THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

85-23/04/1985 - 1-

image1
43.6 Mo MP3
 

Gilles Deleuze - cinéma/pensée cours 85 du 23/04/1985 - 1 transcription : Marina Llecha Llop

Tu vas être assez rapide je crois... C’est que, je souhaiterais, et elle aussi, que la demoiselle de la dernière fois explique non pas du tout ce qu’elle a voulu dire, mais explique ce qu’elle entend par « un acte de parole ». Elle a fait - on peut considérer que la dernière fois elle a fait un acte de parole, hein, à elle d’expliquer ce qu’elle entendait par « acte de parole ». Allez, vous y allez !

F : Bien. J’aurais besoin de place.

D : La mienne !

F : Bon. Je ne veux pas expliquer « l’acte de parole » de la dernière fois, parce que bon, je n’aime pas les justifications, pas du tout... Ce que je ferai sera faire un exposé sur ce que je crois qui est un « acte de parole ». [enregistrement coupé] Maintenant vous remarquerez comment lui, le philosophe, il va mettre toute la cohérence à tout ce que j’ai dit.

D : J’ai pas le sentiment, moi, d’être tellement cohérent... J’ai dis : c’est une classification des actes de parole, d’actes de parole. En effet ça m’intéresse parce que, ce que dirait les... il n’y a pas de raison de dire d’avance qu’elle soit meilleure ou pire qu’une autre. Ça m’intéresse parce que, vous l’avez déjà dit, il y a certain nombre de sociologues, il y a beaucoup de gens, qui ont fait des classification d’actes de parole. Les pages de Foucault auxquelles vous faites allusion, c’est des pages où il se réfère lui même à Borges, hein ? Et il explique qu’à la fin la classification de ce qui n’entre pas dans la classification. Très bien. Alors... il y a tout ça mais j’ai pas souvenir, il y a une histoire de poisson rouge, dans le texte, hein, il n’y a pas une classification propre aux poissons rouges... ? Les poissons rouge c’est très important, oui, hein ? Ça pose en effet d’une certaine manière deux problèmes, que vous aller dire trop cohérents. Les classifications sont censées se faire, comme les catégories, d’après un principe qui va rendre compte de leur homogénéité. Et d’autre part, elle vont se trouver toujours devant la nécessité d’un résidu, avec un principe de résidu, qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’il faut faire avec ce qui ne rentre pas dans la classification ? Qu’est-ce que... Comment faire ? Alors là je prends un système tournant... Très bien. Alors, contrairement à ce que vous croyez, je ne vais pas du tout mettre de la cohérence - je pourrais, je pourrais... Mais à ce moment-là je serai forcé de changer les termes de la classification. Et je ne veux surtout pas y toucher, c’est très bien comme ça. Dans un sens il n’y a rien à dire, c’est une classification d’actes de parole. Je ne vois pas personnellement en quoi ce sont des actes de parole. Mais... ça peut en être comme ça ne peut pas en être. [incompréhensible] Bon, il n’y a rien dire, moi je suis content, il faut travailler là-dessus.

Mais vous verrez, c’est très difficile de... de travailler sans... Vous serez bien forcée d’amener une espèce de cohérence. Même si c’est une cohérence animale, une cohérence... Le problème, ce serait au niveau... enfin, quand on se retrouvera, ce sera au niveau de la fabulation : qu’est-ce que c’est qu’une parole fabuleuse ? Et bien... on retrouvera cette fois. Donc, quoi, vous m’avez devancé, vous m’avez devancé... Vous avez fait une classification que je serais incapable de rejoindre parce que la parole de l"être" ça ne me dit rien, mais enfin c’est un peu de vous, tout cela. Voilà. Alors, bon...

Mais je le dis sans rire : j’essaie de rattraper ce problème : la classification des actes de parole. Tu vois, je prends un exemple alors, pour revenir à nos soucis de cinéma. Je crois que, dans le cinéma de Marguerite Duras, il y a un acte de parole qui est censé émaner d’un lieu de parole, et non pas d’un lieu visible, d’un lieu de parole, et ce lieu c’est le lieu du désir, et cet acte de parole c’est la passion. Pour elle c’est un acte de parole, c’est-à-dire que ce n’est pas une action, c’est un acte, un acte de parole. C’est cela qu’elle présentera comme : parole fabuleuse. Peut-être que cet acte de parole débordera la parole, puisqu’il pourra consister en un cri, le cri du vice-consul - pour ceux qui se rappellent "India Song "-, le cri du vice-consul est un acte de parole.

Ce qui nous intéresse principalement, nous, dans notre étude, c’est : en quoi en plus est-ce un acte de parole cinématographique ? Mais dans la liste que vous nous avez proposé il y a peut-être un certain nombre d’actes de parole que l’on pourrait... ou dont on pourrait trouver des échos dans le cinéma. Donc, moi je reviens à mon thème parce que je voudrais encore une fois que vous ayez bien le schéma abstrait dans la tête, pas du tout pour en être convaincus, mais pour précisément ne pas l’oublier et savoir, à la fin de nos analyses, si vous êtes... si vous confirmez ce schéma ou si vous le jugez insuffisant. Mon schéma consiste à dire, je vous le rappelle, voilà ce qui se passe, voilà ce qui se passe avec ça.

Il me semble que, la vraie coupure dans l’histoire du cinéma ne s’est pas produite avec le parlant - ça a été dit mille fois, je ne prétends pas dire des choses nouvelles ; ça ne s’est pas produit avec le cinéma parlant, ça s’est produit après la guerre, avec la guerre. Et je suis tout à fait la thèse de DAVET : qu’est-ce qui a entraîné une mutation et un redépart du cinéma ? Et bien d’une certaine manière ce n’est pas exagérer de dire que c’est Hitler. Et c’est Hitler de telle manière... C’est Hitler mais seulement il faut comprendre, sans doute de deux manières, par quelque chose d’extérieur au cinéma, à savoir que, avec Hitler, l’État monte une telle mise en scène spectaculaire que Hollywood ne vaut plus rien. Et je vous rappelais le fait historique que Daney rappelle aussi : de la concurrence jusqu’au bout que Goebbels prétend faire à Hollywood. Nous disions donc que, et ce point, il me semble, a été pressenti par un livre sur lequel il faudra qu’on revienne parce que ça me parait un livre très important, un livre de Kracauer, livre célèbre : K-R-A... K-R-A-C-K-A-U-E-R, Kracauer, qui est un philosophe dépendant de l’école de Francfort, d’Adorno, etc., et livre célèbre intitulé : "De Caligari à Hitler". Le cabinet du docteur Caligari étant un des premiers films expressionnistes allemands et, ce qui revient à dire, si vous voulez : du cinéma allemand à Hitler. Dans quel sens ? Il y a une espèce de présence préalable du nazisme d’Hitler ; une appréhension - au double sens d’appréhension - d’un phénomène hitlérien dans le cinéma expressionniste. D’une autre manière, c’est un point intérieur au cinéma ; ce n’est pas Hitler simplement comme événement extérieur au cinéma qui rendrait impossible l’ancien cinéma, non, c’est plus profond que ça. C’est Hitler comme cinéaste. Là, c’est ce que dit, dans des formules qui peuvent nous paraître obscures, Syberberg. Parce que Syderberg, dans son grand film "Hitler" dit : « j’ai pas voulu ressusciter, j’ai pas voulu refaire "Nuit et brouillard", j’ai voulu affronter Hitler sur son propre terrain, c’est-à-dire Hitler comme cinéaste ». Je veux dire que l’œuvre de Syberberg c’est l’autre volet que le livre de Krackauer : Du cinéma à Hitler, Syderberg : De Hitler au nouveau cinéma. Mais ça, cette fois-ci, ça se passe à l’intérieur du cinéma.

Je pourrais dire de la même manière - vous vous rappelez peut-être que l’on a beaucoup insisté sur le caractère automatique de l’image cinématographique. Bien que, entre l’avant-guerre et l’après-guerre, ce n’est pas que le caractère automatique a disparu, c’est que la nature de l’automatisme, le grand automate spirituel a beaucoup changé. Et là aussi je pourrais dire : c’est pour une raison "extérieure" au cinéma - oui, c’est vrai, c’est pour une raison extérieure au cinéma. À savoir, l’automate n’est plus sensorimoteur, il est devenu informatique ou cybernétique. Mais ça, ce serait une raison "extérieure" au cinéma. Elle vaut ! Mais c’est aussi à "l’intérieur" du cinéma. Alors ça, on pourrait la suivre dans cinéma, ça va de soi ; si vous prenez les... En effet, moi ce qui me frappe et ce que j’essayais de dire, et je ne l’ai pas encore assez bien dit - que, le fait que le cinéma soit le grand automate fait que nécessairement dans un forme-même, soit formellement le grand automate, l’automate spirituel, fait que dans ses parties ou dans son contenu il se réfléchit sous forme de personnages automates, qui ont besoin, vont être comme son image diabolique, son image inversée. Et je dis que dans l’école française, que si vous prenez avant-guerre, l’école française est remplie de personnages pendulaires, qui correspondent à des automates du type pendule - pensez à l’importance du personnage pendulaire chez... Renoir, par exemple - mais que dans l’expressionnisme, ces automates de contenu sont, eux, représentés par toute la galerie des somnambules, des Golems, et dès le cabinet du docteur Caligari, des suggestionnés, des hypnotisés ; et je crois que ce n’est pas par hasard que ces personnages surgissent dans le cinéma. Il y a un corrélat fondamental entre l’automate... entre le cinéma comme art de l’automatisme formel et sa réflexion dans des contenus inverses, à savoir, les personnages maudits. Un automatisme qui avant-guerre est un automatisme sensorimoteur. Le... le... comment on dit, là... ? Le somnambule, le somnambule du cabinet du docteur Caligari, qui va exécuter les meurtres, est typiquement un automate sensorimoteur.

Donc on trouve toujours là mon thème, avec la guerre, la disparition, l’écroulement du lien sensorimoteur, et c’est bien forcé puisqu’ils vont lui substituer un tout autre type d’automate : l’automate informatique ou cybernétique, ce qui n’est pas la même chose. Par exemple, l’ordinateur de Kubrick, le grand ordinateur de Kubrick, et bien d’autres choses, encore. Et je crois que, on arrivera à ça bien plus tard, mais j’avance dans mon projet, je vous dis déjà mes plans futurs, et je crois que, s’il y a un cinéaste qui a élevé le grand automate, le grand automate spirituel [coupure dans l’enregistrement].

