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51- 10/01/1984 - 3

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Gilles Deleuze - vérité et temps cours 51 du 10/01/1984 - 3 transcription : Morgane Marty

Est-ce que ça veut dire - voilà ma première question - qu’il n’y a plus de mouvement ? C’est déjà branlant. Encore une fois il s’agit d’un renversement. Simplement, il faut s’attendre à ce que ce renversement, d’une certaine manière sélectionne et trie le mouvement, en tout cas le limite. Il faut s’attendre à une singulière limitation du mouvement. Ça veut pas dire que le mouvement disparaît dans l’image, ça veut dire que, finalement, l’image-temps renverse son rapport avec l’image-mouvement. Ça veut dire presque qu’il n’y aura d’image-mouvement que ce que permet l’image-temps plus profond.(coupure)

(reprise) d’une l’image qui ne cesse de croître en dimension, qu’est-ce que c’est que ces dimensions croissantes ? Ça ne peut plus être des dimensions spatiales. Pourquoi ? Parce que les dimensions spatiales, elles ne peuvent croître qu’avec le mouvement, et encore elles ont leurs limites de croissance, et bien plus, le retour au plan fixe s’accompagne très souvent d’un retour à la planitude de l’image, l’image plane. Donc je maintiens que, lorsque le temps renverse son rapport avec le mouvement, le mouvement ne disparaît pas mais il n’est plus que la première dimension d’une image qui ne cesse de croître en dimension, ces dimensions dès lors n’étant plus spatiales. Ce qui va bien avec nos espace vides, nos espaces déconnectés , tout ça... Voila ce que veut dire, voila ma première remarque.

Deuxième remarque : est-ce que ça veut dire, est-ce que l’image-temps, est-ce que le temps là, on le trouvera comme tout à l’heure - le même problème se posait au niveau de la reconnaissance dite attentive - est-ce qu’on peut dire que, bah oui, on va me dire, on voit bien ,il y a des films, et ça c’est de tout temps,qui ont comporté du flash-back, c’est-à-dire une espèce d’exploration du temps d’après les règles de la mémoire. On sent bien que là aussi, non,c’est pas ça, le renversement du rapport temps/mouvement ne passe évidemment pas, pas plus qu’il n’implique une disparition du mouvement, il n’implique une simple entreprise de la mémoire.

Pour une raison très simple,pourquoi ? Si vous avez un peu compris c’est, je veux dire quelque chose,ça va de soi que si je m’intéresse là à l’exemple du cinéma, on va voir que on va retrouver le même problème en philosophie. Ça va trop de soi que le flash-back c’est un simple écriteau au cinéma, mettons un fondu enchaîné et puis après des images surexposées et des images je sais pas quoi, enfin bon... C’est un écriteau du type « attention souvenir » ça dépasse pas ça, c’est un procédé purement conventionnel, mais, je ne crois pas qu’il suffise de dire que le flash-back est insuffisant par rapport à l’image-souvenir, c’est l’image-souvenir beaucoup plus, qui est insuffisante par rapport au temps. Et c’est ce que disait Bergson si bien : vous n’avez jamais de souvenirs si vous vous êtes pas d’abord placés d’emblée dans une zone, une zone du temps, dans une zone du passé.

En d’autres termes les zones du temps, les zones du passé dépassent infiniment l’image-souvenir. Donc c’est pas la mémoire qui vous donne une indépendance possible du temps. Il y a une chose qui me parait évidente chez tous les auteurs qui ont utilisé le flash-back, à moins qu’ils l’aient utilisé gratuitement. Chez les grands auteurs à flash-back, il faut toujours que le flash-back soit fondé par quelque-chose d’autre. En d’autres termes, il faut qu’il y ait quelque chose qui nous force à raconter l’histoire au passé, s’il n’y a pas quelque chose qui nous force à raconter l’histoire au passé, aucune raison d’employer le flash-back à n’importe quel moment, c’est des procédés nuls. Bon, c’est vrai de tous les grands auteurs à flash-back, or j’insiste mais - encore une fois c’est, pour les mêmes raisons ,c’est en même temps que le flash-back est indépendant, est insuffisant par rapport à l’image-souvenir, et que l’image-souvenir est insuffisante par rapport au temps - Alors donc il ne suffit pas de dire que le flash-back nous donne une fausse image de la mémoire, c’est la mémoire qui nous donne une fausse image du temps.

Que ce soit tous les auteurs, je dis tous les grands auteurs à flash-back, que ce soit Mankiewicz que ce soit Wells, que ce soit Resnais, et j’en passe, ils fondent toujours le flash-back sur quelque chose. Ils confondent le flash-back et la nécessité, ils s’en fichent complètement ,ce qui les intéresse c’est bien d’ autres choses. Peut-être est-ce que vous euh... comprenez mieux si je dis que :
-  ce qui intéresse Wells, c’est les zones de passé qui excèdent de loin toute mémoire.
-  Ce qui intéresse Resnais aussi. En quoi ça peut fonder le flash-back ? Je prends l’exemple du troisième qui est célèbre pour ses flash-back - Mankiewicz - il procède par flash-back pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’il procède par flash-back ? C’est une question insoluble si l’on s’interroge sur le flash-back lui-même. En revanche ça devient évident si l’on se demandait « qu’est-c’qu’il a dans la tête , en tant que penseur, Mankiewicz ? »

Donc, je réclame toujours le droit de traiter Mankiewicz exactement comme je traite Kant ou comme je traite Robbe-Grillet, bon,qu’est ce qu’il a ? qu’est ce que c’est la pensée de Mankiewicz ? il a quand même une pensée cet homme ! Et cette pensée, elle est dans son œuvre, alors qu’est ce que ça nous raconte son œuvre ? il me semble que c’est pas compliqué ! C’est, je dirais, si j’en parlais comme je parle d’un philosophe, je dirais c’est très curieux, c’est quelqu’un qui avant tout, ne croit pas au destin. Remarquez que c’est intéressant pour le temps déjà, ça revient à dire que pour lui, au fond du temps il y a tout ce que vous voulez mais il n’y a pas de destin.

Qu’est ce que ça veut dire ne pas croire au destin ? Qu’est-ce qui se passe chez lui ? Il semble évident qu’il conçoit que - voilà, j’essaye de reconstituer une pensée en train de naître et il n’y a pas de raison,vous m’direz pourquoi il pense ça ? On est dans le sans fond. Pourquoi ? il n’y a pas de réponse, pas de réponse à pourquoi je pense telle chose, pourquoi j’y crois, c’est la question, c’est la dernière des questions, c’est comme ça. Et bien, pour lui ce qui est comme ça, c’est que ça bifurque tous le temps ! Ça bifurque tout le temps. Et faut prendre ça à la lettre. Nous ne cessons pas de bifurquer dans le temps. On pourrait concevoir un philosophe. Supposons, supposons que Mankiewicz n’ait jamais fait de cinéma,qu’il ait fait des livres de philosophie, il nous aurait expliqué ça. Expliquer qu’on puisse expliquer c’est pas plus clair,c‘est plutôt, est ce que c‘est plus clair ? le cinéma, c’est pas plus simple que la philosophie.

Supposez un philosophe qui vous dit ça ,ça bifurque dans le temps,c’est-à-dire nous ne cessons pas de bifurquer dans le temps...ça veut dire immédiatement le temps bifurque, c’est pas dans l’espace qu’il y a des bifurcations,l es bifurcations dans l’espace c’est pas grave ça ! Une voie qui bifurque non plus... pas grave ça . Les bifurcations dans l’espace elles dépendent de quelque chose de plus profond, c’est les bifurcations du temps. Il faut même pas dire je bifurque dans le temps, il faut dire que le temps ne cesse de bifurquer. Il fait des coudes, c’est l’anti-destin . Oh, le temps fait des coudes, il bifurque. Bon, et il y a tout le temps, tout le temps, pas tout le temps,il y a des temps morts puis ça bifurque, et puis la bifurcation bifurque. Alors ça fait beaucoup de bifurcations et c’est ça le temps. Le temps qui bifurque .

Tiens ! si Mankiewicz avait été écrivain, bah après tout, il y a un écrivain qui nous a raconté ça, on en a parlé, donc je le récite par mémoire, on le retrouve dans - c’est très bien ça fait une retrouvaille - c’est Borges dans "Le Jardin au sentier qui bifurque", tout le thème du "Jardin au sentier qui bifurque" consiste à nous dire : ce qui bifurque ce n’est pas l’espace, c’est le temps ! Quelle étrange idée ! Quand vous avez,quand une idée vous tombe comme ça, soit quelle vous arrive à vous-même, soit que... vous l’entendiez, vous allez pas demander « pourquoi tu dis ça ? ». Sentez que cette question non seulement serait insolente, malpolie mais proprement dénuée de tout sens. Pourquoi il dit ça ? Ce qui compte c’est ce que ça nous fait voir et l’effet que ça nous fait !

C’est par là que je recommence mon histoire, il n’y a pas de concept sans affect et percept. Voila un concept : le temps bifurquant. L’énoncé de ce concept c’est :"ce n’est pas l’espace ,les bifurcations ne sont pas dans l’espace elles sont dans le temps parce - que c’est le temps qui bifurque lui-même en lui-même". J’espère que rien qu’entendre ça - je peux vous le dire ,là, parce que c’est pas de moi - c’est...euh... vous avez déjà une émotion. Euh... ,si vous avez pas d’émotion faut pas revenir Euh...c’est éprouvant. Les émotions que cela vous donne, je dirais que se sont les affects liés à ce concept, ceux qui n’éprouvent pas d’émotion sont insensibles à ce concept. à ce moment là, ils seront émus par d’autres concepts : je ne connais personne qui reste insensible à n’importe quel concept, chacun les siens.

Deuxième question, quel percept, c’est-à-dire qu’est-ce que ça me fait voir. Sinon ça serait, c’est pour ça que la philosophie, comment vous voulez la distinguer du reste ? mettons que la philosophie, je dise : Oh, bah oui, elle s’occupe des concepts,d’accord, elle s’occupe des concepts mais comment vous voulez la séparer des affects ? comment vous voulez la séparer des percepts ? c’est-à-dire comment vous voulez la séparer des sciences, des arts ? Tout ça c’est le même discours, tout ça c’est absolument, on sait bien que c’est en ce sens, sinon je vois aucun inconvénient, de sauter de Kant à Mankiewicz, à condition que vous fassiez pas de mélange,ce qui m’embête c’est si vous en tirez l’idée d’un mélange, mais c’est pas un mélange.

Voila donc ce qu’il nous dit, Mankiewicz : le temps bifurque et ne cesse de bifurquer. En effet, du coup il y a pas besoin . Est-ce qu’il nous dit ça vraiment ? Oui, il nous dit ça vraiment, tout le temps. il y a que ça, il n’a qu’une idée, et vous comprenez, quand on a une idée comme ça, ça suffit pour une vie, ça suffit pour une œuvre. Il y en en a qui ont fait une œuvre immense avec moins que ça. Bon...comprenez ça couvre plusieurs choses les bifurcations, comme c’est le temps qui bifurque. Bien sûr, ça recouvre la variation des personnages. Jamais chez Mankiewicz, un personnage n’a un développement unilinéaire, c’est par là que c’est l’anti-destin, jamais. En mettant que je dis jamais, du coup si, un cas, tant mieux, il en fallait un, il en fallait un parce que ça va nous confirmer, pas du tout à titre d’exception. On va voir pourquoi il y en a un qui ne bifurque pas, à ma connaissance.

Mais sinon ça bifurque tout le temps,alors, ça comprend les variations mais la bifurcation, c’est un concept plus profond que celui de variation d’un personnage. Les personnages varient mais sur quel mode ils varient chez Mankiewicz ? Tous les personnages varient. Chez Mankiewicz comment ils varient ? Ils varient parce que perpétuellement quelque chose dérape. Quelque chose qui dérape, c’est à dire qui prend une autre voie, comme on dit dans un train : une déviation. Ça dévie tous le temps. C’est pour ça que c’est une narration perpétuellement coudée. Je dirais que ça fait partie des grands narrateurs falsifiant. La narration elle est perpétuellement coudée. Aussi même avant qu’un petit segment soit dessiné, il a déjà bifurqué. Bon. Pourquoi ? il y a un cas : il a répudié Cléopâtre. Vous savez qu’il a fait deux grands films historique ou plutôt théâtraux, tirés des deux pièces de Shakespeare Jules César et Cléopâtre. Il a répudié Cléopâtre très fort, en disant que ce film était, lui avait été imposé, qu’on ne l’avait pas laisser faire ce qu’il avait voulu, etc, etc, c’est quand même pour beaucoup de gens, c’est un film splendide. Qu’est-ce qui l’intéresse dans Shakespeare ? Ce qui l’intéresse dans Shakespeare c’est quelque chose de formidable, qui est dans Cléopâtre, dans le Cléopâtre de Shakespeare, à savoir c’est que Cléopâtre est perpétuellement présentée comme l’ondoyante, la toute ondoyante, comme vraiment l’ondoiement universel. L’ondoiement, l’ondoiement devenu puissance cosmique. Et elle ne cesse pas de bifurquer. C’est la grande bifurquante, consiste pas, elle n’arrête pas de dévier d’avec sa propre déviation. Elle enchaîne les déviations. Elle bifurque - exactement comme on dit d’un cheveu qu’il est fourchu. Cléopâtre est fourchue.

Alors vous me direz, elle est variable, elle est inconstante,oui, mais c’est tellement vrai vous voyez, oui oui, oui, elle est variable, elle est inconstante, c’est évident. Mais c’est pas ça qui est intéressant c’est pourquoi elle est variable et inconstante. Elle n’y peut rien. Et pourtant c’est pas un destin. C’est assez le temps, elle est le temps en personne, elle est le temps faite femme, c’est-à-dire elle bifurque et bifurque avec la bifurcation. Elle n’arrête pas de bifurquer. Et Marc-Antoine lui, il a l’amour fou. Alors elle le trahit, mais c’est pas qu’elle le trahisse, encore une fois c’est le temps qui bifurque. Et Cléopâtre "est" le temps, à la manière de Mankiewicz. C’est-à-dire que le temps est un cheveu fourchu qui continue de produire du cheveu fourchu, à proliférer en cheveu fourchu et c’est ça le temps. Le sentier au jardin, Le jardin au sentier qui bifurque. Alors, le pauvre Marc Antoine il est réduit, là, à rien, il boit pour oublier, il rompt perpétuellement avec Cléopâtre, il revient à Cléopâtre. Et il y a la fin splendide ou dans une ultime bifurcation, Cléopâtre va jusqu’à lui rendre son amour à elle, Cléopâtre, aussi bien qu’il meurt d’une certaine manière heureux.

Et la tragédie d’avant, Jules César, on retrouve une partie des mêmes personnages. On retrouve Marc Antoine. Et cette fois c’est très curieux parce que là, il a fait ce qu’il a voulu Mankiewicz. Il y a l’homme qui ne bifurque pas, c’est Brutus. Bien sûr, il a beaucoup d’affection pour César, et pourtant il le tue. Il le tue d’accord mais ça fait pas une bifurcation, c’est un homme unilinéaire. Une fois qu’il a choisi l’amour de la République, il ne se détournera pas, il ira jusqu‘au bout. Et il a beau être attaché à César, il tuera César. Il a beau être habile politique et très bon orateur, il ira tout droit et il expliquera linéairement, directement au peuple pourquoi il a tué César et brièvement en disant « vous savez bien que César allait assassiner la République de Rome ».

En d’autres termes Brutus dans son âme simple, ne sait pas, ne sait pas ce que c’est qu’une bifurcation. Et il y a Marc-Antoine - à ce moment là qui n’est pas encore amoureux de Cléopâtre, ne la connaissant pas - qui lui -le second Marc Antoine n’est-ce pas, pour ceux qui n’ont pas vu le film est joué par Burton, qui joue admirablement, la bifurquante Cléopâtre étant jouée par Elizabeth Taylor et dans Jules César Brutus est joué par Mason et Marc-Antoine par Brando dans une interprétation très très très belle. Car Mankiewicz à donné de Shakespeare une interprétation qui me semble très intéressante. C’est que, Brando lui, c’est l’homme fourchu, c’est l’homme qui ne cesse de bifurquer, aussi sait-il profondément ce que c’est que le temps. Et la grande scène du Jules César, c’est Brando - Marc Antoine - qui se présente comme un homme de guerre, un guerrier malhabile à parler, ne faisant pas de politique mais qui en un discours de dix minutes retourne la foule des Romains, fait bifurquer l’opinion, les ramène à César dans un discours fourchu qui est fantastique, qui vient de Shakespeare, là Mankiewicz n’a eu qu’à utiliser Shakespeare, où à chaque instant le discours de Marc-Antoine, lisez- le, dans n’importe quelle traduction de Jules César de Shakespeare, à chaque moment il y a une bifurcation, où dans chaque phrase, Marc- Antoine rend hommage à ceux qui ont assassiné César, les citoyens si honnêtes et si soucieux de la République mais à chaque fois, déviation, déviation à la gloire de César. Si bien que Brutus, qui lui, ignore la bifurcation, il ignore la puissance de la bifurcation, avant même d’avoir conquis quoi que ce soi, se retrouve proscrit, promis à la défaite, acculé au suicide et mourra sans avoir rien compris.

Et c’est ça qui est extraordinaire, il me semble, dans l’interprétation que pousse Mankiewicz, qui, à mon avis est complètement Shakespearien, mais il l’a poussée là dans son film, il l’a poussée jusqu’au bout cette interprétation. On peut pas dire simplement que Brutus est un idiot. Vous comprenez et Marc- Antoine est malin, oui, Marc- Antoine est malin, mais Marc- Antoine est malin parce qu’il a l’expérience du temps qui bifurque. Brutus se conduit comme un idiot, pourquoi ? Parce qu’il n’a même pas laissé d’observateur. Lorsque Marc Antoine parlait au peuple, non seulement il est parti de lui-même, il n’a pas laissé d’observateur tellement il a une nature droite : une nature droite et condamnée par le temps, parce que le temps c’est le temps qui bifurque.

Alors bon, si on comprend ça, oui c’est évident, pourquoi, pourquoi il y a tout le temps des flash-back ? Pourquoi ,dans la plupart des films que (...) trop euh... ça servira pour une autre fois euh... pourquoi il y a tout le temps des flash- back chez Mankiewicz ? essayez de comprendre, on est tout près de tenir quelquechose, forcément, il y a des flash- back chez Mankiewicz parce - que si l’temps c’est le temps qui bifurque y bifurque d’une manière tellement, tellement,insensible où il y a une possibilité de bifurcation à chaque instant, que la plupart du temps on ne peut pas les saisir sur le moment. C’est pas moi qui bifurque, c’est quelque chose dans le temps qui bifurque. Si j’ai un sentiment inconscient, je suivrai la bifurcation, mais une claire conscience de la bifurcation, je ne pourrai pas la voir sur le moment. C’est parce que les bifurcations du temps débordent les personnes et les consciences, qu’elles ne peuvent être saisies qu’au passé. Sauf certains cas où il n’y a pas flash-back. Mais si il y a si souvent flash-back chez chez Mankiewicz, c’est en fonction d’une théorie du temps ou d’un sentiment du temps, qui me semble extrêmement important extrêmement profond. A savoir, cette idée d’un temps qui, dans son essence, en tant que temps, ne cesse pas de bifurquer, si bien que si il y a un écrivain dont dont Mankiewicz est proche et c’est pas exclu - là je sais pas assez de choses - c’est pas exclu qu’il soit connu et que Mankiewicz l’ait lu avec beaucoup de passion, l’écrivain proche de lui,c’est Fitzgerald, c’est Fitzgerald.

Pour Fitzgerald, là aussi il n’y a pas lieu de demander pourquoi. Les questions : pourquoi ? c’est tellement dérisoire : il y a une question qui est la question des questions. Alors pourquoi, c’est comme ça - il l’a payé de sa vie, il l’a payé toute sa vie - c’est la question qui le travaille, il est né pour cette question . Supposez que cet homme là soit né pour cette question, alors le malheur c’est quand on ne trouve pas la question, à ce moment-là, on ne meurt pas, on est immortel, on traînera toute la vie là, à la recherche de la question qu’on devait incarner - et donc trouvez la vite pour être tranquille et puis comme vous ne risquez pas d’y répondre, vous aurez la paix une fois que vous tiendrez votre question. Fitzgerald il avait la question c’est à la lettre : qu’est-ce qui s’est passé mais qu’est-c’qui y a bien pu se passer , il y a des gens qui ont comme question qu’est- ce qui va se passer ? Fitzgerald c’est pas ça, sa question ça n’a jamais été : qu’est-ce qui va se passer ? c’est « qu’est-ce qui a pu se passer pour qu’on en arrive là ? » Il faut être voué à une question alors là c’est une question d’affect, c’est pour ça que concept, percept, affect, tout ça, forme une espèce de circulation diabolique sans cesse , on peut pas dire lequel est le premier. Fitzgerald. il se met toujours dans des situations où il finit par comme on dit, en arriver là, et toute son œuvre est : « qu’est-c’qui a pu se passer pour qu’on en arrive là ? ».

Beau, riche, heureux, il se retrouve misérable, malheureux, vieilli avant l’age, presque incapable d’écrire une ligne, qu’est-ce qui a pu se passer ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Et quand la question devient celle d’un couple - Fitzgerald et sa femme - ça devient une espèce de duo musical ,qui est l’une des plus belles choses dans toute la littérature. Comment en sommes nous arrivés là ? Et bien je crois que « comment en sommes-nous arrivés là », ne peut se comprendre que dans la perspective précisément d’un temps dont l’essence est d’être un temps bifurquant. C’est parce que c’est pas notre faute, c’est la faute à personne, c’est ce que dit tout le temps Fitzgerald, c’est pas ta faute c’est pas la mienne. C’est quoi ? Facile de dire c’est le temps. Non c’est pas facile, si on en tire une présence du temps si insolite si forte que le temps qui bifurque, c’est le temps qui n’a pas cessé de bifurquer, si bien qu’on a dérapé, on a suivi des cheveux fourchus, on a suivi toutes les voies de déviation avant même de s’en rendre compte et nous voilà, on en est arrivés là. Vous voyez ça ne peut être saisi que par flash-back, à ce moment là le flash-back, cesse d’être complètement d’être conventionnel, il reçoit sa nécessité d’ailleurs .
-  C’est l’essence d’un temps qui bifurque qui dans ce cas forme le flash-back. Dans le cas de Mankiewicz, c’est pas une réponse générale. Dans chaque cas, c’est une essence du temps qui va fonder les opérations de la pseudo- mémoire. En d’autres termes c’est jamais la mémoire qui donne le secret du temps. Ce que notre misérable mémoire recueille du temps, elle ne peut le recueillir que d’après la nature du temps qu’elle fréquente. Bon alors tout temps n’est pas un temps qui bifurque, il y a des gens qui vivent un autre temps ; à coup sûr, Fitzgerald a vécu ce temps là et Mankiewicz aussi a vécu ce temps -là..

Si bien que si vous prenez les grands films à flash-back de Mankiewicz, voyez bien ce récit perpétuellement coudé fait au passé. Un film qu’on a redonné à la télé y a pas longtemps "La chaîne conjugale", il s’agit de quoi ? Il s’agit de trois femmes, trois flash-back, qui cherchent quoi ? Comment et quand leur ménage c’est mis à déraper et là, on voit très bien les bifurcations. Parfois les personnages ont l’air d’avoir un développement unilinéaire, c’est jamais vrai.

Prenez un film qui ne comporte qu’un seul flash back comme "Soudain l’été dernier". Qu’est-ce qu’on apprend quand on avance progressivement ? on apprend progressivement que la mère devenue vieille est jalouse d’une jeune fille parce que la jeune fille a pris la place qu’elle, la mère, avait auprès du fils mort. Or, le fils est mort, il est mort dans des conditions mystérieuses mais il est mort en vacances avec une jeune fille et pire - la mère est jalouse de cette jeune fille parce que jusque là, c’est le mère qui allait en vacances avec son fils. La jalousie de la mère bon,
-  premier stade. On se dit bon, c’est une mère jalouse !
-  Deuxième stade, on apprend que si le fils a changé de partenaire et est parti, non pas avec la maman, mais avec la jeune fille, c’est parce que la maman avait vieilli et ne pouvait plus lui servir d’appât. Chose abominable , il se servait de sa mère comme appât pour de jeunes garçons et si il emmène la jeune fille, c’est pour la même raison, il s’en sert comme un appât pour les jeunes garçons, à ce deuxième niveau, c’est plus jalousie de la mère c’est même pédérastie du fils et puis on sent que chez Mankiewicz jamais rien n‘explique rien. C’est la définition d’un temps sans destin, d’un temps qui bifurque. Alors on se dit à bon, on tient une explication ,rien du tout.
-  Troisième grand moment, effarant moment : le seul où le flash-back sera effectué, on revoit, par souvenirs de la jeune fille, on revoit les conditions dans lesquelles le fils est mort. Il est mort semble-t-il, semble-t-il, on peut pas.. on peut pas tellement c’est affreux, il est mort dans un espèce de rituel orgiaque : démembré, lacéré, sans doute, à mon avis, je ne sais pas si, euh..., j’en suis presque sur, mangé, par ses jeunes amants de misère au son barbare d’une musique de bidonville, quand ils le poursuivent en tapant sur des casseroles avec la puissance du son que il ya parfois chez Mankiewicz. Pas puissance au sens de force mais puissance au sens de, de, efficacité. Bon, je dis la pédérastie c’était pas un dernier mot, dans la narration falsifiante, on le sait d’avance, tout est lancé en autre sujet d’énonciation, etc, etc... il y a encore, n’a-t-il pas été dévoré ? qu’est-ce qu’il faisait ? C’était les rites de quoi ? Et en effet, au niveau du dernier flash-back, tous les trucs qui étaient épars dans le film et qui étaient sous forme de récit c’est-à-dire les fleurs venimeuses .. vous savez qui mangent les insectes : les fleurs carnivores ; le destin terrible des petites tortues des îles Galápagos qui courent là toutes petites, toutes petites, pendant que les oiseaux de proie se précipitent sur elles, au point qu’en survit à peine une sur mille. Tout est repris pour indiquer qu’il y a en dernier lieu par delà le secret pédérastique, il y a un mystère cannibalique.

Alors, bon, c’est à chaque fois des coudes, ça peut paraître une narration unilinéaire, pas du tout. C’est à chaque fois le temps qui bifurque. Ces trois bifurcations fondamentales du temps, et ça ne cessera pas de bifurquer, au point qu’à la fin la vieille mère là, elle devient prodigieuse, tombée dans la folie ou dans une espèce d’hallucination, elle emmène le jeune médecin qui a guéri la jeune fille et qui est amoureux de la jeune fille, etc, elle l’ emmène mais, mais, il y a sans doute raison de se réjouir enfin, ça va peut être pas se passer si bien que ça car, feignant ou bien prenant vraiment le jeune médecin pour son fils ressuscité, elle l’emmène à l’intérieur de la maison et on se dit qu’elle va évidemment le dévorer d’une manière ou d’une autre c’est-à-dire psychiquement sinon physiquement et que la bifurcation ne cessera pas de bifurquer et c’est comme ça aussi pour euh... enfin je pourrais prendre d’autres exemples dans "Tout sur Ève", c’est évident qu’à chaque fois les bifurcations d’Ève participent d’un temps de la bifurcation qui est perpétuellement le temps de Mankiewicz et qui précisément impose.

Alors, voyez, j’ai développé - ce se sera autant de fait- je n’aurai plus à développer ce point. J’ai développé ce thème pour dire « attention » ,
-  premier point lorsque nous parlons d’un renversement du mouvement/temps - premier point - ça ne veut pas dire que le mouvement disparaisse, ça veut dire quelque chose à mon avis de plus profond : le temps renverse sa propre subordination au mouvement, c’est le mouvement qui devient subordonné au temps .
-  Et deuxième point, ça ne veut pas dire que l’image va se faire image de la mémoire. La mémoire va remplacer le mouvement, ça veut dire tout ce qui est mémoire et l’image-mémoire, ce que Bergson appellera si bien l’image-souvenir, l’image-souvenir dépend étroitement d’un être du temps qui reste à déterminer dans chaque cas. Donc, nous avons vu un cas, le temps qui bifurque chez Mankiewicz. Donc en fait c’est à la fois un renversement de la subordination du temps par rapport au mouvement et du temps par rapport à la mémoire. Si bien que nous arrivons à ceci - mais vous ne devez plus en pouvoir et moi-même je suis bien fatigué - nous en arrivons à ceci pour la prochaine fois : double renversement du temps qui rompt sa subordination et au mouvement et à la mémoire et nous le suivrons chez deux auteurs qui n’ont absolument rien à voir c’est pour ça que je vous invite à ne pas faire de mélanges, comment ça s’est passé en philosophie avec Kant, c’est Kant il me semble qui a renversé la subordination du temps au mouvement, par quel moyen ? et du même coup la subordination du temps à la mémoire. Et comment ça s’est passé sans aucun rapport, ça va de soi - un Japonais kantien est une chose impossible. Comment ça c’est passé chez Ozu, avec, c’est lui ,c’est lui, il me semble qui est le premier à imposer au cinéma le renversement de la subordination du temps au mouvement et par là- même a dégageé une espèce d’essence du temps, mais faudra pas s’attendre à ce qu’on retrouve le temps qui bifurque quoi que ce soit une notion presque japonaise, pas le temps qui bifurque d’après Borges mais il se trouve que le Japon a tant de temps c’est un tout autre temps.

Voyez euh ...je voudrais que ce soit pas trop confus, tout ça, voilà où on en est, hein ! La prochaine fois, si y a des .. vous me direz hein, réfléchissez, vous me direz la prochaine fois ! Il n’y a rien à dire là maintenant ? Non hein ?

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