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61- 24/04/1984 - 2

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 61 du 24/04/1984 - 2 transcription : Adrien Pequignot

Troisième exemple : Vermeer. Vous avez quelque chose de célèbre chez Vermeer. Il va se produire une expansion latérale de l’avant-plan. Rétrécissement radical de l’arrière-plan, en une ligne de fuite extrêmement accusée. Grandissement des dimensions d’avant-plan, diminution des dimensions d’arrière-plan. Plafond apparent, forcément, par l’écrasement des dimensions de l’arrière-plan. J’insiste puisque que, vous voyez tout de suite où je veux en venir : plafond apparent, je dis bien... Avant il y avait aussi des plafonds apparents ... Ils n’ont pas le même sens, ils ne produisent pas le même effet spatial du tout. Lumière dans le FOND. La fameuse lumière Vermeer, là. Possibilité que l’avant-plan soit occupé par les ombres.

Dans le troisième exemple, on voit une communication directe de l’arrière-plan à l’avant-plan, ou du proche et du lointain. L’avant-plan et l’arrière-plan communiquent directement, et valent l’un pour l’autre. C’est une troisième manière de... On brise avec l’indépendance des plans successifs. En d’autres termes, naît un nouveau type de profondeur. Je dis : c’est ce qu’on appelle profondeur de champ. La profondeur de champ ne signifie pas une image où il y a profondeur, mais signifie une image où la profondeur est traitée de telle manière qu’elle ne laisse aucune indépendance à chacun des plans et fait communiquer immédiatement un plan avec un autre, c’est-à-dire établit un système de relation diagonale. Sinon, il n’y a pas lieu de parler de profondeur de champ, bien qu’il y ait une profondeur dans l’image.

Alors je reprends la question, cette fois-ci au niveau du... Ou bien oui j’ajoute, du coup, comment est-ce qu’il faudrait comprendre ? lorsque Claudel analyse, et analyse [tardivement Rembrandt, que je donnerai comme dernier exemple. Et le traitement de la profondeur chez Rembrandt... Il nous dit : « Rembrandt a peint la vibration ; on dirait une invitation au souvenir ». On a un petit bout de réponse, en tous cas, pour la première question. D’accord, la profondeur existe dès le début, seulement, comme le rappelle Mitry -Mitry a tout a fait raison- seulement voilà, c’était peut-être une profondeur dans le champ, ce n’était pas une profondeur de champ dans le cinéma. Car il y avait succession de plans du proche au lointain, chaque plan menant sa propre affaire.

Or ce qu’il y a de bien, c’est que c’est Mitry lui-même qui le dit, sans penser que la même histoire fut produite en peinture. Il le dit en analysant une scène célèbre de "Intolérance" de Griffith, lorsque Babylone est conquise. Il dit : « Il y a une profondeur, seulement cette profondeur est telle, que chaque plan est indépendant. Au premier plan, vous avez ceux qui supportent l’assaut des conquérants. Vous avez un deuxième plan où s’affaire la seconde ligne de défenseurs. Un troisième plan où (je ne sais plus), il y a des femmes qui aident, qui préparent les armes, et cætera. Chaque plan mène sa propre affaire. »

Donc c’est l’exemple même invoqué par Mitry qui montre assez que, d’une certaine manière il donne raison... Il donne raison à Bazin. Il y a une nouveauté de la profondeur de champ chez Welles, pourquoi ? Parce que Welles n’est pas comme il dit un « homme du moyen âge », c’est pas non plus comme dit Bazin « un homme de la renaissance » : à cet égard, c’est un homme du XVIIe. La profondeur qu’il établit, la profondeur de champ chez lui, c’est exactement, il me semble, la profondeur Vermeer. Pourquoi, et comment il l’obtient, lui ? Parce qu’il double la profondeur, en plus, avec les grands angulaires. Et les grands angulaires, c’est quoi ? C’est ce qui lui permet une exagération latérale des dimensions d’avant-plan, un rétrécissement des dimensions d’arrière-plan qui rend nécessaire les fameux plafonds apparents de Welles. Et, à cet égard, entre la profondeur de champ chez Welles et les techniques de Vermeer, je ne vois aucune différence. C’est de la profondeur de champ.

Donc à la question « Est-ce que c’est nouveau ? » : oui, à partir de Welles. Il y a de toute évidence une profondeur de champ qui vient uniquement de ceci ; ou plutôt qui se reconnaît, non seulement j’ai invoqué la ressemblance avec Vermeer, mais je dirais aussi bien... Vous n’avez plus (quand il y a une telle profondeur de champ au sens nouveau) vous n’avez jamais plus un plan qui se suffit à lui-même. Il y a toujours un personnage sur un plan qui s’adresse à un personnage sur un autre plan. C’est à dire, vous avez toujours des relations diagonales directes qui se substituent aux relations horizontales sur le même plan.

Or, quand j’assigne Welles c’est faux puisque chacun sait que, en fait, il y avait au moins deux précurseurs très importants. A savoir que, c’est déjà le cas de "La règle du jeu", où vous avez absolument cet espace où jamais les personnages qui ont affaire l’un avec l’autre ne sont sur le même plan. Et où vous avez aussi communication directe de l’arrière-plan et de l’avant-plan perpétuellement : c’est la fameuse profondeur de champ que vous trouvez dans "La règle du jeu". Et enfin parmi les anciens du cinéma, parmi les grands auteurs du premier cinéma, le premier qui avait fait ça, et je suppose qu’on pourrait dire que c’est lui qui a trouvé ça, c’est Stroheim. Et chez Stroheim c’est dans "Les rapaces" que vous trouvez, je crois, cette profondeur de champ très spéciale où, le personnage de l’arrière-plan interpelle directement, n’interpelle pas seulement de la voix, ne serait-ce que par la diagonale de la lumière par exemple, un personnage de l’avant-plan. Si bien que l’avant-plan et l’arrière-plan ont cessé de mener chacun leur propre affaire, pour au contraire n’exister que comme réagissant l’un sur l’autre. C’est par exemple le héros qui entre au fond de la pièce, et la femme en avant-plan qui sursaute avec - il ouvre la porte- un rai de lumière en diagonale de l’un à l’autre. Et la femme sursaute. Vous avez une interpellation directe de l’arrière-plan à l’avant-plan.

Alors pour le premier problème, il me semble que parallèlement... Pourquoi je raconte tout ça ? On va voir quant à l’image - temps]... Deuxième problème, quelle est la fonction d’une même chose ? C’est là le problème qui nous intéresse le plus.
-  Quelle est la fonction de la profondeur de champ ? Encore une fois, je reprends la réponse de Bazin. C’est un gain de réalité. C’est-à-dire, au lieu de nous imposer- je veux dire une chose trés simple, au lieu que l’image nous impose une réalité préfigurée, préexistante- on nous met en présence d’une réalité volumineuse par rapport à laquelle nous sommes libres et construisons nous même nos vies. Mitry objecte que rien du tout : « la profondeur de champ même ainsi comprise, est aussi contraignante ». Et évidemment, on a envie de lui donner raison. On a envie de lui donner raison parce que quand vous avez une diagonale, c’est aussi contraignant. Faut bien que vous la suiviez, la diagonale du Tintoret, lorsque vous avez Adam à l’avant-plan et Eve au second plan. C’est une diagonale qui s’impose absolument dans le tableau. Vous ne vous trouvez pas devant une réalité volumineuse là, où vous pouvez tracer vos propres chemins. Le chemin vous est imposé, non moins que dans l’autre cas.

Seulement voilà, la thèse de Bazin, elle était beaucoup plus compliquée : il se contentait pas de dire : profondeur de champs égale fonctions de réalité ou gain de réalités. Parce que il était le premier à dire : « la profondeur de champ donne un surcroît de théâtralité ». Et ça, c’est très intéressant. Ça donne un surcroît de théâtralité, c’est-à-dire - il n’était pas idiot, loin de là - il savait très bien que, notamment, Renoir s’en sert au profit d’une fonction de théâtralité dans "La règle du jeu". Et puis une profondeur de champ donne un surcroît de théâtralité. Un surcroît, ça veut dire un surcroît de réalité par rapport au théâtre lui-même. Un ’’surthéâtre’’ : le cinéma en rajoute sur le théâtre. Uniquement parce qu’il est cinéma. Bazin donnait un excellent exemple chez Wyler qui maintient sa caméra fixe, qui filme une scène fermée : du pur théâtre. Seulement le cinéma parce qu’il est cinéma transforme le théâtre. C’est ça, le surcroît de théâtralité. Il transforme le théâtre si le metteur en scène est quand même suffisamment bon, s’il sait utiliser ce surcroît de théâtralité qui appartient normalement au cinéma. Il ne suffit pas de filmer une pièce pour avoir le surcroît de théâtralité, il faut avoir la petite idée.

Bazin analysait un exemple chez Wyler, emprunté à "La vipère". Vous avez : caméra fixe, profondeur de champ, puisque vous savez, [il a] repris la profondeur de champ, mais sans grand angulaire. La profondeur de champ est beaucoup plus...] Il y a l’héroïne immobile au centre de l’acteur, au centre de la scène. Immobile et glacée, immobile et dure. Il y a son mari, le plus grand acteur qui fut au monde, c’est-à-dire le plus élégant, le seul acteur qui ait vraiment été élégant, à savoir Herbert Marshall. Je dis ça pour ceux qui aiment cet acteur et pour ceux qui ne le connaissent pas, que vous alliez le regarder une fois. Herbert Marshall qui est malade. Et qui a sa petite crise cardiaque. Et il demande à sa femme inexorable, la vipère, d’aller lui chercher son médicament. Et elle reste, elle reste immobile. Herbert Marshall sort : phénomène proprement cinématographique, il passe hors champ. Vous me direz : « il pourrait aller en coulisse, dans un théâtre ». En même temps que vous me dites ça, vous devez sentir que ça n’a aucun rapport supposé [...]. La question, c’est par où il va rentrer ? Le cinéma n’a pas ce problème. Or, il rentrera par le fond à gauche, d’un escalier pour aller chercher lui-même son médicament, et il s’écroule sous... [—INTERRUPTION DE LA BANDE—] Vous me direz alors « c’est du théâtre cinématographique ». Et même « je ne vois pas comment on peut l’obtenir ». On pourrait l’obtenir avec une disposition scénique très spéciale, je suppose. Où là vous auriez la coulisse, où le type courrait dans un tunnel, ce qui lui permettrait de revenir là, pour s’écrouler. A ce moment là, si vous montiez un tel dispositif scénique, vous diriez « le théâtre a emprunté au cinéma », c’est à dire, la scène a été traitée comme un cadre.

Alors, la thèse de Bazin est beaucoup plus complexe, puisqu’il dit lui même la profondeur de champ nous donne un surcroit de théâtralité. Seulement ce qu’il maintient, c’est que ce surcroît de théâtralité par rapport au théâtre lui-même est au service du réel. D’où l’unité de synthèse. Il pourra dire « De toute manière, la profondeur de champ a une fonction de réalité : elle nous donne un gain de vérité. Le surcroît de théâtralité du cinéma par rapport au théâtre assure un gain de réalité. » Voyez l’ensemble, mais l’ensemble de la thèse est plus complexe qu’il ne semblait d’abord.

Bon, pourquoi je dis ça, c’est que là, moi j’aurais juste une remarque... C’est que je suis pas sûr que tout se passe dans la profondeur de champ entre fonction de théâtralité et fonction de réalité, avec même l’organisation que proposait Bazin (à savoir un surcroît de théâtralité qui finalement sert et nous donne un plus de réalité). Parce que, il y a quelque chose qui me frappe pour le moment. On accumule des données pour essayer d’avancer, là. Je remarque que très souvent, la profondeur de champ est liée.. Je ne dis pas à une image souvenir. Très souvent, la profondeur de champ est liée à un effort pour évoquer le souvenir. Et généralement, c’est sous la forme contraction : c’est par la contraction que la profondeur de champ implique - notamment la contraction de l’arrière-plan - que s’affirme ce lien avec la recherche d’un souvenir. Inutile de dire que "Citizen Kane" se présente apparemment, a cette apparence, même si c’est pas vraiment ça cette apparence, comme la recherche de souvenirs.

Bien plus, dans une scène en profondeur de champ célèbre de "La splendeur des Amberson", c’est la fameuse scène que Bazin commentait beaucoup. Mais ce qui m’étonne, c’est que il dit et il n’en tire pas partie. C’est la scène de la cuisine où il y a - pour ceux qui se rappellent un peu - le garçon, le petit Amberson qui mange avec sa pauvre vieille tante, et il s’agit de quoi ? C’est une scène assez compliquée, mais en profondeur de champ. Mme [ ] le dit, le jeune garçon tout en mangeant n’a qu’un désir : induire sa tante à réveiller en elle un souvenir. Il s’agit pour lui d’obtenir de la tante de savoir si sa mère à lui, le garçon était accompagnée ou non par quelqu’un, dans un voyage précédent. Donc c’est en liaison avec - je reprends les termes de Claude l- non pas avec un souvenir, mais avec une invitation au souvenir - typiquement une scène d’invitation au souvenir, en rapport avec une invitation au souvenir que cette scène en profondeur de champ, s’établit.

Je ne m’occupe pas de l’image-souvenir. Ce qui m’intéresse c’est l’effort préalable. C’est en fonction d’une situation d’invitation ou d’évocation, de mémorisation, d’une fonction de mémorisation. Et sous l’autre aspect de la profondeur de champ, c’est pas la contraction, c’est au contraire l’expansion. L’espèce de profondeur des phénomènes des grands angulaires. Et bien qu’est-ce qui se passe ? C’est là aussi les grandes scènes en profondeur de champ, où quelqu’un bouge dans "Citizen Kane". La grande scène par exemple où Kane va rejoindre le journaliste, son ami intime et ça va être la rupture. Et il traverse en profondeur de champ tout un couloir pour aller jusqu’au bureau où travaille le journaliste. C’est là que je dis : à tort ou à raison, nous avons l’impression que Kane ne se déplace pas simplement dans l’espace, mais d’une autre manière et en même temps il explore.... Non, ce n’est pas lui qui explore, il est mort. Il nous fait explorer. Son mouvement à lui nous fait explorer une nappe de passé, une région passée. La profondeur de champ signe de manière irréfutable il me semble : ce fut la rupture, et non pas ça va être la rupture. La profondeur de champ fait que le mouvement dans l’espace fait place à une exploration du passé comme tel.

En d’autres termes à ma réponse, [... . Et elle renverse (voilà où je voulais en venir) -bien que ce ne soit pas le seul moyen, on va le voir tout à l’heure- elle renverse le rapport au [grand A]. Le mouvement dans l’espace n’est plus qu’un indice de quelque chose de plus profond, à savoir l’exploration du [pacte] passé. Non pas « c’est la rupture » ou « ça va être la rupture », mais « ce fut la rupture ». Ce fut la rupture entre les deux hommes : voilà le sentiment invincible que me donne la profondeur de champ. Donc aussi bien comme contraction que comme expansion, c’est une fonction de temporalisation. A ce niveau, je crois que théâtralité et réalité deviennent secondaires par rapport : le personnage se déplace dans le temps. Le personnage vous fait explorer l’art de passer.

Je dirais - voyez ce n’est pas difficile : ça revient à dire que la profondeur, quand elle est vraie profondeur, quand elle est profondeur de champ et pas profondeur dans le champ, c’est une dimension temporelle. C’est pas une dimension de l’espace. Elle nous met dans le temps. Elle est arrachée à l’espace, elle nous propulse dans le temps. La profondeur de champ nous montre la place que Kane occupe dans le temps ; place incomparable à celle qu’il occupe dans l’espace. Et c’est pour ça que la profondeur de champ, à la lettre, s’arrache à l’espace. Elle substitue du temps à l’espace, elle nous introduit dans l’image-temps directe.

Dans la même rubrique, je prends un autre auteur : Visconti. Parce que si vous voulez, comme c’est de l’accumulation de matériaux, nos conclusions fermes, elles ne peuvent venir que si on a accumulé des exemples. Il y a un cette fois-ci un travelling -les travellings de Visconti sont célèbres- qui est le début de Sanda. Et le début de Sanda, c’est une voiture qui suit une route. On dira que c’est une image-mouvement. Bon. Qu’est-ce qui fait que cette image est bizarre ? Elle est, à la lettre, pleine d’aberrations. Vous sentez tout de suite où je veux en venir : c’est que c’est précisément ces aberrations de mouvement dans le travelling qui font que c’est autre chose qu’une image-mouvement.
-  C’est déjà une image-temps dont le mouvement n’est plus que l’indice. Et en effet, la plupart du temps, on ne voit pas les passagers de la voiture. Dès que la voiture s’arrête, on voit la jeune femme en sortir, et deux fois. Et une fois elle s’achète un fichu noir qu’elle met sur sa tête. Une autre fois je ne sais plus quoi ; j’ai l’impression qu’elle s’achète un pain du pays ou je ne sais pas quoi, elle s’achète autre chose... On comprend, on comprendra qu’elle revient dans la maison de famille. C’est un retour. Invitation au souvenir : pas du tout : il n’y a pas de flashback, pas du tout.

Je suis en train d’essayer d’expliquer que l’invitation au souvenir est quelque chose d’absolument spécifique. Que le souvenir, c’est une plate banalité qui n’a aucun intérêt. Qu’en revanche l’invitation au souvenir, l’exhortation au souvenir, l’évocation du souvenir, ça s’est une dimension fondamentale du temps et de la constitution du temps. Ça appartient à la constitution du temps... Le souvenir... Ça ne sert à rien ! On verra pourquoi ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien ou même pire : c’est nocif. Mais la recherche du souvenir et l’exploration du passé, ça s’est quelque chose. J’en reviens toujours à mon thème : mais alors « l’exploration du passé » vous allez me dire, « c’est pas la même chose que le souvenir ? ». Non. Il faudra bien le montrer. Je le garde, je ne peux pas le dire encore. Je n’ai pas assez de matériau pour pouvoir dire en quoi explorer le passé, ça n’a rien à voir avec avoir un souvenir. Bien plus : on n’a des souvenirs que quand on a fini l’exploration, si bien qu’on pourrait bien se passer d’avoir des souvenirs. Explorer le passé, ça c’est bon. Avoir des souvenirs, c’est très très très mauvais. Explorez votre passé, détruisez tous souvenirs. Supprimez vos souvenirs ou supprimez-vous vous-même.

[Quelqu’un] m’a dit : « Oui mais ça revient au même, ça revient exactement au même ». Lui il disait « supprimez vos adorations ou supprimez-vous vous-mêmes » Or les adorations c’est des souvenirs ... de mon enfance... Oh pauvre pays...] [Rires]

Réexplorer le passé, c’est une aventure d’une tout autre mesure parce que, quand vous explorez le passé, ce que vous explorez c’est toujours le passé des autres ; vous explorez pas votre passé. De votre passé vous avez des souvenirs et toujours par nature des souvenirs minables. Explorer le passé, c’est toujours cosmique. Quand Kafka parlait, il disait « L’histoire de mon art mine l’histoire mondiale ». Ça veut dire la même chose : [ça veut dire ignorer le passé n’ayez pas de souvenir].

Bon, alors ; je dis, Sanda, elle fait le retour au village natal. Il y aura du flashback, il y’en aura. Je ne dis pas, mais il faudra voir... C’est très précis tout ça, très très précis. Il faudra voir en quel cas le flashback intervient, et de quelle manière il est complètement dérisoire par rapport... Il arrive évidemment toujours trop tard, il n’a aucun intérêt lui-même. Tout est fait avant seulement, une fois qu’on s’est lancé dans l’exploration du passé, il faut bien qu’elle tombe un peu comme des résidus, des images souvenirs anti-flashback. Mais le point où j’en suis ce n’est pas ça du tout. C’est que le long travelling de retour à la maison natale ne [] pas. A l’air de se faire dans l’espace. Et en fait, nous savons dès le début que c’est une exploration dans le temps, que c’est une exploration d’une nappe de passé, d’une région du passé. Et pourtant, elle n’a aucune image-souvenir. Ou du moins,elle ne le montre pas. Je veux dire, l’héroïne s’enfonce dans le temps plus qu’elle ne se déplace dans l’espace. Et l’image de Visconti le montre. Le travelling est cela : c’est cet enfoncement dans le temps. Bien sûr, il y a un déplacement dans l’espace ; évidemment. Mais c’est comme du temps pétrifié. Un déplacement dans l’espace, mais avec ces aberrations de mouvement, il n’est plus là que pour faire valoir quelque chose de plus profond. A savoir l’enfoncement dans le temps. Là aussi, le début de Sanda est déjà une image-temps directe.

Et il y a - et qui n’est pas très connu en tous cas en France- un tout petit film de Visconti (on voit bien que c’est une de ses obsessions, et que le travelling tel qu’il utilise a cette fonction), qui dure quelques minutes (merveille, merveille...) et qui s’appelle Notes sur un fait divers. Tu l’as vu ? Notes sur un fait divers, c’est quelque chose de très émouvant, et on voit bien mais à l’état comme pur... Le fait divers, c’est une petite fille qui s’est faite violée, a été assassinée et jetée dans un puits. Bon et les quelques minutes du film de Visconti, c’est là aussi un très lent travelling. Il n’y a personne. Travelling qui suit, qui reconstitue le trajet de la petite, c’est-à-dire : depuis sa maison, de la rue très pauvre, un terrain vague, le puits dans le terrain vague. Il y a un bruitage, un bruitage sourd comme lointain ; évoquant des pas, une lutte, le jet dans le puits. Un point c’est tout. C’est une merveille. C’est une espèce de... C’est plus convaincant que... C’est plus émouvant que s’il avait montré la petite fille en train d’être violée, jetée dans le puits. C’est d’une force ! Bon, il faut sans doute être Visconti pour réussir. Il ne suffit pas d’avoir cette idée, il faut le faire, encore. Là, on sent bien à quel point c’est le pseudo-mouvement dans l’espace et l’indice de l’exploration d’une région passée. C’est une zone de passé qui est explorée.

C’est une image-temps directe ! Avec en même temps : c’est une invitation à se souvenir, et en même temps il n’y a aucune image-souvenir. Il n’y a pas un flashback qui serait la catastrophe et qui montrerait la petite, par exemple en train d’être jetée dans le puits. Il y a un commentaire. Là aussi - tout ce que je dis, comprenez, il faut y ajouter dans notre ramassage de matériau- c’est évident que la voix off (dans le problème de l’image-temps directe), la voix d’un commentateur -pensez à Welles - va prendre un sens spécifique très particulier, là aussi qui ne sera pas le même que les commentaires éventuels qui surgissaient par rapport à l’image-mouvement classique.

Je pourrais citer d’autres exemples de même nature dans L’année dernière à Marienbad, où le mouvement dans l’espace décolle complètement de l’espace. Là aussi avec des procédés qui concernent essentiellement et qui passent essentiellement aussi par l’image-son. Par exemple le héros qui traverse de longs couloirs, long travelling est là aussi de Resnais -puisque lui aussi est un grand auteur de travellings- et où il n’y a de pas de bruits. Comme dit le commentaire (et il le dit admirablement), les pas étant étouffés, "c’est comme si l’oreille de celui qui marche était trop distante ". C’est-à-dire à la lettre qu’elle n’est pas dans le même temps. Le décalage, c’est-à-dire le caractère là sans bruits du mouvement, va opérer une espèce de décrochage. Où l’aberration de mouvement, là, va donné libre cours à une image-temps directe : c’est dans le temps que le personnage se déplace.

Alors je dis mon premier cas, l’image-temps directe, c’est - je confirme - assurément pas du côté du flashback qu’on va le trouver. Mais enfin il faudra voir ça de plus près, hein : je suppose ; tout cela, c’est des hypothèses. Mais je dis, c’est que les souvenirs présupposent quelque chose de beaucoup plus profond. Ce quelque chose plus profond, c’est l’exploration du passé, l’exploration des zones de passé. Vous me direz : « Mais comment explorer les zones de passé sans souvenirs ? ». Et je vous dirai inversement « Comment voulez-vous avoir un souvenir et où irez-vous le chercher si ce n’est pas lorsque vous explorez des zones de passé ? ». Gardons cela : qu’est-ce qui est premier, l’image-souvenir/le souvenir, ou bien l’exploration des zones de passé ? Quelles différences entre les deux ? On laisse ça, on garde ça.

Je passe à mon second cas. Je dirai mon premier cas, donc, l’image-temps directe, ce serait l’invitation au souvenir comme absolument différente du souvenir. C’est-à-dire l’exploration des zones de passé ou des nappes de passé. Or, l’image cinématographique est capable, dans certaines conditions, de nous donner de telles explorations. C’est tout.

Deuxième grand cas. C’est plus les images qui nous font explorer une zone de passé. Je dirais, c’est les images qui nous donnent -ce n’est pas tout à fait la même chose - un peu de temps à l’état pur. Alors est-ce que c’est un second cas ? Ça, il faudra voir. En effet il est probable que des images-temps, il y en aient beaucoup. Il y a des images-mouvement de type très particulier (on l’a vu toute l’année dernière). Il y a des images-temps aussi très différentes. C’est-à-dire que là, il ne s’agit plus d’explorer une nappe de passé, une zone de passé ; il s’agit d’autre chose. Il s’agit de quoi ? Il s’agit, mettons, de contempler un peu de temps à l’état pur. Alors au niveau de telles images, à plus forte raison le renversement temps-mouvement s’est fait radicalement. Alors, qu’est-ce que c’est, ça ? Et bien, à mon avis, souvent ,pas toujours, il n’ y a pas de règle technique. Ce second cas est beaucoup plus réalisé alors par un nouveau type d’image, cette fois-ci l’image-plane : image sans profondeur, image qui se présente dans sa planitude. Évidemment, si les questions de la profondeur de champ ont beaucoup perdu de leur actualité dans le cinéma, ce n’est pas seulement parce qu’on a pris conscience de plus en plus de leur relativité, ou que même chez Welles, c’était sûrement pas l’essentiel. Welles n’a pas cessé de dire quant au fait de la profondeur de champ, quant au fait des plans hachés : « mais finalement, pour moi, ça revient au même. C’est des nécessités assez secondaires qui font que je choisis entre l’un ou l’autre des procédés ». A mon avis, ce qu’il veut dire, c’est que de toute manière il fera de l’image-temps, soit par la profondeur de champ, soit par une nouvelle conception et un nouveau maniement du montage.

Mais là, je vais même parler d’autre chose. C’est que l’image-plane, c’est pas un retour à la première formule dont je parlais tout à l’heure, puisque là, il n’y a plus qu’un plan (ou il n’y a presque plus qu’un plan). Il y a un plan avec un minimum de profondeur. Cette profondeur réduite, cette image plane, planitude de l’image, vous la trouvez chez beaucoup d’auteurs aujourd’hui. Vous la trouvez chez [Sylberberg]. Bien plus d’ailleurs, les mêmes ont manié un des deux. Je pense à Renoir : il a manié l’image-plane par exemple dans Le carrosse d’or ; quitte a manier la profondeur de champ dans La règle du jeu. [...]

Presque un des fondateurs de l’image-plane (tout comme je cherchais le fondateur de la profondeur de champ au vrai sens du mot) c’est Dreyer. Il inaugure l’image qui répudie la profondeur. Et Dreyer le dit et le redit : qu’est-ce qu’il veut obtenir avec une image-plane ? Cette répudiation de la troisième dimension, pour lui c’est quoi ? C’est « la possibilité de révéler directement une quatrième ou une cinquième dimension en annulant la troisième dimension ». En effet la profondeur, et c’est très ambigu là, on peut dire aussi bien que en tant que profondeur dans le champ, elle met le temps dans l’espace, elle en fait une [sainte] dimension de l’espace ; en tant que profondeur DE champ, elle libère le temps de l’espace. C’est une charnière. Si bien que Dreyer est tout à fait fondé à penser qu’il vaut mieux écraser la profondeur. « Écrasons la profondeur » parce que, de toute manière, elle reste trop ambiguë, pour lui, selon lui. Si on écrase de la profondeur, et si on procède dans un espace-plan, alors avec les fameux personnages de Dreyer côte-à-côte, et les faux raccords d’un plan à un autre - aberration de mouvement -, la multitude et la constance des faux raccords, à ce moment là, vous allez avoir une communication directe entre les deux dimensions de l’image-plane, et une quatrième et cinquième dimensions auxquelles Dreyer donnera les noms de « le temps », « l’esprit ». Un peu de temps à l’état pur sera produit et sera présenté par l’image-plane.

Remarques :

-  Les parties entre crochets correspondent à des parties où l’enregistrement est peu audible voire inaudible.
-  Les noms propres (de films principalement) sont en italique.
-  Les mots en capitales marquent l’insistance sur certains mots.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien