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51- 10/01/1984 - 2

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Gilles Deleuze : Vérité et temps cours 51 du 10/01/1984 - 2 transcription : Laura Ochoa et Fabienne Kabou

Qu’est-ce que ça veut dire par connaissance attentive ? Ben, il faut comprendre tout de suite, c’est justement quand ça marche pas tout seul. Ce qui est intéressant dans la reconnaissance attentive, c’est pas sa réussite. Pourquoi ? La réponse, elle est immédiate, c’est que si la reconnaissance attentive, bien sûr, elle est différente...

(interruption) Supposez que je trouve et que je dise : "ah, mais oui, c’est le type que j’ai vu la semaine dernière à tel endroit", le flux sensori-moteur est rétabli. Il était à un moment suspendu, il se rétablit. L’enchaînement organique a vacillé, et quand je dis : "ah mais oui, c’est mon ami Pierre. Tiens, je ne le reconnaissais pas, où j’avais la tête, c’est mon ami Pierre", je réintègre immédiatement la zone du concept de vérité et je rétablis, en même temps que je rétablis le flux sensori-moteur : « "ah ! Comment vas-tu, comment va ta mère, comment vont les enfants", touffe d’herbe, touffe d’herbe.

Ce qui est intéressant dans la reconnaissance attentive, c’est que précisément, elle présuppose son propre échec. « Où j’ai bien pu le voir, ce type-là ? » Ce qui est intéressant dans la reconnaissance attentive, c’est évidemment tant qu’elle n’a pas réussi, et peut-être qu’il y a des cas où il est pas question qu’elle réussisse.

En tous cas, quand elle n’a pas réussi, comment elle procède ? Bergson nous dit exactement ceci, chapitre 2 de "Matière et Mémoire" : il nous dit ; c’est le mouvement opposé de la reconnaissance automatique ou sensori-motrice. Car, dans la reconnaissance sensori-motrice, je réagis à un objet pour passer à un autre objet, tous ces objets étant sur le même plan. Je m’éloigne du premier objet pour passer à un autre, ces objets étant sur le même plan.

Dans la reconnaissance attentive ou plutôt lorsqu’il y a échec, c’est très différent. Je regarde l’objet, je cherche. Je cherche, je cherche en moi ; non, plutôt, je ne regarde pas simplement l’objet. Bergson dit exactement : « j’en retiens certains caractères ». Donc c’est quelque chose qui me frappe, je retiens - Robbe-Grillet, car éclate pour moi que le texte de Bergson et le texte de Robbe-Grillet sont, se recoupent et coïncident exactement. Je suis pas sans du tout dire que Robbe-Grillet s’est inspiré de Bergson, j’en sais rien, mais il y a une rencontre très, très littérale, mot à mot, presque mot à mot. Robbe-Grillet nous dira par exemple que :"menus fragments sans importance". Je peux retenir de la chose "un menu fragment sans importance" ; par exemple une certaine manière de marcher. Bon, une chose de la silhouette. Donc, j’extrais de l’objet un caractère singulier et je cherche en moi, c’est-à-dire, qu’est-ce que ça veut dire chercher en soi ? Ça veut dire, lancer un appel. Et je reviens sur l’objet. Je lance un appel, un appel à quoi ? Est-ce que c’est un appel en moi ? On verra ça, quel problème ça pose. A quoi je fais appel ? Vous me direz, à des souvenirs, ça veut rien dire des souvenirs. On ne peut pas se les donner déjà là. Qu’est-ce que c’est que ces souvenirs ? On fait appel à quoi ? On fait appel à quelque chose, on fait appel à quelque chose. Où diable j’ai vu ça, où diable j’ai vu ce type ? Je lance un appel, mais cet appel, je ne le lance que pour revenir à l’objet et voir si ce que j’ai ramené de mon appel, colle avec l’objet. Colle, c’est-à-dire entre en coalescence. Vous retrouvez notre circuit ; la reconnaissance sensori-motrice se fait comme une reconnaissance linéaire se déployant sur un seul et même plan. En réagissant au premier objet, je passais au deuxième objet. Pour passer à un troisième objet à l’infini, sur le même plan : j’allais de ma touffe d’herbe à une autre touffe d’herbe, à une autre touffe d’herbe. Là, c’est plus ça. J’extrais de la chose, j’extrais de l’objet un caractère, et à la suite d’un appel, je reviens sur l’objet. Si ce que j’ai ramené de l’appel ne coïncide pas, n’entre pas en coalescence, ne colle pas avec l’objet, je refais un appel.

