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13- 24/03/81 - 2

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GILLES DELEUZE Spinoza Cours du 24/03/81 13 B transcription : Madeleine Manifacier

-  ..Et pourtant Spinoza ne veut pas du tout dire : "tout se vaut", la pluie douloureuse vaut le beau soleil. Pas du tout. Il ne veut pas dire ça. Ce qu’il veut dire c’est qu’en tout cas aucun, rien, rien ne s’exprime jamais, ou n’est jamais fondé à s’exprimer comme un manque. En d’autres termes, c’est la formule en gros : "il n’y a que de l’être".

-Bon, pourquoi tout ne se vaut pas alors ? c’est ça ce qu’il faut voir en dernier. Mais, vous comprenez ? Toute affection, toute perception, et tout sentiment, toute passion est perception, affection et passion de l’essence. Simplement ce n’est pas par hasard que la philosophie emploie très constamment un mot qu’on lui reproche, mais qu’est ce que vous voulez, elle en a besoin : c’est l’espèce de locution « en tant que ».

-  Je crois même s’il fallait définir la philosophie par un mot, on pourrait dire : la philosophie c’est l’art du « en tant que ». En effet, ça appartient à la philosophie : si vous voyez quelqu’un, être amené par hasard à dire « en tant que », vous pouvez vous dire « tiens, c’est la pensée qui naît ». Le premier homme qui a pensé, il a dit « en tant que ».

-  Pourquoi ? parce que « en tant que » c’est l’art du concept. C’est le concept. Est-ce par hasard que Spinoza emploie constamment l’équivalent latin de « en tant que ». Et en effet, pourquoi est ce que tous les penseurs sont amenés ? Parce que le « en tant que » renvoie, je crois, à des distinctions dans le concept qui ne sont pas perceptives dans les choses mêmes. Quand vous opérez par distinction dans le concept et par le concept, vous pouvez dire : "la chose, en tant que", c’est-à-dire l’aspect conceptuel de la chose. Alors, toute affection est affection de l’essence, oui, mais en tant que quoi ? Lorsqu’il s’agit de perception inadéquate et de passion, il faut ajouter, oui, ce sont des affections de l’essence en tant que l’essence a une infinité de parties extensives qui lui appartiennent sous tel rapport.

- Bon, j’ai presque fini dès lors, là, le pouvoir d’être affecté appartient à l’essence, simplement il est nécessairement rempli par des affects qui viennent du dehors. Ces affects viennent du dehors, ils ne viennent pas de l’essence, ils sont pourtant affects de l’essence puisqu’ils remplissent le pouvoir d’être affecté de l’essence.
-  Mais retenez bien, ils viennent du dehors. En effet le dehors, c’est la loi à laquelle est soumis, sont soumises, les parties extensives agissant les unes sur les autres. Bon, si vous vous rappelez quand on s’élève, et j’ai essayé de montrer les dernières fois, donc je ne reviens pas là-dessus, comment c’était possible. Quand on s’élève, quand on arrive à s’élever au second et troisième genre de connaissance, qu’est qui se passe ? Là, j’ai des perceptions adéquates et des affects actifs. Ça veut dire quoi ? et bien, c’est des affections de l’essence ; Je dirais même à plus forte raison, quelle différence avec le cas précèdent ? c’est que cette fois, ils ne viennent pas du dehors, ils viennent du dedans. Pourquoi ? On l’a vu. Une notion commune déjà, à plus forte raison une idée du troisième genre, une idée d’essence, pourquoi ça vient du dedans ?

- Reprenez ma formule de tout à l’heure et on va chercher la formule équivalente. Je disais : les idées inadéquates et les affects passifs, ils m’appartiennent. Ils appartiennent à mon essence. Ce sont donc des affections de l’essence, en tant que cette essence possède actuellement une infinité de parties extensives qui lui appartiennent sous un certain rapport. Cherchons maintenant pour les notions communes. Une notion commune c’est une perception, on l’a vu, c’est une perception d’un rapport commun. Rapport commun à moi et à un autre corps. Il en découle des affects : affects actifs. Bon, ces affections, perceptions et affects, ces affections sont aussi des affections de l’essence, qui appartiennent à l’essence. Je dirais : c’est la même chose : "affection de l’essence" mais en tant que quoi ? Non plus en tant que l’essence est conçue comme possédant une infinité de parties extensives qui lui appartiennent sur un certain rapport, mais en tant que l’essence est conçue comme s’exprimant dans un rapport.

- Et oui ! Là, les parties extensives et l’action des parties extensives est conjuré puisque je me suis élevé à la compréhension des rapports qui s’opposent. Donc, je me suis élevé à un autre aspect de l’essence. Ce n’est plus l’essence en tant qu’elle possède actuellement une infinité de parties extensives, c’est l’essence en tant qu’elle s’exprime dans un rapport. - Et à plus forte raison, si je m’élève à des idées du troisième genre, ces idées et les affects actifs qui en découlent, appartiennent à l’essence ou à l’affection de l’essence, cette fois ci, en tant que l’essence est en soi, est en elle-même et pour elle-même, est en soi et pour soi, un degré de puissance. Donc, je dirais à la limite et en gros, toute affection et tout affect sont des affections de l’essence, seulement il y a deux cas ; le génitif a deux sens. Il y a ...

Quoi ? (Intervention d’Anne Querrien inaudible)

- Oui, ça serait le " ab ", oui, oui, d’accord. Ça ne serait pas le même, oui, sauf que j’ai l’impression (intervention inaudible) ...Oui, mais j’ai peur, Anne, qu’il y est deux emplois du génitif en latin. D’ailleurs, c’est mieux que le génitif ... (Intervention inaudible)

- oui, oui. Mais, donc le "ad" vaudra aussi pour la causalité externe. À la limite, je dirais les idées du deuxième et troisième genre, voyez ? c’est des affections de l’essence. Mais il faudrait dire suivant un mot qui n’apparaîtra que bien plus tard dans la philosophie, avec les allemands par exemple, ce sont des auto-affections. Finalement à travers les notions communes et les idées du troisième genre c’est l’essence qui s’affecte elle-même.
-  (Intervention inaudible Anne Quérien) l’électricité cela apparait au 18ème siècle
-  Tu ne veux pas ? Et s’il le dit ? (intervention inaudible)

Tu crois qu’il a fallu l’électricité pour s’élever à l’auto affection ? (intervention inaudible)

- Quant même après tout, Spinoza emploie le terme "affect actif" ? Actif, il n’y a pas grande différence entre auto affection et affect actif. (Intervention inaudible) - Tu n’aimes pas ? Alors, on supprime.

- Richard Pinhas : "c’est les idées de la conscience moderne..

-  mais non ! (Anne Quérien) (reste inaudible)

- Deleuze : oui, bon, alors vous voyez ? En tout cas voilà en quel sens il faut dire à la fois, oui ! Toutes les affections sont des affections de l’essence. Mais, attention ! affection de l’essence n’a pas un seul et même sens. Voilà ! Bon, est ce qu’il y a des ... Il me reste quelque chose évidemment c’est, aujourd’hui, c’est tirer des espèces de conclusions entre le rapport, pour le rapport éthique/ ontologie. Pourquoi tout ça ? C’est ça la question. Pourquoi tout ça constitue une ontologie, ? et je vais vous dire mon idée. Mais là, mon idée là est très douteuse. C’est une idée comme ça, une idée de sentiment. Il me semble, il me semble (je touche la table) qu’il n’y a jamais eu qu’une seule ontologie, il n’y a que Spinoza qui ait réussi une ontologie. Les autres, ils ont fait d’autres choses très belles, mais ce n’était pas de l’ontologie, si l’on prend ontologie dans un sens extrêmement rigoureux. je ne vois qu’un cas où une philosophie se soit réalisée comme une ontologie, et c’est Spinoza. Alors, pourquoi ce coup ne pouvait être réussi qu’une fois ? Pourquoi le fut-il par Spinoza ? Voyez ? Ce sont des questions presque judiciaires, très, très importantes. Bon, c’est ce qui me restait à dire. Mais je voudrais vos réactions, s’il y avait d’autres questions. Oui ?

-  Richard Pinhas (début inaudible) : ... deux modes de fonctionnement que tu qualifiais l’un de cinétique et l’autre de dynamique. Dans ma perception de ce que tu disais, je pourrais dire que le fonctionnement cinétique des affections et des rapports est de type extérieur, donc, c’est un mode d’extériorité . j’hésite à dire forme de l’extoriorité..C’est le mot qui m’est venu.. dans la cas dynamique on aurait un équivalent, les termes sont mauvais, qui serait la forme d’extériorité. En effet ce sur quoi on débouche c’est l’auto affection et là tu viens de passer comme ci..

-  Gilles Deleuze : Dans ce qui tu dis, je crois qu’il a quelque chose de très dangereux, hein ? C’est que surtout, il n’y a pas plus d’intériorité, à mon avis, au niveau dynamique qu’au niveau cinétique. Pour une raison très simple : c’est lorsque je dis "pouvoir d’être affecté" d’une essence, peut aussi bien être réalisé par des affections externes que par des affections internes. Il ne faut surtout pas penser que le pouvoir d’être affecté renvoit plus à une intériorité que ne le faisait le rapport cinétique. Les affects peuvent être absolument externes, c’est le cas des passions. Les passions sont les affects qui remplissent le pouvoir d’être affectées et qui viennent du dehors.

-  Richard Pinhas :Là je suis complètement d’accord.. je voudrais reformuler ma question : ma question en fait son centrage c’est : on débouche sur quelque chose de nouveau, par rapport à l’histoire de la philosophie, qui est l’auto affection. Laissons le terme de côté on se trouve devant une forme très spécifique d’affection sur laquelle..

- G. Deleuze : oui, ça évidemment, si tu me dis.. oui Anne

- Anne Querrien ; inaudible "comme Edith Piaf.. sur le manque :" non je ne regrette rien ni le bien ni le mal, tout ça m’est bien égal" - rires

- C’est vrai ! tu veux dire quelque chose ?

- Etudiante : moi, je voudrais dire quelque chose sur la question que Richard avait posée la semaine dernière. C’est-à-dire, à propos du besoin de fondement. Si l’on reprend l’exemple du bois.Tu parlais de l’essence du bois. Moi, je dirais plutôt que le bois est la chose qui va inventer le rabot et que le rabot va devenir un certain moment, l’outil qui va nous dire quelque chose sur le bois. C’est-à-dire au deuxième degré de connaissance, le bois et le rabot diront quelque chose l’un sur l’autre dans ce rapport, le bois, l’essence. Dans ce rapport, qu’ils ont l’un à l’autre, mais... Mon problème c’est le problème du fondement. Donc, c’est peut-être ... Oui... (Intervention d’Anne Querrien inaudible) Non, je ne pense pas, non.

-  Gilles Deleuze : attends, dis d’abord ! Tu vas devenir hégélienne, toi !

-  Etudiante : À propos du problème des essences, c’est à dire, Richard disait qu’il voulait bien qu’il y est des essences, mais qu’il ne voyait pas pourquoi Spinoza avait besoin d’un fondement. Et ce que je dirais moi, c’est que s’il n’y a pas de fondement aux essences, les essences deviennent des métaphores de Dieu, c’est-à-dire bon, comme dans la religion chrétienne, En "Dieu est toute chose" et à partir du moment où en toute chose serait Dieu nous n’avons aucune chance de pouvoir y parvenir. C’est-à-dire que si pour nous, dans ce travail qu’il aurait à fournir pour atteindre au troisième genre de connaissance, si ça serait là une manière de parvenir à ce qu’il y a de divin en nous, il faut que ces essences aient un fondement. C’est-à-dire que si Dieu est l’ensemble de toutes les essences, en fait, Dieu n’est pas dans les essences, il est reculé, c’est une espèce de panthéisme, il est reculé en dehors des essences. Mais il me semble que s’il n’y a pas de fondement, chaque essence n’est qu’une métaphore de Dieu, et donc pour nous il n’y a plus rien à faire, quoi !

- Intervention Anne Querrien inaudible. "charpentier qui manque de rabot...

- Etudiante : oui, oui. Tu as raison, je pense que tu as raison dans une problématique chrétienne, mais ça inverse complètement Spinoza.

- Gilles Deleuze : oui, je vais trouver. J’ai une idée qui concilie chacun enfin, c’est ...

(Intervention d’élève inaudible) intuition ; auto affection sur une réflexion de la lumière divine..

-  J’ajoute pour confirmer ceci, en effet, le livre cinq me paraît à cet égard fonder cette notion d’auto affection. Car vous prenez un texte comme celui-ci, qui est un texte finalement qui a son équivalent dans beaucoup de propositions mystiques, dites mystiques. À savoir, l’amour par lequel j’aime Dieu, sous entendu, au troisième genre, au niveau du troisième genre de connaissance. L’amour par lequel j’aime Dieu est l’amour par lequel Dieu s’aime lui-même, et m’aime moi-même. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’au niveau du troisième genre, toutes les essences sont intérieures les unes aux autres. Tous les degrés de puissance sont intérieurs les uns aux autres, et intérieurs à la puissance dite puissance divine. Il y a une intériorité des essences. Ça ne veut pas dire qu’elles se confondent. On arrive à un système de distinction intrinsèque.
-  Ce n’est plus le système des distinctions extérieures, c’est un système de distinction intrinsèque, dès lors, lorsqu’une essence m’affecte - Vous comprenez ? c’est ça la définition du troisième genre - Une essence affecte mon essence, une autre essence affecte mon essence. Mais comme toutes les essences sont intérieures les unes aux autres, une essence qui m’affecte, c’est une manière sous laquelle mon essence s’affecte elle-même.

-  Je voudrais faire un dernier appel, presque, parce que je voudrais prendre vraiment un exemple, je sens bien que ces exemples sont dangereux. Je reviens à mon exemple du soleil parce que, bon il est quand même question d’arriver, pas du tout à savoir abstraitement, mais comprendre un peu concrètement ce que ça veut dire que panthéisme ? Comment vivent, comment sentent les gens qui se disent panthéistes ? Je vous signalais que, après-tout il y a des écrivains qui sont dit, ce n’est pas seulement une affaire des philosophes tout ça - Je pense précisément à mon histoire du soleil de tout à l’heure, de mon exemple du soleil. Je pense à un auteur célèbre qui s’est beaucoup, qui a constitué une espèce de panthéisme à l’anglaise - Il y a beaucoup d’Anglais qui sont panthéistes. Il y a une source, il y a une inspiration panthéiste dans toute la littérature anglaise très, très importante, et qui doit venir de leur caractère irrémédiablement protestant - Mais, enfin, ça dépasse ce caractère.

-  Bon. Je pense, donc, à Lawrence. Lawrence c’est quand même curieux tout ce qu’il dit autour du soleil. Je prends cette espèce de culte du soleil. Alors, je ne vais pas dire que Spinoza avait le culte du soleil. Quand même, ils ont en commun... Ils aiment : lumière et tuberculose, hein, ce sont les deux points communs de Lawrence et de Spinoza, lumière et tuberculose. Bon, alors, c’est quoi ça ?

-  Au niveau du soleil et des rapports de Lawrence avec le soleil, vous trouveriez quelque chose - le prenez pas à la lettre. Prenez le comme... J’essaie que quelque chose raisonne en vous, si vous... - Je parle pour le moment là qu’à ceux qui aiment d’une certaine manière le soleil, qui sentent qu’ils ont une affaire, supposons, particulière avec le soleil. Il en a qui ont cette impression. Eh bien, Lawrence nous dit quelque chose comme ceci, et qu’il y a, bien en gros, trois manières d’être en rapport avec le soleil. Là, où il reproche beaucoup aux gens. Il déteste, il est très méprisant. Mais, Spinoza aussi, Il se méfie, il ne supporte pas beaucoup les gens, Lawrence. Il les trouve trop vulgaires. Alors, il n’est pas à son aise dans son époque. Et pourtant, peu importe, ceux qui connaissent un peu cet auteur vous voyez ce que je veux dire...

-  Bon, il dit :" il y a des gens sur la plage ", - oui, il y avait des gens à la mode - « des plages, du soleil, etc. Et il dit : « Ils ne comprennent pas, ils ne savent pas ce qu’est le soleil. » Ce n’est pas du tout qu’il veuille garder ça pour lui. IL trouve que les gens vivent mal. Voilà, c’est son idée. C’était aussi l’idée de Spinoza que les gens vivent mal, et s’ils sont méchants, c’est parce qu’ils vivent mal, bon. Ils vivent mal, ils se foutent sur la plage tout ça, et ils ne comprennent rien au soleil. S’ils comprenaient quelque chose au soleil après tout - dit Lawrence - ils en sortiraient plus intelligents et meilleurs. La preuve : dés qu’ils sont rhabillés, ils sont aussi teigneux qu’avant. Ca c’est une preuve bien plus alors, ils ne perdent rien de leurs vertus et vices. S’il y a quelqu’un qui arrive et qui leur cache le soleil, ils trépignent, ils disent : « alors quoi ? » , etc. Ils sont vulgaires, quoi.

-  Bon, qu’est ce qu’ils font à ce niveau du soleil ? Ils en restent vraiment au premier genre. Ils déclarent : "j’aime le soleil”, mais « j’aime le soleil » c’est une proposition dénuée de sens. C’est absolument dénué de sens. « J’aime le soleil ». C’est comme la vieille dame qui dit : « oh, moi, j’aime la chaleur ! » . Qu’est ce que c’est ce « je » de « j’aime la chaleur » ? En fait, ça ne veut rien dire là. Un mécaniste, un physicien ou un biologiste mécaniste corrigerait, il ne dirait rien du tout : " Je" "t’aime pas la chaleur du tout". Simplement il dirait : il y a en toi des phénomènes de vasoconstriction et des phénomènes de vasodilatation, qui fait que tu as un besoin "objectif" de chaleur. Bon, très bien. En d’autres termes, le « je » de « j’aime la chaleur », est un « je » qui exprime quoi ? Qui exprime les rapports de parties extensives du type vasoconstriction et vasodilatation, et qui sont typiquement, et qui s’expriment directement, en un déterminisme externe, mettant en jeu les parties extensives.

-  Alors, je peux dire : " J’aime le soleil" en ce sens ». C’est donc, les particules de soleil qui agissent sur mes particules, et l’effet des unes sur les autres, est un plaisir ou une joie. Je dirais, ça c’est le soleil du premier genre. Soleil du premier genre de connaissance que je traduis sous la formule naïve « oh, le soleil, j’aime ça ! ». En fait, c’est des mécanismes extrinsèques de mon corps qui jouent, voyez, et des rapports entre parties, parties de soleil, et parties de mon corps.

-  Deuxièmement, c’est quand même un peu différent quelqu’un qui a "à faire" avec le soleil. Presque ma question ce serait, elle est très Lawrentienne : A partir de quand, par rapport au soleil, je peux commencer authentiquement à dire : « je » ?. Tant que je me chauffe au soleil, je n’ai aucune raison de dire : « j’aime le soleil » : Je suis dans le premier genre de connaissance. Il y a un second genre de connaissance. Cette fois ci, je dépasse la zone de l’effet des parties les unes sur les autres. j’en suis pas à attendre l’effet des parties les unes sur les autres. J’ai acquis comme une espèce de connaissance du soleil, et après tout, il y a des gens qui ont une connaissance, c’est pas du tout une connaissance théorique. Je ne vais pas dire que je suis un astronome. Là, pas du tout, ce serait un contresens. j’ai une espèce de connaissance et de compréhension pratique du soleil. j’ai une espèce de connaissance pratique même si je n’arrive pas à la dire du climat, des heures, des brumes. Qu’est ce que ça veut dire cette connaissance pratique ?

-  Surement que je devance, je sais ce que veut dire tel événement minuscule lié au soleil, telle ombre furtive à tel moment. Je sais ce que ça annonce. Je n’en suis plus à enregistrer des effets du soleil sur mon corps, je m’élève à une espèce de compréhension pratique des causes en même temps que quoi ? En même temps que je sais composer des rapports de mon corps avec tel ou tel rapport du soleil.

-  Un peintre - je saute justement, parfait - un peintre, comment il fait ? Qu’est ce que ça veut dire ; "composer des rapports de son corps avec des rapports du soleil" ? En quoi est ce que c’est différent de subir des effets ? Prenons la perception du peintre. Comment un peintre - on peut imaginer un peintre du dix-neuvième en pleine nature, qui va dans la nature ?- Il a son chevalet, c’est un certain rapport. Il a sa toile sur chevalet, voilà un rapport. Il y a son corps, c’est un certain rapport. Il y a la toile et le chevalet, c’est un autre rapport. Il y a le soleil qui ne reste pas immobile. Bon, qu’est ce qu’il va faire ? Qu’est ce que c’est ce j’appelle cette connaissance du second genre ? Il va changer complètement la position de son chevalet. C’est-à-dire, il ne va pas avoir avec sa toile, le même rapport suivant que le soleil est en haut et selon que le soleil tend à se coucher. Ah, tiens ! c’est un exemple comme ça. Van Gogh peignait à genoux. Dans les lettres de Van Gogh, il parle énormément des couchers de soleil qui le force à peindre presque couché. Pourquoi ? pour avoir précisément lui, que son œil de peintre, ait la ligne d’horizon le plus bas possible.

-  Qu’est ce que ça veut dire à ce moment-là, avoir un chevalet ? ça ne veut rien dire, rien du tout. Tout dépend de ce que l’on fait d’un chevalet. Et quand il y a du Mistral ? Qu’est ce qu’on fait avec un chevalet ? Il y a des lettres émouvantes de Cézanne et de Van Gogh aussi : « Aujourd’hui j’ai pas pu sortir. Je n’ai rien pu faire. Trop de Mistral ». Ça veut dire que le chevalet, ben, aurait volé, ou alors, il fallait l’attacher, ou alors, quoi ? Comment composer le rapport toile/chevalet avec le rapport du vent ? Et comment composer le rapport du chevalet avec le soleil qui décline ? Et comment finir de telle manière que je peindrais là, par terre ? Que je peindrais ventre à terre ? Mais ça, ce n’est pas l’école qui me l’apprend. Ce n’est pas à l’Académie que j’apprends ça. Je compose des rapports et je m’élève d’une certaine manière à une compréhension des causes. Et à ce moment-là, je peux commencer à dire : « le soleil, je l’aime ! ».

-  Vous comprenez ? Ensuite il y a l’effet des particules de soleil sur des particules de mon corps. J’en suis à un autre domaine, à des compositions de rapports. Et ce moment là, comprenez ? Je ne suis pas loin. Tout a son danger. Je ne suis pas loin d’une proposition qui nous paraissait utile, qui nous aurait paru folle, au premier degré. Je ne suis pas loin de pouvoir dire : « oui, le soleil, j’en "suis" quelque chose ». J’ai un rapport d’affinité avec le soleil.

-  Bon, on en reste là. C’est le second genre de connaissance. Pas besoin d’être peintre. Peut-être que ça me donnerait envie d’être peintre si j’arrive, si j’accède à cet état par rapport au soleil. Mais, vous sentez que c’est un état complètement différent de celui de la dame qui se chauffe au soleil ! Ceci dit la dame qui se chauffe au soleil peut être peintre aussi. Mais elle ne fera pas les deux en même temps parce que ces deux rapports avec le soleil s’exclut. Là, il y a une espèce, déjà au second genre, comprenez qu’il y a une espèce de communion avec le soleil ? feuilletez les lettres de Van Gogh c’est évident que, quand il peint là ces immenses soleils rouges, c’est évident que c’est lui. Ce n’est pas lui, ce n’est pas le soleil qui est ramené à lui. C’est lui qui commence à entrer dans une espèce de communication avec le soleil.

-  Bon, et le troisième stade, alors ? J’ai pris comme exemple, et j’ai eu tort, un exemple de peintre pour le second genre, et j’ai l’air de le bloquer an second genre. Oui, peut être, parce que, ensuite, ce même plus du domaine de la peinture. Qu’est ce que ça serait le troisième genre ? Là, Lawrence abonde en textes. En textes comme ça, c’est vraiment, et j’espère, pardonnez - moi, mais j’espère que ce que j’ai dit précédemment ne le rendra pas pour beaucoup d’entre vous, ridicule. C’est ce qu’on pourrait appeler en gros, "oui, ah bien oui, c’est bien quelque chose comme ça que l’on appelle en termes abstraits alors, en termes abstraits qui nous empêchent de comprendre, union mystique". Qu’est ce que c’est, alors ? Toutes sortes de religions ont développé une mystique du soleil ! C’est un pas de plus. Et, après tout mon ordre est normal. Qu’est ce qui fait que, par rapport à son soleil rouge là qui mange tout la toile, avec les ondulations à la Van Gogh, etc . Van Gogh a encore l’impression qu’il y en a un au delà qu’il n’arrive pas à le peindre. Qu’est ce que c’est ? C’est encore plus, qu’il n’arrivera pas à rendre en tant que peintre ? Bon, est ce que c’est ça ? Alors, bon ! Est que c’est ça le relais mystique ? Le mystique : est ce que c’est ça les métaphores du soleil chez les mystiques ? Mais ce n’est plus des métaphores, si on le comprend comme ça. Ce n’est absolument plus des métaphores. Ils peuvent dire à la lettre : « Dieu est Soleil ». Ils peuvent dire à la lettre : « Je suis Dieu ». Pourquoi ? Pas du tout qu’il y ait une identification, pas du tout.

-  C’est que, au niveau du troisième genre, on arrive à ce mode de distinction intrinsèque. Et c’est là, si vous voulez, qu’en effet, il y a quelque chose de terriblement mystique dans le troisième genre de connaissance de Spinoza. À la fois les essences sont distinctes, seulement elles se distinguent, elles se distinguent à l’intérieur les unes des autres. Si bien que les rayons par lesquels le soleil m’affecte, ce sont des rayons par lesquels je m’affecte moi-même. Et les rayons par lesquels je m’affecte moi même ce sont les rayons du soleil qui m’affectent C’est l’auto affection solaire. En mots, ça a l’air grotesque. Comprenez qu’au niveau des modes de vie, comme disait un autre auteur :"mais un mystique, vous pouvez toujours en croiser un dans la rue. Un type qui fait ses expériences, ça ne se voit pas de dehors. Il n’est pas... Il est comme vous et moi".
-  Bon, chez Lawrence, j’attire votre attention là-dessus, c’est que les textes de la fin, justement, quand Lawrence ne peut plus supporter le soleil, en vertu même de sa maladie. Lorsque le soleil est fatal, et bien, il développe ces textes là dessus sur cette espèce "d’identité" qui maintient la distinction interne entre son essence à lui, son essence singulière, l’essence singulière du soleil, et l’essence du monde.

-  Et cette espèce de chant là qui fait les dernières œuvres de Laurence, cette espèce de chant au monde sur lequel il va mourir. Mais vraiment, il va mourir sans ressentiment. Il va mourir très, très Spinoziste, après une longue marche à pied, sa dernière marche à pied , là il se crêve et il meurt. C’est à ce moment-là qu’il accède à ces textes sur le soleil. Alors, voyez si ça vous tombe entre les mains. On a toujours besoin pour comprendre, je crois, un philosophe, d’accumuler aussi milles autres choses qui valent par elles-mêmes. Mais, si vous lisez les textes, par exemple de Lawrence sur le soleil, ça peut vous déclencher une compréhension de Spinoza que vous n’auriez jamais eue si vous étiez resté avec Spinoza tout seul. On a toujours besoin de tout le monde pour comprendre si peu que ce soit. Et c’est même pour ça qu’on passe son temps à faire des contresens. En même temps il ne faut pas mélanger, eh oui, bien sûr ! Voilà ce que je voulais dire..

(Intervention, peu audible d’un étudiant : par rapport à ce rapport solaire je me demandais si dans le Vendredi de Tournier on avait pas en fait et à la lettre une très belle description de ce périple d’apprentissage ?

-  Oui, vous avez raison, oui, oui ! Dans les textes de... Maintenant on peut juger. Mais, en effet, d’ailleurs, l’obsession de Tournier pour là... Il faut parler des gens personnellement, c’est toujours intéressant dans la mesure du possible - il faut imaginez Spinoza personnellement, quoiqu’il ne parle pas du soleil sauf dans des exemples, mais Lawrence personnellement, oui ? Tournier personnellement, en effet il a un rapport avec le soleil. Si, c’est très important, c’est à ce niveau-là, vous savez que l’on ne peut pas écrire n’importe quoi. Et si l’on écrit quelque chose qui n’est pas vraiment à ce niveau-là très, très profondément vécu, ça donne de la littérature de copiage. Ça donne de la littérature sans aucun intérêt. Ça, on le sent ça.

-  (Intervention inaudible d’étudiant) concept de plage, de soleil, une des bascule de l’univers qui survient

-  Gilles Deleuze :... Je ne connais pas. Ce qui témoigne de l’authenticité d’une expérience, il me semble toujours, je ne dis pas qu’il n’y a pas moyen autrement. Mais ce qui témoigne en première garantie de l’authenticité d’une expérience, c’est la splendeur des pages, ou des œuvres, si petites qu’elles soient qui en découlent. Je peux dire : « Van Gogh a une expérience personnelle, singulière avec le soleil. ça oui » Qu’est ce qui le prouve ? Ses tableaux, ses tableaux, c’est

tout. En revanche, devant certains très grands peintres qui peuvent peindre des soleils, on sait bien que c’est pas ça la partie forte du tableau. Ce n’est pas avec le soleil qu’ils ont affaire, ils ont affaire avec autre chose. Ils avaient peut-être besoin du soleil. Des pages de Lawrence, je sais que cet homme-là a eu une affaire particulière avec le soleil.

-  Alors, c’est pour ça, vous comprenez que quand on parle, - et là j’ouvre une parenthèse, et c’est juste un appel que je vous fais, - quand on parle, quand on fait de la psychanalyse, quand on parle de sexualité et tout ça, vraiment ça finit par être sale et dégoûtant. C’est sale et dégoûtant parce qu’il ne semble pas voir que notre vraie sexualité, elle est avec le soleil. Alors, quand on nous dit des choses comme : « le soleil c’est l’image du père » à ce moment-là moi, je pleure. Je pleure. Effectivement, je me dis, tant de beauté piétinée, tant de choses belles amoindries, c’est odieux, c’est odieux ce truc ! Vous vous rendez compte ? Le soleil de Van Gogh c’est, c’est la castration, le soleil de Van Gogh ? Mais non, non ! il n’y a pas à parler.. Mais, je veux dire, c’est ça la vulgarité, c’est vraiment ça la vulgarité. Bien, et bien, voilà - J’ai encore bien des choses à dire, mais quelle heure est-il ?

-  Étudiant : midi moins vingt

- Deleuze : Alors, j’ai le temps de dire, et là je ne vais pas continuer. Je vais finir aujourd’hui juste en essayant de justifier une partie de ce qui restait à faire. À savoir en quoi, en quoi il me semble que Spinoza a réussi sans doute philosophiquement, la seule ontologie qu’on puisse nommer vraiment une ontologie. Évidemment ce que je vais dire va être très peu probant parce que, ce à quoi je renonce, ce serait faire la comparaison avec d’autres traditions philosophiques. Je reviens du coup, au livre Un de " L’éthique", et je dis : "qu’est ce qu’il y a de très curieux dans ce livre Un, y compris pourquoi est-ce qu’il y a neuf premières propositions qui paraissent très bizarres quand vous lisez ce livre Un ? Il y a neuf propositions sur ce que Spinoza appelle « les substances n’ayant qu’un seul attribut ».
-  Comme tout le monde sait que pour Spinoza finalement il n’y a qu’une seule substance, il n’y a pas de substances n’ayant qu’un seul attribut, ces propositions sont assez bizarres. On se dit : « mais, où il veut en venir » ? Et l’on s’aperçoit, en effet, qu’à la proposition neuf et dix, il en arrive à une substance ayant tous les attributs. Pourquoi est ce qu’il est passé par les neuf premières propositions, où il nous parle des attributs où il considère les attributs pour eux-mêmes ? C’est curieux ça, tout ce passage. C’est que en même temps je me dis, qu’est ce qu’il y a de vraiment de nouveau chez Spinoza ? Du point de vue de la théorie, c’est-à-dire du premier livre de L’Éthique. Qu’est ce qui est vraiment nouveau, si j’essayais de le dire ? Vous comprenez ? Mon souci c’est que vraiment vous le sentiez au même titre que ce que j’ai essayé de dire tout à l’heure là, sur le soleil. Et bon, il y a une proposition qui domine...

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