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55- 07/02/1984 - 3

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Gilles Deleuze vérité et temps cours 55 du 07/02/1984 - 3 transcription : Héctor González Castaño

C’est moi qui t’a [inaudible] Hahaha ! Tous mes sous ? [Rires]. C’est pas moi ? Oh, bah, alors ! Quelle histoire ! Troisièmement. Vous comprenez un peu ? Il ne faut pas comprendre trop, eh ! Troisièmement, vous pensez au champ... Vous vous rapprochez de la terre. Qu’est-ce que vous voyez là ? Vous ne voyez plus des corps qui tournent, les corps astraux qui tournent. C’est loin de vous. Vous voyez des corps qui s’élèvent et qui tombent. Ça, c’est du grand Aristote. Mais tout ça, ça dérive très de Platon, c’est très différent de Platon, mais c’est aussi très proche... C’est d’une beauté ! Des corps qui s’élèvent et qui tombent. Alors vous voyez ça. Et oui, la fumée s’élève. Et la pierre tombe. Qu’est-ce qui s’élève ? Qu’est-ce qui tombe ? Ça, cette fois-ci, c’est des mouvements dits rectilignes. Plus nous approchons de la terre, nous pauvres créatures sublunaires - Voyez on ne tourne même plus ! Dans notre atmosphère, ça tombe et ça s’élève. C’est déjà là ! On peut pas dire que ce soit une chute mais, attendez-vous à ça, c’est une nouvelle matière. Les corps qui sont soumis à ça, c’est une nouvelle matière. Et en effet, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est plus une matière locale. Vous avez vu cette définition extraordinaire de la matière locale, qui est uniquement la matière qui passe à l’acte en fonction d’un changement de position dans l’espace. Là, ces corps là qui montent et qui s’élèvent, la pierre et la fumée, c’est tout simple, c’est pas... c’est pas de la matière locale, en effet. Le mouvement rectiligne implique quoi ? des changements d’état. Cela implique une matière non plus de changement local mais une matière "d’altération". Pourquoi ? Parce que le corps qui monte, c’est le corps qui devient léger, le corps qui tombe, c’est le corps qui devient lourd. Ça implique quoi ? Ça implique... bien sûr il y aura un cycle là-dedans, ce sera le cycle des qualités. Le cycle des qualités physiques, selon Aristote, c’est le froid et le chaud, le sec et le fluide. Pourquoi qu’il monte... ? C’est le fluide qui monte. C’est le fluide, et encore il faudrait... c’est le fluide-chaud qui monte. Bon, c’est le sec-froid qui descend. Alors, là aussi, il faut des causes extérieures. Mais il y en faut de plus en plus. Ça renvoie finalement aussi au mouvement des astres - à savoir : le sec et le fluide dépendent étroitement de ceci : que le soleil s’éloigne et se rapproche de la terre. Il y a donc une cause astronomique. Il y a d’autres causes qui y interviennent. Les causes se multiplient, pour que je puisse passer de la forme de ce corps, soumis au mouvement rectiligne, aux propriétés essentielles qu’ils ont, à savoir descendre et monter. Multiplication des causes.

Cette fois-ci, si vous voulez, je dirais, la matière pour l’altération, elle est de toute manière beaucoup plus lourde que la matière purement locale. Donc, la forme et les propriétés essentielles sont liées d’une manière beaucoup plus indirecte, et le lien de la forme et des propriétés essentielles fait appel nécessairement à des causes extérieures, à de plus en plus de causes extérieures. Et ça va être le domaine chez Aristote. Déjà, c’était comme ça chez Platon. Les causes auxiliaires, les causes subalternes, et enfin chez Aristote une admirable théorie qui est la théorie de la "tuché". La tuché, c’est quoi ? C’est l’occasion, la cause occasionnelle, le hasard. Ça couvre beaucoup de choses différentes chez nous : de causes auxiliaires à causes subalternes, à causes occasionnelles, etc. Tous les processus de causalité vont se multiplier, à mesure que nous nous approchons de la terre, pour la simple raison que le lien forme-matière et le lien essence-propriétés essentielles, est de plus en plus complexe et se fait de moins en moins directement.

Et enfin arrivera la matière la plus lourde. Celle dont nous sommes faits, hélas ! nous, les vivants. À savoir, nous, notre forme implique, non seulement une matière locale, non seulement une matière altérable, comme celle des éléments physiques, ce sont les éléments physiques qui ont une matière d’altération, qui sont fondamentalement altérables. Nous, nous sommes, hélas, générables et corruptibles. Et c’est une matière spéciale, la matière à génération et corruption, qui alors va impliquer un jeu de causes, où Aristote, là, devient génial et fonde - ça ne nous étonne pas - et fonde tout ce qu’on appellera à partir de lui - non, oui, à peu près, je crois - « histoire naturelle ». Bon... C’est bien tout ça. Alors, si je voulais ; mais, je me hâte... Voila, ça nous confirme. Chaque aberration du mouvement circulaire et vous voyez, que l’aberration est fondée dans le mouvement circulaire même. Chaque aberration, alors que le mouvement circulaire se subordonnait le temps,
-  chaque aberration du mouvement circulaire libère le temps et risque de laisser le temps submerger le mouvement.

On retrouve le même schéma pathétique. A mon avis, c’est encore plus beau en philosophie qu’en cinéma. Parce que en Philosophie, ça bouge beaucoup plus. Ça bouge beaucoup plus. C’est beaucoup plus imaginé, imagé. Le cinéma, c’est trop abstrait pour la philosophie, vous comprenez ? C’est curieux mais... Alors, je continue très vite. Les aberrations, ils ont pas fini d’en faire la liste. Et chaque fois qu’ils vont taper dans un domaine, ils vont retrouver ce double aspect.
-  Comment on peut concevoir un mouvement circulaire qui serait une copie, une image ressemblante du modèle ? Comment on peut la fabriquer ? Mais comment en même temps on fait surgir une aberration de mouvement incontrôlé qui va renverser le rapport du mouvement et du temps ? [Un bruit] Ah ! Voilà une aberration. [Rires] Et je fais la liste très vite. Le problème politique, ou même le problème psycho-politique, ne peut pas être pensé indépendamment de ça.

Chez Platon, qu’est-ce qui se passe ? D’accord, "la cité juste", c’est l’équivalent du modèle circulaire. Il y a de telles aberrations, de telles causes accidentelles et pourtant inévitables, que "la cité juste" est strictement inséparable du problème de sa décadence : elle a beau être idéale, elle est prise dans un procès de décadence qui lui appartient fondamentalement. Le problème des âmes : mouvement circulaire - le problème alors "psychologique". Je m’excuse d’aller si vite. Il faudrait, je vous renvoie au texte du "Politique". Comment précisément le mouvement circulaire va s’installer ? Et puis comment il va produire une aberration - il va y avoir une aberration telle que le temps va entrainer la cité dans un processus de décomposition. C’est un aspect fondamental de la pensée politique. Pensée psychologique.

Le mouvement circulaire des âmes, comment le concevoir ? Avec subordination du temps à ce mouvement circulaire des âmes ? Bien oui, c’est l’équilibre en quelque sorte. Cela apparaît ça très vieux chez les grecs en même temps que les théories astronomiques et physicalistes, c’est l’idée, la fameuse formule d’Anaximandre. La fameuse formule d’Anaximandre, un présocratique - mais les présocratiques, c’est VIe-Ve siècle avant J.-C. Et Platon c’est Ve-IVe. Les présocratiques, Anaximandre dira sa fameuse formule, qu’on a traduit de manière tellement différente. Dont Heidegger a donné une interprétation très éblouissante, mais qui en gros est ceci : « les êtres se paient les uns aux autres ». Se payer : « les êtres se paient les uns aux autres la peine et la réparation de leur injustice suivant l’ordre du temps ».

Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que le mouvement circulaire de l’âme est quelque chose comme une opération de compensation perpétuelle des déséquilibres. C’est presque comment conjurer les aberrations ? Et en effet c’est leur problème. Le mouvement circulaire est plein d’aberrations. Comment les conjurer ? Comment conjurer l’aberration ? Et là, il y a un être qui sort de la loi circulaire. C’est quoi ? C’est par exemple le héros tragique, frappé par l’hybris, par la démesure. Si le temps est la mesure du mouvement circulaire, le héros tragique, c’est l’homme de la démesure. Il sort de la démesure, il sort du mouvement circulaire, il fait acte de démesure. Il faut une compensation. Chaque être sort de la mesure, sort de l’état d’équilibre. Il faut une compensation. C’est comme une compensation des déséquilibres qui va restaurer le mouvement circulaire.

Or cette idée d’une compensation du déséquilibre, tout le monde l’a dit, elle correspond à quelque chose par exemple, dans la tragédie d’Eschyle. Dans le premier grand tragique Grec, Eschylle, c’est ça. Elle vaut encore chez Hérodote. Et leur idée est machiavélique, elle est très, trés belle, leur idée. Compensation, ça a l’air de rien. Pour eux, c’est le destin, c’est le destin et c’est les dieux, qui provoquent les hommes. Et ils provoquent les hommes pour une raison très simple. Ils provoquent les hommes à sortir de l’équilibre. Pour quoi ? Là aussi, est-ce que c’est pas une revanche de () ? Et comment ils le font ? Parce que l’oracle, il ne peut jamais être compris du coup. Et ça, un grand historien le reprendra et reviendra là-dessous dans des pages admirables. C’est Hérodote. Châtelet dans son livre "Naissance de l’histoire", il a parlé de tout ça merveilleusement. L’oracle, par nature, il est oblique. Il dit quelque chose que l’homme ne peut pas comprendre du coup. C’est par là que l’oracle est du Temps. C’est du temps pur et c’est la revanche du temps. Il ne peut pas le comprendre du coup. Il ne peut comprendre qu’après.

Ça, c’est une conception grecque que vous retrouverez - si vous connaissez bien vos grands auteurs - que vous retrouverez en plein dans Macbeth. Où les sorcières s’expriment et il y a un grand moment, un grand moment macbéthien, qui est du... Hérodote ou Eshylle mot par mot. Et qui consiste à dire : « Saloperie de sorcière , elle nous énonce le destin toujours de telle manière qu’on ne puisse pas le comprendre. » C’est pas du tout que l’oracle parle obscurément. C’est pas ça. C’est le piège des dieux. On annonce à Macbeth qu’il peut être tranquille jusqu’à ce que la forêt marche, jusqu’à ce que quelqu’un qui ne sera pas né d’une femme et qu’une troisième, je ne sais plus .... Il se dit : « ça va ». Ça veut dire je peux y aller. Il s’en prend aux sorcières dans un texte magnifique, mais qui vaut pour les grecs, enfin pour la tragédie grecque, du moins pour Eschyle. Il dit : « oui, elles l’ont fait exprès, c’est comme ça que parlent les dieux ». Alors, ils nous font sortir de l’équilibre. C’est "eux-mêmes" qui nous sortent du mouvement circulaire. Revanche du temps sauvage, mais rétablissement de la circularité, compensation. Ils rétabliront l’équilibre à chaque coup. Comme le grand mouvement circulaire est constamment menacé, tout se passe comme si les dieux prenaient en apparence la cause de l’aberration de mouvement pour rétablir à chaque fois l’équilibre. Est-ce qu’il y a une autre issue, vu la multiplication des aberrations à mesure qu’on approche de la terre ? Il n’y a pas d’autre issue.

Mais vous sentez que cette histoire, elle n’est pas finie, parce que, alors : s’il faut chaque fois colmater les aberrations du mouvement, qu’est-ce qui nous dit que le temps sauvage ne va pas renverser tout ? Et en effet, très vite, les grecs ne croient plus à l’auto-compensation des états de déséquilibre. Ils ne croient plus que les aberrations du mouvement puissent être corrigées à chaque coup, à chaque fois, coup par coup.

Et à Hérodote, succède le terrible Thucydide, qui déploie l’histoire comme temps pur, comme temps sauvage, comme temps non domestiqué. Ce n’est plus une aberration du mouvement, c’est que le Temps s’est libéré du mouvement, déjà.

Et après Eschyle, il y aura Sophocle, et Sophocle ne croit plus à la compensation des états de déséquilibre, et que la démesure paie ou que les êtres se paient la peine et la réparation de leurs injustices, suivant l’ordre d’un temps qui serait encore la mesure du mouvement. Non. Qu’est-ce qui arrive à Sophocle ? Qu’est-ce qui arrive à Œdipe ? La découverte d’un Temps qui s’est libéré du mouvement et c’est sur ce Temps qu’Oedipe s’engage. Il ne sera même pas châtié. D’où le mot splendide de Nietzsche sur Oedipe : « c’est la tragédie la plus sémite des grecs ». Parce que, ça n’est plus le temps nombre du mouvement, ça n’est plus le temps nombre du mouvement circulaire. C’est le contraire. C’est le temps qui s’est libéré du mouvement, et le mouvement qui trottine sur la ligne du temps.

Et Œdipe s’en va dans l’errance, exactement comme Caïn dans l’ancien testament, d’où « c’est la tragédie la plus sémite des grecs ». Caïn, avec la marque de Caïn, s’enfile dans son chemin où personne ne l’abattra, personne n’exigera la réparation du crime. Tout le jeu du rétablissement de l’équilibre est fini. On est entré dans un régime du Temps, où, à la lettre, il n’y a plus que des successions d’états de plus en plus loin de l’équilibre. Et c’est ça qui va renverser, entrainer le monde grec, qui va... C’est terrible. Et je voudrais donner un dernier exemple avant qu’on en finisse. Et là, il n’est pas de moi, parce que là justement il y a Éric Alliez qui travaille sur tous ces points. Et il me semble, je voudrais même s’il veut bien, qu’il intervienne deux fois après les vacances sur l’histoire des néoplatoniciens, et d’un autre aspect du Temps dont j’ai à vous parler. Mais aujourd’hui, sur le thème suivant, qui sera le dernier point et je voudrais qu’il veuille bien indiquer quelques...

Chez Aristote aussi, je veux dire, la même démonstration, et d’où la nécessité que ce soit Alliez qui le dit, parce que c’est lui qui va, qui le montre le mieux dans son travail, qui le montre... La même histoire se poursuivait au niveau économique. Et ça va être très important pour notre avenir, et notamment pour le rapport Marx / Aristote.

Car, il y a deux sortes de textes. Je résume très vite, la position même d’Alliez avant qu’il n’ajoute des compléments. Si vous vous en tenez à un texte d’Aristote qui s’appelle "l’Éthique à Nicomaque". Dans "l’Éthique à Nicomaque", vous avez une théorie de, en gros, l’échange circulaire et compensatoire. L’échange circulaire et compensatoire qui en termes devenus populaires depuis Marx, serait du type M-A-M : Marchandise-argent-marchandise, c’est-à-dire, l’argent réglant l’équivalence de marchandises. Vous me direz, d’où vient-il, d’où tient-il ce besoin ? Alliez me semble montrer très bien, qu’il tient ce pouvoir, chez Aristote, non pas du temps de travail qu’on fait dans les marchandises, évidemment, ce qui était tout à fait égal à... Mais du besoin. Du besoin. Bon. Je peux dire que ça, c’est économiquement la même histoire, le même schéma qu’on retrouve, à savoir : instauration d’un mouvement circulaire, subordination de - je dirais quoi ? Le temps ou l’argent ? - La même chose, ce que vous voulez. Et on verra en quel sens pour Alliez, forcement, le temps c’est de l’argent, c’est-à-dire, « le temps c’est de l’argent », c’est une proposition fondée économiquement puisque c’est tout le problème du crédit et de l’usure, et du profit et de tout ce que vous voulez. Et de la plus-value. L’argent est fondamentalement la forme économique du Temps. Donc, on ne sort pas de notre problème.

Donc, vous avez l’argent ou le temps subordonné au mouvement, et le mouvement circulaire. Et les deux ne font qu’un. C’est parce que le mouvement est circulaire : marchandise - marchandise, que l’argent est nombre du mouvement. C’est le nombre, c’est à la lettre, le nombre de l’échange qui compense les déséquilibres.

Et voilà qu’Alliez dit, attention ! Voilà qu’Aristote dans un tout autre texte, qui n’est plus l’Éthique à Nicomaque, qui est "la Politique", nous parle, d’une toute autre affaire qu’il appelle la « chrématistique ». Du grec khrema, la chrématistique. Et la chrématistique, c’est très bizarre car, à la fois, Aristote nous dit, c’est quelque chose qui diffère en nature de l’échange circulaire, et pourtant c’est quelque chose qui d’une certaine manière en dérive et y ressemble, et pourtant c’est quelque chose qu’il flanque en l’air. De la chrématistique.

Elle répond à la formule de Marx. A-M-A, argent - marchandise - argent. Et qu’est-ce que ça veut dire la formule A-M-A ? Ça veut dire, j’achète une marchandise et je la revends. Qu’est-ce que ça veut dire « j’achète une marchandise et je la revends » ? Ça veut dire, je l’achète le moins cher possible et je la revends le plus cher possible. Donc A-M-A ça veut dire A-M-A’ - A’ étant plus grand que A. Alors, qu’est-ce que c’est que ça ? Sentez !

À l’échange circulaire s’est substitué - ce qu’il appelle très bien, Alliez, en prenant un mot moderne, l’échange inégal. L’échange inégal, c’est quoi ? Pourquoi est-il inégal ? Précisément parce qu’il ne boucle plus. A-M-A en fait c’est A-M-A’. C’est-à-dire, c’est une ligne droite : A - A’ - A". Toujours plus grand. Toujours plus loin et toujours plus grand. Ce ne sera jamais assez. Je n’achèterai jamais assez peu cher, et je ne vendrai jamais trop cher. A-M-A’,A", A"’ etc, etc. Qu’est-ce qui se passe ?
-  Libération du Temps par rapport au mouvement de l’échange. C’est l’échange qui maintenant subordonne au Temps, c’est le mouvement qui prend ce défilé du Temps. Par quoi le Temps va perpétuellement produire quelque chose de nouveau ? C’est-à-dire, encore plus d’argent. Toujours plus d’argent. Dans quelles conditions ça se fait, ça ? la formation de la chrématistique ? Évidemment tout comme je parlais de la décadence de la cité grecque. Il faut que la cité grecque soit foutue pour que se pose, quoi ? Toute l’histoire d’Athènes dont Châtelet parle tellement bien. Athènes, d’accord , c’était une cité démocratique, mais c’est comme l’Amérique, comme l’Amérique. C’est une démocratie à quel prix ? Impérialisme, empire maritime, maîtrise du marché mondial, la démocratie athénienne, c’est parfait. Mais il faut pas être trop dur contre les anti-démocrates grecques. On peut pas dire, c’est des fascistes. Sur un certain nombre d’anti-démocrates grecques, il y a ceux qui on vu que la démocratie athénienne, c’est quoi ? C’est l’impérialisme, la maîtrise du marché, et la politique navale, la politique maritime. Et vous ne pouvez pas séparer Athènes de tout ça. Et que c’est dans ces conditions-là, où Athènes, grâce aux guerres médiques, s’est découverte une vocation impérialiste et maritime et marchande, que se forme la formule A-M-A’. Alors là, je dirais c’est la même chose.

C’est la confirmation de tout à ce dernier état. Voyez comment le mouvement de l’échange, le mouvement économique circulaire de l’échange produit sa propre aberration : le mouvement chrématistique. Aberration qui va représenter une espèce de gouffre du Temps, à la lettre, comme une prolifération de l’argent A-A’-A". Et au niveau chrématistique, c’est évidemment le Temps qui se libère du mouvement, en même temps que le mouvement cesse d’être circulaire. Du coup, c’est le mouvement qui va subordonner au Temps. À ce moment, il change d’allure, il change radicalement d’allure et ça va pas être le même mouvement.

Voilà, mais je voudrais que tu ajoutes - j’ai donné ton schéma pour que précisément tu puisses apporter les nuances nécessaires, même les corrections, s’il y a quelque chose d’essentiel que j’aie oublié. Tu parles fort

Éric Alliez : Mon schéma est pratiquement celui que tu as exposé. C’est-à-dire, montrer au niveau de ce qu’Aristote appelle okionomiké, c’est-à-dire pour les marxistes, la forme marchandise-argent-marchandise, donc dans la sphère de la valeur d’usage, dans la sphère du besoin [inaudible]. Mais effectivement, on est dans un temps qui est le temps de la topologie. [inaudible] devient le temps en tant que nombre du mouvement [inaudible] circulaire. Au niveau de cette anomalie sauvage qui est la chrématistique, c’est-à-dire la forme A-M-A’ [nous sommes dans la sphère non plus du besoin, mais du profit, non plus de la valeur d’usage ni de la valeur d’échange, [inaudible] effectué une forme du temps, avec [inaudible] de temps abstrait, en raison d’une forme [inaudible] donc [inaudible] A’, A", A’’’ etc. Donc là, il y a deux figures du temps qui sont [inaudible] puisque, cette deuxième forme, cette forme du temps abstrait, comme une trace de cette aberration. D’autre part, si on essaie de comprendre le passage de la forme économique oikonomiké, à la forme chrématistique, on s’aperçoit que lorsque c’est le Temps qui intervient et puis un certain type d’organicité de l’échange. Puisque, effectivement, dans le premier cas, dans le cas de la valeur d’usage déterminée par le besoin, le mouvement est simple, c’est véritablement, comme le dirait Marx, un circuit, c’est-à-dire M-A-M, nous offrons une marchandise, pour racheter une autre marchandise, que je veux utiliser en tant que valeur d’usage pour mon usage déterminé par mes besoins, ajoute Marx à la suite d’Aristote.. simplement ce qui se passe, c’est que s’il un moment de différence dans les deux actes, à ce moment là il y a une autonomie du vecteur de mouvement et à ce moment là, d’abord il faut commencer par écrire [inaudible] : on n’aura plus M-A-M, on aura M-A, A-M, et automatiquement évidemment c’est celui qui a l’argent, c’est-à-dire, qui détient l’initiative par rapport à l’ensemble du processus. Et là déjà il ya vraiment l’ensemble du processus qui est renversé et nous sommes dans la sphère A-M-A’’. Donc, il y a un primat du Temps extrêmement énorme. Je crois qu’Aristote [inaudible] dans un certain nombre de [inaudible] dont il parle de manière très ambiguë de la fonction de réserve de la monnaie. Donc [inaudible] nouveau généalogique, c’est-à-dire vraiment la généalogie de la forme [inaudible]. Donc pour moi, ce qui était le sens de notre travail, c’est pas de rester avec un posteriori de la chrématistique sur une forme de temps abstrait, c’est-à-dire de temps insubordonné à...

[Deleuze] Rappelle pour ce qui ont pas fait le grec, ce que veut dire « chréma ».

[Alliez :] Donc, chrema c’est le bien, tout simplement. Donc « chrématistique » c’est [inaudible] par un échange ayant pour finalité d’avoir un profit. Et donc là, à ce niveau déjà, on aurait deux formes de Temps. En plus les choses se compliquent, parce que, donc je mettrai en parallèle, d’un côté la définition du mouvement, du temps pardon, c’est-à-dire le temps comme nombre du mouvement avec la définition qui donne Aristote de la mneme. Il dit dans l’Éthique que la mneme substitue [inaudible]. Bon, je crois qu’on ne trahi pas Aristote si on dit : la mneme est le nombre du besoin. Donc, on aurait cette double séquence.. [inaudible] ...

[Deleuze :] Le besoin lui-même était détermination d’un mouvement circulaire.

[Alliez :] C’est ça.

[Deleuze :] Ce qui apparait tout le temps chez Aristote, même au niveau de la physique, puisque le besoin est cause finale, il est inséparable des causes finales, donc en fait, le besoin est l’amour du bien.

[Alliez :] C’est pour ça que l’égalité, donc la première forme, est référée par Aristote à la pratique de la pratique [inaudible]

[Deleuze :] Donc, de ce niveau-là, tu es bien d’accord, je te trahis pas. On doit dire, le temps c’est de l’argent, en un sens extrêmement rigoureux, à savoir, que l’argent, c’est le nombre du mouvement représenté par l’échange de marchandises sous la règle du besoin.

[Alliez :] Donc, d’un côté dans l’Éthique, on a cette définition donc de la monnaie de et je crois qu’on peut la comparer à la définition du temps, en particulier dans le fameux traité aristotélicien des politika. Sur ce dans "la Politique", Aristote s’essaye à une espèce de généalogie de la forme monnaie. Et là, on s’aperçoit que les choses sont très compliquées, parce qu’il est obligé de faire intervenir un mouvement, ce que nous, on appellerait, pour prendre des termes modernes, un commerce international, concrètement un commerce hors la cité. Alors, là se pose du coup un problème, puisqu’il dit textuellement que ce commerce, dans le cadre de ce commerce, on n’est plus du tout dans le cadre des besoins. Là effectivement on est dans un système d’interrelations négatives.

[Deleuze :] Et d’impérialisme.

[Alliez :] Et d’impérialisme. Donc, on a l’impression que cet argent, qui était censé émerger d’une forme non chrématistique, puisqu’on le posait à l’horizon du besoin. On sait aussi l’importance du besoin pour Aristote, parce que selon lui c’est le besoin qui forme la polis elle-même. Donc, dans cette généalogie de l’argent, on a l’impression que désespérément, on est entrainé vers la chrématistique. C’est-à-dire que c’est de la chrématistique que [inaudible].

[Deleuze :] Dans la perspective d’un marché mondial.

[Alliez :] C’est ça. Il est plus ()que le marché est absent de la polis.

[Deleuze :] Tout nous sert là dedans. Ceci est évident que ce nouveau temps, le temps libéré du mouvement, c’est un temps mondial. Ce sera un temps mondial. Pardon...

[Alliez :] Oui, donc, de fait, c’est au niveau de la chrématistique, qu’on arrive à repérer la genèse effective de la monnaie, de la forme argent, je crois qu’il y a quelque chose d’assez étrange qui... Quand on lit les commentaires de Marx [inaudible], il a lu très, très attentivement, que ce soit au moment des Grundrisse, que ce soit dans Le Capital, il y a une phrase qui revient sans arrèt, même schéma où il décrit le mouvement de la loi l’équivalence, mais là, il hésite, parce qu’il est en train de nous dire que c’est l’argent qui forme l’équivalence. Moi, je vais démontrer que c’est la valeur travail, que c’est la substance du travail qui forme l’équivalence. Donc cette hésitation, moi je crois qu’en lisant attentivement le texte [inaudible]. L’hésitation d’Aristote elle est liée à une historicité de toute cette sphère économique qui sera pourtant déjà une forme monétaire et qui fonctionnera toujours à l’horizon de la valeur d’usage. Là, il y a un vrai problème sur le rapport de la valeur d’usage...

[Deleuze :] C’est-à-dire, l’hésitation n’est absolument pas au niveau de : est-ce que l’argent renvoie comme règle de l’équivalence et à des besoins, et à autre chose qui serait le temps du travail, solution marxiste, l’hésitation elle est entre les deux formes de l’argent, parce que Marx nous dit, il n’a pas besoin d’avoir cette hésitation parce qu’il a mis le temps de travail dès le début. Et se sera donner un temps homogène. De tout ce qu’il dit, Marx, ce que je voudrais que vous reteniez pour le futur, c’est qu’on va arriver à l’idée que le temps non domestiqué, c’est le Temps abstrait. Mais le Temps abstrait, maintenant on est déjà assez armé pour comprendre que ça veut dire deux choses. - - Ça veut dire un Temps homogène, en ligne droite, qui ne passe plus par des positions privilégiées, c’est-à-dire dont tous les instants se ballent. Ça veut dire ça. On a vu les positions privilégiées du type solstice-équinoxe. C’était un Temps rural. Le Temps urbain, il connaît plus de... il n’y a plus de saisons, quoi ? Mais il y a plus de saisons c’est bon... enfin, autrement important un temps abstrait. Un Temps abstrait est uniforme et homogène, il est abstrait en ce sens. Tous ces instants sont des instants quelconques.

Mais, second sens du mot « abstrait » : il est "abstrait du mouvement", il n’est plus le nombre du mouvement. A ce moment là, c’est lui qui est concret. Pourquoi ? Parce que tant que le Temps était le nombre du mouvement, il était abstrait. C’était un nombre, une mesure. Il mesurait, c’était le concret, c’était le mouvement. Quand il devient « abstrait » entre guillemets ? C’est qu’il ne mesure plus le mouvement, et quand il ne mesure plus le mouvement, il s’abstrait du mouvement. Mais quand il s’abstrait du mouvement, c’est lui qui devient la réalité concrète. Si bien que dire « surgit le Temps abstrait », c’est dire « surgit la réalité concrète du Temps ». Vous comprenez, en vertu des deux sens du mot « abstrait ». Et on peut terminer gaiement : l’abstrait c’est le concret [rires], mais dans ce cas c’est le verbe à la lettre, quoi ?

Tu as quelque chose à ajouter ? Moi, je trouve que c’est très, très bon ton schéma. Moi, j’aimerais que tu ajoutes, qu’on garde ça, que vous l’ayez bien compris, parce que quand on viendra aux temps modernes, à commencer par 1, par la découverte d’un Temps abstrait, où maintenir sa place ? Là, il faudra revenir à Aristote.

[Alliez :] Oui, parce que, en fait, il y a au moins une question [inaudible]. On a l’impression qu’il y a encore une troisième figure du temps qui apparaît au moins c’est la figure du Temps abstrait au lieu de se dédoubler, deviendrait une figure [inaudible].

[Deleuze :] Avec l’usure, ça c’est très intéressant, parce que j’ai besoin de toi à nouveau à la rentrée. C’est un autre aspect de l’étant et l’âme, et si tu veux bien je connais pas du tout la conception aristotélicienne de l’usure, tu raccrocheras Aristote à ça. Et c’est le grand problème de l’usure, ce sera par rapport à l’âme, et ce sera bien le temps de réussir pleinement la question du temps.

[Alliez :] Oui, parce que ce Temps [inaudible] accès à cette impuissance sera déterminé par une certaine subjectivation de futur, même d’appropriation...

[Deleuze :] Qui formerait un troisième forme... qui ne serait plus ni le temps nombre du mouvement, ni le temps devenir homogène indépendant...

[Alliez :] Qu’on pourrait appeler en puissance avec l’ambiguïté extraordinaire de ce terme, parce que si on entend puissance au sens aristotélicien on est évidemment en retour...

[Deleuze :] Par rapport à un premier, oui, oui.

[Alliez :]simplement parler de temps-création et de temps-invention par rapport à Bergson, ça ne pose pas de problème pour...

[Deleuze :] Ah ! le jour qui sera une espèce du temps-invention... À mon avis, ça va entrer en plein dans notre partie sur le niveau platonicien et dans Saint Augustin. Voilà !

[Alliez :] [inaudible]

[Deleuze :] Mais tu en parleras. Ne vous reposez pas, mais au 28 !

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