Autre circuit : exemple : je passe donc et sur le trottoir, je vois quelqu’un qui me dit quelque chose, qui me dit au sens de : il évoque quelque chose. Reconnaissance attentive, je le regarde là, comme ça. Pas trop, comme ça parce que je veux pas qu’il voit que je le regarde, et je me dis mais, où je l’ai vu ? Je suis sûr de l’avoir vu. Je lance un appel. Par exemple, tout de suite, je me dis, j’ai une impression et qu’est-ce c’est que ces impressions, ces sentiments très très, qu’il faudrait analyser de très près. Je dis : "oh c’est pas d’hier ça, que je l’ai vu celui-là" et je lance un appel. Je peux pas dire à des souvenirs. Les souvenirs, ils ne peuvent venir que si j’ai lancé mon appel. Encore une fois, ils préexistent pas, je lance un appel à quoi ? A une zone.

Oh voilà que je lance un appel à une zone. C’est bien autre chose, c’est curieux, une zone, ben oui. Comment appeler ça autrement ? A une zone de mon passé, mais une zone de passé, c’est pas du souvenir. Sentez enfin, on est entrain de tenir quelque chose. C’est pas un souvenir, une zone du passé. A la rigueur, je pourrais dire que mes souvenirs viennent d’une zone du passé. Mais si j’ai pas fait mon appel à une zone du passé, comme dit Bergson dans une formule admirable : « si je ne me suis pas placé d’emblée » , mais qu’est-ce que ça veut dire ce saut ? Si j’ai pas sauté dans une zone de mon passé, jamais un souvenir me viendra. C’est ça l’appel, c’est le saut. Je saute dans une région du passé. Mon enfance, voilà ça y est, j’ai sauté. A ce moment-là, les souvenirs m’arrivent. Et je me dis : "ouais, est-ce que ce serait pas un copain de lycée ?" Vous voyez, là, j’ai extrait un caractère. Par exemple, j’ai entendu rire dans la rue. Je me suis dit, mais ce rire je le connais. Ça me dit quelque chose. Je lance mon appel. Je m’installe dans une zone du passé, et à la lettre, j’écoute mais d’une oreille non pas sensible, d’une oreille psychique, j’écoute les camarades de lycée maintenant morts, maintenant etc., maintenant disparus. Bon, je les écoute avec mon oreille psychique et je reviens sur l’objet présent ; et non, non, il n’y a rien. Alors il faut que j’extraie un nouveau caractère de l’objet présent et que je fasse un nouvel appel dans une autre zone. Et je reviens. Cette fois-ci, qu’est-ce que c’est la formule de la reconnaissance attentive selon Bergson ? il le dira dans des textes splendides. Il le dit : alors que la reconnaissance sensori-motrice c’était le passage linéaire d’un objet à un autre objet situé sur le même plan - c’était ça l’enchaînement organique du vrai, - la reconnaissance attentive en échec telle que nous en parlons maintenant c’est quoi ? C’est un seul et même objet qui passe à travers plusieurs circuits, à travers plusieurs plans.