[...] Elle se passe entre un premier groupe qui est le muet et première état du parlant, et un deuxième groupe qui sera deuxième état du parlant. C’est dans le parlant que la mutation se fait, ce n’est pas du muet au parlant. D’où la nécessité pour moi d’envisager - et on avait déjà quand même fort entamé ça - la nécessité pour moi d’envisager ce premier groupe qui correspond à l’image-mouvement d’avant-guerre ; ce premier groupe qui correspond à l’image-mouvement d’avant-guerre, à savoir le muet et le premier état du parlant. Qu’est-ce qu’il y a comme différence, qu’est-ce qu’il y a comme ressemblance ? Comment se fera la rupture ensuite ? Et je reprends mon schéma, pour une fois uniquement pour le mettre en discussion auprès de vous. Je veux dire que, l’image dans le cinéma muet, vous avez entrelacement de deux images, l’image vue et l’image lue. Et vous avez deux fonctions de l’œil, la lecture n’étant pas la même fonction que la vision. Je ne reviens pas là-dessus. Qu’est-ce qui se passe avec le parlant ? Avec le parlant la première chose évidente qui se passe c’est que le "lu" disparaît ou tend à disparaître : il devient entendu, le lu devient fonction de l’oreille. Je veux dire, le "lu" disparaît au profit de "l’entendu". Ne le prenons pas à la lettre, mais on a vu que c’était quand même vrai d’une certaine façon même à la lettre. Je veux dire, le thème des manchettes de journaux apparaissant dans l’image visuelle reste bien dans le premier état du parlant mais très bizarrement - pas très bizarrement - très normalement, la plupart du temps ces manchettes de journaux vont être reprises par la voix des crieurs. Donc en gros je peux dire : avec le parlant le lu devient entendu. Je n’ai plus image-vue et image-lue qui s’entrelacent. J’ai,
-  premier point, le lu devient entendu ; et, parallèlement - voilà ce qui m’intéresse, et que l’on commençait à peine à pressentir la dernière fois - l’image visuelle, lorsque le lu devient entendu, l’image vue va changer aussi. Lorsque le lu n’est plus lu mais se fait entendre, l’image vue, de son côté, l’image visuelle, l’image vue, va changer de statut : elle va tendre à devenir lisible pour son compte, en tant que visuelle, non pas en tant que lue. L’image vue va tendre à devenir lisible en tant que visuelle.

D’où un statut très curieux de l’image visuelle, ou de l’image vue, qui sera une image lisible en tant que visuelle. Voyez, en principe avec le cinéma parlant il n’y a plus d’image lue, ou s’il y en a c’est des résidus. Maintenant on entend, il y a de l’entendu. Mais du fait qu’il y a de l’entendu, l’entendu fait voir quelque chose de nouveau dans l’image visuelle. Dès lors l’image visuelle, en tant que visuelle, devient d’une certaine manière lisible. Et une image visuelle qui serait lisible en tant que visuelle, ça parait très paradoxal. J’en vois l’introduction et je vois la formation de cette notion très bizarre chez Eisenstein. Mais dans quel cas - et ça ne m’apparaît pas avoir été assez renouvelé, assez relevé - lorsqu’il s’explique sur les rapports entre l’image visuelle et la musique et qu’il lance l’idée d’une image lue "en tant que visuelle" ?

Si bien qu’il va falloir nous attendre à des complications, car lorsque bien plus tard, et à propos du cinéma moderne, Noël Burch, dans des pages très intéressantes, lance l’idée que l’image visuelle (et lue à sa manière) devient lisible, il en fait un caractère du cinéma moderne. Il est évident dès lors, donc raison de plus pour nous attendre à des complications, il est évident que Burch alors entend "image lisible ou lue en tant que visuelle", il l’entend d’une toute autre manière que ne l’entendait Eisenstein : une coupure s’est faite. Et pourquoi ? Revenons toujours à notre premier groupe : le premier état du parlant. Le lu fait place à l’entendu. Dès lors, le vu devient lisible en tant que visuel. Pourquoi ? Pourquoi ? Pour mettre de la cohérence dans tout cela, pour une raison très simple. C’est que, avec le parlant, surgit une composante sonore ; composante parlante mais également comportant nous le verrons cela, nous le verrons petit à petit, point par point, d’autres aspects sonores que la parole. Donc apparaît une composante sonore, mais attention, c’est une composante sonore de "l’image visuelle", c’est une composante sonore de l’image visuelle. Pourquoi ? Là, si on ne fixe pas ce point je crois qu’on ne peut plus comprendre. Mais c’est bien comme ça que ça a été pris. Et c’est dans ce sens que je vous dis : avec le parlant, ne croyez pas que l’image soit devenue audiovisuelle.
-  L’image n’est pas du tout devenue audiovisuelle, mais l’image visuelle a pris une composante sonore, il y a une composante sonore de l’image visuelle.

Mais, qu’est-ce que ça veut dire, dans quel sens, ce n’est pas une image sonore ? Il n’y a pas une image sonore, il y a une composante sonore de l’image visuelle au premier stade du parlant. C’est dit pour des raisons très évidentes, très simples par Balázs : le cinéma n’est pas encore un art audiovisuel. Balázs, dans son livre "Le Cinéma" page 206-207 - ne confondez pas, il y a deux livres de lui presque semblables, hein, simplement il distingue - parce que tantôt il développe d’avantage, tantôt il développe moins - c’est Le Cinéma et L’esprit du cinéma, je cite là Le Cinéma : « sous-titre : le son ne peut pas être représenté ; ce qui nous parle de l’écran, ce n’est pas l’image du son, ce qui nous parle de l’écran ce n’est pas - du fond de l’écran -, ce n’est pas l’image du son, mais le son lui-même que le film a fixé et qu’il nous fait entendre. Le son n’a pas d’image" - pour moi c’est un texte essentiel puisque toute notre... tout notre avenir ça va être en quel sens, et est-ce qu’on peut dire aujourd’hui que le son a une image. "Le son n’a pas d’image, le son lui-même se répète dans sa dimension originale avec ses qualités physiques, c’est lui qui nous parle de nouveau à partir de l’écran. Il n’y a pas - bien entendu vous pouvez le trafiquer, vous pouvez faire tout ce que vous voulez, ça ne vous donne pas une image de son - "il n’y a pas de différence de réalité de dimension entre le son original et le son reproduit, comme il existe une telle différence entre les objets et leurs images ». C’est donc une chose très simple, lorsque le micro vous fait entendre le son, vous fait entendre du son dans l’image visuelle, et ça ne constitue pas du tout une image sonore ; le son et, fondamentalement le son et la parole, sont des composantes, de nouvelles composantes de l’image visuelle. Et en quel sens ? En ce sens : quelque soit l’importance donnée à la parole et à l’acte de parole dans le cinéma parlant, il n’y aura jamais autonomie, il sera toujours subordonné à l’image visuelle. Je dis, même chez les auteurs qui vont lui donner une importance telle, et c’est peut-être parce que - c’est peut-être une des raisons pour lesquelles dès le cinéma d’avant-guerre, il y a une telle pression que ce cinéma d’avant-guerre devait craquer.

Prenez un auteur comme Mankiewicz, qui donne à l’acte de parole dans tout son cinéma une importance fondamentale comme ça en avait jamais eu d’équivalent : il ne peut le faire que dans des conditions où les composantes parlantes sont encore soumises à l’image visuelle, si bien qu’il va y avoir une espèce de déséquilibre entre cette pression accrue de l’acte de parole et l’image visuelle qui doit maintenir l’acte de parole sous sa propre dépendance. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je saute tout de suite à quelque chose de... à quoi je n’ai pas encore fait allusion. Tout le monde sait bien que, un des points fondamentaux, un des rôles fondamentaux de l’acte de parole dans le cinéma parlant, ça va être quoi ? Peupler le hors-champ. Non pas inventer le hors-champ - le hors champ existe parfaitement dans le cinéma muet - mais l’acte de parole est sonore, donc peupler le hors-champ. Or qu’est-ce que c’est le hors champ ? On va mieux - vite - le voir très vite tout à l’heure mais je vais le dire immédiatement, faut pas quand même... il ne faut pas s’y tromper : le hors-champ c’est, par définition, c’est ce qui n’est pas vu... c’est ce qui n’est pas vu. Mais c’est une dépendance, ou c’est une appartenance de l’image visuelle, et il ne peut se définir que comme dépendance et appartenance de l’image visuelle. Il est non-vu, il n’est pas du tout non-visuel. C’est exactement ce qui se prolonge là à ma gauche quand je ne regarde pas : c’est du non-vu, ce n’est pas du tout de l’invisuel. Je ne le vois pas, bon. Mais le hors-champ appartient à l’image visuelle exactement comme une dimension de cette image. Il n’appartient pas à ce qui est vu, dans l’image visuelle. Si bien que nous aurons beau dire : l’acte de parole emplie et peuple le hors-champ, nous ne sortirons pas de la situation.
-  L’acte de parole reste, dans le premier état du parlant, une composante, une appartenance, une dépendance de l’image visuelle.

Et c’est par là que sans doute par réaction, il a le pouvoir de rendre l’image visuelle d’une certaine façon lisible, lisible pour son compte, en tant que visuelle. Ça parait compliqué comme schéma mais en même temps très simple, je ne sais pas comment l’expliquer... Enfin, on va peut-être voir en voyant plus concrètement...

Tandis que qu’est-ce qui va se passer, après ? Qu’est-ce que ça va être le grand acte ? - on verra qu’il y a bien des actes. Mais, après la guerre, qu’est-ce qui se passe ? En quoi c’est un nouveau régime de l’image ? Et bien moi je crois que la composante sonore prend son autonomie, et que c’est ça qui définit l’image d’après-guerre. La composante sonore prend son autonomie, c’est-à-dire, elle n’est plus une dépendance de l’image visuelle. Et c’est pour ça que... la conséquence, la conséquence inéluctable c’est, à ce moment-là que vous m’accordiez ce que j’ai déjà réclamé, dans le cinéma moderne ; bien sûr ça peut rester, ça peut... ça peut rester mais à titre de résidu.
-  Dans le cinéma moderne il n’y a plus de hors-champ, il n’y a plus de hors-champ, c’est fini - on peut toujours, enfin dans le mauvais cinéma. Pourquoi ? Non, ça on verra après. Je dis : une des vraies nouveautés du cinéma d’après-guerre c’est que la composante sonore devient autonome. Si bien que l’on parlera de : image audiovisuelle lorsque vous aurez double autonomie de la composante sonore et de la composante visuelle pour une même image. Ça implique la disparition du hors-champ, ça implique un type de cinéma très nouveau, et c’est ce que je suggérais, mais quelqu’un me signalait tout de suite qu’il ne fallait pas croire qu’il suffisait de dire ça, mais je le redis, et en redisant aussi qu’il faudra s’expliquer là-dessus.
-  Je crois que ça n’a pu se faire que en fonction de la télévision. Ça n’a pas pu se faire dans la télévision - mais c’est pour des raisons, encore une fois, que je ne peux attribuer que à la médiocrité, à la médiocritatisation immédiate qu’a subit la télévision, à la débilification de la télévision, mais c’était le pouvoir.
-  Et c’est le cinéma qui, lui, a su élever la composante sonore à l’état de composante autonome ; dès lors la composante visuelle comme composante autonome, deux composante autonomes d’une même image, dès lors, audiovisuelle.

Et je crois que s’il y a un génie à ce moment-là, il fallait tout reprendre à zéro. La marque de tout reprendre à zéro ça a été : les grandes pédagogies.
-  Et la première grande pédagogie de l’image cinématographique ainsi renouvelée ça a été, Rossellini, et l’œuvre télévisuelle de Rossellini.

Bon. Mais ça ne devait pas s’arrêter là. Chez Kant - il faut toujours se servir d’un mot quand les mots sont là, chez Kant - il y a une distinction très rapide mais très intéressante entre deux termes qui sont dérivés du grec, autonomie et héautonomie, h-é... Et en effet, en grec vous avez deux mots : auton (a-u-t-o-n) et héauton qui veulent dire à peu près la même chose, dans les dictionnaires. C’est soi, soi-même, soi, soi-même ; le soi, le soi-même ; auton, héauton. Kant quand il va habilement deux termes : autonomie et héautonomie (h-é-a-u-t-o-n-...). C’était bien, ça. C’était bien à condition d’avoir quelque chose à en faire. Or il avait quelque chose à en faire, évidemment, Kant. Il pensait que quelque chose était autonome quand il contenait une loi. Quand il contenait si vous voulez sa loi, une loi à soi ; alors on pouvait parler de l’autonomie. Si je contiens une loi à laquelle vous obéissez, par exemple, ce qui est un rêve fou, je suis autonome. Mais je ne suis pas encore héautonome. Héautonome c’est à votre choix, c’est mieux ou c’est moins bien. C’est lorsque la loi que je contiens s’applique à moi-même et sur moi-même.

Alors je dis : cette distinction, elle nous est très commode, prenons-là ; ne nous occupons pas des choses admirables, hélas ! que Kant en tire puisque c’est dans d’autres sujets que le notre. Mais servons nous, des mots si beaux... Je dirais qu’après la guerre, le sonore et le visuel deviennent deux composantes autonomes d’une même image audiovisuelle. D’une certaine manière ce serait - là je schématise beaucoup, hein, c’est pour que vous réfléchissiez vous-mêmes - ce serait Rossellini-Godard. Ça se voit bien, c’est quoi Rossellini-Godard ? Et là, la pédagogie de Godard, elle enchaîne avec celle de Rossellini, il ne l’a jamais cachée, sa dette à l’égard de Rossellini, à cet égard. C’est quoi ? C’est la vieille pédagogie, la plus vieille pédagogie du monde mais la plus nouvelle pour le cinéma. La plus vieille pédagogie du monde : leçon de choses et leçon de mots, leçon de choses et leçon de mots. Je ne sais pas si c’était comme ça, vous, quand vous étiez à l’école primaire, nous on faisait comme ça : il y avait la leçon de mots, et la leçon de choses... Bon, c’est le grand principe Godard : leçon de choses et leçon de mots. Et maintenant on passe aux mots, ou l’inverse. "Six fois deux" est construit sur la double leçon, la leçon de choses et la leçon de mots. Mais le premier qui avait fait ça c’était Rossellini. Il l’avait fait plus discrètement parce qu’il était moins provocateur que Godard. Il l’avait fait plus discrètement, mais ceux qui aiment l’œuvre télévisée de Rossellini, vous devez vous rappeler d’une chose qui est très très frappante, c’est que tout le temps, il y a toujours deux points : la leçon de choses et la leçon de mots, groupées sur une même image mais comme deux composantes autonomes. À savoir, je pense, qu’il y a toujours, comme il dit lui-même d’ailleurs, il ne s’agit pas de faire parler les gens, l’acte de parole, quoique ce soit essentiel ; il faut dégager la structure, la structure simple qui correspond à un type nouveau d’acte de parole. C’est pour ça que, son œuvre télévisuelle, il va la faire comme historique, c’est-à-dire quel type nouveau d’acte de parole arrive avec Louis XIV ? Prise de pouvoir de Louis XIV, quel type de - je le cite puisque c’est un des plus connus de Rossellini - quel type nouveau d’acte de... donc, quelle structure ? Quelle structure de langage il y a sous cet acte de parole ? Et il y aura un grand discours. Bien sûr, on voit le personnage, il y aura un grand discours, de Colbert dans mon souvenir, pour expliquer la structure que suppose le nouvel acte de parole de Louis XIV.

Et en même temps, il y a la leçon de choses : occuper les mains, il s’agit d’occuper les mains des nobles, pour qu’ils ne fassent pas la Fronde, pour qu’ils ne manient pas trop les épées. Et il y a les images splendides où Louis XIV, là avec son côté grotesque, invente les costumes ridicules de la Cour et fait rajouter des rubans, des lacets, dit au... dit au couturier : non, mais ça ne va pas ? Il n’y a pas assez de boutons, il n’y a pas assez de lacets, il n’y a pas assez de rubans, aller, vous en remettez là, etc. Et lui-même va se déguiser de ce costume : c’est la grande leçon de choses. Où il est, alors, le fin du grotesque, le fond même du grotesque ? Tous ces rubans, tous ces machins, etc. Bon, ça c’est la leçon de choses : la leçon de mots, la leçon de choses ; la leçon de mots, la leçon de choses. Dans "Le Messie", quel est l’acte de parole nouveau issu du Christ ? Alors je pourrais, à partir de ces trucs-là, faire aussi un tableau des actes de parole possibles. L’acte de parole Louis XIV ce n’est pas... Mais, dites-vous bien que chaque fois que Rossellini a lancé - tiens, je me retrouve a parler de tout un tas de choses à ce que je ne voulais pas vraiment... Chaque fois que Rosselini a fait un truc de télévision, le schéma est le même : il s’installe toujours à un moment de l’histoire où un type d’acte de parole nouveau surgit. Par exemple Saint Augustin, Le Messie, Socrate. Qu’est-ce que c’est, l’acte de parole nouveau que Socrate invente ? Qu’est-ce que c’est l’acte de parole nouveau qu’on entend avec le Christ, selon Rosselini ? C’est la parabole. Qu’est-ce que c’est que ça, la parabole ? Mais toujours vous n’y comprendrez rien, si vous ne doublez la question, donc. Qu’est-ce qu’ils tripotent avec leurs mains ? La leçon de chose. Et Rosselini nous dit lui-même, par exemple dans Le Messie : oui, mais jamais les actes de parole ne les laissera inoccupés ; il faut toujours qu’ils fabriquent un petit objet artisanal, il faut toujours... Jeu de mains, jeu de choses. Vous me direz : mais c’est très banal, tout ça, ça peut se faire dans l’ancien cinéma. Ça peut se faire dans l’ancien cinéma, il se trouve que ça n’aura pas cette portée là. Je veux dire, dans l’ancien cinéma ça pourrait évidemment se faire, mais pas sous la forme de l’organisation de deux composantes autonomes : une composante sonore ou parlée et une composante visuelle ou manuelle, qui vont être deux composantes autonomes.
-  C’est ça qui est important, que ce soit deux composantes autonomes d’une même image qui dès lors, puisque les deux composantes sont autonomes, là je peux dire l’image est déjà devenue audio-visuelle.

Avant je ne pouvais pas le dire. Je pouvais dire : il y a composante autonome - comme composante non-autonome... Même pour parler savamment, il y a composante hétéronome de l’image visuelle. C’est seulement après la guerre qu’apparaissent, avec les grandes pédagogies du nouveau cinéma, les composantes autonomes, sonore et visuelle, d’une même image, dès lors audio-visuelle.

Bon. Et puis, un pas de plus, il y aura un pas de plus, je ne dis pas qu’il sera plus beau, encore, lorsqu’il n’y aura plus deux composantes autonomes, visuelle et sonore, d’une même image audio-visuelle, mais lorsque - vous pouvez achevez, moi je peux me taire, vous pouvez achevez, vous avez tout pour achever... Il y aura deux images héautonomes. C’est pour ça que j’avais besoin du mot si profond de Kant, il y aura deux images héautonomes. Il y aura image sonore et image visuelle.

Mais alors, mon dieu, quel problème :
-  quel sera le nouveau rapport entre l’image sonore et l’image visuelle dans le régime de l’héautonomie ? Et cette fois-ci ce sera l’entreprise Straub, l’entreprise Duras, l’entreprise Syberberg, toutes les trois fondées sur l’héautonomie des deux images. Alors, est-ce que ça veut dire qu’ils y ont cru... La réaction de beaucoup c’est - bon, de beaucoup, de ceux qui n’aiment pas ce cinéma c’est : et bien alors autant mettre n’importe quoi sur n’importe quoi, n’importe quel son sur n’importe quel film. Il est évident que ce n’est pas ça... Il est évident que là nous sommes d’une certaine manière par notre passé de cette année nous sommes un peu armés pour répondre. Vous devez sentir que lorsque les deux images deviennent héautonomes, le régime qui va alors être immédiatement trouvé, c’est-à-dire le rapport complexe dans lequel elles vont entrer, c’est ce que l’on a découvert précédemment sous le nom de "rapport d’incommensurabilité".
-  Point irrationnel ou ré-enchaînement.

Si bien que, à ce moment là, notre année pourra finir, puisque elle sera comme avant, elle aura rejoint son début. Mais ça nous laisse beaucoup de choses à montrer avant. Si bien que, voilà, j’ai insisté pour que vous soyez en mesure presque - c’est par honnêteté, c’est pas par goût d’être abstrait, c’est par honnêteté, c’est pour vous donner toute ma... toutes mes données à moi. Dès lors que quand on avance maintenant, en faisant plus attention, en disant des choses plus concrètes vous soyez à même que je vous... que vous n’ayez pas l’impression que je vous trompe, que je vous dis quelque chose pour m’en servir après sans vous avoir prévenus ; au moins je vous aurai prévenus de où je voulais aller. Alors ça vous permet plus de réfléchir à ce que vous en gardez, ce qui vous convient, ce qui ne vous convient pas,....

-  Je voulais poser une question : quel est le changement dans le cinéma d’avant et après la guerre ? Alors moi je pensais... Le premier film que j’ai vu muet c’est le film de Chaplin. Alors justement, là, qu ’est-ce que je vois ? Moi je vois que, à côté de l’image lue, il y a les images-gestes, les gestes. C’est-à-dire, je me cache, je déplace mon corps,... Je pense que le cinéma après la guerre, c’est justement le geste qui disparaît comme disparaît l’image lue. Et moi je compare ça parce que l’autre jour j’ai eu un cours justement on est en train d’étudier qu’est-ce qui se passe justement avec les religions chrétiennes et le monothéisme. Alors je vais faire le rapport entre le cinéma avant-guerre, après-guerre et la naissance du monothéisme, et l’achevènement de la religion chrétienne. Quand Dieu parle avec Moïse et lui dit : « écoute, moi je voudrais que tu aies confiance en moi ; moi ça ne m’intéresse pas les rites, ça ne m’intéresse pas la danse. Tu dois croire en moi - alors il lui a dit : il faut que tu ailles parler avec le roi. Alors Moïse lui dit : moi, tu sais bien, je ne sais pas parler. Alors il va devant le roi, et Moïse est en quelque sorte un automate, parce que Moïse n’utilise plus son corps ; et c’est Dieu, c’est la parole de Dieu, qui est dans le corps de Moïse qui est en face du roi. Tandis que les anciens magiciens ne parlaient pas ; ils interprétaient les rêves que avec les gestes, avec la danse et avec les rituels.

Et c’est justement ça qui disparaît après le cinéma après la guerre : le geste disparaît, c’est-à-dire que c’est... Je pense qu’il y a un cinéma de discours, où il y a un dialogue entre les acteurs, n’est-ce pas ? Et il y a un cinéma comme celui de Godard où il n’y a plus de dialogue, mais ce dialogue à mon avis est remplacé par la question-réponse, c’est-à-dire le discours philosophique, où on se demande par exemple d’où vient la vie. Alors on montre la réponse qu’il a donné ou bien avec des mots ou bien avec une image visuelle. On montre deux réponses, l’une où on montre le ciel, ou on montre une image où on voit l’eau, c’est-à-dire où on voit que la vie vient de la source naturelle, c’est-à-dire : il y a une réponse savante, il y a une réponse de l’ordre métaphysique ou religieux. Voilà, je pense que c’est justement ça qui, à mon avis,...

-  DELEUZE : Est-ce que - ce n’est pas un reproche - vous étiez là l’année dernière ?
-  Oui.
-  DELEUZE : Alors là ça devient un reproche.
-  Pourquoi ?
-  DELEUZE : Parce que ce n’est pas que ce soit sans intérêt ce que vous dites, mais vous me faites régresser d’un an. Parce que j’ai quand même passé un an à dire la différence entre les deux images ; c’est que dans un cas, l’image vue c’est l’image-mouvement et l’image-mouvement, c’est celle qui obéit aux schèmes sensorimoteurs. Et que le cinéma moderne se définit entre autres par l’écroulement des schèmes sensorimoteurs. Et qu’on peut le comprendre en effet, vous vous rappelez la définition du geste, on peut le comprendre...
-  Oui, justement, c’est le mouvement !

-  Alors, en ce moment, depuis cette année, on est au-delà de cette histoire qui pour nous est réglée ; et vous me la ramenez comme pouvant aider à notre problème actuel. Donc, bien sûr, on retrouvera ce thème... L’image-temps, elle, n’est pas sensorimotrice ; l’image-mouvement, elle, est sensorimotrice. Mais, au point où j’en suis, essayez de me comprendre : je ne peux pas revenir à cette chose qui, de notre point de vue - je ne dis pas de tous les points de vue - qui de notre point de vue ici, est réglée. Peut-être que je la retrouverai, je ne sais pas comment, mais je ne peux plus en faire dans mon histoire du parlant, là... Je ne peux plus dire : ah, bien oui, la grande différence, c’est le rôle de la sensorimotricité ou pas...
-  Un geste ne veut pas dire... une question sensorimoteur, ça veut dire un mouvement, simplement...

-  Vous connaissez des mouvements qui ne sont pas sensorimoteurs, vous ? C’est strictement la même chose.
-  Parce que si vous dites qu’est-ce que c’est un acte de parole, alors... Vous posez un question que je crois m’intéresser, c’est-à-dire que vous demandez : qu’est-ce qui a changé dans le cinéma après la guerre, et moi je dis justement - je comprends très bien, que le cinéma c’était un cinéma d’action, d’action-réponse, ça je comprends très bien, c’est le schéma sensorimoteur que vous nous avez appris l’année dernière, n’est-ce pas ? Mais ce qui disparaît à mon avis dans le cinéma muet et le cinéma de maintenant, c’est les gestes, et les gestes ça n’implique pas une réponse d’action des milieux-individus aux individus-milieu. Ce n’est pas ça que je... je comprends, hein ?
-  Je peux me permettre ?
-  Oui, certes.
-  Ce que je crois comprendre dans ce que tu avances, là, si on prend la pièce de Charlie Chaplin, par exemple, c’est ça, tu l’as avancé, ça, hein ? Bon, disons en gros c’est un cinéma comique, bon, on pourrait dire ça comme ça, pour aller vite c’est un cinéma comique. Bon. Aujourd’hui il y a aussi du cinéma comique. Alors tu viens d’étudier voilà, le geste a disparu [incompréhensible], aujourd’hui, qui est du cinéma de situation, de parole, etc. Je crois que tu mises beaucoup sur le fait par exemple dans cette notion de comique, sur le comique de geste ; évidemment il n’y a pas de discours, dans Charlie Chaplin, les situations ne sont pas comme ça, comment dirais-je... évidentes, ce qui va faire rire beaucoup dans les attitudes de Charlie, c’est un comique de geste, évidemment, au lieu d’un comique de parole, d’astuce ou de situation. Parce que c’est ça qu’il veut dire. Je ne sais pas, mais il me semble que... Moi, c’est ça que je comprends. Tout à l’heure je rapprochais les façons du geste ou au sens où Chaplin s’appliquait beaucoup - s’appuyait beaucoup, pardon - sur le geste pour faire rire, on pourrait dire : c’est un comique de geste. Ce n’est pas ça, que tu veux dire ?
-  Non, ce n’est pas ça. C’est-à-dire que dans le cinéma avec la parole, il y a des rapports entre les gens au niveau du dialogue ; je n’ai pas besoin de voir l’image pour comprendre. Tu vois ? C’est-à-dire qu’il y a le discours, tandis qu’avant il n’y avait pas ce dialogue. Il y a une réponse à travers des gestes, c’est ça que je veux dire.
-  Il fallait tout illustrer par les images.
-  DELEUZE : Elle vient de dire quelque chose qui engage plus de différences, ça... ça me va très bien. Vous savez...
-  C’est-à-dire que, avant, c’était l’image qui pouvait remplacer l’image-lue à côté de l’image-geste. Bon, ça on l’efface et on met : dialogue. Et on est par exemple dans le cas interactionniste : qu’est-ce qu’on voit, finalement ? Si on veut comprendre il faut voir les mots ! Il faut voir les dialogues ! Sinon, on ne comprend rien, c’est-à-dire qu’on met en valeur le dialogue entre les gens même qui ne se connaissent pas : la police et la bande qui est en train de faire chier M le Maudit. Le dialogue c’est un rapport où la pensée se met... C’est la pensée qui finalement prend le relief. C’est le cas par exemple de Godard : pour moi, Godard c’est... une promenade philosophique dans ses images question-réponse. C’est comme ça que je le comprends.
-  DELEUZE : Oui, moi je n’y comprends plus rien... Je veux dire, tantôt il me semble que vous invoquez le premier état du parlant, tantôt au contraire vous invoquez le deuxième état du parlant. C’est-à-dire je ne sais plus du tout où j’en suis, moi, si non que je sens que - voilà la seule question que je poserai, vous aurez tous droit - je sens que peut-être vous, d’avance mais avec beaucoup de raison, vous n’êtes pas d’accord avec le schéma, même très abstrait, que je propose, c’est-à-dire vous dites : non, ce n’est pas vrai, l’image sonore du premier cinéma parlant ou plutôt, le sonore dans le premier cinéma parlant n’est pas une composante dépendante de l’image visuelle, a déjà de l’autonomie. Non, ce n’est pas ça que vous dites ? Et bien, c’est bien, on va en arriver à un point où je ne comprends pas ce que vous dites et vous non plus. Écoutez, on va faire comme on peut. Mais vous maintenez, ce que vous dites ? Moi je ne vois pas très bien ce que... Je redoute beaucoup qu’on me ramène actuellement du sensorimoteur alors que je n’en ai plus besoin, qu’on aille puiser ça... Alors vous me dites : c’est un geste ce n’est pas sensorimoteur. Mais je crois qu’il y a des formes de sensorimotricité très très différentes ; le burlesque, ce qu’on appelle le burlesque, c’est des déformations extrêmement savantes et artistiques, c’est des déformations de la sensorimotricité ! Quand vous regardez comment un burlesque marche, que ce soit Keaton ou Chaplin ou n’importe, vous voyez comment ils marchent : ça se définit en termes de motricité, de motricité fondamentalement anormalisée. Tout ça c’est du schème sensorimoteur, c’est un cinéma de l’image-mouvement, enfin...

-  Je voulais dire juste une petite chose...

-  DELEUZE : Dites-moi une petite chose, oui...

-  Je ne sais pas dans quelle mesure ça peut servir ou pas, mais j’espère que ça peut servir quelque part.

-  DELEUZE : J’espère aussi !

Richard Pinhas -En tant que musicien, je dirais qu’il n’y a pas d’image sonore, mais il s’avère qu’il y a un cadre technique - ce n’est pas par rapport au cinéma, hein, c’est la musique en elle-même - il y a un terme technique qu’on utilise lors des mixages, ce qui correspond au montage, en gros, au cinéma, qui s’appelle l’image sonore, et qui est assez adéquat, littéralement. C ’est le moment où l’on va placer tel et tel son, à gauche à droite, en avant en arrière, par rapport à une espèce de spectre qui se déforme en stéréo, par exemple, entre la gauche et la droite, le centre, et on va faire ce placement de tel et tel son, par exemple de la flûte ou du solo, de l’instrument solo, de la voix, n’importe quoi, grâce a des échos et des délais, grâce un placement spatial. Donc dans ce cas-là, le son est vraiment placé dans une image. Et c’est peut-être le seul, le seul... je pense que le terme de représentation se doit. Bon, littéralement un son ne peut pas renvoyer une représentation, donc littéralement ça ne veut pas dire grand chose. Par contre un son peut être mis en représentation, c’est-à-dire dans une position représentative, parce qu’il est non pas exhibé mais parce qu’il est situé localement ou spatialement, par rapport à des modalités temporelles, par rapport à des modélisateurs de temps qu’on trouve dans les sources d’enregistrement, c’est le délai de réverbération, d’effet doppler, de choses comme ça ; il est situé en représentation, donc il subit un traitement qui est similaire au traitement que peut prendre la figure représentative. Voilà. Mais le terme image-sonore lui-même existe.

 67- 30/10/84 - 1


 67- 30/10/84 - 2


 67- 30/10/1984 - 3


 67- 30/10/1984 - 4


 67- 30/10/1984 - 5


 68- 06/11/1984 - 1


 68- 06/11/1984 - 2


 68- 06/11/1984 - 3


 69-13/11/1984 - 1


 69- 13/11/1984 - 2


 69- 13/11/1984 - 3


 70- 20/11/1984 - 1


 70- 20/11/1984 - 2


 70- 20/11/1984 - 3


 71- 27/11/1984 - 1


 71- 27/11/1984 - 2


 72-11/12/1984 - 1


 72- 11/12/1984 - 2


 72- 11/12/1984 - 3


 73-18/12/1984 - 1


 73- 18/12/1984 - 2


 73- 18/12/1984 - 3


 74-08/01/1985 - 1


 74- 08/01/1985 - 2


 74- 08/01/1985 - 3


 75-15/01/1985 - 1


 75- 15/01/1985 - 2


 75- 15/01/1985 - 3


 76-22/01/1985 - 1


 76- 22/01/1985 - 2


 76- 22/01/1985 - 3


 77-29/01/1985 - 1


 77- 29/01/1985 - 2


 77- 29/01/1985 - 3


 78- 05/02/1985 - 2


 78- 05/02/1985 - 1


 78- 05/12/1985 - 3


 79-26/02/1985 - 1


 79- 26/02/1985 - 2


 79- 26/02/1985 - 3


 80-05/03/1985 - 1


 80- 05/03/1985 - 2


 81-12/03/85 -1


 - 12/03/1985 - 2


 81- 12/03/85 - 3


 82- 19/03/1985 - 1


 82- 19/03/1985 - 2


 82- 19/03/1985 - 3


 83-26/03/1985 - 1


 83- 26/03/1985 - 2


 83- 26/03/1985 - 3


 84- 16/04/1985 - 3


 84- 16/04/1985 - 2


 84- 16/04/1985 - 1


 85-23/04/1985 - 1-


 85- 23/04/1985 - 2


 85- 23/04/1985 - 3


 86- 30/04/1985 - 1


 - 30/04/1985 - 2 -


 86- 30/04/1985 - 3


 87- 07/05/1985 - 1


 87- 07/05/1985 - 2


 87- 07/05/1985 - 3


 88- 14/05/1985 - 1


 88- 14/05/1985 - 2


 88- 14/05/1985 - 3


 89- 21/05/1985 - 1


 89- 21/05/1985 - 2


 89- 21/05/1985 - 3


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien