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55- 07/02/1984 - 1
Gilles Deleuze - vérité et temps cours 55 du 07/02/1984 - 1 transcription : Arnaud Iss « Comme cela ne vous a pas échappé, nous sommes dans une période, dans une période philosophique - après une période cinématographique, on revient à une période philosophique. J’étais fou, j’étais complètement fou la dernière fois, de dire qu’on allait liquider... Alors, ah oui, nouvelle parenthèse : donc, nous sommes en vacances, ou plutôt en interruption de semestre et cette interruption va du 13 au 27 - donc nous nous retrouvons le 28, je crois. Voilà, nous nous penserons les uns aux autres. Alors, ce que je voudrais, c’est que vous teniez bien dans votre esprit que notre recherche est la même sur ces deux plans. Donc ce que je cherche à une toute autre échelle de temps - et on va voir, peut-être avec d’autres concepts - c’est cette histoire qui finalement est aussi bien en philosophie qu’au cinéma, qui est une histoire de la pensée. Et ça tourne toujours autour de ces rapports, donc mais cette fois-ci, sur le plan philosophique, autour de ces rapports mouvement/temps :
Et tout ça vous sentez que ça concerne des thèmes très connus. Et en même temps je me dis, et c’est pour ça que je me disais : « je suis fou comme ça, on va liquider en une séance », parce qu’après tout, on va prolonger notre période de philosophie, et puis parce que j’aurais gagné si je vous persuadais qu’à la fois c’est très simple, très simple à comprendre, toute cette histoire, mais que c’est aussi très nuancé. C’est à dire, qu’il faut se garder des formules toutes faites comme du type : « l’éternel retour c’est la forme de la pensée antique », parce que c’est pas vrai ; et que « au contraire, le temps de l’histoire c’est la forme de la pensée moderne », parce que ce n’est pas vrai. Et au contraire, il faut donc que l’on considère plutôt toutes ces choses. Finalement qu’est-ce que c’est comme problème que j’ai derrière la tête et que j’essaie de ... Ce n’est pas par hasard, que depuis le début de l’année, là, j’essaye de réfléchir sur le cri : « tout est ordinaire ». Pas du tout que je crois que ce cri cache le dernier mot, je crois au contraire que ce cri « tout est ordinaire », tel que j’essayais de le trouver dans un certain cinéma, tel qu’on va le retrouver sur le plan de la philosophie - tout est ordinaire, tout est banal, je crois que ce cri ne vaut pas par lui-même mais vaut par ce qu’il nous force à faire. Et que, à mesure qu’il nous force à faire ou à comprendre quelque chose, il se transforme lui-même. Alors pourquoi est-ce que ce cri ce n’est pas du tout un dernier mot ?
Je crois que c’est l’axe autour duquel les choses tournent.
C’est la banalité quotidienne. Seulement voilà, la banalité quotidienne, elle est très diverse. Et on la vit pas de la même manière, et tout ça est très compliqué. Je veux dire : il y a une banalité quotidienne. Je la considère comme un axe, la banalité quotidienne : « la quotidienneté ». Et je vais dire : « le temps c’est le quotidien ». C’est pas une définition, c’est une manière de dire le temps, ben oui, c’est le quotidien, c’est le plus quotidien. C’est le cœur de ce qui fait le quotidien, voilà. Mais en tant qu’axe, la quotidienneté peut être considérée comme précisément : le milieu à partir duquel je m’élève au-dessus du quotidien. La philosophie, on ne peut pas dire ce qu’elle est, si on ne la situe pas par rapport à la vie quotidienne, et aux certitudes de la vie quotidienne. À la question « pourquoi y a-t-il de la philosophie ? », on ne peut répondre que si l’on est capable de montrer pourquoi la pensée de la vie quotidienne ne suffit pas. Car la vie quotidienne n’est pas seulement une manière d’agir, du type métro-boulot-dodo. La vie quotidienne est une manière de penser qui comporte une pensée particulière qu’on appelle « l’opinion ». L’opinion est parfaitement consistante, et une critique de l’opinion peut être beaucoup trop facile. La philosophie ne se justifie dans son entreprise de substituer des concepts à l’opinion, que si l’on est capable de déterminer les rapports, à la fois négatifs et positifs, de la philosophie avec la vie quotidienne. Or je dis que, d’une certaine manière, on peut concevoir ce rapport sous la forme de : la vie quotidienne est un milieu à partir duquel je m’élève, jusqu’à quoi ? Jusqu’à quelque chose qu’on appellera : la découverte ou la méditation de l’éternel, de quelque chose qui n’est pas quotidien. Et la méditation de l’éternel et la vie quotidienne sont dans un certain rapport qui fait que cette vie quotidienne n’est pas n’importe quelle vie quotidienne. La vie quotidienne s’oppose à la méditation de l’éternel, elle s’en distingue, mais la méditation de l’éternel implique un rapport avec ce dont elle se distingue. Je pourrais dire aussi bien que la doctrine du Dimanche : « Et Dieu s’est reposé le Dimanche ». Qu’est-ce que veut dire : « Et Dieu s’est reposé le Dimanche » ? Ca veut pas dire qu’il s’arrête, car « comment Dieu s’arrêterait-il ? » nous dit Saint Augustin lui-même. Mais ça veut dire tout à fait autre chose, ça veut dire que : "Nous, hommes, nous nous arrêtons pour accéder". Nous nous arrêtons, nous suspendons le cours de la vie quotidienne, de la quotidienneté, pour accéder à une méditation de ce qui n’est pas quotidien, à une méditation de l’éternel. Bon, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que c’est que cette vie quotidienne qui s’arrête le Dimanche ? C’est à dire, qui permet une méditation de l’éternel, et qui renvoie cette méditation comme à autre chose qu’elle ? Voyez, c’est ça le problème qui m’intéresse finalement. Qu’est-ce qui se passe ? Peut-être que cette vie quotidienne - sans avoir l’air de changer - a pu en même temps se moduler d’une toute autre manière, qui serait le mode d’un « jamais le Dimanche » . Le Dimanche est toujours pour demain. La vie quotidienne à ce moment-là, qu’est-ce qu’elle fait ? Je dirais comprenez : la quotidienneté a cessé d’être circulaire, le dimanche, il n’y a plus de Dimanche. La quotidienneté a pris la forme d’une ligne droite infinie. Alors, bien sûr, il peut encore y avoir des dimanches, des pseudos dimanches, sur cette ligne droite là, mais la quotidienneté ne se rapporte plus à la méditation d’un éternel, la méditation d’un Dimanche, qui à la fois ferait partie d’elle, et s’en séparerait, s’y opposerait et qui marquerait comme le retour d’un cercle sur soi-même. La quotidienneté s’est étirée. Et ce que je peux dire alors, pour trouver l’enjeu - il faudra tenir compte de tout, qu’elle est devenue’une quotidienneté urbaine. L’axe a changé, cette quotidienneté est devenue celle d’un temps uniforme, homogène, une quotidienneté de défilé. Et voilà que quotidienneté ne se rapporte plus en s’en distinguant, à la méditation de l’éternel. Encore une fois, il n’y a plus de Dimanche. Qu’est-ce qu’il y a ? Voilà cette quotidienneté, cette fois-ci, se rapporte à quelque chose de tout à fait [...] ... et à la méditation de l’éternel, à savoir le Dimanche. La philosophie au contraire va faire tous les jours de la quotidienneté, dans le rapport de la quotidienneté à la production d’un quelque chose de nouveau. Non pas la méditation d’un quelque chose d’éternel, mais la production d’un quelque chose de nouveau. Et le problème du temps change tout à fait de nature. Je prends un texte de Heidegger qui me paraît très curieux, très intéressant. Dans "l’Être et le temps", il nous dit : « Dans une première esquisse, l’analytique - peu importe - l’analytique ne choisissait pas une possibilité d’existence de l’existant, déterminé et caractérisé comme thème. ». Donc si vous préférez, je supprime tout ce qu’il y a de proprement heideggerien. « L’analyse ne portait pas sur une possibilité d’existence déterminée et caractérisée, mais s’orientait sur le mode terne et moyen de l’existé. Nous nommions la façon d’être dans laquelle l’existant se tient immédiatement, « la quotidienneté ». ». Et bien sûr, on apprendra que pour Heidegger, en apparence, la quotidienneté c’est en même temps le mode d’existence dit « inauthentique ». En même temps, on n’y croit pas, on sait bien que c’est trop simple. Tout comme chez Bergson, il y a une distinction non plus entre l’inauthentique et l’authentique, mais chez Bergson entre un « moi » dit superficiel et un « moi » profond. Or la distinction n’est pas du tout une opposition. C’est dans la mesure où la banalité quotidienne développe son cours que devient possible la production d’un quelque chose de nouveau. Je dirais pour fixer aussi là - parce que je voudrais bien qu’on arrive à une élucidation de ces concepts - c’est la même différence qu’il y a entre transcendance et transcendant. La nécessité de distinguer la transcendance et le transcendant. Le transcendant, je peux dire, en gros, c’est quoi... c’est la qualification d’une chose. Qualification d’une chose qui consiste en ceci : la chose est posée « au-delà », « ailleurs », « au-dessus », « au-dessus du temps », « au-dessus du mouvement », « au-dessus de moi-même ».
Et en ce sens, je peux employer le mot « forme » en disant :
Je dis : « Le soleil se lèvera demain », je dis : « Jules César a existé », voilà des croyances. En effet, ben oui : « Jules César a existé », qu’est-ce que j’en sais ? Je le sais par les livres. C’est à dire, j’infère de certains signes l’existence de certains signes qui me sont donnés, l’existence de Jules César, qui, elle, ne m’est pas donnée. « Le soleil se lèvera demain ». Oui, je l’ai toujours vu se lever. J’infère de ce qui m’est donné : il s’est levé aujourd’hui, ce matin, il s’était levé hier ; etc... j’infère : il se lèvera demain. Mais par définition, demain ne m’est pas donné. Demain ne m’est donné qu’en devenant aujourd’hui. Lorsque j’emploie le futur et je passé, j’infère, je crois. Je dépasse ce qui m’est donné. Bon, dans mon activité la plus quotidienne, je dépasse et je ne cesse de dépasser le donné. Est-ce que ce n’est pas ça le temps de la banalité quotidienne ?
Voyez que tout se passe comme si j’avais mon axe de la banalité quotidienne, mon axe de la quotidienneté, et sur cette axe, quant au « je me lève vers du transcendant, au moins le Dimanche, par la connaissance ou par la foi ». C’est pour ça que la connaissance, et la foi et leurs rapports, vont être tellement importants pour la philosophie, pendant tout le Moyen-Âge, toute la Renaissance, pendant tout le XVIIe siècle. Et puis si je rabats sur mon axe de quotidienneté, la quotidienneté me donne un tout autre sens, à savoir : la temporalité du quotidien est celle de l’acte de transcender c’est à dire : elle est tendue vers tout à fait autre chose, la production d’un quelque chose de nouveau, sur le mode de la croyance et non plus du tout sur le mode, ni de la connaissance ni de la foi - qui elle était découverte aux méditations de l’éternel. Qu’est-ce qui se passe ? Dans les deux cas il y a de figure de la quotidienneté, suivant le statut de la quotidienneté que vous aurez, vous aurez des conceptions de la philosophie différentes. Après tout, il faudra même mettre en jeu des choses comme : « qu’est-ce qu’une quotidienneté rurale ? Qu’est-ce c’est qu’une quotidienneté urbaine ? ». Dans la transformation de la quotidienneté, est ce qu’en effet, est-ce qu’il ne faut pas tenir compte du développement des villes ? Est ce qu’il ne faut pas tenir compte de beaucoup de choses ? Mais, je veux dire, au coeur du problème des rapports temps/mouvement, il y a cette histoire qui a toujours hanté la philosophie : le statut de la quotidienneté et le rapport de la philosophie avec le quotidien. Supposons qu’il en soit ainsi, alors je reprends mon histoire. Je dis, il faut voir de plus près toute cette période, où il semble à première vue que le temps soit subordonné au mouvement ou dérive du mouvement - exactement comme on l’a vu pour le cinéma. Et qu’il faut en effet un montage, philosophique cette fois-ci, pour obtenir le temps à partir du mouvement. Alors ça, j’avais beaucoup entamé la dernière fois et je me suis dit « oh non, j’ai comme été trop vite ». Parce que dire que pour les Grecs, par exemple, le temps est subordonné au mouvement, et le mouvement est subordonné à l’éternité, déjà il faudrait comprendre en quoi les deux sont liés, mais cela ne va pas de soi du tout. La dernière fois, j’avais déjà entamé le thème de l’éternel retour, mais l’éternel retour, justement, c’est une chose si bizarre qu’on en fait souvent un mythe, et c’est pas du tout un mythe. Je crois que chez les Grecs - encore une fois, on laisse de côté Nietzsche, parce que l’astuce diabolique de Nietzsche c’est d’avoir donné à l’éternel retour un sens absolument nouveau, qui appartient tellement alors à la philosophie moderne, et même fait partie des fondations de la philosophie moderne qu’il y a une espèce de coquetterie à avoir pris un mot aussi chargé de vieux sens, de sens antique et respectable, pour en fait ce que Nietzsche en fait. N’oubliez pas que chaque fois qu’il parle de l’éternel de retour, il en parle comme d’un secret, n’est-ce pas, que Zarathoustra n’est pas encore mûr pour dévoiler, et que les animaux de Zarathoustra lui disent : « Et oui, tout revient, tout revient », et Zarathoustra leur dit : « taisez-vous, vous en avez fait une rengaine ». C’est à dire, Zarathoustra ne peut pas dire plus clairement : « non, mon éternel retour ne signifie pas : tout revient ». C’est les animaux de Zarathoustra qui le présentent ainsi et chaque fois, deux fois, Zarathoustra leur dit : « allez, allez, à la niche, c’est pas ça. Il dit à son aigle et à son serpent : « Vous en avez déjà fait une rengaine. C’est à dire, vous en avez déjà fait une ritournelle. Vous en avez déjà fait une petite chanson, un refrain, une circularité ». Donc on le laisse de côté. L’éternel retour chez les Grecs, il a deux formes fondamentales.
L’éternel retour physicaliste, c’est un éternel retour fondé cette fois-ci, non plus sur le mouvement local, mais sur le changement qualitatif : la transformation des qualités les unes dans les autres qui font qu’elles forment un cycle. Alors vous sentez déjà tout ce qu’il y a de compliqué là-dedans ! Parce que, supposez que, et encore on est dans un domaine de problèmes où, si vous voulez, on ne peut pas dire les uns ont raison ou bien ils ont tous tort. Supposez que vous considériez : les corps astronomiques, c’est à dire les planètes, comme des corps éternels. Donc ils seront soustraits au changement qualitatif. Donc, c’est eux qui détermineront les changements qualitatifs dans les corps mortels. À ce moment là vous direz : « l’éternel retour astronomique est premier, par rapport au retour physicaliste ». Considérez au contraire que les corps planétaires soient des corps comme les autres, des corps qualifiables et qualifiés. À ce moment-là, les mouvements locaux des planètes sont évidemment subordonnés au jeu des transformations qualitatives ou des changements physiques. À ce moment-là, c’est l’éternel retour physicaliste qui est premier par rapport au retour astronomique. Ça se complique, mais de toute manière on est sorti du mythe. Pourquoi ? Là, on touche à quelque chose, qui me semble de très essentiel pour notre sujet. C’est que, Vidal-Nacquet, qui est un très bon historien de l’antiquité grecque, Vidal-Nacquet, dans un article déjà ancien, disait : « il ne faut quand même pas exagérer avec toutes ces histoires de temps cyclique, mais vous chercherez dans les grands mythes de la Grèce archaïque, vous ne trouverez pas de temps cyclique. Vous trouverez même le contraire. ». Et il invoquait beaucoup Hésiode. Chez Homère, vous pourrez toujours chercher un temps cyclique. On peut toujours dire qu’il parle pas tellement du temps Homère, bon... Homère, c’est le 9e siècle avant Jesus-Christ. Là, il y a besoin que vous sentiez un peu les... Mais il y a un très grand poète grec, Hesiode - 8ème siècle aprés Jésus-Christ, qui lui s’intéresse beaucoup au temps. Il s’y intéresse de deux manières. On a retrouvé ce qui le tourmente. On a gardé de lui deux poèmes - c’est rare d’avoir tant de choses.. .. ;c’est comme si je vous disais l’Odyssée -Les "Travaux et les jours" c’est l’autre, quelle honte, un trou, j’ai un trou.. [cherche son texte]. La Théogonie ! Alors qu’est-ce que c’est que la théogonie : c’est une génération des dieux, une génération linéaire, du type : et untel enfanta untel, enfanta untel, enfanta untel, qui est assez proche à la limite, toute proportion gardée, de certains passages de l’Ancien Testament : une grande généalogie linéaire. Et pourquoi" la Théogonie", vous n’y voyez aucun signe de circularité ? Bien plus, qu’est-ce que c’est ça ? c’est un temps extrêmement agité. C’est le temps des générations qui s’affrontent, qui se renversent. C’est un temps sauvage. C’est vraiment un temps sauvage, je veux dire déchaîné, un temps non domestiqué. Or, je reprends là finalement une hypothèse qui a été très très bien développée par Vernant dans "Les origines de la pensée Grecque", c’est ça le temps du mythe. Je dirais presque, ce qui appartient au mythe c’est un temps sauvage et non domestiqué. C’est à dire, un temps comme abîme, d’où sortent les générations successives, et dans lequel elles combattent - un temps terrible, un temps de la terreur, un temps qui est un sans fond, une espèce de sans fond de la terreur et de la lutte des dieux. Et pourquoi ? Pourquoi est-ce que c’est ça qui appartiendrait au mythe ? C’est là que la thèse de Vernant me paraît très importante et profondément juste. Pourquoi il n’y a pas précisément de temps, c’est la même chose. Vous sentez, le temps circulaire depuis le début, je dis c’est d’une certaine manière : mettre le temps en cercle, encore faut-il mettre en cercle, il est pas en cercle tout seul. Mettre le temps en cercle c’est ça le domestiquer, c’est le rendre docile. Docile à quoi ? Bien sans doute à certains besoins très profonds, mais il faut le faire ! Ce que le mythe nous donne à l’état bouillonnant, c’est un temps non domestique. Mais pourquoi ? il nous faut une réponse à la question : pourquoi le mythe fait-il bouillonner un temps non domestique, un temps sauvage, avec des graines sauvages, des graines sauvages d’où sortent chaque fois des dieux abominables...
c’est ça le mythe ! C’est vraiment ce temps sans fond.
La réponse de Vernant me paraît très rigoureuse.
C’est que le mythe a toujours comme deux pôles, et va de l’un à l’autre. Il va de l’origine à la mise en ordre. Il va de l’origine à la souveraineté.
En ce sens, on peut dire que tous les mythes sont des mythes de souveraineté.
Le modèle des mythes est nécessairement un modèle monarchique.
Je ne fais que résumer la thèse de Vernant. Il va du début, ou du fond, à la souveraineté, à la domination.
Et la question qu’il pose c’est : « le chaos étant au début, quand et comment un ordre a-t-il pu s’instituer ? ».
Donc un mythe se déploie dans la distance entre l’origine des choses et la souveraineté, c’est à dire la mise en ordre. S
Et dans la Théogonie d’Hésiode, qu’est-ce qu’on apprend ? Comment tout commence avec le chaos, puis comment l’union du chaos avec autre chose, va lancer le cours des générations. Vous me direz avec autre chose, qui est du chaos aussi, oui ! bon en tout cas c’est pas du tout de l’ordre. Et puis comment tout ça, bon... à chaque génération ... et puis surgit là-dedans, le terrible Cronos, le terrible Cronos qui naît de l’union de la terre avec le ciel. Mais tout ça est dans un désordre et restera dans un désordre. Et Cronos d’un côté, il émascule, il châtre son père, il dévore ses enfants. Bon, c’est pas bien, hein ? Et un enfant est sauvé par la terre, c’est Zeus, et Zeus règlera son compte à son propre père, à Cronos, et c’est Zeus qui possède la souveraineté. Quant à Cronos, qu’est-ce que c’est ? Cronos, ça a l’air de nous décevoir, mais c’est dire à quel point il nous faut être prudent - ce n’est pas le « temps ». Le Cronos d’Hésiode s’écrit sans « H », ce qui est important puisque Chronos au sens de temps s’écrit avec un H : « C.H.R.O.N.O.S ». Tandis que chez le Cronos d’Hésiode c’est « C.R.O.N.O.S ». Or Cronos sans H ce n’est pas du tout le temps. Alors on peut toujours faire une contamination des deux Chronos, mais enfin on peut pas, en toute rigueur. Parce que le Cronos d’Hésiode sans H ne renvoie pas du tout au Chronos-temps, mais dérive d’un tout autre terme, forcément puisque ce n’est pas la même racine du tout, dérive d’un « Craïno », qui donnera « cras », « crastos », etc... Et qui désigne l’acte d’accomplir, l’accomplisseur. Cronos est l’accomplisseur. Qu’est-ce qu’il accomplit ? Qu’est ce qu’il accomplit ? C’est par là que nous n’avons pas besoin de faire le contresens linguistique. [on lui amène des dossiers].... tu les as - avant le 19 Mars ? Donc c’est la dernière semaine ! merci On n’a pas besoin de faire le contresens, et c’est encore mieux si on ne le fait pas. Car en quel sens « Cronos sans H » est-il l’accomplisseur ? Il est l’accomplisseur parce que c’est lui qui remplit l’écart. Il remplit l’écart entre l’origine des choses et l’instauration de la souveraineté. Qui instaure la souveraineté ? C’est Zeus ! Zeus deviendra le chef des dieux et instaure l’ordre du monde. C’est lui le souverain. Entre l’origine des choses et l’ordre du souverain : il y a le Chronos de Cronos, c’est à dire le temps de Cronos, le temps tel que Cronos l’accomplit, si bien que Cronos n’est pas le temps, mais celui qui accomplit le temps, et le temps c’est l’écart : entre l’origine des choses et la souveraineté, cet écart étant : le temps sauvage, le temps non domestiqué, le temps désordonné, non encore mis en ordre par Zeus. Et ce serait ça le mythe - si bien que Vernant peut poursuivre son hypothèse et dire quand est-ce que naît vraiment la philosophie.
C’est pour ça que tout ce que l’on a vu précédemment là devrait être replacé ici, là sur le thème, du concept de vérité, en tant qu’il implique ce rapport modèle/copie. C’est ce modèle/copie qui vient remplacer origine/souveraineté.
Or ce nouveau rapport philosophique, modèle/copie, voyez qu’il implique deux choses :
Je dis que le démiurge, il fait l’image, comme mouvante et changeante et la met en ordre. Et il n’y a plus d’écart de temps. Le démiurge a écrasé le mythe. Ca n’empêche pas que ce sont des opérations distinctes. Si vous prenez un texte splendide - d’une beauté qu’il faut lire comme un poème, et précisément pas comme un mythe- c’est un des textes très très difficiles, mais ça ne fait rien. Si quelqu’un d’entre vous a envie de le lire, même sans formation philosophique, qu’il se lance là dedans, et puis qu’il se laisse aller comme dans un élément. C’est le Timée de Platon. Le début du Timée de Platon est quelque chose qui est plein de difficultés, mais aucune difficulté ne résiste à une lecture attentive, même si vous n’avez aucune culture philosophique. Car si vous lisez ligne à ligne, il se passe une drôle de chose dans le livre. On a l’impression générale qu’on ne comprend rien au début. Première réaction : c’est trop difficile ce truc là, ou c’est des histoires de spécialistes. |
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