Vous avez l’objet présent et les circuits. Et vous ne passerez pas d’un circuit à un autre de manière continue. Il faudra repartir à zéro, c’est-à-dire revenir à l’objet pour en extraire un nouveau caractère. Or, je dirai, comprenez que l’enchaînement organique du vrai renvoie à ce que nous appelions description organique. La reconnaissance sensori-motrice renvoie à la description organique tandis qu’au contraire, la reconnaissance attentive telle que nous venons de la définir renvoie exactement à la description non-organique ou à la formation cristalline. Vous établissez autant de circuits qu’il faut, ayant pour point commun, je ne peux même pas dire l’objet puisque chacun a isolé un menu fragment sans importance de l’objet. Et vous avez, comme dit Robbe-Grillet, une description qui ne cesse de se reprendre, de bifurquer, etc.

En d’autres termes, dans l’enchaînement organique du vrai vous aviez une perception qui se prolongeait en action, c’était donc un enchaînement sensori-moteur. Maintenant, vous avez une perception coupée de son prolongement moteur. Elle est coupée de son prolongement moteur. Elle est devenue comme perception pure, elle ne se prolonge plus en action. Mais alors, elle s’enchaîne avec quoi ? Elle forme une infinité de circuits possibles. Et c’est évidemment sur ces circuits que l’imaginaire et le réel courent l’un derrière l’autre, se réfléchissent l’un dans l’autre.

Or, l’enchaînement organique du vrai implique, nous le disions, une situation bien déterminée ou un milieu bien qualifié. Au contraire, le circuit non-organique, les circuits non-organiques impliquent quoi ? Eh bien, impliquent - et là je récupère une notion parce que je voudrais m’en servir d’une manière nouvelle, j’espère. Les notions qu’on avait commentées l’année dernière et il y a deux ans, elles impliquent un type d’espace tout à fait différent. Non plus du tout un milieu qualifié, elles impliquent des espaces très curieux. Ces espaces, on les avait présentés soit comme des espaces sans connexion, comme des espaces déconnectés, soit comme des espaces vidés. La chose qui ne se prolonge plus en acte, la situation qui ne se prolonge plus en motricité tend à se présenter dans un espace qui n’est plus du tout un milieu réel mais ou bien un espace déconnecté ou bien un espace vidé.

Qu’est-ce que c’est ça ? C’est là que le cinéma nous avait paru tellement important mais on aurait dit aussi bien la peinture. Tout espace artistique est un espace vide ou un espace déconnecté. Qu’est-ce que ça veut dire un espace déconnecté ? je le rappelle, c’est un espace dont le raccordement des parties se fait de manière indéterminée. C’est-à-dire peut se faire d’une infinité de façons. C’est un espace dont le raccordement des parties n’est pas donné.

Et vous voyez pourquoi, ça va tout seul, c’est que dans les milieux réels de la reconnaissance automatique, au contraire, le raccordement est donné par la motricité. Si vous supprimez le prolongement moteur, vous avez forcément un espace déconnecté, c’est-à-dire un espace dont les parties ne se raccordent pas, c’est-à-dire ne se raccordent pas en acte actuellement, mais peuvent se raccorder de toutes sortes de manières Ou bien vous avez un espace vide, vid - bien qu’il contienne l’objet - il n’en est pas moins un espace vide. C’est un espace vide autour de l’objet. C’est pas un espace peuplé, c’est pas un milieu, comme si l’objet flottait dans un vide.

Or, ça, ça encore une fois l’année dernière et l’année d’avant, on s’en est bien occupé et on va voir où ça nous mène quant au temps, maintenant. On s’en est bien occupé de cette histoire des espaces dans le cinéma. Je veux dire, tous les auteurs, tous les auteurs de cinéma au moins depuis la guerre, ont joué - et je ne dis pas que, avant, il n’y en avait pas déjà - ont joué fondamentalement avec des espaces vides et des espaces déconnectés.

Si je rappelle quelques exemples, même quitte à les pousser dans - il y a un exemple dont j’ai pas du tout parlé mais dont je voudrais parler cette année - il y a un maître des espaces vides et des espaces déconnectés, c’est Ozu. Il y en a un autre, c’est Antonioni. Et puis, il y en a plein d’autres. On dirait même que le cinéma contemporain ne fait que ça, si bien que ça a engendré comme de nouveaux clichés. Ce qui est intéressant, c’est de saisir les rapports entre les deux types d’espace.

Si je prends par exemple le cas Antonioni, ce qui est fascinant chez lui, c’est qu’il est passé de l’un à l’autre. Il y a des prévalences, il a commencé par faire des espaces déconnectés. Qu’est-ce que ça veut dire ? Là on voit très bien ce que ça veut dire : les parties ne se raccordent pas, les parties contigües ne se raccordent pas. C’est pour ça qu’il emploie fondamentalement des faux raccords. Le faux raccord, c’est fait précisément pour que les parties contigües ne se raccordent pas.

Et pourquoi ? Eh bien, on va retrouver tous nos thèmes. Pourquoi ? C’est pour indiquer finalement quelque chose de très curieux. On voit bien la faillite du sensori-moteur, faillite des enchaînements sensori-moteurs. La faillite des enchaînements sensori-moteurs fait naître par elle-même un espace déconnecté. Ça ne veut pas dire que les parties soient sans connexion ; ça veut dire que la connexion vient d’ailleurs. " Un exemple, si l’on prend l’Avventura", "l’Avventura", vous vous rappelez, c’est tout simple il y a la jeune femme qui disparaît. Il y a là-dessus, un très curieux espace de fuite où l’amant et l’ami-ie de la jeune femme, à la fois s’enfuient, mais sous prétexte de la chercher. Et c’est un espace complètement, à la lettre complètement incohérent, le tracé de leur chemin. Au moment-même où ils la cherchent, ben ils font tout pour pas la trouver, pour s’en aller. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comme on l’a dit, il y a rien de nouveau, c’est évident que la connexion des parties de l’espace dans le cas de" l’Avventura" se fait sous le regard imaginaire de la jeune femme disparue. C’est ça qui va lancer un très curieux circuit. Mais vous voyez que, il va y avoir l’espace déconnecté dans la mesure où la situation a cessé d’être sensori-motrice, et puis Antonioni passera de plus en plus des espaces déconnectés sous cette forme. Par exemple, "le Cri", c’est encore du plein espace déconnecté, il passera ces fameux espaces vides ou lorsque tout est fini, lorsque la chose est finie, il n’y a plus que l’espace vide. Sous quelle forme ? Sous une forme qui nous intéresse beaucoup, l’espace vide comme paysage ou plutôt le paysage comme espace vide.

Bon, le premier à avoir pénétré tout ça je crois, le premier historiquement à l’avoir imposé dans le cinéma, c’était évidemment Ozu mais les Européens je crois, ne sont pas venus par l’influence d’Ozu parce que beaucoup ne le connaissaient pas. Ils sont venus par leurs propres moyens mais c’est Ozu le premier à avoir fait un cinéma fondé sur ces espaces déconnectés et ces espaces vides.

Si je prends un cas aussi extraordinaire que Bresson, on voit bien, on voit bien quoi ? Il est connu, il est connu pour ses célèbres fragmentations. Alors là, une table étant donnée, jamais il l’a donnera toute entière. Ni une porte ni quoi que ce soit. Il faudra toujours que ce soit un morceau de table avec perspective dépravée puisque la perspective la plus feutrée, même le personnage peut pas tourner puisque c’est un fragment. Mais la fragmentation chez Bresson, qu’est-ce qu’elle signifie ? Elle signifie le caractère déconnecté des parties de l’espace. En d’autres termes, les différentes parties peuvent se connecter de toutes sortes de manières. D’où va venir la connexion ? Ben, je crois que, il y a quelque chose de, inégalable chez Bresson qui fait que ses espaces déconnectés à lui, se distinguent absolument de tous les autres. C’est que la connexion est tactile. Pourquoi est-ce que chez Bresson, c’est les mains qui remplacent le visage ? C’est que, il fait de la main un usage particulièrement pervers, Bresson. Ça n’est plus une main sensori-motrice ; ça n’est plus une main motrice ni même préhensive. C’est une main qui touche. L’espace visuel est complètement déconnecté. Et ce qui établit, ce qui rétablit les connexions dans cet espace visuel, c’est la main en tant que main qui touche. Ou qui frôle. Ce n’est donc plus du tout une main sensori-motrice. C’est dès lors absolument fondamental, que les mains remplacent les visages du point de vue du gros plan.

Considérez dans un de ses chefs d’œuvre, "Pickpocket", comment il fait par exemple dans l’épisode célèbre, Gare de Lyon ? Il y a trois compères. Jamais l’espace Gare de Lyon ne sera vu en entier, bien plus, ce sont des fragments minuscules. Comment se fait la connexion d’un fragment à un autre ? Pickpocket, ça semblerait être la main qui prend, absolument pas. Il est bien connu qu’un mauvais pickpocket se sert de sa main comme d’un instrument de préhension, mais pas un bon. C’est le meilleur moyen d’être arrêté ou de rater son coup, prendre. C’est pas ça. Et tous les jeux de main en gros plan que Bresson nous montre dans Pickpocket est un véritable apprentissage professionnel puisque on y apprend en effet, que le pickpocket surtout ne prend pas l’objet. Qu’est-ce qu’il fait ? Il le frôle, il l’arrête. Il l’arrête au passage. L’objet étant mouvant, il y a un grand moment dans la gare de Lyon où un des trois pickpockets, à la lettre, arrête au vol un objet qui est transporté par quelqu’un. Il le prend pas, c’est une main pur tact ; c’est une main pur tact qui va répondre à un œil purement optique. L’œil purement optique saisit des parties de l’espace déconnecté. Il n’y a plus sensori-motricité, il n’y a pas prolongement moteur. Et à cet œil qui ne se prolonge plus en action, qui laisse donc les parties de l’espace sans connexion, va répondre une main qui a cessé d’être motrice et qui rétablit les connexions de l’espace.

Bon, je dis, si je résume tout cela, je dis :
-  l’enchaînement organique du vrai se définit par "milieu bien qualifié" et "prolongement sensori-moteur du type reconnaissance automatique".
-  L’enchaînement non organique, l’enchaînement cristallin si vous voulez, se définit par "espace déconnecté ou espace vide et perception coupée de son prolongement moteur", ce qui est un complément de notre théorie du circuit.

A ce moment-là, tout se passe comme si l’œil n’avait plus sa fonction, n’avait plus une fonction simplement optique. Je veux dire, du fait même que le prolongement moteur est mis entre parenthèses, l’œil accède à une autre fonction qu’une fonction qui consisterait simplement à voir. Il accède à une fonction qu’il faudra bien appeler "visionnaire" ou une fonction de voyance. Vous voyez, ça nous renvoie à la formation cristalline. Qu’est-ce que je vois dans le cristal ? ce que je vois dans le cristal, c’est la chose même, ou du moins de menus fragments sans importance de la chose. Des caractères prélevés sur la chose et flottant dans l’espace vide ou dans un espace déconnecté.

Enfin, dernier point. Vous voyez que chemin faisant, on est passé du dehors de la formation cristalline, le fabricant de la formation cristalline aux faces de la formation cristalline, les circuits et puis au dedans de la formation cristalline le point d’indiscernabilité, la perspective dépravée. Et en effet le dernier caractère d’opposition, c’est ce qui distingue la narration organique ou véridique et la narration telle qu’elle met en question le concept de vérité, c’est-à-dire la narration falsifiante, la narration sous la puissance du faux.

Et ça, c’est ce qui se passe alors dans la formation cristalline. Ce n’est plus le point de vue de la description dont on était parti, on a atteint le point de vue de la narration. Et c’est un peu comme ça partout, je veux dire, dans la représentation. Dans la représentation, alors apprenons un peu de philosophie. La notion de représentation, elle implique et on ne peut la comprendre que si l’on tient compte de trois termes. Et au 17ème siècle, tout le monde savait le sens de ces trois termes. On disait qu’une représentation avait une triple réalité.
-  Elle a une réalité objective,
-  elle a une réalité formelle,
-  elle a une réalité matérielle.

Chez Descartes encore, ça vient du Moyen-âge mais chez Descartes encore vous trouvez pleinement ces trois réalités de la représentation. Simplement, il faut presque savoir par cœur ce que ça veut dire.
-  La réalité objective de la représentation, c’est son rapport avec l’objet représenté. C’est donc son rapport avec le dehors. Vous voyez que c’est très lié au concept de vérité, par exemple : la description organique qui présuppose l’indépendance de l’objet, de ce rapport qu’a un objet. Je dirais, la réalité objective de l’idée de triangle et de la représentation de triangle, c’est tel, tel, tel triangle.
-  La réalité formelle, c’est la réalité de la représentation en tant que représentation ; en elle-même, elle a une réalité. C’est-à-dire, qu’il y ait des triangles ou qu’il y en ait pas, la représentation de triangle a une consistance. On appellera réalité formelle la consistance de la représentation comme telle.
-  Et on appellera réalité matérielle son rapport, le rapport de la représentation avec un sujet qui la pense, c’est-à-dire la représentation comme modification d’un sujet pensant.

Donc, s’il vous arrive de trouver dans des textes ces trois expressions, elles doivent être pour vous limpides.

Je dirais que si je parle de proposition, c’est la même chose. La proposition, elle a aussi trois dimensions. Ou bien l’énoncé.
-  Première dimension : il a un rapport avec un état de choses.
-  Deuxième détermination, deuxième dimension : il a un rapport qui définit sa consistance intérieure et qu’on peut définir - ça peut se discuter mais enfin, on dit, on part d’un point de vue très simple - qu’on peut définir par : ce qui fait fonction de sujet de l’énoncé. On laisse de côté la question : est-ce que tout énoncé a un sujet ?mais remarquez, j’ai presque prévu en disant faire « fonction de "de" ; sujet de l’énoncé.
-  Et enfin, il y a une troisième dimension : le rapport de l’énoncé avec un sujet d’énonciation, c’est-à-dire avec le sujet qui l’énonce. Qui énonce l’énoncé.

Bien. La conception organique du vrai nous dit quoi ? Elle nous dit que le rapport extérieur de la représentation avec l’objet ne peut être garanti que par l’ensemble des rapports intérieurs qui constituent la représentation comme représentation organique. En effet, je ne peux pas saisir l’objet indépendamment de la représentation que j’en ai.

C’est donc en vertu des rapports intérieurs à la représentation comme représentation organique que je peux affirmer la vérité, c’est-à-dire la correspondance de la représentation à un objet. Bon, tout ça, ça va de soi, quoi. Ce qui implique quoi ? Ce qui implique que dès lors, je pourrais dire :
-  l’énonciation véridique passe par la distribution et la distinction du sujet de l’énoncé et du sujet de l’énonciation. En d’autres termes, ce qui décidera de la vérité ou de la correspondance avec l’objet, c’est le rapport de la réalité formelle et de la réalité matérielle de la représentation. J’appellerai narration véridique - même si elle est fausse - toute narration où le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation sont bien déterminés. Et leur rapport lui-même bien déterminé.
-  Ce sera un rapport organique qui définit la narration organique ou narration véridique. Comme on dit : savoir qui parle et de quoi il parle.

Chacun sait que, il y a des narrations très étonnantes et généralement - Blanchot l’a montré d’une manière définitive - qui soit la troisième personne, le « il » et des narrations en apparence si confuses qu’on ne sait absolument plus de qui il s’agit, quel « il ». Tant la troisième personne est riche. Bon, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Ça veut dire - on l’a vu, je récapitule juste ce point
-  cela veut dire que nous nous trouvons devant des énoncés tels que le sujet d’énonciation, un sujet d’énonciation est pris lui-même dans un énoncé qui dépend d’un autre sujet d’énonciation à l’infini.

On l’a vu, je reviens pas là-dessus non plus, c’est ce que réalise le discours indirect libre, à savoir cette pluralité des voix, où perpétuellement un sujet d’énonciation est saisi dans un énoncé qui dépend d’un autre sujet d’énonciation. C’est-à-dire, lorsque j’inclus dans l’énoncé que je tiens - moi, sujet d’énonciation - un énoncé qui dépend d’un autre sujet d’énonciation.

Bon, c’est la voix multiple, c’est la multiplicité des voix. Si vous avez lu le chapitre 4 de" L’homme supérieur", il est dit que le cri de l’homme supérieur est multiple, toujours une voix dans une voix.

On a vu que c’est dans ce cas et c’est à ce niveau que la puissance du faux se développe en séries de puissances, au pluriel. Ce renvoi perpétuel n’est-ce pas, d’un énoncé dont le sujet d’énonciation renvoie perpétuellement à un autre sujet d’énonciation etc, on pourra le définir non plus sous la forme des perspectives dépravées mais cette fois-ci sous la forme de la série des puissances du faux ou une série d’anamorphoses.

-  Voilà, ce sont les cinq caractères, je crois, oui, un, deux, trois, quatre, cinq ; ce sont les cinq caractères de la mise en question du concept de vérité. Bon.

Or, je reviens à mon thème, ce qui met en question le concept de vérité sous ces cinq aspects, c’est la forme ou la force du temps. Dès lors, on a le tracé de notre travail, maintenant, : à savoir comment opère cette forme ? On a vu, on a vu comment elle se manifestait. On l’a vu avec le grand paradoxe des futurs contingents. Mais qu’est-ce qu’elle fait cette force du temps pour mettre en question le concept de vérité, qu’est-ce qu’elle fait ? Comment fait-elle ? La réponse, elle est simple moi je crois, je dirai :
-  il y a force du temps lorsque le temps renverse ce qu’il est capable de renverser. Lorsque le temps renverse son rapport avec le mouvement. La force du temps implique et même opère un renversement du rapport temps/mouvement au point que ce n’est plus le temps qui dépend du mouvement mais le mouvement qui dépend du temps. Si bien que si pendant tout le premier trimestre, on s’est occupé de la crise de la vérité en fonction du temps, maintenant, on s’occupera de ce renversement mouvement-temps qui libère une pure force du temps. Donc, l’objet de ce second trimestre, ce serait crise de la vérité , suite - mouvement et temps. Eh ben alors on y va.

C’est une montre, ça ? Formidable. Ah ben, je peux la prendre ?

Mais aussi, je voudrais partir un petit peu du cinéma pour essayer de comprendre quelque chose et puis comprenez, quand on dit : renversement du rapport mouvement-temps, on dit bien renversement. Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a plus de mouvement ? Non. Pourtant d’une certaine manière, alors la crise de la vérité, elle devient sans doute fondamentalement une crise du mouvement.

Crise du mouvement, ben presque, on peut dire oui, le cinéma comme cinéma moderne, il s’est fait sous la forme d’une mise en crise du mouvement. Un des symptômes de cette crise, c’est le retour très constant au plan fixe par exemple. Est-ce que ça veut dire, ce serait un cas, le retour au plan fixe. Bon, mais, eh bien, inutile de dire que Ozu, là aussi, serait pour nous un auteur fondamental.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien