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62- 15/05/1984 - 2

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 62 du 15/05/1984 - 2 transcription : Suellen Muniz

Image actuelle à image actuelle... Tout se brouille - on va le retrouver tout à l’heure : tout se brouille. Alors, alors... Qu’est ce qu’on dira d’une telle situation qui ne se prolonge pas en action ? On dira, c’est une situation qui se confond strictement avec sa description. C’est une description pure - c’est pour ça, je ne reviens pas là-dessus puisque c’est un acquis de notre tout premier trimestre. C’est une description pure, c’est-à-dire l’image vaut pour son propre objet - il n’y a plus du tout indépendance de l’objet par rapport à l’image, même supposée. En effet, je ne suis plus en état d’actant, d’agissant, je suis en état de voyant : je vois. Il attend. Cette action dont je suis devenu incapable est remplacée par - fausse ou vraie- une étrange faculté de voyance, j’ai l’impression de "voir" quelque chose - tout mon passé ? Dans cette situation, je me découvre plus ou moins être un voyant, un visionnaire.

En d’autres termes, je suis à la lettre, devant une image qui se confond avec son propre objet. C’est pour cela même qu’elle ne se prolonge plus en action - elle vaut pour son propre objet. C’est ça qu’on appelait au début de l’année une description - vous vous rappelez ? - Une image qui vaut pour son propre objet, c’est une description et nous, on proposait une logique de descriptions. Je vous rappelle que la notion de description est très importante du point de vue logique, et moi je définirais la description comme une image qui vaut pour son propre objet, c’est-à-dire qui ne présuppose plus l’indépendance de son objet. Remarquez c’est une description encore une fois "actuelle", c’est une image actuelle, ça, c’est essentiel. La situation est bien actuelle, et là encore il n’y a aucune pertinence dans la distinction (...) du cinéma : décor ou extérieur. Des situations qui ne sont pas sensori-motrices, vous pouvez aussi bien les obtenir par décor que par extérieur. En décor, c’est toutes les descriptions qui se déclarent comme descriptions, elles forment des situations non sensori-motrices, c’est-à-dire ce qu’on appelait, des situations optiques et sonores pures. Une situation optique et sonore pure ou une description, c’est la même chose, c’est une situation coupée de son prolongement moteur. Elle est actuelle, mais elle ne se prolonge plus dans un autre actuel, elle est coupée de ses enchaînements avec d’autres actuels, elle est coupée de ses enchaînements moteurs.

Or, je dis qu’est-ce qui peut réaliser une situation optique et sonore pure ? Ce qui réalise une situation optique et sonore pure, c’est le décor qui se présente comme décor, c’est-à-dire qui ne vaut pas pour un objet. Et on l’a vu - je cite quelques exemples - on l’a vu pour la comédie musicale, par exemple, le génie de ça, c’est Donen. Ce qui est très intéressant dans le cinéma, c’est que très souvent chez les constructeurs de situations optiques et sonores pures, ils commencent par vous donner une image sensori-motrice, c’est-à-dire une situation sensori-motrice - c’est pour vous faire sentir la différence - à laquelle il substitue une situation optique et sonore pure. Chez Donen vous avez par exemple, des vues de ville, ces images de ville renvoient à un objet supposé indépendant, la ville ; et cette image, alors, sensori-motrice est remplacée par une image carte-postale, qui, elle, est une image optique sonore pure.

Autre exemple, chez un Japonais - Ichikawa - il a un grand film, très intéressant, dont il faudra que je parle plus tard puisqu’il est fondamental pour l’analyse...il nous sera fondamental pour l’analyse de l’image-cristal. Il a été présenté en France sous le titre "Vengeance d’un acteur". Le film en Japonais je ne sais plus ; c’est le fantôme de... je ne sais pas quoi, fantôme de.. enfin, vous voyez... Il a un procédé très curieux, un procédé où il flanque un paysage, notamment un très beau paysage avec du brouillard jaune, il y substitue brusquement une toile peinte, toile peinte, présente comme toile peinte, avec brouillard jaune. Je pense à un cinéaste comme Syberberg qui trouvera aussi un rôle de la toile peinte. Le rôle de la toile peinte au cinéma, il est très important et fondamental parce qu’il instaure typiquement des situations optiques et sonores pures, donc que ce soit Syberberg, que se soit Ichikawa, que ce soit, enfin, il y en a beaucoup comme ça.

Instauration, je dis, ça peut se faire par les fameux décors de la comédie musicale, les fameux décors de Hollywood, c’est précisément ça : vous flanquer dans des situations optiques et sonores pures. Remarquez vous pouvez déjà me prolonger - voyez bien que ce sont des situations actuelles, mais elles sont inductrices de rêves, ou de quelque chose qui ressemble aux rêves. En effet, si je ne réagis pas, il faut bien que je fasse quelque chose, s’il n’y a pas prolongement moteur, il va bien falloir que quelque chose se passe.
-  Qu’est ce que ces situations optiques sonores pures vont induire ? puisqu’elles ne se prolongent pas, puisqu’elles n’ont pas de prolongement moteur ? Ça va être ça le problème de leur fonctionnement, elles fonctionnent. Voilà !...
-  voilà mon premier caractère, ces situations optiques et sonores pures qui font de nous des "voyants".

Et justement, qu’est ce qu’on voit ? Voyez tout mon thème, image-cristal mais dans l’image-cristal on voit quelque chose qui est le Temps... On n’est pas encore là, mais sentez qu’à tout petits pas, c’est vers ça qu’on ira. Bon, mais alors, je dis, mais ça peut se faire aussi bien en extérieur, l’instauration de situations optiques et sonores pures. Je le disais la dernière fois c’est parce que, là aussi, tout comme tout à l’heure, décor et extérieur, la différence n’est pas toujours pertinente, pas du tout pertinente parce que...
-  le néo-réalisme, c’est quoi ? c’est l’instauration dans les extérieurs, de situations optiques et sonores pures. Le néo-réalisme, ce n’est un effet de réalité, pas du tout, pas du tout, ce n’est pas, ce n’est même pas plus de réalité, c’est pas ça ! La seule définition pour moi du mot "réalisme italien" c’est eux qui l’ont inventé, je crois, je crois que c’est eux qui l’ont inventé. Ils avaient comme précèdent - dans un tout autre contexte puisque c’était un contexte de décor ça - ils avaient comme précèdent la comédie musicale, ils avaient des précédents, on peut toujours en trouver. Mais c’est eux qui ont inventé dans le film d’extérieur, des situations optiques et sonores pures, à savoir : mettre quelqu’un dans une situation où il ne sait plus que faire, que la situation soit banale ou qu’elle soit extraordinaire. C’est "ça" l’acte de naissance, c’est ça l’acte constitutif du mot "réalisme", c’est par là qu’il a bouleversé le cinéma, parce qu’il a fait "la grande rupture des shèmes sensori-moteurs".
-  Les shèmes sensori-moteur bien huilés, définissaient le cinéma d’action américain.
-  La rupture avec le cinéma d’action américain, c’est le néo-réalisme italien en fonction de cet écroulement des shèmes sensori-moteurs.

Si bien que si l’on cherche vraiment, "l’acte essentiel" de Rossellini et de De Sica, en ce moment-là - et de Antonioni, mais d’une autre manière Antonioni, je dirais - les deux là, les deux là qui ont été fondamentaux, avec qui... qui se sont proposés cette espèce-là "d’écroulement" des shèmes sensori-moteurs, c’est Rossellini et De Sica. C’est une des premières manières, bien sûr il ne s’en tiendra pas là, il foncera dans cette brêche et il développera alors un cinéma très particulier. Mais l’acte de son premier cinéma, de sa première période, comme on peut parler de la période d’un peintre, c’est l’écroulement des shèmes sensori-moteurs. Ça ne veut pas dire un personnage qui ne bouge plus, là aussi je précise. Il peut s’agiter énormément le personnage, ce sera - on l’avait vu - c’est sur le mode de quoi ?
-  sur le mode du piétinement, du va et vient, de la balade et non plus de l’action comme réponse à une situation. E t ce personnage en balade, en mouvement, en va et vient, c’est quoi ?
-  C’est un voyant, c’est un visionnaire.

Et si vous vous demandez encore une fois : qu’est ce que la Nouvelle Vague ? en quoi la Nouvelle vague française est en tête du néo-réalisme Italien sur ce point ? la Nouvelle Vague peut considérer comme acquis l’écoulement des shèmes sensori-moteurs, c’est-à-dire il n’a plus de cinéma d’action. Il y a un cinéma de visionnaires dont on apprendra petit à petit qu’il n’est pas moins amusant, pas moins agité que l’autre, bien sûr, ce n’est plus du prolongement sensori-moteur, c’est des personnages qui ne se trouvent pris dans de situations optiques et sonores pures. Voilà le premier point de ce nouveau domaine ! Ce sont donc - que ce soit des décors ou des extérieurs - ce sont des descriptions pures, c’est-à-dire des images qui valent pour leur propre objet - type : la carte postale.

-  Deuxième point : dès lors il faudra pas vous étonner, ça va nous faire un peu plus avancer, il faudra pas vous étonner, que ce ne soit pas l’espace euclidien ni l’espace hodologique, il va y avoir montée dans le cinéma, de tout nouveaux espaces. Le shème sensori-moteurs, effectué, si vous voulez, dans un espace hodologique, concret, vécu et un espace euclidien abstrait - c’était l’espace correspondant à l’image-mouvement.

Là dans cette nouvelle situation, il ne va plus y avoir d’espace hodologique parce que - je reviens à la poule - quand on est dans une situation où il n’y a pas de prolongement moteur, on est beaucoup plus proche de la poule, c’est-à-dire, c’est quoi une poule ? C’est très intéressant, il ne faut pas le saisir négativement, c’est-à-dire on n’est même pas en état de distribuer ce qui est obstacle et ce qui est but. D’abord il n’y a plus de buts et comment il aurait-il des obstacles ? d’obstacles, d’obstacles...ça dépend ce qu’on appelle obstacles. C ’est des obstacles diffus. Dans la situation où je me place on n’est plus de tout en état de distribuer ce qui est obstacle et ce qui est moyen. Pourquoi ?

On en a en deçà, on se trouve devant un espace, à la lettre pré-hodologique, une espèce d’espace de piétinement, un espace où les centres de forces ne peuvent pas s’organiser en but/moyen/obstacle parce qu’il y a perpétuellement chevauchement des perspectives. Bien plus, il y a perpétuellement chevauchement parce que l’espace n’arrive pas à se constituer - sous entendu, l’espace hodologique ou euclidien n’arrive pas à se constituer.

Ça va être un espace du piétinement, du va et vient, un espace de la balade ; et on l’a vu, quand je dis un espace de la balade et du piétinement, c’est pour l’opposer à l’espace hodologique, mais il y a une forme abstraite - de même qu’il y avait une forme abstraite de l’espace hodologique, c’était l’espace euclidien - il y a des formes abstraites de l’espace de piétinement, de l’espace du chevauchement, de l’espace du va et vient, il y a des formes abstraites. Ce n’est pas parce que c’est de la poule plutôt que le chien, que c’est moins compliqué mathématiquement. Au contraire même, c’est quoi ? et bien on l’a vu : à mon avis, il y aura deux grandes formes ou bien ce seront des espaces dont les parties ne se raccordent pas - l’espace hodologique, il suppose déjà un raccordement, et le raccordement des parties est du type euclidien et c’est dans la mesure où les parties sont raccordées, que les tensions peuvent s’établir entre tel point, telle partie et telle autre. Mais avant, avant que des tensions s’établissent entre parties raccordées, il faut que les parties soient raccordées. Or un espace du piétinement, c’est un l’espace où les parties ne sont pas raccordées. Je veux dire : l’espace euclidien est un espace où le raccordement d’une partie à une autre est univoque Pourquoi ? Parce qu’elle se fait par un chemin minimum. Je retrouve mon idée - qui est finalement la seule idée originale de ce que j’ai dit tout à l’heure - à savoir qu’il y a un accord profond entre l’espace euclidien et la résolution des tensions suivant des lois minimums, ou suivant des lois d’extremum.

Mais vous pouvez concevoir d’autres types d’espaces où une portion d’espace peut être définie, mais pas son raccordement avec la portion voisine ; le raccordement avec la portion voisine peut se faire d’une infinité de manières. Alors là je reviens à mes problèmes.
-  Dans quelles conditions peut-on utiliser une notion scientifique en philosophie ?

-  Un espace tel qu’il n’y ait pas raccordement univoque des parties, il est bien connu en mathématiques, c’est un espace riemannien. En tant que tel, ce n’est pas un concept, c’est un opérateur. C’est un opérateur d’équations et de fonctions, il a un statut parfaitement scientifique. Voilà ! Comment se servir de l’espace riemannien sans que ce soit métaphoriquement et sans que ça consiste à appliquer un domaine scientifique à un domaine non scientifique ? Ma première réponse, ce serait : on peut essayer ceci : on dégage de l’opérateur mathématique, une caractéristique - une caractéristique qui a extrêmement peu d’importance pour le savant -à savoir :" espace dont les parties ne sont pas raccordées de manière univoque". Et de cette caractéristique prélevée sur l’opérateur mathématique, on fait un concept philosophique.
-  Espace de va et vient, espace de piétinement qui se définira par ceci : espace dont les parties sont déconnectées.

On a vu que le cinéma - les autres années, on l’a vu - à quel point le cinéma utilisait le concept d’espace. Les espaces déconnectés sont célèbres chez Antonioni, sont célèbres chez tous les grands auteurs qui opèrent par faux-raccords systématiquement. Comme disait Resnais de "l’année dernière à Marienbad", il disait, il justifiait : il n’y a pas un seul raccord qui ne soit un faux-raccord dans "l’année dernière à Marienbad". On dira que le faux-raccord est typiquement dans le cinéma, la constitution d’un espace déconnecté. A ce moment-là, je pourrais peut-être dire avec moins de stupidité que si je n’avais pas pris les précautions précédentes,
-  on pourrait parler d’un espace riemannien comme concept. Une fois dit, que riemannien, renverra la caractéristique que j’aurais extrait des opérateurs scientifiques de Riemann, à savoir le caractère non connecté des parties de l’espace.

Alors, chez Antonioni vous trouvez ça, dans tous les espaces de faux-raccords, vous trouvez ça ...sur le moment..., enfin on en avait beaucoup parlé l’autre fois. Mais ce ne serait pas le seul cas, chez Cassavetes, Cassavetes m’apparait un des plus grands auteurs, un des plus grands auteurs d’espaces déconnectés. Je veux dire, pas seulement dans son cinéma-vérité mais dans son cinéma de fiction. On ne sait jamais quand un morceau d’espace se connecte à une autre chez lui, absolument. Ça reste indéterminé, mais d’une indétermination singulièrement positive. Bon, mais, enfin, encore une fois, entre Antonioni et Cassavetes il n’y a pas grand chose à voir. On en conclut tout de suite que chaque cas, chacun de ces cas contient en lui-même toutes sortes de sous-cas.

Mais je dis, il ne faudrait pas s’en tenir là, parce que, voyez, les situations optiques et sonores pures renvoient, je dis par exemple, à des espaces déconnectés précisément puisque elles n’ont plus de prolongement moteur, mais elles renvoient aussi à d’autres types d’espaces. Plus tout à fait des espaces riemanniens, je ferais ... Alors, on peut y aller maintenant, si on a évité les deux dangers. La philosophie est strictement en droit de faire des emprunts scientifiques. J’aurais un espace de piétinement, du type ‘la poule et le grillage’. Il faudra parler réellement d’espace probabilitaire, qui est une toute autre structure que les espaces dits riemanniens, c’est-à-dire les espaces déconnectés. Je n’aurais pas seulement des espaces déconnectés, j’aurais plutôt des espaces probabilitaires, qui peuvent être très, très intéressants, ces espaces probabilitaires. Bien plus, je répète, là aussi :
-  leur point commun c’est que de toute manière, ils s’opposent à l’espace euclidien.

Je répète aussi :
-  des espaces qu’on appellerait en mathématiques, des espaces topologiques. Qui à leur tour, et alors là, ce ne sont vraiment pas des espaces euclidiens, ne sont pas de tout pas plus que les espaces riemanniens, ne sont pas des espaces euclidiens. Alors il faudrait aller chercher du côté d’autres auteurs, alors comme il n’en a un, qu’on sera amenés à voir, de toute façon il a une grande originalité, parce que ça me permettrait de nous situer par rapport - La Nouvelle Vague, elle utilise surtout au centre ce que je dis là un peu, après elle utilise surtout les espaces déconnectés. Mais je crois qu’il y a un grand auteur de l’espace probabilitaire et d’espaces topologiques. C’est Resnais, c’est Resnais qui occupe un type d’espace très, très particulier. Ça on le verra, on le verra à mesure qu’on avancera dans notre analyse. Ça c’est donc mon second caractère.

-  Premier caractère : description pure, c’est-à-dire situation optique et sonore pure ;

-  deuxième caractère : l’espace qui les correspond n’est plus l’espace hodologique mais un espace de piétinement, ce n’est plus l’espace euclidien, c’est un espace tantôt de type riemannien, tantôt de type probabilitaire, tantôt de type topologique.

-  Troisième caractère : c’est très joli tout ça, mais la situation optique et sonore, je l’ai uniquement définie de manière négative : elle ne se prolonge pas dans un autre terme actuel. C’est une image actuelle mais elle ne se prolonge pas dans un autre actuel, il n’y a plus enchaînement d’actuels, c’est même pour ça que l’espace [incompréhensible]. Alors, plus d’ enchaînement d’actuels, il faut bien qu’il ait quelque chose ? il faut bien qu’il ait quelque chose ! C’est une image actuelle, il n’y a plus d’enchaînement d’actuels, il faut qu’il ait quelque chose. Vous sentez, depuis tout à l’heure où on se dirige tout droit. Ce serait une réponse très satisfaisante si on pouvait dire forcément qu’il n’y a pas d’enchaînement d’un terme actuel dans un autre terme actuel dans un espace euclidien. Mais il y a "circuit" de l’image actuelle avec une image virtuelle. Quel bonheur ce serait si l’on pouvait dire ça ! on aurait rejoint notre hypothèse. Au lieu d’un enchaînement d’images actuelles les unes avec les autres, j’aurais : circuit, mise en circuit d’une image actuelle à une image virtuelle qui reviendrait à l’image actuelle, qui renverrait à une autre image actuelle, qui reviendrait à l’image actuelle, qui renverrait ...etcetera , etcetera, etcetera.

J’aurais un circuit grossissant, où actuel et virtuel ne cesseraient de s’échanger dans une image mutuelle. Ce serait notre bonheur ! On dirait : Voilà !, on tient tout. Est-ce que ce serait, qu’est-ce que ce serait un tel circuit ? Et immédiatement une réponse nous vient, elle nous vient ainsi immédiatement nous savons déjà, nous savons qu’elle est fausse, mais ça fait rien, il faut passer par elle. Nous n’avons dit rien, eh bien, mais oui, c’est très clair cette histoire-là, c’est une solution, seulement c’est une solution purement apparente.

On dirait : c’est très clair. Quand une situation ne se prolonge plus en action, quand une perception actuelle ne se prolonge plus en action, elle entre en circuit avec quelque chose d’autre. Et qu’est-ce que c’est ce quelque chose d’autre ? Elle entre en circuit avec une image-souvenir, elle entre en circuit avec un souvenir.
-  L’image-perception actuelle entre en circuit avec une image-souvenir, la situation optique et sonore pure entre en circuit avec des images-souvenir. Ainsi, la vision des noyés et des pendus. Situation qui a perdu son prolongement moteur : "je vais mourir"- la situation actuelle "je vais mourir" entre en circuit avec l’ensemble des images-souvenirs de toute ma vie - je vois ma vie défiler sous mes yeux. Ajoute Bergson : "à une vitesse cinématographique". Car le cinéma àsa belle époque .. il a abusé des histoires "vision des pauvres". Il faut dire que pour le cinéma c’était l’expressionnisme allemand, alors il y a été.. Vous me suivez ? Voilà ! Je dirais : il y a un circuit image perception actuelle et image souvenir virtuelle’. Image souvenir, c’est l’image-virtuelle ; l’image perception, c’est l’image actuelle.
-  Quand la perception ne se prolonge pas en action , elle entre en circuit avec une image virtuelle du souvenir.

Exemple, je donne deux exemples : un tiré de la vie la plus concrète et un tiré du cinéma.

Je reprends toujours l’exemple qui correspond à ce que Bergson appelle "la reconnaissance attentive". Je marche dans la rue, je croise quelqu’un, je me dis : ‘celui-là, je l’ai vu quelque part’. Je suis dans une situation optique et sonore pure. Pourquoi ? Parce que justement je ne sais pas quoi faire. Si je croise dans la rue quelqu’un et que je me dis "eh, ben oui, c’est mon copain, c’est mon copain, c’est mon copain Julot" - je suis dans une situation sensori-motrice, puisque rien que la perception de mon copain me fait arriver, dire ‘bonjour, comment vas tu ? et les enfants ?’ etcetera, etcetera, etcetera... j’enchaîne de l’actuel avec de l’actuel. "Et comment ça va ? Qu’est que tu deviens ?" - on peut pas dire mieux : "qu’est que tu deviens" ? j’enchaîne de l’actuel avec de l’actuel. Je passe devant quelqu’un là : "ah ! j’ai vu cela". Voilà ! comme dit très bien Bergson à propos de la reconnaissance attentive - j’en extrait une description, ça se fait tout seul, c’est-à-dire j’en retiens certains caractères. C’est ça, mon image actuelle, c’est ça : "où j’ai vu cette tête-là, ?" je veux dire où j’ai vu, par exemple, "où j’ai vu ce regard fourbe ? Où est que j’ai pu avoir vu pareil regard fourbe ?"

Alors là, voyez, c’est une description, je l’appelle D1 - (shéma) je ne sais pas quoi faire, j’ai pas de motricité, je suis en état optique et sonore pur, je me dis : "ah, si j’entendais sa voix, ça me dirait peut-être" . Je lance un appel - là j’emploie des termes tout à fait bergsoniens. Je lance un appel, un appel à quoi ? à moi-même, à mes profondeurs. Et sans doute j’ai un pressentiment : cet appel consiste : "Est-ce que ça ne serait pas à l’école ?", ça me dit quelque chose ; "est-ce que ce n’est pas un copain d’école ?". Est-ce que ce n’est pas à l’école ? ce n’est pas un souvenir, c’est une "région" de souvenir, et j’explore cette région de souvenir. Comment est-ce que je peux explorer mon passé ? On le retrouvera, on avait déjà abordé ça, la dernière fois. "J’explore", ça veut dire quoi "explorer" ? ça veut dire une espèce de panorama. Un panorama de cette région, une vision panoramique de cette région pour voir si quelque chose dans la région, me répond. J’ai beau chercher, je récapitule, je me donne ma vision : école - rien ne répond pas - et je reviens au type, vous voyez ? Et revenant au type, j’en extrais un autre caractère ; ah, il n’a pas seulement les yeux fourbes, il a les yeux fourbes et puis - et c’est pour ça que j’emploie un trait plus grand- et puis cette bouche un peu de travers. J’ai une description que j’appelle D2, et je lance mon appel. Est-ce que ce ne serait pas plutôt au régiment ? Et je convoque une nouvelle région du mon passé. Admirez ! on en aura bien besoin pour plus tard ! Toutes ces régions sont strictement coexistantes par rapport à la situation, il n’y a pas de rapport de succession, c’est des régions coexistantes : région école, région etcetera, toutes coexistent par rapport à la situation considérée.

Si vous comprenez tout ça on est tout près de paradoxes fondamentaux concernant l’essence du temps. Absolument pas d’affaires de succession, pour le moment. Alors je convoque ma nappe régiment que j’appelle S2. Rien, toujours rien. Bien, je reviens, une description D 3. Je convoque une nouvelle région du passé, etcetera, etcetera, jusqu’à ce qu’enfin une lueur "Ah, c’est, c’est quelqu’un de n’importe quoi...ah, non, je vois, voilà, c’est lui, voilà, ça y est, je le tiens, ça je le tiens - "c’est quelqu’un que j’ai connu dans telles circonstances", parfois ça répond pas, je me lasse explorer mes régions... "tant pis, peut-être que je ne l’ai jamais connu. Quelquechose comme ça ! Peut-être que je l’ai vu en rêve...Ah ! peut-être que je l’ai vu en rêve ! Ah !’... Est-ce que ce ne serait pas le circuit des circuits ? Est-ce que ce ne serait pas le circuit qui envelopperait tous les autres circuits ? Voilà ! Voilà la figure ! image actuelle, image virtuelle qui chaque fois entrent en circuit, chaque image actuelle sera définie par une description pure, chaque image virtuelle par un souvenir ou une zone de souvenirs, et l’image actuelle et l’image virtuelle entreront en coalescence, formeront un consolidé avec bien plus des "couches" qui s’ajoutent les unes aux autres, qui se superposent les unes aux autres.

Deuxième exemple de cinéma : c’est la même figure qui me servirait : un film célèbre de Carné, "Le jour se lève". Qu’est-ce qu’il y a dans "Le jour se lève" ? Car, à voir - ça a l’air de contredire certains points de ce que j’ai dit, mais en fait non. Il y en au moins apparemment une situation optique et sonore pure, à savoir le héros se trouve dans une situation sans issue, barricadé dans une chambre d’hôtel, on sait dés le début qu’il va mourir, qu’il est assiégé par la police puis qu’il a commis un crime dans cette même chambre d’hôtel récemment. Voilà ! Le héros, c’est bien là ! Il y a description de la chambre d’hôtel, à tel état que j’appelle donc D1. Et le héros, c’est Gabin, dans sa chambre d’hôtel convoque ses souvenirs, mais ce qui est intéressant dans le film de Carné, c’est qu’il a très bien compris quelque chose du phénomène mémoire, à savoir, il ne s’agit pas de faire des espèces de flash-backs continus. Il s’agit de multiplier les circuits, de superposer les circuits, avec chaque fois retour à la description de base, c’est-à-dire à la description de la chambre d’hôtel. Vous avez la chambre d’hôtel à DA, dans l’état DA, et flash-back circulaire où le héros évoque une zone de son passé. Retour à la chambre d’hôtel, mais entre-temps la police assiègant la chambre, la description de la chambre a changé : marques des balles tirées, renforcement des barricades que le type a fait. C’est donc D2, nouveau flash-back, circuit d’une zone. Chaque fois nous aurons un circuit D1-S1, D2-S2, D3-S3.

Lucien Gouty : "à la fin je crois qu’il casse le miroir.. "

[Réponse de Deleuze] : ‘ouais, on ne peut pas le faire intervenir tout de suite. Le miroir, ouais, le miroir aura des rôles fondamentaux. Oui, c’est pas fini, ce problème là. Pour ce dont j’ai besoin là, pour le moment, c’est tout.

Notre question, vous voyez, elle est très simple : est-ce que l’image-souvenir, et est-ce que le circuit image-perception actuelle ou situation optique-sonore pure et l’image-souvenir, est-ce que ce circuit nous donne une réponse à notre question précédente ?

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien