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60- 17/04/1984 - 2

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 60 du 17/04/1984 - 2 transcription : Dimitri BELLOIS

Je voudrais juste que vous sentiez que, commence à naître l’image d’un temps qui ne dépend plus de rien d’autre que soi. C’est le mouvement qui est dans le temps ; ce n’est pas le temps qui découle du mouvement. Qu’est ce que ça veut dire ? Mais, ça veut dire quelque chose de fantastique au niveau du temps.

Je passe alors à mon second point. Au niveau du temps, ça va vouloir dire : il n’y a pas de temps originaire. C’est pour ça que, tout ça est déjà tellement difficile que je ne vais pas compliquer et vous donner des détails ; là, je vous propose un schéma. Déjà, il n’est pas au point... C’est pour ça que je dis bien sans préciser, sans du tout développer. Toutes les interprétations du kantisme qui restaurent dans le kantisme, un temps originaire m’apparaissent dès lors tout à fait fâcheuses, notamment l’interprétation phénoménologique qui reconstitue dans le kantisme un temps originaire. Ca me paraît terrible parce qu’il me semble que la plus profonde nouveauté de Kant, c’est de nous dire « il n’y a de temps que dérivé », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de temps dérivé puisqu’il n’y a pas de temps originaire. Vous voyez, je dirais plutôt, il n’y a de temps qu’ordinaire ». Il n’y a de temps qu’ordinaire, voilà le message affolant. Affolant, on va voir pourquoi c’est affolant tout ça. Le message plus ou moins affolant de Kant :" il n’y a de temps qu’ordinaire". Pourquoi ça retentit, ça, si nous sommes attentifs, pourquoi ça retentit bizarrement cette affirmation que, il n’y a de temps qu’ordinaire ?

Encore une fois, dans la mesure où nous pensons aux anciens, il y a pour eux un temps originaire. Pourquoi ? Il y a un temps dérivé dès lors. Il y a un temps originaire, pour eux, précisément parce que le temps dépend du mouvement. Plus curieux, c’est précisément parce que le temps dépend du mouvement qu’il va y avoir un temps originaire.

En effet, le temps originaire sera défini comment ? Il sera défini en fonction des positions privilégiées par lesquelles le monde passe et en fonction des instants privilégiés par lesquels l’âme passe. Le temps originaire des anciens, c’est ou bien le temps du planétaire platonicien, on l’a vu, à savoir qu’il est privilégié parce qu’il se définit dans les positions privilégiées du Cosmos. C’est même pour ça qu’il est cyclique. Et le temps de l’âme, il est originaire parce qu’il se définit par les instants, les "nun" tels qu’on l’a commenté avant les vacances, ces instants qui ne supposent pas le temps et qui sont des instants privilégiés par lesquels l’âme passe. En d’autres termes, le temps originaire, c’est nécessairement un temps qui mesure le mouvement du Cosmos, le mouvement extensif du cosmos ou qui mesure le mouvement intensif de l’âme. C’est un temps qui se définit par référence ; soit opposition privilégiée d’un mobile, d’un corps mobile, soit aux instants privilégiés d’une âme.

On vient de voir comment Kant supprimait tout ça. Voilà que le temps a englouti la succession. Il a englouti la simultanéité, il a englouti la permanence. Il a fait tout ça. Il ne peut plus se rapporter ni à des positions privilégiées dans l’espace, ni à des instants privilégiés dans l’âme. C’est le temps à la lettre de l’instant quelconque (ou de la position quelconque du mobile). Pourquoi ? Je peux dire position quelconque du mobile, puisque à ce moment là, c’est le mouvement extensif qui dépend du temps. C’est un temps fait de positions quelconques et d’instants quelconques : c’est le temps ordinaire. Il n’y aura plus aucun moyen de marquer les instants privilégiés ou les positions privilégiées.

En d’autres termes, c’est le temps de la banalité quotidienne. Pour Kant, il n’y a pas d’autres temps que le temps de la banalité quotidienne. Si bien qu’encore une fois, parler d’un temps originaire chez Kant me paraît retirer d’une main tout ce qu’on lui donne d’une autre, c’est-à-dire en faire un disciple de Platon et de Plotin. Si j’avais, à ce niveau à dégager la nouveauté de Kant, c’est que c’est le premier à substituer au couple temps originaire/temps dérivé, l’unicité d’un temps de la banalité quotidienne : tout temps est ordinaire. Or, là on n’a pas fini de sonder une pareille chose. C’est pour ça et dès ce niveau-là, je fais intervenir - j’avais essayé de le faire une année mais là je voulais justement reprendre ça parce que c’est jamais au point, enfin pour moi- c’est là qu’il faut faire intervenir quelque chose, une espèce de formule poétique qui serait l’équivalent de ce que nous dit Kant. Et la formule poétique, je la vois dans Hamlet, lorsque Shakespeare fait dire à Hamlet : « le temps est hors de ses gonds ». Il est sorti de ses gonds. Ou, ce qui revient exactement au même, qu’on a rencontré à un autre moment cette année, la formule de Borges : « Un labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite, un labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite et qui est indivisible, incessant ».

Et ce que nous considérons comme aujourd’hui - et parce qu’on risque de ne rien comprendre - ce que nous considérons comme une représentation puérile du temps, à savoir une ligne droite, c’est au contraire le plus paradoxal, et c’est Kant qui nous l’amène. Au début de la Critique de la Raison pure, il nous dit, « nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps ». C’est lui qui nous amène l’image du temps comme ligne droite d’un temps linéaire. Vous me direz, ben quoi ? Vous penserez même que, ça montre que Kant est comme on dit « dépassé » puisqu’on peut dire que tous les efforts des philosophies du temps, ça a été précisément de briser avec cette représentation élémentaire du temps. A ce moment là, on ne comprend rien. On ne comprend rien parce qu’on va voir que Kant est le premier à briser avec cette représentation du temps qu’il nous donne au départ. Un homme qui n’a pas tellement attendu les autres. J’entends bien qu’ensuite, on peut travailler dans des sens de plus en plus poussés mais ce qu’il faut voir, c’est que dans la représentation unilinéaire du temps, il y a quelque chose d’absolument nouveau et que cette nouveauté là, elle ne sera jamais démentie. C’est une nouveauté datée et signée, je veux dire Kant : telle année. Sur ce point, on pourra aller ailleurs, on pourra aller dans d’autres directions, on pourra en un sens dire qu’on va plus loin mais ce sera à partir de ça.

C’est seulement en apparence que l’on critiquera la représentation unilinéaire parce qu’elle est incritiquable d’un certain point de vue. De quel point de vue elle est incritiquable ? Elle est incritiquable du seul point de vue qui compte pour Kant, à savoir nous indiquer que le temps ne sera pas compris à partir de positions privilégiées ni d’instants privilégiés. Le temps ne pourra être compris qu’en fonction de positions quelconques du mobile et en fonction d’instants quelconques de l’âme. En d’autres termes, il n’y a plus de temps de la campagne, de temps du monastère. Qu’est-ce que j’appelle le temps de la campagne ? Le temps de la campagne, c’est le temps qui rythme les travaux et les jours, ce sont les grandes périodicités qui impliquent que le temps est compris par rapport à des positions privilégiées par lesquelles un mobile - la terre - passe (le cycle des saisons ...). Alors, je dirais du temps de la campagne, oui, c’est le temps originaire. C’est le temps originaire, voyez en quel sens, en ce sens où il découle du mouvement du monde. Le mouvement du monde passe d’une position privilégiée à une autre. Le temps monacal, le temps du monastère, ce ne sont plus les heures du travail quoi qu’on y travaille, et même qu’on y travaille très dur dans les monastères chrétiens, mais cette fois, c’est les heures de l’âme rythmées par les prières.

En effet, il ne faut pas confondre les heures de l’âme avec les instants de la nature. C’est pas pareil du tout. Il y a tout un temps monacal qui n’est pas la même chose que le temps rural, mais là j’ai renoncé à tout cet aspect, il faudrait voir ce que c’est, le temps monacal. Pourquoi il faudrait voir ? Parce que d’une certaine manière, les monastères, ce sont eux qui ont recueilli la conception intensive du mouvement intensif de l’âme. Si les travaux agricoles recueillent, par excellence le mouvement extensif du monde, c’est le monastère qui recueille le mouvement intensif de l’âme et qui oppose les instants privilégiés ou qui distingue du moins les instants privilégiés de la prière par rapport aux positions privilégiées du travail. Et pour Kant, il n’y a plus ni monastères ni campagnes. Le temps de la banalité quotidienne, où voulez-vous que ça naisse ? En dehors des monastères et des campagnes, ça ne peut naître que dans les villes. Moi je crois réellement je dis ça sans rire, c’est pas drôle d’ailleurs, c’est le premier philosophe des villes. Il faisait sa petite promenade à Koenigsberg, il faisait sa petite promenade dans la campagne tous les matins, mais enfin chaque fois qu’il parle de la nature, c’est vraiment quelqu’un des villes qui sort de la ville, c’est le philosophe du temps ordinaire.

Alors, vous allez me dire pour nous apporter la banalité quotidienne parce que c’est pas tellement... La question c’est pas de savoir si c’est tellement ceci ou tellement cela, c’est que c’est une conception du temps qui n’a pas d’équivalent. Il a arraché le temps aux monastères, il a arraché le temps à la campagne. Vous me direz qu’il n’a tout de même pas fait cela tout seul. Evidemment, il n’a pas fait ça tout seul, mais ce n’est pas par hasard qu’il est luthérien. Et sans doute, Luther, c’est compliqué. Mais, si l’on définit en gros un mouvement de la réforme, indépendamment de toutes les différences (je survole), qu’est-ce que ce sera en pointe apparaissant chez Luther, se développant chez Calvin, prenant une importance démesurée dans les sectes suivantes, c’est quoi ? L’affirmation qu’il n’y a qu’un seul temps, le temps ordinaire et que c’est dans ce temps que nous faisons notre salut. La destruction de tout temps originaire. Le temps est hors de ses gonds, le temps n’est plus qu’une ligne droite où « tu ne distingueras ni position privilégiée, ni instant privilégié ! ». « Tu feras ton salut suivant les lois de la vie quotidienne ! ». « Tu ne te réfugieras pas dans un monastère qui est le lieu d’une tricherie fondamentale ! ». « Tu ne travailleras pas la terre mais bien sûr il faut travailler la terre mais ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ; tu feras des affaires ! »

La profession de foi s’identifie comme le montre admirablement Max Weber, au niveau de la réforme, les deux sens du mot profession s’identifient : la profession de foi et la profession temporelle. Si bien qu’il faut à propos de Kant reprendre l’ensemble des thèses de Max Weber sur l’importance du protestantisme dans la formation d’un temps capitaliste, car là aussi j’essaie là d’ouvrir uniquement des voies ; plus vous en aurez d’ouvertes, mieux ce sera. Si vous pensez à ce que c’est que le temps capitaliste, c’est précisément un temps qui n’est plus ni monacal ni rural. Que ce sera forcément un temps de l’avenir, c’est évident. Et il se définit comment ? Exactement de la même manière : il n’y a pas de positions privilégiées, il n’y a pas d’instants privilégiés. Marx fera l’analyse splendide de ce temps en disant à sa manière à lui « Le capitalisme a découvert le temps abstrait". Et qu’est-ce que ça veut dire le temps abstrait ? Ca veut dire évidemment le temps rapporté à l’instant quelconque et non plus à l’instant privilégié. Il a découvert le temps abstrait en même temps qu’il découvrait le temps du travail mécanique, par opposition au travail agricole qui procède par positions privilégiées, instants privilégiés... C’est le temps laïc et urbain dont on dira « le temps, c’est de l’argent ». Et le temps, c’est de l’argent, si la formule a un sens et elle apparaît déjà dans le milieu réformiste. Ca signifie trés précisément « le temps pris à n’importe quel de ces moments ». L’argent, c’est "le cours du temps". C’est-à-dire, l’augmentation de l’argent est le passage d’un instant quelconque à un instant quelconque. L’argent, c’est du temps, le temps c’est de l’argent. Mais donc, découverte d’un temps abstrait. Vous me direz que ce n’est pas bien un temps abstrait. Mais, il faut comprendre. Je l’ai déjà dit à propos d’autre chose ; abstrait ça veut dire deux choses. Pris tout court, c’est l’opposé de concret, d’accord. Mais il se trouve que cet abstrait là c’est le concret de la ville, du capitalisme, de la réforme... Je ne mélange pas tout ; j’indique des ouvertures différentes.

C’est ça le temps hors de ses gonds. Encore une fois, rappelez-vous, les gonds, c’est quoi ? C’est exactement ce autour de quoi tourne la porte. La porte du monde, elle tourne autour de quoi ? Elle tourne autour d’un axe, l’axe du monde et en tant qu’elle tourne autour de l’axe, elle passe par des positions privilégiées du mobile. Ca, c’est le temps, du temps où il était dans ses gonds. Hamlet nous dit, le temps est hors de ses gonds, c’est-à-dire le temps n’est plus qu’une ligne droite à l’infini. Il est devenu encore une fois, le temps de la vie ordinaire. Est-ce que ça veut dire que la vie ordinaire est découverte ? Non, avant il n’y avait pas de vie ordinaire. Il y en avait une déjà. De tout temps, il y a eu du capitalisme. Evidemment, de tout temps il y a eu du capitalisme. Déjà, dans la cité grecque, déjà dans les campagnes avec la rente foncière... Mais, c’est ce qu’on a vu, je n’ai plus besoin de revenir là-dessus. Je pourrais revenir là-dessus d’un autre point de vue mais on n’a pas le temps. J’ai bien dit depuis le début mais attention, les anciens ils avaient déjà rencontré ça, que le mouvement dont dépendait le temps rencontrait tellement d’anomalies que le temps secouait sa subordination, devenait indépendant, c’est-à-dire devenait un temps ordinaire. Mais pour eux ces anomalies c’était justement ce qu’il fallait chaque fois ligoter, quitte à rencontrer une autre anomalie, il fallait s’en tirer, il fallait faire avec. Mais les prendre comme modèle, c’est ça, ériger le temps ordinaire comme seul et unique temps ! Le temps est un labyrinthe, oui, mais un labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite à l’infini. Le temps est hors de ses gonds. Il est devenu ligne droite.

Il n’y a plus de porte du temps. Il n’y a plus de temps originaire. Il n’y a donc plus de temps dérivé non plus. Seulement, c’est terrible ça ! Ca va ? Je voudrais que vous sentiez, si j’avais quelque chose à restituer, ce serait une espèce de... Kant trace son chemin, il est complètement imperturbable. Ca commence (ça serait vraiment à mettre en musique) par ses petites remarques sur la succession, la simultanéité, la permanence et puis tout d’un coup, il y a cette espèce de coup de cymbale formidable. Il n’y a plus que du temps ordinaire. Vous n’avez jamais eu que du temps ordinaire. Et avec tout ça, en quoi c’est lié dans la civilisation ? C’est loin de Luther pourtant. Kant est luthérien. Ca découle de Luther. Ce n’est pas par hasard qu’il reste profondément luthérien. C’est quand même très curieux. Alors nous voilà avec ce fil. Ce temps, forme immuable de ce qui change. C’est ça, c’est ça le temps ordinaire. Et en même temps, il n’est pas perçu en lui-même. Qu’est-ce que c’est que cet Inconscient de la pensée, cette ligne droite du temps. Vous me direz : il est perçu en lui-même.

Non, je peux toujours percevoir une représentation spatiale de la ligne droite. Je reprends le texte que je citais tout à l’heure : « Nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension et nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps ». Pas de problème. Mais il ajoute : « avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées - les parties de la ligne dans l’espace - avec cette seule exception que les parties de la première sont simultanées tandis que celles du second, à savoir du temps sont toujours successives ». C’est une ligne droite, on l’a vu, on a vu que les rapports entre les parties de temps définissaient la succession. Donc, si le temps est une ligne droite, c’est une ligne très spéciale puisque les parties de cette ligne ne seront pas simultanées, elles seront successives. Qu’est-ce que c’est ce temps ? Qu’est-ce que c’est ce temps unilinéaire qui définit la vie ordinaire ? Tout ce que je peux dire au point où j’en suis, c’est que, adieu les conceptions précédentes de la vérité pour unir un peu tout ce qu’on a fait cette année. Comprenez là encore que les conceptions que j’appelle la part commode, classique de la vérité nous présentait une vérité essentiellement à découvrir. Qu’est-ce que c’était que la tâche de la philosophie ? C’était découvrir la vérité, ce qui impliquait quoi ? L’idée d’une préexistence du vrai. La philosophie définie comme recherche de la vérité. Alors, il ne suffit pas de nous dire, eh ben on n’y croit plus, depuis quoi ? Alors, on peut dire depuis Nietzsche, non, il faut encore remonter depuis Hegel ou Kant peut être. Si il y a du nouveau chez Nietzsche. Mais ce n’est pas à ce niveau que nous ne croyons plus dans la vérité. Quoique Nietzsche ait raison de dire qu’il est le premier à remettre en question la vérité. Il a raison, à la fois c’est trop compliqué, alors on laisse tomber. La philosophie comme recherche de la vérité, ça implique une préexistence du vrai par rapport à la recherche. Il s’agit de découvrir le vrai. Oui, une vérité était à découvrir, c’est une vérité qui est en moi. Pour vous, ça doit être évident, c’est une vérité qui est en moi. Une proposition privilégiée .... Ce n’est pas une vérité qui ignore le mouvement comme on dit, c’est pas une vérité-éternité, pas nécessairement, mais c’est une vérité qui renvoie aux positions privilégiées d’un mobile, aux instants privilégiés d’une âme.

S’il n’y a que du temps ordinaire, comprenez il n’y a pas de vérités à découvrir. S’il y a un changement radical dans le statut de la vérité, c’est là : s’il n’y a plus ni positions privilégiées, ni instants privilégiés. C’est pour cela que c’est terrible encore ; si vous réintroduisez encore une fois du Kant, je précise pour ceux qui connaissent, il y a un admirable - cela va de soi - il y a un admirable commentaire de Kant par Heidegger, tout repose sur l’idée qu’il y a chez Kant un temps originaire et que c’est même Kant qui serait l’inventeur d’un temps originaire.

Je ne veux pas faire le pitre ; j’entends bien que chez Heidegger même, temps originaire a un sens qui est lui-même nouveau. Cela n’empêche qu’il fasse la distinction entre un temps originaire avec des points privilégiés et un temps dérivé. Or, en quelque sens qu’on le prenne, c’est cette distinction même que pour moi Kant abolit. Si bien que de quelque manière qu’on l’ait introduit, il y a un temps qui s’effrite.  ? (33 : 00) Tout s ’écroule. Pourquoi ?

Tout s’écroule sous les trois aspects. Je reviens à mes trois aspects du temps :
-  Succession,
-  simultanéité,
-  permanence.

-  Du point de vue de la succession, qu’est-ce que j’ai ? Si je demande maintenant, en quoi ces trois aspects, qu’est-ce qu’ils me disent sur le temps ? La succession me dit ceci : « ligne droite dont les parties sont successives », c’est à dire, elles se défont à mesure qu’elles se font. Voilà pour le premier aspect.

-  Pour le deuxième aspect, deuxième mode du temps : le simultané ou le point de vue du contenu. C’est la production de quantités intensives mais il n’y a plus d’instants privilégiés. Dès lors, je ne peux pas définir la quantité intensive comme il le faudrait, c’est-à-dire comme ce dont la grandeur s’appréhende par sa distance à zéro car s’il n y a pas d’instants privilégiés, tout instant égale zéro. Cette fois-ci, dans ce second point de vue, le temps n’est plus un ensemble de parties qui se défont à mesure qu’elles se font, c’est un instant qui se vide à mesure qu’il se remplit (du point de vue du contenu).

-  Autant dire que du troisième point de vue, du point de vue de la permanence, c’est une permanence qui ne cesse pas de se défaire et de se vider. Moi dans le temps, je suis rongé par le temps que je ne perçois même pas en lui-même, je suis rongé par quelque chose que je ne perçois pas. Même si vous pensez à Bergson, tout ça en dépend, Bergson s’opposerait énormément à Kant mais, tout cela, ce sont des points de départ. A un certain niveau, il n’y a aucune opposition, tout le monde passe par là,tous les philosophes après Kant passeront par-là. Ils ne reviendront pas sur les acquis de Kant. Comment il va pouvoir s’en tirer ? C’est là qu’on va comprendre l’équivoque. Il va nous dire, attention, il y a une synthèse du temps. Le temps, forme immuable de ce qui change, très bien. On a vu, ça on a développe ; eh bien, il y a une synthèse, il y a une synthèse du temps, il ne faut pas confondre la synthèse du temps avec le temps. Evidemment, vous comprenez tout de suite, il me semble que Heidegger lui, quand il réintroduit un temps originaire, c’est parce qu’il considère que la synthèse du temps est elle-même un temps originaire. Mais c’est pas vrai, enfin il me semble que ce n’est pas vrai. Pourquoi ? Parce que la synthèse du temps ne porte pas sur le temps comme tel ; elle porte sur les modes du temps : -le successif : c’est-à-dire les rapports entre les parties de temps, -le simultané : c’est-à-dire le contenu éventuel du temps, -le permanent : ce qui porte les simultanéités et les successions.

C’est là dessus que porte la synthèse. Elle ne porte pas sur le temps lui-même ; elle ne peut absolument pas porter, c’est très curieux. Elle ne peut porter que sur les modes du temps, c’est-à-dire succession, simultanéité, permanence. Elle peut porter, en effet si vous avez saisi, c’était le labyrinthe ligne droite, il n’y a pas de synthèse qui puisse porter sur lui comme temps. Mais en revanche, il y a une synthèse qui peut s’exercer sur les modes du temps et s’il y a un salut, ça va être là. Ca va être là notre salut et ça va être quoi ? Là, je vais très vite parce que j’ai pas le temps. Ben oui, cette synthèse, elle va avoir comme trois aspects. Un qui correspond à la succession, un qui correspond à la simultanéité, un qui correspond à la permanence. Je dirais donc
-  premier aspect, non pas synthèse du temps mais synthèse de la succession des parties du temps. Il ne faut surtout pas la confondre avec un mode du temps, avec une propriété du temps. Or, en quoi consiste cette synthèse ? Elle consiste en ceci, c’est que l’intelligence fait certaines opérations (ou la conscience, disons pour fixer un terme le " Je "). On verra pourquoi j’introduis ce terme du " Je ". La conscience qui dit "Je ", qu’est-ce qu’elle fait ? Elle fait une synthèse, ça veut dire quoi ? Le temps sous l’aspect de la succession, c’est à dire du rapport de ses parties, me donne des parties qui se défont en même temps qu’elles se font. Ce que peut faire la conscience ou le " Je ", c’est déterminer un présent. J’appréhende un présent. Vous me direz mais ce n’est pas dans ma possibilité d’appréhender un présent, mais si ! On ne cesse pas de vivre comme ça. L’acte de la conscience est l’appréhension d’un présent, la fixation d’un présent. Pourquoi ? Parce qu’on jouit d’une large variation possible. Moi, par exemple, mon présent. Prenez nos situations comparées. Moi, je fais le cours, vous, vous écoutez. Troisième cas, l’un de vous intervient. Moi quand j’arrive ici, j’ai, mettons, un présent de deux heures ; je veux dire, je n’ai pas l’impression que le temps passe. Je suis comme fixé et tout mon acte de conscience consiste à fixer cette espèce de laps de temps, un présent de deux heures, c’est-à-dire les deux heures sont présentes. Vous qui écoutez, c’est pour ça que pour moi, elles passent finalement très vite, tandis que pour vous elles passent pas vite du tout. Sauf les fois où ça marche suffisamment pour que vous veniez dans mon présent. Alors ce moment là, tout va bien, vous vivez le même temps que moi. C’est pour ça que moi, je ne peux pas m’ennuyer. C’est pour cela qu’en général, je ( ) alors c’est la catastrophe. Il faut qu’il change de métier à tout prix. Il s’ennuie pas parce que toute cette durée, c’est un présent. Vous, vos présents, ce sont des espèces de durée de compréhension (dix minutes d’attention, puis vous lâchez.) Cinq minutes de distraction, vous pensez à autre chose... Ca va durer longtemps tout ça (rires)... Celui qui intervient a déterminé, du moins confusément, ce qu’il a à dire, pourquoi il va intervenir, ce pourquoi les mobiles pour lesquels il intervient peuvent être aussi un présent. Ce sont des présents très différents les uns des autres. Tout comme, si vous voulez, chaque organisme animal (c’est connu) a son mode de présentification, c’est-à dire a ses minima de présent plus ou moins rapides. Il est évident que le présent d’une mouche n’est pas le même que celui d’un éléphant. Cela dépend aussi de l’horizon perceptif, cela dépend de mille et une choses. Et, si vous cherchez un équivalent dans l’espace ; par exemple, je dis " cette table fait un mètre ". J’appréhende un certain espace ou j’appréhende un certain temps. C’est cela que j’appelle fixer un présent. J’appréhende la longueur de la table, c’est à dire, je la comprends ; je l’appréhende, je la saisis en un, tout comme je saisis en un seul présent un certain passage de temps. Ca n’appartient pas au temps, ça appartient à une synthèse qui s’exerce sur les parties du temps. Mon esprit a ce pouvoir de fixer un présent. Vous voyez, c’est un présent variable. Je fixe et je ne cesse de fixer des présents variables. C’est ce que Kant appellera synthèse de l’appréhension - premier aspect de la synthèse.

-  Cela ne suffit pas parce que je peux le faire varier. Tout d’un coup je me dis : " Tiens, je vais prendre comme unité de mesure la moitié de la table, ou un quart de la table, vingt centimètres par exemple. A ce moment là, ce sont les vingt centimètres que j’appréhende en un présent. De toute manière, j’opère des appréhensions - la fixation d’un présent dans le temps. Mais cela ne marcherait pas si je n’avais aussi un autre pouvoir en tant qu’esprit, en tant que " Je ". Par l’appréhension, je détermine une partie de temps variable, il faut aussi que par autre chose que l’appréhension, à savoir la reproduction, j’appréhende, non, je reproduise les parties passées. En d’autres termes, j’en conserve le souvenir. Si j’arrivais, en effet, à la partie suivante en ayant oublié la précédente, je serais dans le cas de tout à l’heure, qui était le nôtre tout à l’heure à savoir des parties qui se défont à mesure qu’elles se font. Tandis que là, premièrement par l’appréhension, je détermine un présent variable, deuxièmement par la reproduction, je reproduis les anciens présents dans l’actuel présent.

-  Enfin, troisième aspect de la synthèse, ce que Kant appelle la recognition. Car ce que j’appréhende et reproduis, je le rapporte à un terme supposé permanent. C’est la table. Ah oui, c’est la table, ah oui, c’est toi ! Je reconnais. Reconnaître, c’est rapporter le présent appréhendé et les anciens présents reproduits à la permanence d’un quelque chose. Je dis " bonjour Pierre ", je le reconnais. Et Kant développera sa fameuse théorie de la synthèse avec les trois aspects : l’appréhension, la reproduction, la recognition. Seulement, encore une fois, comprenez ce que je viens de dire : à mon avis, cette synthèse ne porte absolument pas sur le temps lui-même mais elle porte sur les parties du temps. En d’autres termes, c’est une synthèse successive de la succession.

Même chose, il y aura une synthèse qui s’exercera sur non pas le temps lui-même mais sur le contenu du temps. Vous voyez que la première synthèse (appréhension, reproduction, recognition), elle a un grand intérêt : c’est de faire échapper au régime des parties du temps qui se déforment quand elles se font. Il faut une autre synthèse pour que j’échappe à l’autre danger, à savoir, l’instant qui se vide en même temps qu’il remplit. Ce sera une autre synthèse, celle-là une synthèse intensive sur laquelle je passe très vite, où Kant utilise une découverte du 17éme/18éme siècles, c’est-à-dire le calcul infinitésimal pour en tirer l’idée que, une quantité intensive, il interprète, ce qui pour les mathématiciens est quand même très bizarre mais à l’époque ça se comprend. Déjà Leibniz ne voulait pas ça, qui était meilleur mathématicien que Kant. Il fait un rapprochement entre les rapports différentiels et les quantités intensives et c’est très intelligent, ça me paraît très intelligent mais là je parle pour ceux qui savent un tout petit peu de mathématiques. Il les rapproche, évidemment, il faudrait beaucoup de développements pour dire pourquoi. Le grand acquis de ou un des grands acquis du calcul différentiel à son origine, c’est la découverte qu’il y a des zéros relatifs qui ne sont pas des zéros absolus. C’est-à-dire que " zéro sur zéro " est une formule qui concerne la différence. C’est même ça un rapport différentiel. Un rapport différentiel égale 0/0. Pourquoi, pourquoi ? Je vous le dis, je vous le dis pas, ça va compliquer. C’est peut-être pas la peine. Quand même, privons-nous. Je veux dire, retenez juste ceci : c’est que, ce qu’il va essayer de vous montrer, c’est que les quantités intensives sont soumises à une synthèse qui fait que, si proches qu’elles soient de zéro, il y a toujours une infinité de degrés qui la sépare de zéro, si bien qu’à la limite, rien ne peut nous faire conclure à l’existence d’un espace ou d’un temps vide. Il n’y a pas de temps vide ou, du moins, aucun temps ne peut être trouvé comme vide. Aucun temps ne peut être trouvé comme vide parce que, si faible soit l’intensité, même si elle est en dessous de notre seuil de perception (ça c’est une synthèse qui est beaucoup plus de l’inconscient que de la conscience cette synthèse de l’intensité), même si c’est en dessous de notre seuil de perception et il y a une infinité de degrés en dessous du seuil de notre perception qui fait que nous ne pouvons pas conclure de ce que nous ne voyons rien dans l’espace et dans le temps, nous ne pouvons pas conclure à ce qu’il n’y a rien dans l’espace et dans le temps.

Vous voyez que ce thème de la synthèse, la synthèse faite par le "Je", dans un cas il porte sur les rapports de temps, dans un autre cas sur le contenu du temps. Encore une fois, il ne porte pas sur le temps lui-même. Qu’est ce que cela va faire ? C’est par là qu’elle ne restaure en rien un temps originaire. Mais alors, qu’est ce qu’il va se passer ? La synthèse est une activité ou, comme il dit dans son langage, c’est une spontanéité. Elle s’exerce sur les parties du temps et sur le contenu du temps. Elle est l’acte du "Je". D’autre part qu’est-ce qu’il y a dans le temps ? Ce qu’il y a dans le temps, c’est moi. Moi suis dans le temps. Comment est-ce que je suis dans le temps ? Je suis dans le temps sous la triple forme d’une permanence, d’un quelque chose de permanent qui passe d’un état à un autre et qui a des états simultanés. Ou si vous préférez sous forme d’une permanence, d’un quelque chose qui éprouve une sensation (quantité intensive), qui passe d’une sensation à une autre (rapport d’un temps à un autre temps) et enfin, qui se pose dans le temps comme permanent (suivant les trois aspects qu’on a vus précédemment).

MOI, je SUIS dans le TEMPS, et JE, comprenez bien, moi suis dans le temps et JE, fais une SYNTHESE des rapports de temps et de ce qui est dans le temps.

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