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65-05/06/1984 - 1

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 65 du 05/06/1984 - 1 transcription : Arthur Graff et Dior Nda

Aujourd’hui vous me donnez les derniers papiers d’UV éventuellement. Alors il nous reste cette séance et la prochaine. Et donc il faut aller très vite. Alors bon... [bruits de chaises] on en était à ceci la dernière fois, c’était, une fois que nous avions défini l’image-cristal, on essayait comme ça de distinguer des états du cristal, c’est-à-dire des régimes d’images-cristal. Et alors on a comme ça - je fais des indications. On supposait qu’une œuvre comme celle d’Ophüls pouvait se présenter sous forme de cristal parfait, supposé parfait. C’est un idéal, le cristal parfait et j’avais essayé de le définir. [bruit de porte grinçante] Et puis on avait vu un second état cristallin, c’était le diamant à crapaud ou le cristal par lequel quelque chose fuit, le cristal fêlé. Et ça nous semblait, déterminer d’une manière possible - pas nécessaire - ça nous semblait éventuellement déterminer le régime de Renoir où il y a bien image-cristal représentée par le théâtre, la scène, mais où toujours quelque chose "fuit". Par exemple par le fond de la scène. Et qu’est-ce qui fuit ? eh bien, c’est que dans le cristal ou sur la scène, d’où le thème de Renoir perpétuellement, où commence le théâtre ? où commence la vie ? Eh bien la vie d’une certaine manière c’est ce qui fuit du cristal. Mais pourquoi le cristal ? Là il me semble, c’est par là vous comprenez que... je répète tout le temps dans la vie, il faut considérer les artistes, y compris les auteurs de cinéma comme des, toujours un aspect par lequel ce sont des penseurs, simplement. Alors Renoir, c’est un penseur simplement, il ne pense pas hors de son œuvre, c’est-à-dire il pense par image cinématographique. Mais penser par image cinématographique, ça vaut bien penser par musique ou penser par couleurs et lignes etc... Ce sont des formes de la pensée.

Et encore une fois dans les formes de la pensée, la philosophie existe mais n’a pas de privilège spécial. Elle a "son" monde de création. Eh bien si je traite Renoir comme penseur, je pose la question : bien qu’est-ce que c’est que ça ? Ça paraît un lieu commun : "où commence le théâtre, où commence la vie", tout ça. Non cela en n’est pas un du tout si vous le prenez, si vous le replacez comme on dit, dans le contexte d’une œuvre. Car l’idée de Renoir, il me semble, l’idée mais comme involontaire, inconsciente, je sais pas moi, je sais pas quoi dire, il n’y a pas, il n’y a pas à savoir : c’est pas une idée de la réflexion, c’est une idée profondément qui ne fait qu’un avec sa manière de vivre, avec sa manière de voir la vie.
-  Son idée c’est que dans le cristal ou sur la scène, on ne cesse pas d’essayer des rôles. Son idée c’est que le rôle, ce n’est pas quelque chose qui est joué par un acteur parfait. Ça, il y en a qui ont cette idée. Le rôle c’est quelque chose qui est joué par un acteur supposé parfait. Chez Renoir c’est pas du tout ça et je vous disais, c’est pour ça que, on l’a parfois accusé, ceux qui ne l’aiment pas, d’improvisation. C’est pas du tout une improvisation, moi je crois que c’est quelque chose de délibéré chez lui. C’est que le rôle, ce n’est pas quelque chose qui est joué par un acteur supposé parfait, c’est quelque chose qui est essentiellement "essayé".
-  Le théâtre c’est le lieu où des gens essayent les rôles.

Et par là ce serait le seul côté, je dis pas qu’il y ait la moindre ressemblance entre les deux auteurs, ce serait le seul côté par lequel Renoir rejoindrait "un" aspect de Brecht. Brecht avait une idée fondamentale qui est, finalement : le théâtre et l’éducation ne font qu’un. Renoir, d’une certaine manière, réinterprète cette idée, d’une identité du théâtre et de l’éducation. Mais chez lui, vous voyez quel sens elle prend, qui est assez différente du sens que Brecht lui donne. Le théâtre est fondamentalement une éducation parce que, où l’éducation est un théâtre parce que éducation et théâtre, c’est l’instance sous laquelle on essaie des rôles. Alors ça veut dire quoi ça ? Dans l’image-cristal ou sur la scène on ne cesse pas d’essayer des rôles. Jusqu’à, jusqu’à, jusqu’à quoi ? Jusqu’à ce qu’on trouve le bon. C’est-à-dire, jusqu’à ce que chacun trouve le rôle de sa propre vie. Le rôle de ma vie n’est pas donné d’avance, seulement, pas sûr que je le trouve. À ce moment là, je resterai sur la scène. Si je trouve le rôle de ma vie d’une certaine façon, je sors de la scène. C’est pour ça que l’image-cristal a toujours une fêlure par laquelle quelque chose fuit ou peut fuir. À ce moment là, finit le théâtre. Le théâtre est créateur d’une nouvelle réalité. Comprenez, c’est ça l’idée d’un théâtre créateur chez Renoir et c’est très différent encore une fois, de beaucoup d’autres conceptions du théâtre. Le théâtre est vraiment créateur d’une nouvelle réalité. En ce sens que le théâtre est le lieu où l’on essaie des rôles, mais dans la mesure où on trouve le rôle authentique, le rôle de sa vie, on sort du théâtre. On sort du théâtre mais pas pour retomber dans la réalité, on sort du théâtre pour entrer dans une réalité nouvelle qui s’est créée au fur et à mesure de l’essai des rôles. Il me semblait que c’était ça qui faisait l’espèce d’optimisme final de Renoir, c’est-à-dire sa croyance en un avenir, sa croyance en un futur, sa croyance en une réalité à créer.

Et je vous disais, prenez n’importe quel film de Renoir, ça varie beaucoup, il a ses moments de pessimisme où on ne pourra pas sortir du cristal, où on est condamné à essayer tous les rôles, à changer de rôles, sans issue tout ça. Ça arrive chez lui, quand les choses vont mal pour Renoir, ou pour le monde. Mais quand ça va bien, c’est sous cette forme. En d’autres termes je dirais des deux dimensions du temps voyez,
-  le passé qui se conserve
-  et le présent qui passe, Renoir met l’accent positif sur le présent qui passe.

Les passés qui se conservent, se conservent sur la scène. Ils retombent sur la scène. Le présent qui passe lui c’est la direction du temps qui sort du cristal et qui à mesure qu’il en sort crée une nouvelle réalité. Le présent qui passe c’est le galop. On sort du cristal par un galop. La fin de French Cancan, le french cancan endiablé de la fin de French Cancan. C’est la grande sortie, c’est la grande sortie dans la vie. C’est au galop qu’on sort du cristal, tandis que les rôles passés - c’est-à-dire ce qu’on appellerait, je ne reviens pas là-dessus parce que c’est ce qu’on a vu précédemment - ce qu’on appellerait la petite ritournelle, ça tourne dans le cristal. C’est la ronde des rôles qu’on a successivement essayé.
-  C’est donc une seconde figure du cristal.

Puis j’avais dit mais ça ne se termine pas là, il y a une troisième figure et j’avais commencé. Heu bon, heu je disais. Fellini en un sens, [inaudible] ce serait le troisième.
-  Troisième état du cristal. Et là Fellini c’est très curieux je vais vous dire parce que, heu, considérer un film de Fellini bon ben lui c’est ni le cristal parfait, ni le cristal qui fuit au fond, par un fond, d’où le rôle de la profondeur de champ chez Renoir. Fellini c’est tout à fait autre chose, c’est encore un autre monde mais un monde cristal de plus. Avec son problème de en sortir, y rester, pas en, pas en, pas en sortir etc... Heu...
-  Fellini je vous disais, eh ben, c’est le cristal rapporté à ses germes, c’est le cristal en voie de formation, et perpétuellement en voie de formation. Car si dans le cas d’Ophüls, le cristal est parfait, on a bien vu que le cristal parfait est un idéal. Le cristal de fait n’est jamais parfait. Le cristal de fait n’est jamais parfait parce il ne cesse par endroit, de croître. Le cristal ne cessera de croître dans la mesure où il aura toujours, on l’a vu, du milieu à cristalliser. Bien plus, en lui-même il n’est que limite. Le cristal est pure limite, entre le germe dit cristallin et le milieu cristallisable. Donc en un sens il ne cessera pas de croître.

Or c’est cet aspect - voyez, on pourrait dire de chacun des auteurs là dont on s’occupe : ah ben oui, chacun a retenu un aspect fondamental du cristal, il a retenu un état cristallin. Alors le cristal rapporté à ces germes c’est le cristal toujours en voie de formation. Si vous comprenez ça, on s’étonnera pas que dans une telle œuvre, dans celle de Fellini il me semble, il ne puisse plus s’agir de sortir du cristal. Puisqu’il s’agit de le former et de le faire croître sans cesse. Et ce sera la première grande opposition, ce sera la première grande différence entre Renoir et Fellini.

Chez Fellini il s’agit plus de sortie - au début car tout ça, si on avait le temps, on verrait les choses de plus près, ça va de soi qu’une œuvre a une évolution. Au début Fellini ne tient pas ses formules toutes faites. Hein, il y arrive, il y arrive très très lentement, à force de travail. Au début, il s’agit encore de sortir, si vous prenez "La Strada", si vous prenez encore... c’est un cinéma encore qui s’inscrit dans le néoréalisme du point de vue de l’errance. Il s’agit encore de sortir, de partir. Mais très vite comme Amengal le signale très bien, chez Fellini très vite il ne s’agit plus de sortir. Pourquoi ? il n’y a pas de sortie. Mais pas du tout au sens où on dirait il y a pas d’issue, pas du tout au sens où chez Ophüls il y a pas de sortie. Parce que si chez Ophüls il n’y a pas de sortie c’est au nom de l’état parfait supposé du cristal, on peut pas en sortir.

Chez Fellini c’est pas du tout pour ça. S’il n’y a pas de sortie du cristal c’est parce que le problème est ailleurs. C’est parce que le problème : c’est comment y entrer, puisqu’il n’y a que des germes. Et que les germes sont des entrées. Si bien que finalement le cristal lui-même, ce sera si l’on peut dire, la transversale de tous les germes. Ou ce qui revient au même : la transversale de toutes les entrées. Il n’y aura que des entrées d’où la structure alvéolaire de ce cinéma, chaque alvéole est une entrée, d’où comme le dit aussi très bien Amengual dans un texte qui me paraît très, très bon sur Fellini, d’où c’est plus le modèle du théâtre, ni le modèle du cirque, c’est le modèle de Luna park. C’est toujours un luna park. Pourquoi ? Parce que Luna park, c’est une série alvéolaire, c’est même pas - c’est plus profond, il passe par le cirque, il passe par tout ce que vous voudrez - mais la vraie structure qui est adéquate c’est une structure de type Luna park. La structure alvéolaire vous la trouvez à l’état pur par exemple dans certains décors du Satyricon. Bon alors je dis : il n’y a que des entrées, et c’est ça qui constitue les ent... Chaque, chaque entrée est un germe cristallin et qu’est-ce que le cristal ? Je ne dirais pas que c’est la somme de ces germes, c’est la transversale des germes, c’est-à-dire le passage d’une entrée à une autre à travers une cloison.

Bon si c’est ça, je disais... Prenons vite, il y a tout de suite un problème alors, et on voit très bien que le rapport par exemple spectacle/vie pourrait être dit "commun" à tous les auteurs que j’étudie, mais il est posé de manière très différente par Renoir et par Fellini. Évidemment il est posé d’une manière complètement différente. Parce que chez Fellini, le problème va être celui-ci :
-  une fois dit qu’il y a toujours de multiples entrées, qui sont autant de germes cristallins, il y en a qui avortent, il y en a qui réussissent, seulement je ne le sais pas d’avance. Ce serait trop beau si je le savais d’avance.

-  Qu’est ce que ça veut dire une entrée qui avorte ? Ça veut dire, si vous vous rappelez nos analyses précédentes, ça veut dire une face qui devient opaque.
-  Qu’est-ce que ça veut dire une entrée qui réussit ? Ça veut dire, une entrée qui devient une face, qui devient la ville.

D’où le rôle spécial de la lumière chez Fellini qui ne peut pas être le même que la lumière chez Renoir, qui peut pas être le même que la lumière chez Ophüls. Chez Ophüls la lumière est d’un bout à l’autre cristalline. Si vous considérez "Madame de", par exemple c’est une lumière cristalline de Ophüls c’est parmi les plus belles qui soient, mais comprenez en quel sens. Le maniement de la lumière, ben implique aussi quelque chose qui est étroitement apparenté à la pensée, c’est-à-dire c’est pas pour des raisons simplement esthétiques qu’un auteur de cinéma a besoin de tel régime de lumière. Tout, là tout est lié, c’est lié aussi à sa pensée. Alors bon, je dis, prenez des films, je prends trois exemples, prenez "Roma", prenez "Huit et demi", prenez enfin le chef-d’œuvre, "Les Clowns", c’est comme ça que ça s’appelle ? [oui] Les Clowns hein ? Ouais ? [oui] Les Clowns, qu’est-ce que vous voyez, de quoi est fait le film ? Quel est le sujet au sens le plus plat du mot sujet ? Quel est le thème ? Le thème se confond strictement avec l’examen de toutes les manières d’entrer dans le thème. C’est ça le coup diabolique de Fellini. Heu, il n’y a pas d’autre, il n’y a pas d’autre thème. Il n’y a pas d’autre thème que : "comment entrer dans le thème".

Alors en effet on peut dire c’est très moderne cette manière, moderne ou pas, ce qui compte c’est que, c’est que lui, il vit ça. Il vit ça. Pour l’imaginer, on pourrait comparer ça pour rendre ça plus humain à notre niveau... Rappelez-vous quand vous présentiez le baccalauréat. Bon, on peut concevoir toutes sortes de types de candidats.
-  Il y a le candidat qui fait son plan parfait d’avance, ça c’est Ophüls hein, il fait son cristal parfait.
-  Il y a le candidat qui fait son cristal et puis il faut que ça fuit, et il garde la dernière heure pour improviser. J’en ai connu des comme ça, c’était intéressant, ça c’était des "renoiriens". - Et il y a celui, ça c’est plus inquiétant mais il y en a pour heu qui pendant les quatre heures de l’examen va se demander comment entrer dans le sujet. [rires] Par quel bout, par quel bout prendre ce truc, ça c’est un fellinien. Seulement justement vous voyez que pour réussir avec cette méthode, là il faut le génie, sinon on arrive à la fin et puis on n’a pas trouvé d’entrée. Là il va faire l’examen de toutes les entrées dans le sujet et le sujet se confondra, le traitement du sujet ne fera qu’un avec l’examen de toutes les manières d’entrer dans le sujet. Alors je vous disais première remarque, bon, je vais très vite là.
-  Vous avez l’entrée historique,
-  l’entrée psychologique par souvenir d’enfance,
-  l’entrée archéologique par découverte de la fresque,
-  l’entrée géographique par le périphérique, bon.

Quand il aura fait l’examen de toutes les manières d’entrer dans Rome il s’arrête, c’est fini, le film est fini. Certaines se seront opacifiées, je vous disais la fresque à peine apparue, disparaît. C’est un processus d’opacification. Une entrée s’est opacifiée, pourtant on aurait pu croire qu’elle était la plus riche. En même temps faut pas exagérer, ces entrées elles se mélangent, les fresques sont découvertes quand on creuse pour faire le métro ou je sais plus quoi. Bon, la fresque souvenir d’enfance et l’entrée historique par le passage du Rubicon se contaminent, se court-circuitent, bon... Il y a des entrées qui marchent et d’autres qui marchent pas. Mais la description d’une entrée qui ne marche pas, peut être fondamentale. Une entrée qui s’opacifie peut être fondamentale parce que, nous amener à découvrir, l’entrée qui va elle, en revanche, se faire limpide.

Dans "Huit et demi" c’est encore plus évident, enfin pas plus, c’est la même chose, simplement avec génie ça varie chaque fois, cette structure des entrées multiples chez Fellini. Vous avez, il faudrait même prendre l’ordre mais je n’ai pas présent à l’esprit, ça n’importe pas, donc je dis en désordre, si si non ça commence par... un cauchemar. C’est une entrée, dans quoi, on sait pas. Dans Huit et demi on sait pas dans quoi on entre car ça commence par un cauchemar. Le cauchemar là dans le tunnel, qui se poursuit en rêve. Ça se poursuit par états de corps : la fièvre, la dépression et tout y passera... Les souvenirs, les fantasmes, tout ce que vous voulez. Les rapports alors, quelle est l’œuvre ? Il s’agit de faire une œuvre dans "Huit et demi", quelle était l’œuvre à faire ? Eh ben c’est toutes les manières possibles d’entrer dans l’œuvre, et puis voilà.

Les Clowns c’est encore plus net, mais pour chaque Fellini ça marcherait. Les Clowns là je me souviens un peu plus de l’ordre même des entrées.
-  La première c’est le souvenir d’enfance. Elle avorte, elle devient opaque, là on pourrait suivre absolument... mais elle est d’abord limpide, souvenir d’enfance. Ce que Fellini présente comme son goût à lui, enfant pour le cirque et les clowns. Mais ça s’opacifie parce que l’enfant a peur des clowns et cette entrée devient opaque sur l’image du clown débile. La débilité du clown. Elle se ferme.
-  Deuxième entrée, peu importe si mon souvenir me trompe mais enfin... Deuxième entrée alors d’un tout autre type, entrée sociologique : enquête. L’équipe de Fellini adulte va aller interviewer des clowns, ou de vieux clowns. Là aussi ça rend pas, parce que l’équipe elle est aussi clownesque que le vieux clown et ça s’opacifie dans cette espèce de confusion de l’équipe et des vieux clowns.
-  Troisième entrée, la plus grotesque, qu’on pourrait dire archéologique. L’équipe de Fellini va traîner les pieds dans les archives de la télévision où Fellini se fait recevoir comme un chien. Moi j’aime bien cette entrée là. Bon, là elle devient opaque tout de suite.

[coupure]

L’enquête archéologique... la recherche d’archive, alors bon vaut mieux l’imaginaire. Il y a la grande scène, on pourrait dire une entrée kinésique. Mais kinésique sous quelle forme ? Kinésique imaginaire, c’est-à-dire une espèce d’entrée "mouvement de monde". Et c’est la grande scène quasi rêvée, ou quasi cauchemar. La grande scène célèbre du corbillard des clowns, de la métamorphose en bouteilles de champagne, etc... Splendide scène, où les clowns se courent les uns après, derrière les autres, là dans une espèce de galop, de galopade, la grande galopade. Une troisième entrée. Vous remarquerez qu’à cette troisième entrée un clown n’a pas pu suivre puisque tout le thème c’est la mort des clowns, les clowns sont vieux. Un clown n’a pas pu suivre, il y a le vieux clown essoufflé qui a abandonné le cortège. Ce qui pour nous doit être le signe que c’est pas encore la bonne entrée. Pourtant on a fait des progrès d’une entrée à l’autre, c’est pas simplement que... mais il faudra trouver une autre entrée. Et voilà que, dernière tentative, le vieux clown essoufflé se lève et va évoquer son compagnon mort. Il prend sa trompette et lance un appel... et miracle... la trompette du clown mort répond. Et les deux trompettes entrent en écho. Là on tient une entrée. Ça veut pas dire qu’elle annule les autres, c’est l’entrée sonore.
-  C’est plus l’entrée kinésique, c’est l’entrée sonore où une trompette répond à une autre trompette. Pour parler comme Proust, et c’était comme si c’était, comme si c’était un commencement de monde. Une trompette solitaire répond à une trompette solitaire comme dans un commencement de monde.

Bon, voilà, mais alors voyez comment ça se pose [inaudible] je disais il y a une première opposition si vous voulez entre Fellini et Renoir puisque chez Renoir il s’agit de savoir si l’on peut et comment sortir du cristal. Chez Fellini au contraire il s’agit de savoir si l’on peut et comment y entrer.
-  Et puis la seconde grande opposition c’est que les signes du temps vont lêtre inversés. Chez Renoir ce qui comptait c’était le galop des présents qui passent. Pourquoi ? C’est lui qui était affecté du signe positif. Pourquoi ? Parce que c’est lui, galop du French Cancan, c’est lui qui nous faisait sortir du cristal. En même temps, une nouvelle réalité se créait. Et la ronde des passés qui se conservent au contraire restaient dans le cristal, c’était l’ensemble des rôles qu’on avait essayés. Vous voyez le salut c’était du côté du galop des présents qui passent, tandis que les passés qui se conservent, retombaient dans le cristal... Chez Fellini y a pas le lieu de s’étonner, c’est juste le contraire. Le galop des présents qui passent, c’est ce qui va en même temps rendre de plus en plus opaque les entrées par lesquelles il passe. Où galope-t-il ? A la mort.
-  Le mouvement des présents qui passent loin d’être créateur d’une nouvelle réalité, n’est plus rien que le passage à la mort.

On le voit bien dans les travellings, de Fellini et dans une chose dont il est devenu le spécialiste génial dans le défilé des monstres... Un travelling parcourt une série de monstres alignés, d’individus monstrueux, vieilles femmes très maquillées, hommes défigurés. Qu’est-ce qui y a de prodigieux dans ces travellings ? Ils sont lents, ça n’empêche pas ; c’est des lents travellings. Ca n’empêche pas de donner l’impression d’une espèce de galopade. Où court-il ? Où court-il, pourtant il ne bouge pas. C’est la caméra qui bouge, ça ne fait rien. Le travelling, le lent travelling vaut pour la course rapide des personnages à la mort. Ils sont comment pris ces montres ? c’est prodigieux. Ils sont pris exactement - hein, le travelling de Fellini, donne l’effet suivant. C’est comme si la caméra défilait sur sa file de monstres, d’individus immondes quoi, abjects et c’est comme si c’était des oiseaux de proies, un défilé où il y aurait autant d’oiseaux de proies immobilisés et à mesure qu’elle passe c’est comme si elle dérangeait. Vous savez il y a des règles pour regarder les oiseaux de proie, il faut pas les regarder hein, ils aiment pas ça. Alors c’est comme si elle passait le long des oiseaux de proie et chaque fois il y a un oiseau de proie plus monstrueux que le précédent et moins monstrueux que le suivant qui est comme dérangé et qui plonge - c’est les fameux regards caméra de Fellini, et qui plonge un très bref instant dans la caméra - ça défile, ça passe à l’autre oiseau de proie. Là vous avez, vous avez en effet ce qui faut appeler une galerie de monstres. Et c’est les présents qui passent, où vont-ils ? A la mort.

Par exemple la file des curistes dans" Huit et demi". La longue file des curistes. Vous voyez à l’inverse de Renoir et c’est forcé vu le problème de Fellini et sa différence avec le problème de Renoir, c’est complètement forcé. C’est forcé que les présents qui passent soient maintenant affectés du signe négatif. Tandis que les passés qui se conservent, c’est-à-dire ce qu’on appellait quand on s’en occupait du point de vue sonore, la ritournelle. C’est elle qui va être chance de salut. C’est elle qui va nous guider pour la bonne entrée. La galopade des clowns, c’était le présent qui passe et qui allait à la mort. Mais la trompette qui répond à la trompette solitaire, ça c’est la ritournelle, ça c’est l’entrée du Salut.

Et pourquoi est-ce que les passés qui se conservent, c’est des saluts ou la chance du Salut ? Pas du tout parce qu’il est fixé au passé en tout cas, pas du tout parce qu’il serait fixé au passé au sens de souvenir. Je ne crois pas du tout que Fellini ait le moindre goût pour le souvenir, ni pour le fantasme. Tout ça c’est, c’est pas ça qui compte, ce qui compte c’est les bonnes entrées et les mauvaises entrées. Ce qui est important c’est que, il s’agit pas du souvenir, c’est pas un culte du souvenir. C’est que dans le passé qui se conserve, il y a la chance du recommencement. Un des plus beaux mots de Fellini est un mot purement bergsonien, alors c’est : "nous sommes construits en mémoire, nous sommes construits en mémoire, deux points. J’ai tort de dire deux points car je cite inexactement alors... mais ça n’a pas d’importance.
-  Nous sommes construit en mémoire : l’enfant, l’adulte et le vieillard coexistent en nous. L’enfant, l’adulte et le vieillard coexistent en nous, c’est au moins dire que, il ne s’agit pas d’images souvenir renvoyant à d’anciens présents successifs, qui se succèdent les uns les autres. C’est maintenant et au-delà de tous souvenirs, que l’enfant, le vieillard, l’adulte coexistent en nous. C’est ça la chance du recommencement. Atteindre à cette mémoire supra-psychologique.

On verra, ça pose toutes sortes de problèmes ça. A cette cœxistence des régions : enfance, adulte, vieillard. Tel que soit toujours possible, ou donné, ou donnable, la chance d’un recommencement. Et si je prends moi personnellement, chacun à ses images préférées, une des images de Fellini que je trouve la plus belle, parmi les plus belles, c’est une image de" Amarcord" où la saison, la saison estivale est finie. Et la neige, les premiers flocons de neige se mettent à tomber. Et il y a la mort stupide et grotesque des lycéens, qui s’approchaient du Grand Hôtel qu’avec beaucoup de précaution et de sournoiserie tant qu’il y avait la saison, qui arrivent devant le grand hôtel qui est maintenant fermé et c’est devenu leur domaine. Et, dans une séquence extraordinaire, on reconnaît facilement là les rôles, il y a des lycéens, il y a le pitre, il y a le bon élève timide, il y a je ne sais plus quoi encore, il y a des enfin ; il y a toutes les variétés de lycéens, ils sont six ou sept. Et y en a un : le timide heu qui est plein, qui a plein de boutons là, heu... On peut pas dire qu’il danse, mais il marche mais avec des petits pas de danse, tout droit, il marche en ligne droite. il y en a un autre qui tourne sur lui-même, tout ça dans des mouvements assez ralentis. il y en a un autre, le pitre, qui joue avec des instruments de musiques imaginaires en se contorsionnant, tout ça, hein, splendide parce qu’il y a une science des distances, il faut pour Fellini montrer que à la fois ils sont un groupe et que chacun est seul pour lui-même dans ce groupe. Et là, y a un art je suppose qu’il a pris ses mesures, que c’est une image qu’on, qui serait très longue à, à commenter, faudrait d’abord la voir, pour pouvoir la commenter. Mais bon, mais et alors il y en a un qui tourne sur soi, un qui va en ligne droite, tout ça, ils s’entrecoupent plus ou moins mais toujours à distance etc... C’est comme si ils étaient devenus, et là on les voit devenir - c’est pas du souvenir, c’est pas du tout du souvenir, on est par delà le souvenir. Et pourtant c’est le plus profond de la mémoire - c’est-à-dire ils deviennent, et on devient avec eux, le contemporain de toutes les saisons, au sens propre du mot saison, de toutes saisons du Grand Hôtel, de toutes les saisons passées et à venir. La chance du recommencement. Alors qu’il y ait toujours une espèce de christianisme larvée là-dedans, car c’est assez proche de ce qu’on a vu d’autres années lorsque que j’essayais de commenter un peu Péguy, cette chance du recommencement qui vient de ce qu’on remonte dans l’événement. C’est exactement cette image d"’Amarcord."

Bon, alors vous voyez pourquoi les signes s’inversent ? C’est le passé qui se conserve, qui est affecté du signe du temps, du signe chronique positif puisqu’il contient la chance de tous les recommencements possibles.
-  Tandis que, l’autre aspect du temps, le mouvement des présents qui passent, loin de créer un futur, n’est rien d’autre que la course au tombeau. Si vous voulez là dans une même image comparer les deux : la file des curistes dans" Huit et demi", où courent-ils avec leurs grotesques petites timbales, leurs gros ventres etc... leurs manières, leur vulgarité etc... Ils courent à la mort. Ils courent à la mort. Et voilà que de la file est extraite, une jeune fille lumineuse, Claudia qui va distribuer les timbales. Et un moment se pose la question : est-ce elle, la bonne entrée ? Et, c’est comme si, à la course à la mort des présents qui passent, s’opposait la ritournelle c’est à dire la chance du recommencement, représentée par la jeune fille aux timbales. Il se révèlera plus tard que la jeune fille aux timbales, n’était pas une bonne entrée dans "Huit et demi". Bon, il fallait la tenter, elle nous apporte sans doute quelque chose, voilà.

Alors c’est presque l’inverse, en effet. Je disais sommairement pour rattraper ce qu’on avait fait sur la ritournelle et le galop et où, certains d’entre vous m’avaient tant aidé.
-  C’est forcé que chez Fellini c’est la ritournelle qui représente ou qui assume le signe positif du temps c’est-à-dire la chance du recommencement. C’est la petite ritournelle,l’élément positif du temps. Tandis que le galop est l’élément négatif du temps. C’est un Renoir renversé, mais renversé pour les plus sérieuses raisons. C’est-à-dire pour des raisons philosophiques, c’est-à-dire pour des raisons de pensée.

Alors est-ce

qu’on a fini avec les étapes cristales ? Non j’en verrai encore un et puis si vous m’accompagnez dans tout ça heu, peut-être vous, vous en trouverez encore d’autres, je ne prétends pas les épuiser les étapes cristales. Mais je vois quelque chose qui serait très intéressant si ça pouvait exister, ce serait le cristal en décomposition.
-  La décomposition du cristal, est-ce que ça existe ? Evidemment ça existe, il n’y a pas besoin de chercher longtemps. Mais c’est curieux comme c’est des types qui sont passés par Renoir qui ... Mais c’est pas qu’ils disent : "je vais faire de l’anti Renoir", non, non c’est que, leur passage par Renoir les fait sans doute prendre conscience d’un problème et leur capacité personnelle de transformer le problème.

Celui qui fait vraiment des images qu’il me semble ne peuvent se comprendre que par le processus de décomposition du cristal, c’est Visconti. Alors là j’aurais moi je, je vois pas d’autres états, mais heu, encore une fois... J’aurais donc mes quatre - ça tombe bien quatre auteurs qui correspondent aux quatre états cristallins, là aussi c’est trop beau pour être vrai, alors ça doit pas être vrai, heu... Mais enfin ça, ça fait rien, ça le sera. Chez Visconti, c’est curieux hein Visconti. Qu’est-ce-qui se passe ? Là aussi il arrive pas, il n’arrive pas à sa formule magique du coup. Qu’est ce qu’il aura travaillé Visconti pour arriver à savoir ce qu’il pensait lui-même. Heu... c’est vrai que c’est un aristocrate, les autres ne le sont pas, ne sont pas des aristocrates les autres. Mais c’est vrai qu’il pense comme un aristocrate. Et qu’est-ce-que c’est penser de "manière aristocratique ? Je considérerais, mon hypothèse ce serait que, que c’est à partir du "Guépard" que Visconti entre en pleine possession des éléments de son cinéma, ça veut pas dire que avant c’était imparfait, mais à partir du "Guépart" il a la maitrise, il a complètement la maitrise de son œuvre. Et encore une fois, avant, avant, c’était déjà sublime, bon... Or qu’est ce qu’on apprend (..) du Guépard ? Il y a quelque chose pourquoi Visconti est très très connu, ce sont les grandes compositions, les grandes compositions signées Visconti, qui sont des compositions aristocratiques, mettant en jeu des milieux aristocratiques : le bal chez le vieux Prince, le salon de musique dans "L’Innocent", le grand hôtel dans "la Mort à Venise", le pique-nique du "Guépard". Tout ça, ses grandes compositions signées Visconti. Mais qu’est ce que c’est une grande composition signée Visconti,
-  c’est la description d’un monde qui n’appartient pas à la création.

C’est-à-dire, c’est la description d’un monde artificiel, au sens de fondamentalement non naturel. Non naturel, ça veut dire quoi ? Ca veut dire suivant votre goût, "en dehors de l’ordre de la nature ou de l’ordre de Dieu". Ce monde est fait par qui et pour qui ? Je dis c’est un monde aristocratique, je voudrais que vous sentiez en même temps, en même temps que je parle, je n’ai même pas besoin de le développer, les affinités avec Proust. C’est pas par hasard que il voulait faire un film, qu’il n’a pas pu faire. C’est évident, parce qu’il me semble évident que Proust se fait la même conception de la mondanité. C’est un monde hors des lois de la nature et de Dieu. Qu’est ce que c’est que ces aristocrates ? Ce sont de vieux aristocrates, anciennement riches, c’est surtout pas les nouveaux riches, les nouveaux riches ne comprennent plus le monde aristocratique. Est-ce que c’est seulement des aristocrates anciennement riches, de grandes familles ? Non, on verra tout à l’heure que c’est pas encore une réponse suffisante, mais pour le moment on s’en tient là. C’est le vieux Prince, anciennement riche en passe d’être ruiné, bon... Et qui maintiennent, comme des rites dont le secret échappe à tous les gens qui n’en font pas partie... Pensez chez Proust par exemple, les rites des Guermantes qui ne sont absolument pas compris hors du milieu des Guermantes, ce qui fera même leur malheur, puisque le grand Charlus qui est vraiment le chef de tous les Guermantes, le grand Charlus chez les Verdurin n’est plus rien. N’est plus rien parce que tout, tout son... comprennent pas les Verdurin, ils comprennent pas, ils comprennent autre chose les Verdurin. Mais c’est des nouveaux riches qui sont très proches de l’art, qui ne sont pas simplement de nouveaux riches, mais ils ne comprennent pas ce monde, c’est le monde aristocratique, dont les rites sont, ne sont plus compris que par ceux qui les pratiquent. Et c’est bien le signe de la mondanité, si vous n’êtes pas mondain et que vous arrivez dans un milieu mondain, les signes de la mondanité sont les plus indéchiffrables du monde. C’est pour ça qu’un non mondain ne peut faire que des gaffes et qu’il y a une espèce d’intuition très spéciale de la mondanité car les lois de la mondanité ne coïncident jamais avec les lois de la société.

Les premières lois de mondanité, c’est que quelqu’un de socialement puissant ne sera pas reçu et sera estimé non recevable et quelqu’un d’apparemment minable socialement, sera au contraire fêté. Il y a un rapport mondanité/socialité qui est complètement opposé, complètement... Les lois ne sont pas les mêmes. Donc c’est un monde très très, très obscur, ce monde... Et pourtant c’est un pur cristal, hors, il me semble, dans son caractère artificiel, c’est admirablement dit par l’abbé, l’abbé personnel du vieux Prince dans le "Guépard". L’abbé explique au peuple dans un restaurant, dans un café, il me semble, je sais plus où, il arrive et puis il explique au peuple. Il dit : "oh ces gens vous ne pouvez pas les comprendre... vous pouvez pas les comprendre car ils ont - là je cite à peu près exactement ce que dit l’abbé, - car ils ont inventé un monde, ils ont crée un monde qui ne fait pas partie de l’ordre de la création". C’est un monde qui n’a pas été prévu par Dieu. Ce épatant ça ! Dieu a tout prévu sauf ce monde complètement tordu des aristocrates. Il a prévu les nouveaux riches, il a prévu les pauvres, il a prévu l’oppression, il a prévu heu... tout, sauf la manière de saluer et de parler de la duchesse de Guermantes. Ca Dieu ne l’a jamais prévu. Bon, c’est un monde hors des lois de la création, et l’abbé continue : "si bien que ce qui vous paraît pour vous d’une grande importance, ne leur paraît d’aucune importance". Par exemple la guerre, et ce n’est pas qu’ils souffrent pas de la guerre, ils y perdent leur fortune, ils y perdent parfois de leurs membres. Ca fait rien, pour eux c’est, c’est des péripéties. Ils ont tant de siècles derrières eux, il y a eu tant de guerres derrière eux. Une de plus, une de moins... toute péripétie... Et ajoute l’abbé, ce qui en revanche vous paraît puéril, n’avoir aucune importance, est pour eux démesuré et de toute urgence. C’est, le pique-nique du Prince, dans un pays dévasté par la guerre, le Prince ne va avoir qu’une idée, organiser son pique-nique. Alors on pourrait croire que c’est parce qu’il est indifférent, parce que etc... Non, comme dit l’abbé :"ces gens sont bizarres, ils ne pensent pas comme nous". La vraie affaire d’état, c’est le pique-nique, bon. C’est un monde bizarre ! Qu’est ce que c’est ces aristocrates qui forment vraiment le premier élément - pas le premier chronologiquement - mais le premier élément logique de ce cinéma de Visconti avec les grandes compositions, les admirables compositions qu’il en tire ? Eh ben c’est des gens bizarres, c’est des gens... C’est ça qui m’importe déjà beaucoup, c’est que Visconti est très conscient d’une chose, ce ne sont pas des artistes. Ce ne sont pas des créateurs, bien plus, ça j’aime bien chez Visconti qu’il a marqué que les vrais créateurs étaient autrement, étaient, étaient, quant à leur vie, très minables. Le vrai créateur c’est Wagner. Eh bien, Wagner il ne vit pas dans un monde aristocratique. Il tirera sans pitié de Louis II, tout ce qu’il pourra en tirer. Et c’est un homme très pragmatique le véritable artiste, puisque il fait tout servir à son œuvre. Et il n’y a qu’à son oeuvre et à ses amours, c’est un cynique, l’artiste.

Donc ces aristocrates, c’est pas des artistes, c’est pas des créateurs. Mais ce ne sont pas simplement non plus des amateurs d’art. C’est mieux que ça, faut pas d’autres mots : ce sont des gens qui savent profondément l’art. Ils le savent d’un savoir, d’un savoir tellement intime. Ils s’entourent d’art, voilà. Comme le vieux professeur aussi violant ses passions qui a un tempérament typiquement aristocratique. seulement voilà leur problème : ils savent profondément l’art et d’une manière vitale, et ce savoir les sépare de l’art et de la vie de l’art. Ils sont bien incapables de créer.

On pourrait dire la même chose d’une autre façon : Ils ne cessent de vouloir être libres et de se réclamer de la liberté. Mais c’est une liberté vide qui consiste à essayer des rôles. Le vrai artiste n’est pas libre. Qui est-ce qui se réclame de la liberté ? Constamment Louis II, dans le film même de Visconti, il ne cesse pas de dire : « Je veux être libre ». Mais en quoi consiste la liberté ? une liberté vide, aussi vide que les châteaux qu’il commande, et qui consiste à essayer des rôles et à tirer toujours des rôles dans la scène admirable avec l’acteur qui craque, si vous vous la rappelez, à tirer des rôles d’un acteur exténué qui finit par ne plus en pouvoir et par dire « pitié, pitié, j’en peux plus », pendant que Louis II lui dit : « Joue, joue, joue un rôle, joue un autre rôle, joue, t’es là pour jouer ! ». Et l’acteur se liquéfie, c’est-à-dire le véritable artiste tient pas le coup. Wagner ne tiendra pas le coup. Mais l’acteur ne tient pas d’avantage le coup. Bon, c’est ça qui montre que déjà ce monde hors de la création, qui obéit à des lois qui ne sont plus celles ni de la nature ni de Dieu, bien et quoi ? est un monde - et ça vaut pas seulement pour maintenant - est un monde qui ne cesse pas et n’a jamais cessé d’être en décomposition.

Et c’est le deuxième élément de Visconti, ces mondes en dehors de tout, en dehors des lois de la nature et des lois divines, sont irrésistiblement emportés dans un processus de décomposition.
-  Et c’est l’abjection comme deuxième élément de Visconti. C’est la décomposition du cristal. C’est le processus d’opacification. Abjection partout, partout l’inceste, partout le meurtre, partout la mort et le pourrissement organique, partout l’abjection morale, ah.... Et c’est le pourrissement organique de Louis II. C’est l’abjection de ses amours avec ses valets.

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