dans le monde, que nous percevons la chose. Ou si vous préférez : nous percevons la chose là où elle est. C’est là qu’il va plus loin que la phénoménologie, c’est qu’il pense que le même argument, le même raisonnement vaut pour le souvenir. A savoir : de même qu’on perçoit la chose pas en nous mais là où elle est, dans le monde, nous saisissons le passé là où il est : dans le Temps même. Nous sortons de nous mêmes pour sauter dans une région du passé. Nous nous installons sur une nappe. « Nous sautons », cette expression apparaît ; nous nous installons d’emblée. Nous sautons dans une région de passé et nous l’explorons (nous n’avons encore aucun souvenir, aucune image-souvenir) ; nous explorons cette région. Si nous trouvons ce que nous cherchons mais sous une autre forme, tout est question de pressentiment, ou de post-sentiment, alors, tel point de la nappe de passé va s’actualiser dans une image-souvenir. Cette image-souvenir sera marquée par le passé, uniquement parce que c’est dans le passé que nous avons été la chercher. Mais là où nous avons été la chercher il n’y avait pas encore d’image-souvenir. Les images-souvenir se formeront à partir de la nappe de passé dans laquelle nous nous installons. Et toutes les nappes de passé coexistent entre elles. Et ils nous redonnent tout ce que vous voulez (..). L’exemple très frappant : je cherche un souvenir : où j’ai vu ce type ? Je croise quelqu’un et je dis "où j’ai vu ce type ? " Je suis sûr de l’avoir quelque part, où ? C’est-à-dire, j’essaie de former une image-souvenir. Comment j’essaie de la former ? Je tâtonne : j’ai d’abord une impression confuse que, c’est il y a longtemps ; je me disais : ah bon !... ce serait-il pas un ancien collège ? Je m’installe dans une région du passé, je tâtonne : rien ne répond. Et pourtant, il se peut que ça soit là. Qu’il y a un point de cette région, un point virtuel, mais je passe à côté. Je ne trouve pas.

Alors, je reviens en « S », mon actuel présent, et je lance une nouvelle sonde qui va m’amener à une autre nappe de passé. Ah non, c’est pas un ancien collège ! c’est peut-être... c’est peut-être un copain de régiment. Donc, je saute des nappes de passé, je m’installe dans une autre région et je tâtonne. Alors j’y mets un képi sur la tête, un chapeau, comme ça. J’essaie, je me dis donc : ça ne marche pas. Et tout ça c’est tout un domaine de rétention, comme dirait Husserl, pour parler un autre langage que bergsonien ; tout un domaine de rétention qui précède l’image-souvenir. Je tâtonne complètement. J’essaye de le faire marcher au pas.. Je reviens en « S », pas forcément dans ce sens, ça peut être dans un autre ordre. Je me dis : un ami d’enfance à l’école. Et j’essaie de retrouver sur sa tête des traits d’enfant. (inaudible) . je lui rends les joues un peu plus fermes, arrondies, je le fais plus petit et je me dis : est-ce que ça marche ? est-que l’image-souvenir va prendre sur cette nappe de passé là. Vous voyez toujours, il y a le magnétiseur derrière, un hypnotiseur. Chaque fois je m’adresse à l’hypnotiseur, au magnétiseur qui va me répondre : oui ou non. (..) En revanche je peux trouver ou ne pas trouver, peu importe.

Vous voyez pourquoi - je réponds à ma question - pourquoi Bergson éprouve-t-il le besoin de distinguer les nappes virtuelles de passé ? et les distinguer radicalement des images-souvenir qui prendront naissance à partir de ces nappes virtuelles.

Car, il y a une conséquence de cinéma immédiate, très importante. Vous allez comprendre pourquoi. Je ne peux pas dire qu’il y ait besoin de lire Bergson ! (..) je le dis d’avance pour que le problème s’épaississe. Supposez un plan : il y a deux personnes. Appelons l’une A, appelons l’autre X. Ils sont tous les deux en « S ». Voilà que, X s’installe dans une région de son propre passé ; il saute dans une région de son propre passé et il tâtonne. Et la réponse qui lui vient de l’hypnotiseur, c’est-à-dire, de cette section, c’est : « oui, tu as connu A ». Moi, X, j’ai connu A. J’ai sauté sur cette nappe. En même temps, A saute sur une autre nappe de son passé à elle. Elle tâtonne et elle ne trouve pas, rien qui puisse s’incarner en X. Elle n’a pas connu X. X, hypnotiseur, a connu A, et A risque d’être hypnotisée par X ; elle n’a pas son propre hypnotiseur. C’est un petit bout ça.

Peut-être que l’histoire peut se raconter tout autrement ; sûrement elle peut se raconter autrement ; sûrement elle doit se raconter autrement aussi. Mais elle peut déjà se raconter comme ceci. Vous avez retenu un aspect de « l’Année dernière à Marienbad ». Je dirais que cet aspect, notamment, vous le trouverez du point de vue de Resnais, et bizarrement vous ne le trouverez pas du point de vue de Robbe-Grillet.

Je prends un autre exemple chez Resnais, dans un très beau film (..) qui concerne alors vraiment un des films le plus profond sur le Temps. Je vous rappelle qu’un point de vue dans une capsule qui joue exactement le rôle d’image-cristal. Mais un cristal opaque. C’est même une de plus belles images-cristal-opaque. (..) du verre boursouflé, opacifié. Et, on va lui faire remonter le temps jusqu’à un instant précis et Resnais insiste tout le temps sur : « ce n’est pas du flash-back ; ce n’est pas de l’image-souvenir ». Et il dit : « le héros est censé revivre un instant de son passé ». Il va y avoir des catastrophes. On l’a encapsulé, là dans le cristal avec une petite souris. La souris en sort sans dommage. Elle est censée avoir revécu son instant passé, sans dommage. Là, Resnais est très ambiguë sur la preuve qu’elle a revécu l’instant passé. Là il est très discret. Mais, pour l’homme, ça va être la catastrophe. Parce qu’on n’arrivera pas à le ramener en « S », sauf tout à fait à la fin ; on le ramène à l’état de mort. Bon... Qu’est-ce qui s’est passé ? Là il y a une structure de « je t’aime, je t’aime » qui serait très importante pour nous quant à l’essence du temps. Aussi Je dis qu’un chose minuscule pour le moment. Je m’intéresse à la question : pourquoi la souris s’en sort-elle et pas l’homme ? C’est que... Un mystère, je le sais. Je me mets à la place de La petite souris, elle est supposée pouvoir revivre un instant passé. C’est... c’est l’état animal. Il n’y a pas trop de difficultés pour elle : elle peut, accordons lui cette possibilité, elle peut revivre un instant passé. Mais l’homme ne peut pas. Pourquoi l’homme ne peut pas ? C’est-à-dire, pourquoi l’expérience des savants diaboliques ne pouvait valoir que pour la souris et s’ils avaient réfléchi deux minutes, c’est-à-dire, s’ils avaient lu Bergson, ils ne l’auraient pas mis dans la capsule. (inaudible)Il aurait su que l’homme ne pouvait que faire craquer la machine. C’est évident, c’est-à-dire, ils n’ont pas fait assez de philosophie. Ils auraient su qu’un homme ne peut pas revivre un instant passé. Et pourquoi est-ce qu’un homme ne peut pas revivre un instant passé ? Pas parce qu’il ne peut pas revivre le passé, mais parce qu’il ne peut pas revivre l’instant.

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