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64- 29/05/1984 - 2

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 64 du 29/05/1984 - 2 transcription : Magalí Bilbao Cuestas

« ... Image limpide, auquel il fait succéder la boite crânienne opaque d’un moine en prière, vue de dos. Vous voyez toute de suite où il veut en venir. Le film s’appelle "Illumination". Illumination c’est un thème Augustinien, de Saint Augustin. Zanussi, comme tous les Polonais, est Augustinien. Alors bon, pourquoi que... Serge Daney a écrit une phrase qui me parait très bonne sur cette situation du cinéma dans les pays de l’Est. Où il dit :" finalement, ce n’est pas étonnant qu’il n’y ait pas que Zanussi qui procède comme ça, c’est que finalement les écrivains et les hommes de cinéma, on ne leur laisse guère critiquer que la science, les autres pouvoirs, le pouvoir de la science, ils peuvent y toucher... ils peuvent y toucher. Les autres pouvoirs, le pouvoir politique, pas question, ils n’y touchent pas". Alors, en effet, ils se rabattent sur ce qu’ils peuvent. Zanussi, il va critiquer le pouvoir de la science. Ça veut dire on peut critiquer Litchenko mais on ne peut pas critiquer finalement Staline. Bon on vous laisse critiquer Litchenko ça oui, bon, on vous laisse critiquer la Science. D’où cette espèce de chose très étrange qui est le cinéma de Zanussi où toute l’histoire, alors science- foi, va se retrouver sur la rubrique, hélas Nietzschéenne ! "en quoi nous sommes encore pieux". En quoi nous sommes encore pieux. Voila ! L’image limpide de la science devient opaque. Pourquoi ? Au même temps que Zanussi va montrer que ces savants qui se réclament de la science pure, de la science limpide sont en fait, animés d’une volonté de puissance extrêmement louche et opaque et mènent une affaire, qui à coup sûr n’est pas claire. Et parallèlement, le savant opaque réduit à de petites besognes obscures, devient limpide et jouit d’une étrange lumière que n’est elle plus celle de la science mais qui est celle de l’illumination. En quoi nous sommes encore pieux ? Voila que le limpide est devenu opaque et que l’opaque est devenu limpide. Où plutôt, est ce que c’est comme ça ? Non pas tout à fait, pas tout a fait ! Il y a toujours incertitude, incertitude entre les deux, une espèce de principe d’incertitude. Et qui finalement dépend de quoi ?
-  J’introduis là, le troisième axe déjà - on verra - dépend du milieu.

Et ce qu’il y a d’intéressant dans le cinéma de Zanussi, c’est les extérieurs, le milieu. Le milieu qui est fondamentalement un milieu météorologique. Milieu météorologique qui est très lié : des paysages de neige très... ou des paysages liquides, qui risquent de faire basculer constamment le limpide en opaque et l’opaque en limpide. Et là, je ne sais pas, je crois l’avoir déjà dit. Il y a quelque chose en effet qui est très frappant dans le cinéma de l’Est ou dans le cinéma soviétique, c’est que précisément parce que, ce n’est pas un cinéma fondé comme le cinéma américain sur l’image-mouvement. Ils ont un goût extraordinaire des matières, c’est un cinéma des matières, c’est un cinéma des matières lourdes. Ils le doivent à Dotchenko, un grand auteur ancien. Tous ils garderont ça, la tradition russe fera intervenir les matières lourdes dans le cinéma. Les gros plans chez eux, ne seront pas des gros plans de Greta Garbo, ce seront des gros plans de citrouilles - voir Dotchenko - et de citrouilles dans la terre humide, des matières pesantes, des natures mortes denses ! Ça dans le cinéma américain n’est jamais arrivé, parce que pour des autres raisons, en raison de sa vertu même, c’est qu’il est allé tellement loin dans l’image-mouvement, que les matières ne suivaient pas. Le goût des matières, des matières lourdes - si vous pensez aujourd’hui à Kalatozov, à Tarkosky, à Zanussi, qui est polonais. Le goût des matières lourdes, ça c’est le propre d’une image qui ne considère pas que le mouvement est l’essentiel de l’image.

Bon, mais, voilà... j’en reste là pour faire transition avec quoi ? C’est que dans le cinéma de Zanussi, si vous m’avez suivi, on a envie de dire : il nous présente des savants, mais qu’est ce que c’est ses savants ? Il en fait des acteurs. Oui, évidement il en fait des acteurs, il en fait des êtres dramatiques par excellence. Or, l’être dramatique par excellence c’est l’acteur. Et tout ce que nous parait insolite chez Zanussi, au niveau des hommes de science confrontés dans leur couple limpide/obscur, limpide/opaque, l’opaque devenu limpide et le limpide devenu opaque, nous étonnerait moins, si on nous disait : ce sont des acteurs.

Pourquoi ? Ce que, quelle est la première face de l’acteur ? L’acteur, essayons de construire un paradoxe de l’acteur, qui n’a rien à voir avec le paradoxe de Diderot, il y a beaucoup de paradoxes possibles. Un autre paradoxe de l’acteur, c’est quoi ? Vous le sentez bien, le paradoxe de l’acteur c’est l’aventure du limpide et de l’opaque. Ça va nous confirmer : pourquoi l’acteur est accolé à son rôle ? l’acteur est a accolé a son rôle. Ça veut dire quoi ? On romantise, on dramatise les choses. L’acteur est un monstre, ce n’est pas que soit l’acteur qui soit un monstre, c’est les monstres qui sont des acteurs. Les monstres sont des acteurs nés. Pourquoi ? Par ce qu’ils sont par nature accolés à leur rôle. L’acteur, acteur n’est accolé à son rôle que par volonté et par hasard, mais le monstre il est accolé à son rôle par nature et destin. Pourquoi ? Parce que son rôle est constitué de ce qu’il manque ou de ce qu’il a en trop. Homme tronc ou siamoise.

Vous devez comprendre déjà, où je veux en venir, quant au cinéma. Bon, mais que ce soit l’acteur naturel c’est à dire le monstre ou l’acteur accidentel c’est à dire l’acteur par profession. Être accolé à son rôle, veut dire quoi ?
-  Le rôle c’est l’image virtuelle, le rôle est une virtualité, le rôle est une virtualité, le rôle est une image virtuelle.
-  L’acteur est un personnage actuel. L’acteur en tant que personnage actuel donne son actualité à l’image virtuelle, c’est-à-dire au rôle, il fait exister le rôle, il - comme on dit - il incarne le rôle.
-  Dans la mesure où l’acteur est accolé a son rôle, il rend actuelle l’image virtuelle, et l’image virtuelle du rôle devient par là même limpide. C’est la clarté, la sublime clarté de l’art ! Donc ce que Zanussi nous racontait sur l’homme de Science, c’était vrai bon, mais c’était bien plus prés de l’acteur et cela nous est beaucoup plus familier, beaucoup plus concret quand on parle de l’acteur.

Voila que l’acteur a donné toute son actualité à l’image virtuelle du rôle, et par là l’image du rôle est devenue limpide. C’est Hamlet en personne. Dès lors l’actualité de l’acteur est passée ailleurs. Puisqu’il est passé, l’actualité de l’acteur est passé dans le virtuel, le virtuel devenant actuel et par la même limpide, l’actualité de l’acteur comme personne, passe comme hors champ, elle est repoussée et elle retombe dans l’opaque. Derrière le masque, c’est-à-dire derrière le rôle, un sombre visage. On l’a beaucoup dit des clowns, ça. Bon, vous pouvez compléter de vous-mêmes... le sombre visage derrière le masque du clown. Son actualité est passée dans l’opaque et par la même est devenue virtuelle. En même temps que l’image virtuelle du rôle devenait actuelle c’est-à-dire limpide. L’actualité de l’acteur devient virtuelle et passe dans l’opaque - passe dans l’opaque ? Mais qu’est ce que ça veut dire ? Sombre visage derrière le masque, on n’a pas le choix, on a pas le choix. L’acteur est un criminel, sous cet autre aspect. Sous son aspect prive, qui est refoulé par son rôle public, qui est passé dans l’opaque, son activité privée ne peut être que celle d’un criminel, c’est ça l’opacité de l’acteur, c’est le projet criminel qui l’inspire, en tant que personne privée. Et ce projet criminel peut être de nature très différente, peu importe, il sera toujours criminel. Ca peut être le projet d’un justicier, ça peut être une vengeance, ce sera toujours une activité criminelle. Il ne faut pas exagérer ! Non, il ne faut pas exagérer ! C’est l’idée de l’acteur dont je parle, ce n’est pas les acteurs, hein ? c’est le concept d’acteur. je dis le concept d’acteur est le rapport mutuel entre deux images : l’image limpide, l’image devenue limpide du rôle public, l’image devenue opaque d’une activité criminelle secrète et privée.

Un très grand génie du cinéma a construit toute son œuvre sur ce thème, et sur ce circuit. C’est l’américain Tod Browning, dont on connait en France particulièrement, un film "Freaks". Mais qui en fit bien d’autres, dés le muet - Il est à cheval sur le muet et le parlant - Toute l’œuvre de Browning c’est une réflexion sur le monstre de cirque ou sur le clown, sur l’artiste de cirque, sur l’acteur de cirque qui pour lui condense l’essentiel de l’acteur. Et qu’est ce que c’est que les histoires de Browning ? - c’est un grand, c’est vraiment un grand auteur parce qu’il a amené son type d’histoire - qu’à ma connaissance n’aurait d’équivalent que dans les grands romans populaires du XIXe siècle chez Gaston Leroux par exemple. Je lis au hasard. "Freaks" est particulièrement connu : les acteurs sont des monstres, ce sont les monstres du cirque Barnum, toute leur actualité passe dans l’image virtuelle de leur rôle, ils sont accolés à leur rôle, qui par là devient actuel. Les deux siamoises, l’homme tronc, les adorables débiles, les deux débiles incroyables, les microcéphales, etc. Ils mènent leurs rôles en pleine lumière de la scène, du cirque. Et simultanément ils sont amenés à entreprendre une vengeance privée, dans la nuit sous les éclairs, quand ils vont poursuivre la femme normale qui les a méprisés, trompés et ils vont converger vers elle dans la nuit en suivant leur activité opaque, criminelle, leur vengeance à l’issue de laquelle, la femme normale se retrouvera monstre, pire qu’eux-mêmes.

Vous vous rappelez, si c’est beau là, dans les éclairs - enfin pour ceux qui ont vu le film. Or d’autres films de Browning qui montrent à quel point c’était une obsession chez lui, ça. Une histoire, une des plus belles histoires du monde, est dans un film de "Freaks" qui raconte ceci : Un faux homme tronc se fait vraiment couper les bras, c’est-à-dire, rend son rôle limpide, il donne tout son actualité à son rôle, il devient monstre. Il se fait vraiment couper les bras par amour car il est amoureux d’une écuyère qui ne supporte pas les mains des hommes - il n’y a que dans Gaston Leroux que je retrouve des équivalents de ces preuves d’amour de la plus haute poésie. Se faire couper les bras parce que on est amoureux d’une femme qui ne supporte pas la main des hommes c’est à dire d’une froide écuyère. Quoi de plus beau ? Mais au même temps qu’il passe ainsi dans la limpidité de homme tronc, il va comme reconquérir quelque chose de son actualité en poursuivant une vengeance privée à savoir la tentative d’assassiner son rival car entre temps l’écuyère s’est laissée séduire par un homme qui avait des bras. C’est une des plus belles histoires d’amour du monde.

Autre film de Browning, le ventriloque écho ne peut plus parler que par la bouche de sa marionnette.. Il poursuit une entreprise criminelle déguisé en dame, travesti. Et le crime fait - activité opaque - cette opacité va devenir limpide à son tour au même temps que le rôle est interrompu, le rôle redevient opaque, l’activité opaque éclate au grand jour. Car comme c’est un innocent qui est arrêté et que le criminel écho est un bon homme dans le fond. Il va confesser son crime par la bouche de celui qui est injustement accusé. Là aussi : images splendides !

Toute l’œuvre de Browning, ce n’est pas du tout comme on a l’a dit parfois, une réflexion sur le spectacle. C’est un circuit, il y aura des cinéastes qui feront une réflexion, lui Browning, pas du tout, ce qui lui intéresse ce n’est pas du tout le thème du théâtre ou ni même du cirque, ce qui lui intéresse c’est le statut de l’acteur et du rapport de l’acteur et du monstre ; Ce qui l’intéresse dans le monstre c’est quoi ? C’est cette transformation, cet échange entre limpide opaque, opaque limpide.

Il ne faudra pas s’étonner que c’est un type d’images que vous reconnaissez d’avance : une espèce d’atmosphère complètement étouffante, une lenteur anormale comme si tout ça se déroulait dans une espèce de cage de verre. Dans une espèce de bon - ce que l’on peut dire d’autre.. Bon, l’atmosphère à la Browning qui appartient au cinéma, on la reconnaît immédiatement.

Bon Voila, est-ce que ça nous suffit ? Immédiatement je me dis que c’est un thème qui a essaimé ? Deux grands films. Deux films très intéressants qui dépendent indirectement de Browning, c’est un film de Hitchcock qui s’appelle "Meurtre" et le film dans j’ai déjà parlé d’ Ichikawa "La vengeance d’un acteur" vous retrouvez exactement le shéma Browning, au point que là je ne peux pas croire qu’ il n’aie pas eu d’influence de Browning aussi bien sur Hitchcock que sur ...Ichikawa.

Où, le rôle le rôle cristallin, le rôle limpide, passe dans l’opaque au même temps que l’opaque, c’est à dire dans la vengeance privée, dans le crime, en même temps que l’opaque, se découvre au grand jour et interrompt le rôle. Echange opaque limpide, opaque limpide.

Et meurtre d’Hitchcock, est construit sur un travesti, et à plus forte raison" la vengeance d’un acteur" d’Ichikawa est construit sur un travesti. Bien plus, Ichikawa va très loin, puisqu’il fait succéder ce qui à cette époque il me semble était très nouveau en tout cas pour le cinéma Européen, il fait succéder des paysages avec des fonds noirs hermétiques. Il y a de splendides fonds noirs dans "la vengeance d’un acteur", qui montrent trés précisément la succession du limpide et de l’opaque et leur échange. Au niveau de la technique même des images vous avez ce circuit limpide /opaque.

Alors continuons dans la foulée on ne peut plus...Qu’est ce qui ressemble a un circuit ? Je dis un circuit, qu’est- ce qui ressemble a une piste ? On a eu l’amphithéâtre de la science avec Zanussi, et l’amphithéâtre c’était finalement une piste de cirque. On a la scène ou la piste de cirque comme lieu, comme lieu d’établissement de genèse de l’image-cristal.

Qu’est ce que on pourrait y joindre...Oh il n’y a pas besoin, on peut faire la liste aussi hétéroclite qu’on veut, du moment que le concept garantit la cohérence de cette liste hétéroclite.

Il y a un troisième chose qui fonctionne comme cirque, peut être c’est quoi ? C’est un bateau, le bateau, un bateau c’est un cristal. C’est bizarre ça, ça me parait évident. Un bateau c’est un cristal, le bateau c’est une image-cristal, pas forcement vous me direz, même au cinéma, il y a des bateaux qui ne sont pas forcement des images- cristal. Oui, s’il y a des bateaux qui ne sont pas des images-cristal c’est qu’ ils ne sont pas des bateaux. Quand c’est des bateaux-bateaux alors c’est des images cristal. C’est pour la raison simple que le bateau en tant que bateau c’est une image-cristal. Vous me direz oui ça revient à dire... ça tourne en rond tout ça. Pourquoi c’est un cristal ? Ça n’a pas l’air et pourtant ceux qui connaisent les bateaux, savent que c’est un cristal. J’ai ajouté quelque chose" ceux qui connaissent les bateaux".

Qu’est ce qu’ils connaissent, en connaissant les bateaux ? Ils savent déjà quelque chose que le plus grand peintre de bateaux savait déjà. Se fendre n’est pas un accident qui survient au bateau, encore que ce soit un accident catastrophique, c’est une puissance propre au bateau, se fendre et couler est la puissance du bateau. Ah bon ! le plus grand peintre de bateaux, c’est Turner. La situation favorite de Turner, c’est - là on pourra parler d’image-cristal en peinture - c’est un bateau qui se fend en deux à partir du milieu. Dans une explosion de chaudière ou dans un boulet reçu, un bateau en flamme à partir du milieu et qui se fend. Je parle mal de la peinture, si j’avais à parler de peinture, évidement je retiendrais autre chose de Turner parce ce qui est intéressant, c’est : qu’est ce qu’il tire d’une telle situation figurative, quant à la peinture c’est-à-dire quant au régime de la couleur et quant au régime de la lumière ? Puisque Turner est sûrement et sans doute, un des plus grands coloristes et peut être le plus grand luministe de toute l’histoire de la peinture.

En tout cas, on ne peut pas dire : le bateau se fend par accident. Le bateau ne se réalise comme bateau essentiel qu’en se fendant en deux, en explosant. Voila ce que nous fait croire, voila ce que nous apporte Turner. Bon il se fend en deux, est ce que ça nous avance vraiment ? Et oui, car il est bien évident que le bateau, a une face limpide et une face opaque et que c’est ça être un bateau et que être un bateau c’est avoir une face limpide et une face opaque et que rien d’autre que les bateaux n’y arrivent. Vous me direz, pourquoi pas une maison ? pourquoi une maison ne serait pas un cirque ? un bateau c’est un cirque c’est à dire un circuit, une maison ce n’est pas un cirque, ni un circuit. On peut faire un circuit dans une maison, on peut - à ce moment là on la traite comme un bateau. Pourquoi, un bateau a-t- il une face limpide et une face opaque ? C’est-à-dire pourquoi un bateau est-il un cristal ? Le plus grand littérateur de bateaux - à coté du plus grand peintre de bateaux - le plus grand littérateur de bateaux, est bien connu, c’est l’américain Hermann Melville. Et Hermann Melville, pose la question, ne cesse pas de poser la question, dans toute son œuvre :" qu’est ce qu’un bateau ?" Ce n’est pas possible d’écrire sur les bateaux après Melville - je veux dire ceux qui écrivent sur les bateaux depuis Melville sont des écrivains éhontés. Il y a des sujets qu’il convient de considérer comme épuisés, une fois qu’un génie est passé par là, alors oui, je me dis les romanciers qui parlent encore de bateaux ! Hein ! perdu d’avance. Alors, qu’est ce qu’il nous dit Melville. quand il s’agit de dire : qu’est ce que c’est un bateau ? Il nous dit un bateau, ça peut ressembler à une maison mais ce n’est pas une maison, Pourquoi ce n’est pas une maison ? "Le cas du navire offre cette particularité - par opposition à la maison - le spectacle vivant qu’il recèle, à l’instant soudain qu’il est révèlé, produit en quelque sorte, par contraste avec l’océan vide qui l’environne. Permettez-moi de commenter au fur et à mesure. "Par contraste avec l’océan vide" - il est forcé lui aussi, d’introduire en avance l’idée du milieu. C’est par rapport à un milieu, par rapport au milieu liquide sur lequel est le bateau, que le bateau va révéler son étrange propriété cristalline.

En tout cas, continuons : "le spectacle vivant qu’il recèle a l’instant soudain qu’il est révèlé, produit en quelque sorte par contraste avec l’océan qui l’environne, l’effet d’un enchantement. Il ne parle pas en temps qu’il regarde un bateau de loin, il y est, il a vécu sur les bateaux. "Le navire parait irréel, ces costumes, ces gestes, et ces visages étrangers semblent n’être qu’un mirage fantomatique, surgit des profondeurs, qui reprendront bientôt ce qu’elles ont livrées. Peut-on dire mieux que le limpide devient opaque ? Pourquoi le limpide devient opaque sur un bateau ? Compte tenu du milieu - mais ça on n’est pas capable de dire ce qui veut dire : "compte tenu du milieu." L’océan vide, pour quoi le bateau a une face limpide et une face opaque. En effet d’après l’une de ses faces : tout doit être visible sur le bateau, rien ne doit échapper - d’abord parce qu’il faut que tout soit rangé autant que dans une maison Japonaise. Tout doit être visible : l’œil du capitaine et tout ne sera visible que dans la mesure où les matelots coïncideront avec leurs rôles. On dirait qu’une véritable dramaturgie s’exerce sur le bateau et c’est uniquement dans la mesure où une dramaturgie s’élève limpide sur le bateau, que l’œil du capitaine voit tout, que tout est en ordre. Dramaturgie du départ. Evidemment ce n’est plus maintenant comme ça, il n’y a plus de bateaux, il s’agit des bateaux à voiles tout ça, pensez, les ordres du capitaine, cette espèce de pantomime auquelle les matelots se livrent , les montées dans les cordages, tout ça, toute cette espèce de véritable liturgie qui monte dans le ciel limpide.

C’est ce que Melville appellera "le bateau d’en haut" et c’est la face limpide du bateau. Les matelots sont accolés à leur rôle et passent dans leur rôle. L’image virtuelle du rôle devient actuelle et se présente comme image limpide. Fantasmagorie, une véritable liturgie, dramaturgique, fantasmagorie, tout est visible. Mais voila qu’au bateau d’en haut où tout est visible et limpide, s’oppose le noir bateau d’en bas. Le noir bateau d’en bas, les deux faces et ce qui dépasse l’eau, qui est sous l’eau. Car qu’est-ce qui est en bas ? c’est le règlement de compte entre le machiniste. C’est l’obscure violence des machinistes, c’est le règlement de comptes entre les matelots qui descendent dans la calle pour régler leur compte. C’est tout l’invisible et l’opaque et les deux ne vont pas cesser de s’échanger, les règlements de comptes vont être découverts et les rôles interrompus, les rôles limpides interrompus et à mesure que l’opaque sera découvert, il deviendra limpide. A mesure que le rôle sera interrompu, le limpide glissera dans l’opaque et se formera un circuit dont Melville a le secret.

Et que vous allez trouver dans "Moby Dick" - la face limpide du bateau : la chasse à la baleine, tout est en ordre, tout est visible, sur un baleinier il faut surtout que tout soit tellement en ordre, c’est question de vie ou de mort il ne faut pas qu’un seul filin ne soit pas comme il faut, il risque d’emporter un bonhomme. Nous parlons de la chasse à la baleine de l’ancien temps, bien sûr. Et le bateau opaque ? la face opaque c’est la folie obscure du capitaine Achab, la noire folie du capitaine Achab, qui trahit les lois de la chasse à la baleine et qui entraîne son équipage à la mort.

Ou dans l’admirable nouvelle "Benito Cereno", Il y a la face limpide du bateau, le bateau du dessus. Un capitaine espagnol qui est assiste par des noirs, plein d’attentions pour lui et tout parait émouvant très émouvant, dans cette gentillesse des noirs pour le capitaine espagnol. Et le capitaine Américain qui a abordé là et qui voit ce spectacle ça lui parait bizarre et tout est visible, c’est la face limpide et c’est au dernier moment qu’il découvrira la face opaque, que cette dramaturgie était en fait une comédie noire. Que ces noirs si gentils pour le capitaine espagnol, étaient des révoltés qui s’étaient emparés, qui avaient mis l’équipage en bas - l’équipage avait glissé dans la face opaque - et qui tout le temps collaient au capitaine, et avec des couteaux - c’est la face opaque : si le capitaine faisait un geste en trop, il y passait et tout l’équipage avec lui. L’admirable nouvelle "Benito Ceren" vous fait assister au circuit : Face limpide du bateau, face opaque, face opaque, face limpide et c’est un circuit ou l’opaque devient limpide et le limpide opaque.

Bon, que se soit l’obsession de Melville, ce jeu du limpide et de l’opaque dans le bateau, je dis, ça fait bien du bateau une image-cristal. Mais, on est déjà sur notre troisième axe puisque ce n’est pas indépendant de la situation du bateau -seul sur une mer immense, le bateau est comme un germe dont on se dit : arrivera t’il à ensemencer la mer ou pas ?

Et voila qu’un film récent - je perds du temps pour essayer d’être concret - un film récent bien beau, le Fellini, "et vogue le navire", a retenu quelque chose du génie de Melville. Car pour ceux qui ont vu "et vogue le navire", vous vous rappellerez que le bateau ne cesse de se fendre, et qu’il se fend même suivant trois axes, où chaque fois le limpide et l’opaque s’échangent.
-  Je dirais et "vogue le navire" est un cas typique de films image-cristal.

-  Premier axe : le bateau d’en haut et le bateau d’en bas, la face obscure des soutiers, la face limpide de quoi ? De la dramaturgie que les passagers sont censés jouer : ils emmènent les cendres d’une chanteuse, pour jeter les cendres là dans un endroit précis. Et se produit déjà un échange lorsque les passagers vont voir les soutiers et que les soutiers les forcent à faire un concours de chant devant eux. Alors là, il y a quelque chose chez les soutiers qui devient limpide et les autres qui glissent dans l’opaque, dans une très, très belle scène.

-  Deuxième axe de fente du bateau, cette fois-ci sur le pont, non plus de haut en bas mais en largeur, non pas en largeur, en profondeur... ( Lucien Gouty : "latéral")
-  latéral, latéralement. Le bateau recueille des réfugiés, des naufragés, des naufragés politiques. Et sur le pont on établit les corps pour ne pas mélanger. La face limpide, les passagers, la face opaque : les pauvres naufragés prolétaires. L’opaque va devenir limpide et le limpide va à devenir opaque avec le grand moment de la dance qui se mélange, sur le type "musique de Bartok". Et où les deux groupes se mêlent et échangent leur détermination.

-  Troisième axe : le sombre navire de guerre arrive, l’admirable navire de guerre construit par Fellini qui est complètement opaque, qui n’a que de petites meurtrières, de minces meurtrières et ils réclament les bons prolétaires naufragés comme prisonniers de guerre ou pire plutôt. Et les deux navires s’affrontent, comme la face limpide et la face opaque. Et l’échange se fait si bien qu’un petit terroriste n’a pas pu s’empêcher, dans un dernier geste, - finalement les naufragés vont être livrés au navire de guerre - et dans un geste qui est comme d’habitude, comme ça ! le petit terroriste lance une bombe et Dieu fait, il faut qu’elle tombe en plein dans la meurtrière du navire de guerre opaque et les deux navires s’abîment, se fendent l’un l’autre, s’abîment, sont rendus à la mer comme des germes stériles -ils n’ensemenceront pas la mer. Fin du monde, fin du film. Bon trés bien !

Voilà l’histoire du bateau, et c’est dans ce sens que le bateau est un cristal. Resterait évidemment, le dernier point : c’est que vous l’avez remarqué vous-mêmes, on a fait intervenir l’idée du milieu, et en effet le navire est un cristal, au sens où c’est un germe, par rapport au milieu, la mer. Et on retrouve notre dernier cycle : actuel, virtuel. Notre dernier circuit.
-  Il faut dire à la fois que le germe est l’élément virtuel dont on se dit : ensemencera t’il, le milieu amorphe, la mer par exemple ? Il faut dire aussi,
-  c’est l’élément actuel qui s’il réussit, ensemencera la mer, mais cette fois-ci comme milieu virtuellement cristallisable et non plus comme milieu actuellement amorphe.

L’actuel est devenu virtuel au même temps que le virtuel devenait actuel. On retombe toujours dans la même confirmation d’image-cristal. Et qui ce serait-ça, qui c’est ? Les grands auteurs qui saisissent une image-cristal, non pas au niveau actuel ou virtuel, non pas au niveau limpide opaque, mais au niveau germe, milieu. Ce serait Melville encore, pour la littérature.

Mais si je pense au cinéma - pour aller vite parce que j’ai pas le le temps, pour aller vite. Un splendide film qui donne sans doute une les plus belles images-cristal je crois, parmi les plus belles de l’histoire du cinéma, c’est "Coeur de verre" de Herzorg. Alors comment ça se développe "Coeur de verre" d’Herzog ? La recherche du verre rouge, la recherche du secret du verre rouge - bon, là les images-cristal alors tout ce que Joanni a dit sur les couleurs, il faudrait revoir "Coeur de verre" à cet égard, pour y trouver notablement ces verres rubis, . Vraisemblablement ça donnerait raison aux analyses de Joanni à cet égard, la recherche du verre rubis. Mais il n’y a pas que ça, en apparence, il y a une autre histoire, pas une autre histoire, la même. La recherche va prendre des proportions catastrophiques, à savoir, la fabrique de verre va flamber. Mais au même temps le milieu ne reste pas indifférent et sous des visions hallucinatoires, qui accompagnent le film, d’admirables visions hallucinatoires de paysages - on passe d’un état du monde à un autre état du monde-milieu, d’un état du monde-milieu à un autre état du monde-milieu. Le premier état du monde milieu c’est un état du monde plat, qui se termine au bord d’un gouffre. Et là les images d’Herzog sont sublimes.

Mais, mais cette vision du monde ou ce premier état du monde, fait place à des visions hallucinatoires d’un autre type, à savoir - en même temps que le texte dit : " je vois une terre nouvelle, je vois une terre nouvelle". Et ce sont des paysages cristallins, éminemment cristallins, qui témoignent pour un monde infini et qui ressemblent - ce qui n’étonne pas d’Herzog, et qui dérivent tout droit de la peinture romantique Allemande". Si vous pensez aux grands paysages cristallins du romanticisme Allemand... »

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien