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82- 19/03/1985 - 3

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Gilles Deleuze : pensée et cinéma cours 82 du 19/03/1985- 3 transcription : Léa Machillot


Deuxième hypothèse. Tout ça comme on nage dans l’obscurité.... Le grand linguiste danois, Hjelmslev, bien connu de vous tous, écrit - ça y est je me suis trompé de ligne... non, ça y est, j’ai perdu la citation... si j’ai perdu ma citation, je suis perdu parce que... oh la la ! ah, non, je l’ai ! Elle est très courte, et mon objet c’est pas de faire un cours sur Hjelmslev parce que là, alors c’est pas facile.

Il explique, Hjelmslev, que - je le dis très vite - que selon lui, le langage est constitué par forme et substance d’expressions et forme et substance de contenus. Si vous voulez, à la distinction saussurienne signifiant / signifié, il substitue une distinction forme d’expression / forme de contenu, mais c’est pas une simple substitution verbale, je crois que ça change tout. Donc, il invente cette notion : forme d’expression et forme de contenu, en gros, mettons, qui correspondent en très gros à signifiant / signifié. Et voilà ce qu’il nous dit : « On projette la forme... » - C’est la phrase la plus... c’est pas la phrase la plus difficile, c’est la phrase la plus mystérieuse de Hjelmslev, autour de laquelle tout le monde se bat, alors je vous la dis : « On projette la forme » - sous-entendu, la forme d’expression et la forme de contenu -, « On projette la forme sur le sens ou la matière », en effet le mot est tantôt traduit en français par sens tantôt par matière et le mot anglais peut être traduit par les deux. Le mot danois ça, c’est autre chose et il doit être traduit aussi par les deux. « On projette la forme d’expression et la forme de contenu sur le sens », et Hjelmslev est plutôt avare de métaphores, il ajoute pourtant : « comme un filet tendu projette son ombre sur une surface ininterrompue. » On projette la forme d’expression et la forme de contenu sur le sens, c’est-à-dire sur la matière, comme un filet tendu projette son ombre sur une surface ininterrompue.

-  La matière ou le sens, c’est une surface ininterrompue. Qui doit être distinguée de quoi ? De la forme et de la substance. Pourquoi ? Parce que la substance, c’est la matière formée. Il y aura donc une substance de contenu, et une substance d’expression. Puisqu’il y a deux formes, forme de contenu et forme d’expression. Eh bien forme de contenu et forme d’expression, qui informent la matière pour en faire substance de contenu et substance d’expression, [la forme d’expression et la forme de contenu] se projettent sur le sens comme un filet tendu projette son ombre sur une surface ininterrompue. En d’autres termes, - pour moi, j’ai pas de problème, alors je vous dis, mais avec beaucoup de points d’interrogation - ce que Hjelmslev appelle matière ou sens, c’est une matière non langagièrement formée, non linguistiquement formée. En effet dès qu’elle est linguistiquement formée, elle est devenue substance de contenu ou substance d’expression. Le sens est donc une matière non linguistiquement formée, et qui pourtant - j’ajoute - peut être parfaitement formée d’autres points de vues que linguistiques, ce que à mon avis Hjelmslev reconnaît, mais avec une petite équivoque... non linguistiquement formée, mais qui peut être formée d’une autre manière, d’autres points de vues, et qui est un corrélat, - je dirais, comment ? là je cherche un mot provisoire - un corrélat "idéel" du langage. Ou qui est un présupposé "spécifique" du langage. Oui, à votre choix, les deux sans doute à la fois. Le langage a un présupposé spécifique... Vous comprenez ce que je veux dire ? Ça veut pas dire un présupposé psychologique, ça veut pas dire un quelque chose qui précède le langage. Non, un présupposé spécifique, c’est-à-dire : une matière, une matière qui n’existe pas indépendamment du langage, c’est-à-dire idéelle, et qui pourtant se distingue du langage, et telle que le langage n’existerait pas s’il ne visait cette matière non langagière, non linguistiquement formée. Le langage a pour corrélat une matière non linguistiquement formée. Ça vaut aussi pour la langue : la langue et le langage ont pour corrélat une matière non linguistiquement formée - mais formée d’un autre point de vue. Je précise tout de suite que - un tel texte de Hjelmslev a évidemment soulevé tellement de problèmes -, que dans le texte, il dit, Hjelmslev, "non sémiotiquement formée". Ce qui m’ennuie beaucoup, mais ce qui ne me gêne pas. Je veux dire, pour une simple raison, c’est que dans le contexte, il est évident que Hjelmslev identifie - il a le droit - sémiotique et linguistique. Mais moi - vous le sentez déjà - qui crois avoir toute raison de distinguer très, très fermement, le plus fermement que je peux, sémiotique et linguistique, je dirai de la matière de Hjelmslev qu’elle est non linguistiquement formée, et qu’elle peut être formée d’un autre point de vue et notamment qu’elle peut être formée sémiotiquement, s’il s’agit d’une sémiotique qui ne présuppose rien de la langue et du langage. En tout cas, elle n’est pas linguistiquement formée. Voilà. Je dirais, on a fait un petit pas, on a avancé.

Nous ne disons plus maintenant : l’image cinématographique, telle qu’on l’a définie avec son double procès, vous vous rappelez - ce que je retiens des deux premièrement, c’est qu’on a défini l’image cinématographique en fonction d’un double procès, qui n’a rien à voir avec le langage, qui n’est pas linguistique, qui n’est pas langagier ; procès de spécification, et procès de différenciation-intégration. Je dis : c’est plus la peine de faire le coup de force de Pasolini. C’est plus la peine de dire « c’est la langue de la réalité. » Disons simplement, - enfin simplement, je sais pas si ça rend les choses plus claires -, c’est la matière non linguistiquement formée qui est le corrélat de toute langue et langage. Là-dessus, rude problème : qu’est-ce qu’on va faire de cette matière ? Qu’est-ce que vous voulez qu’un linguiste en fasse, puisqu’elle n’est pas linguistiquement formée ? D’où, dans un livre ultérieur à ceux que j’ai cités, les problèmes, et là je dis ça sans aucune ironie, les problèmes et les embarras de Metz, qui, étant particulièrement, au moins sous un aspect de son œuvre, un disciple de Hjelmslev, se dit : « qu’est-ce que je peux faire de la notion de matière en tant que distincte de la notion de substance ? » Et il consacre tout un chapitre de "Langage et cinéma", un chapitre très très difficile, à l’issue duquel il me semble que ça revient à dire que : il n’a rien à faire, et que le cinéma n’a rien à faire, avec la notion pure de matière non linguistiquement formée.

Eh bien, on en est là. Un effort de plus. Qu’est-ce que ça peut être cette matière ? Il faut dire que Hjelmslev est personnellement extrêmement discret dans toute son œuvre sur le statut de cette matière. Cherchons ailleurs. C’était comme ça, petite récréation, le passage par Hjelmslev. Ça nous donnait quand même un acquis ; on se disait : ah non, c’est peut-être pas la peine de définir l’image cinématographique prise dans ses procès, dans ses procès non linguistiquement formés, c’est peut-être pas la peine de la définir comme langue de la réalité.  Contentons-nous de la définir comme cette matière non linguistiquement formée, mais formée ! mais parfaitement formée... sémiotiquement. Puisque moi j’ai aucune raison d’identifier sémiotique et linguistique, au contraire. Cette matière est là, alors ; je m’occupe plus de Hjelmslev, il m’a donné un mot ; qu’est-ce que je pouvais demander de mieux ? Matière, c’est pas grand chose ? Si, c’est beaucoup. C’est énorme ! Parce que, cette matière en effet, elle est "sémiotiquement formée", puisqu’elle est inséparable du procès de spécification et du procès d’intégration-différenciation. Ce sont des procès sémiotiques. Mais ce ne sont pas des procès langagiers. Ce ne sont pas des procès linguistiques. Ils n’ont rien à voir avec des procès linguistiques. En un sens, je dirais, ils sont idéalement pré-linguistiques. Pas au sens d’une langue enfantine ; au sens d’une condition. La matière non-linguistique, c’est la condition même. C’est pour ça que je parlais de condition idéelle. C’est la condition idéelle auquel va répondre langue et langage, ou qui va servir de corrélat à la langue et au langage. Qu’est-ce que ça peut être ? Donc, il faut maintenant analyser cette matière, sémiotiquement formée et non linguistiquement formée. Ça nous ferait faire un pas décisif. Un nouveau linguiste pointe à l’horizon. Mais on va de plus en plus difficile. Il s’appelle Gustave Guillaume. Et il fait une étrange, étrange linguistique. Et il publie ses textes dans des éditions impossibles. Et il est extrêmement difficile de lire ses textes hors bibliothèque. Klincksieck en a publié un, "Langage et science du langage", mais j’ai peur qu’il n’existe pas depuis longtemps. Donc pratiquement l’accès à l’œuvre de Guillaume n’est possible qu’en bibliothèque.

Un étudiant : Si-si... c’est réédité chez Nizet.

Deleuze : Ça a été réédité ? Pour tout ce qui est réédité, ceux qui s’intéressent à... il faut... il faut en lire. Heureusement, quelqu’un de grand talent, qui s’appelle Edmond Ortigues, a fait un livre chez Aubier, dont je ne sais pas s’il n’a pas disparu aussi... - il est réédité maintenant ? Bon, alors tout va bien - qui s’appelle "Le discours et le symbole", et la deuxième partie de "Le discours et le symbole" est un assez long compte-rendu des thèses principales de Guillaume. Il vaut mieux que vous lisiez du Guillaume que du Ortigues quoi que ce soit excellent, Ortigues, mais faute de Guillaume, lisez la seconde partie de Ortigues, voilà. Et moi j’essaie de vous dire ce que je... Hélas il ne dit pas le plus simple, Ortigues. Et le plus simple de la linguistique de Guillaume, c’est ceci - et vous allez voir pourquoi ça plaît pas beaucoup aux linguistes. Je vous dis le plus simple, hein ! Guillaume nous dit à peu près : un mot, ou bien - ne jouant pas, en cherchant pas trop de rigueur-, une unité significative minimale, - si vous préférez, un monème, au sens où on a vu précédemment ; on a vu que le monème se confondait pas avec le mot, mais ça fait rien, pour simplifier on dit un mot - et bien un mot, comme unité significative, dans tous ses emplois, n’a qu’un seul sens. Ah, c’est une étrange... c’est le dernier des grands linguistes philosophes, Guillaume, c’est curieux, hein... non, c’est pas curieux, c’est normal. "Un mot dans toutes ses acceptions n’a qu’un sens". Ce sens, dit-il, nous allons l’appeler "signifié de puissance". Seulement voilà, ce mot - je dis bien : dans tous ses emplois dans le discours - il n’a qu’un seul sens. Seulement d’après tel ou tel emploi, ce mot opère une certaine visée sur le signifié de puissance. Il exprime un certain point de vue sur le signifié de puissance. Ou si vous préférez, - alors là vous allez sentir quelque chose qui vous est familier, ou qui devrait vous être familier, je parle pour ceux qui étaient là les autres années - il opère une certaine coupe du signifié de puissance ou sur le signifié de puissance. Je veux dire, tiens, voilà une idée. C’est un peu comme, il prend une image, un instantané du signifié de puissance, d’après son emploi dans le discours. Vous me dites en chœur, « oh, que c’est curieux, ce linguiste n’est-il pas bergsonien ? » Vous voyez, il y a un signifié de puissance, le mot n’a qu’un signifié de puissance quels que soient ses emplois, mais d’après son emploi dans le discours, il opère comme une coupe, comme une image instantanée du signifié de puissance. En tant qu’il opère une telle image instantanée, en tant qu’il prélève une coupe du signifié de puissance, il a, dans le discours, un signifié d’effet. Le signifié de puissance est hors discours. Un mot, dans tous ses emplois dans le discours, n’a qu’un sens, son signifié de puissance. Ce signifié de puissance est donc hors discours. Mais le mot, d’après son emploi dans le discours, opère une coupe, une vision instantanée du signifié de puissance. Il se charge d’un signifié d’effet.
-  Le signifié d’effet exprime la coupe que le mot opère sur le signifié de puissance d’après son emploi dans le discours - d’après tel ou tel de ses emplois dans le discours. Qu’est-ce que ce sera, le signifiant ? Alors il a beau dire, Guillaume, « je généralise Saussure »... vous devez sentir que ça va être tout à fait autre chose. Le signifiant selon Guillaume, c’est uniquement le mot, c’est-à-dire le signe, l’unité significative, le signe pris avec son signifié d’effet. Voilà ce qu’est le signifiant. Et le signifié d’effet, c’est une image, provisoire, instantanée, prélevée sur le signifié de puissance, qui, lui, est hors discours, c’est-à-dire qui, lui, est pré-signifiant. Vous allez me dire que c’est obscur ! j’aime bien commencer par le plus obscur parce que l’exemple va devenir lumineux. Alors vous vous rendez compte où il en est, et à quel point ça doit nous réjouir... vous devez sentir que pour nous, ça va être une solution inespérée, c’est le Salut immédiat. Je dis pour le moment : le signifié de puissance de Guillaume, je ne dis pas que ça équivaut à la matière de Hjelmslev ; je dis que c’est une détermination particulièrement concrète de la matière de Hjelmslev, telle que on peut l’interpréter. La matière ou le sens de Hjelmslev, là où le signe va jeter son filet ; c’est exactement la même chose !
-  L’un nous dit : la forme, c’est-à-dire le signe ou le signifiant, la forme va projeter son filet sur la matière ou le sens.
-  L’autre nous dit : le signe, d’après son emploi dans le discours, va opérer une coupe, va nous donner une image instantanée du signifié de puissance, qui, lui, est pré-signifiant. C’est-à-dire : préexiste au discours. C’est une matière idéelle, qui préexiste au discours. Et on ne pourrait pas parler sans elle.

Vous pensez si les linguistes détestent un truc comme ça. Je pourrais pas parler ; mais c’est la résurrection de la philosophie ! C’est la philosophie qui a tourné la linguistique et qui lui arrive dans le dos. Quelle merveille... Ils aiment pas, ils aiment pas du tout Guillaume ! Ah, c’est une drôle d’histoire, ça. Ils détestent Guillaume. Ils disent, mais qu’est-ce ça veut dire tout ça, ils disent, c’est pas raisonnable Guillaume, ils disent c’est un très bon linguiste, mais si on supprime son affaire de signifié de puissance. Évidemment ! Ils n’en ont rien à faire, du signifié de puissance. Mais Guillaume, lui, il en a à faire, alors, qu’est-ce que c’est le signifié de puissance ? On a même plus le choix. Il dirait aussi bien, - car il aime bien les mots, c’est très mystérieux hein, très mystérieux Guillaume...- il dit parfois, « c’est du psychisme signifié. » Alors ça met les linguistes hors d’eux : « oh, ben oui, il nous ramène à l’idée d’une vie psychologique ineffable, qui précède le langage. » C’est du psychisme signifié. Eh oui, il dit bien que ça précède le langage ; le signifié de puissance précède le langage, eh oui ! Il ne dit pas qu’il précède le langage en fait, il dit qu’il précède le langage en droit et que c’est le corrélat idéel du langage. On pourrait pas parler s’il n’y avait pas. Alors les linguistes disent, « c’est de l’idéalisme, c’est de la philosophie. » Ouais. C’est de l’idéalisme, et c’est de la philosophie. C’est du matérialisme aussi. C’est une matière, c’est une matière idéelle. Ça va de mieux en mieux ! Ouf !

Un exemple : les études concrètes de Gustave Guillaume - je dis chaque fois Gustave pour que vous confondiez pas parce qu’il y a un psychologue qui s’appelle Paul Guillaume. Alors croyez pas que c’est le même surtout. Il y a Paul, et Il y a Gustave. Paul, il faisait des trucs sur les rats, et c’est un psychologue de l’intelligence, et Guillaume Gustave c’est pas la même chose.- Les études concrètes vont porter sur deux choses, principalement ; sur deux grands types d’études. Les études sur les langues à articles, et les études sur le verbe. Donc qu’est-ce qu’il va faire ? Il va dégager des procès. On est en plein dans notre problème. Est-ce qu’il y a des procès sémiotiques non langagiers, non linguistiques ? On peut pas dire mieux, c’est mon problème, en tout cas ; c’est mon problème, acceptez que ce soit le vôtre. Voilà ce qu’il nous dit : prenez les deux formes de l’article en français. L’article défini, « le », l’article indéfini, « un. » [Écrit quelque chose au tableau] Voilà. Vous allez tout comprendre. Je pourrais vous laisser après que vous aurez compris, mais alors la prochaine fois faudra repartir là-dessus, ça va pas être rien, parce que... enfin, on aura des lendemains meilleurs... il y a plus de Guillaume ! Voilà. Il nous dit - cherchez pas trop encore à comprendre -, l’article indéfini « un », il est inséparable d’un mouvement de "particularisation". C’est-à-dire, « un » est un mot, ou si vous préférez un monème, ou si vous préférez une unité significative, qui particularise. « Un homme. » « Le » - vous sentez que c’est quand même pas l’atmosphère de Saussure, ni de Hjelmslev, c’est... et pourtant c’est de la pure linguistique. - « Le » est inséparable d’un mouvement de généralisation. « L’homme est mortel. » « J’ai rencontré un ami. » Voilà : particularisation. « L’homme est mortel. » Ou, alors pour regarder, « tous les hommes sont mes amis. » C’est une généralisation, ça. Voilà. Ça suffit, ça s’en tient pas là mais ça suffit pour que vous compreniez. Qu’est-ce que c’est, le signifié de puissance. Ben oui, et pourquoi le signifié de puissance c’est du psychisme signifié ? Le signifié de puissance, c’est le mouvement. Vous vous rendez compte, pour nous, mais quelle confirmation, alors. On traînait, on a fait tout ça, des années, hein. C’est ça, les rencontres, sans savoir que. On le savait mais on n’en avait pas besoin, à ce moment-là. Est venu le moment où on en a besoin. C’est un jour de fête, ah ! C’est le moment, c’est le moment de se servir de Guillaume. Avant, avant on n’avait pas besoin. Et puis il faudra hélas se séparer de Guillaume, parce qu’il a pas bien fait ses procès, moi je crois. Mais bon, voilà les deux procès.
-  Procès de particularisation, correspondant à l’article indéfini.
-  Procès de généralisation, correspondant à l’article défini.

Vous y êtes ? C’est ça, le sens, ou le signifié de puissance. C’est ça.
-  Quel que soit son emploi dans le discours, l’article indéfini « un » a pour signifié de puissance la particularisation comme mouvement ;
-  quelque soit son emploi dans le discours, l’article défini « le » a pour signifié de puissance le mouvement de généralisation comme mouvement de pensée.

Vous voyez, il définit des procès au sens où un procès ou processus, c’est un mouvement comme mouvement de pensée. C’est ça, le signifié de puissance. Maintenant, imaginez. Deux formules. [écrit au tableau :] « L’ami que j’ai vu » ; je le mets là, c’est un article défini. Je le mets là, n’importe où, je le mets là ; je vais vous dire pourquoi je le mets là. « L’ami que j’ai vu. » « L’homme est mortel » ; je le mets là. Ce sont deux emplois de l’article dans le discours. « L’ami que j’ai vu », c’est un point de vue sur le mouvement de généralisation. C’est le mouvement de généralisation saisi, je pourrais presque dire, à son degré le plus bas. « L’ami que j’ai vu », ça veut dire, je n’en ai vu qu’un, mais faisant partie des amis que j’ai. C’est un degré de généralisation tout proche de la particularité. Et en effet, le mouvement de généralisation, il part du particulier. Donc, c’est un stade tout près de l’origine. « L’homme est mortel », c’est un point de vue sur le mouvement de généralisation. Mais cette fois tout proche de la fin, du sommet de la généralisation. Je passe de l’autre côté. Je dirais que - quel était mon premier exemple ?- « l’ami qui est venu »,... Un étudiant : l’ami que j’ai vu...

Deleuze : _Non, euh... Oui, « l’ami que j’ai vu », est un signifié d’effet qui correspond à un point de vue déterminable sur le signifié de puissance de l’article défini. Le signifié de puissance, c’est le mouvement de généralisation dans son ensemble, « l’ami qui est venu » est un point de vue, une coupe dans ce mouvement, coupe prise, coupe proche de l’origine. C’est beau, ça, c’est beau. Drôle de linguistique, vous devez sentir que quelque chose est en train de se passer. Bon. Là-haut au contraire, je recommence pas, hein, c’est tout là-haut, c’est tout proche de. « L’homme est mortel », c’est la généralisation maximale. C’est donc en haut, mais c’est également un point de vue pris. Voyez ce qu’il est en train de nous dire. Mais, du point de vue du signifié de puissance, vous pouvez jamais empêcher que chaque point de vue communique avec les autres et que le signifié de puissance entraîne tous les points de vue qu’on peut prendre sur lui dans le discours. Et le discours à chaque fois, il opère...

[interruption]

je disais d’abord premier doute : la sémiologie cinématographique m’apparaissait fondée sur trois points. j’avais des doutes sur chacun de ces points. Le premier point, c’était : la narration qu’on nous présentait comme un fait. A quoi il me semblait que la narration n’était jamais un fait, c’était ni une donnée de l’image ni l’effet d’une structure sous l’image mais c’était le résultat...

[interruption]

« Un ami est venu », là je prends le mot "un" au degré le plus haut de son signifié de puissance, c’est-à-dire du mouvement de particularisation. Si je dis « un homme est toujours mortel », au contraire, je le prends à l’origine du mouvement de particularisation. Si vous faites le tableau - je vais pas vous accabler, on verra la prochaine fois si on est tous assez en forme - si vous faites un tableau des positions, c’est-à-dire des signifiés d’effets, découpables par les occurrences d’un signe, les occurrences d’un mot sur le signifié de puissance, vous verrez qu’il y en a qui se correspondent, de telle manière que vous me dites : mais quelle est la différence ? Je dis « un homme est faillible », et je dis « l’homme est faillible. » Je peux dire les deux. « Un homme est toujours faillible », « l’homme est faillible » ; « un homme quelconque est faillible », « l’homme est faillible. » D’accord, ils se correspondent, mais ils n’opèrent pas la coupe du même mouvement du même signifié de puissance. Ils opèrent pas la coupe du même signifié de puissance.

Exemple, exercice pratique, pour la prochaine fois : faut-il dire « je fais de la soupe », ou « je fais la soupe » ? C’est de la linguistique, ça. « Je fais de la soupe », « je vais te faire de la soupe », ou « je vais te faire la soupe » ? Quel problème ! Ça se correspond. « Je fais la soupe », c’est évidemment pris dans un instantané sur un mouvement de généralisation. Ici, maintenant, je fais la soupe, comme pour toutes les fois, comme c’était hier et comme ce sera demain. Je fais "de" la soupe, alors là, c’est pris dans un mouvement de particularisation. Si bien que, deux stases, si j’ose dire, deux points de vue immobiles fixés dans le discours peuvent se correspondre, mais être prélevés sur deux signifiant de puissance opposés, sur deux mouvements de pensée opposables. Vous comprenez ? Ouais ?

Un étudiant : ça me paraît significatif que vous ayez... ( ?)

Deleuze : Oui, sinon ça glisserait, mais t’as raison complètement d’ajouter ça, parce que je peux supprimer toujours, et assister au glissement. Et là, j’aurai de nouvelles positions. Étudiant : Alors que pour « l’homme est faillible » y’a pas besoin de...

Deleuze : Pour « l’homme est faillible », oui, mais pour « l’homme que j’ai vu », il y a aura aussi une infinité d’intermédiaires entre l’origine et la fin, et ce qui est l’origine du mouvement de particularisation, correspondra à ce qui est la fin du mouvement de généralisation, et ce qui est la fin du mouvement de particularisation, correspondra à ce qui est l’origine du mouvement de généralisation. Alors, je conclus juste. Voyez que, là, on commence à avoir une approximation de ce qu’est cette matière mystérieuse. Elle est sémiotiquement formée mais non linguistiquement formée. La linguistique est uniquement déterminée et définie par l’ensemble du signe et du signifié d’effet. Il renvoie à un corrélat, pure matière en mouvement, pure matière pensée en mouvement, je dirais presque, unité de la matière, de la pensée et du mouvement, -qui est le signifié de puissance. Et qui, lui, n’est pas linguistiquement formé, mais sémiotiquement formé puisqu’il se définit par des processus. Simplement, processus qui n’ont strictement rien à voir avec processus de la langue, ou processus de langage. Ouais ? On verra que, en plus, il va faire une opération du même type sur le Temps. C’est quand même pas par hasard que, là, on a le cas de l’image-mouvement, avec le verbe on va avoir le cas d’une image-temps, qui à son tour va être traitée sémiotiquement, et non pas linguistiquement. Alors, on approche de ceci : non ; ma conclusion c’est, en effet,
-  non, ce n’est pas un proto-langage. Non, l’image cinématographique comme image-mouvement et comme image-temps n’est pas, ni un langage comme le dit la sémio critique, ni une langue comme le disaient les pionniers, ni une langue de la réalité, sauf en un sens très particulier, qui est peut-être bien celui de Pasolini - car la langue de la réalité c’est précisément cette matière sémiotiquement formée et non linguistiquement formée. Alors si c’est ça, en effet, il faut parler d’une langue de la réalité. Mais ce qui devient gênant, c’est l’emploi du mot « langue. » En fait c’est une condition comme a priori, une condition en droit, de la langue et du langage. Voyez pourquoi le langage la suppose, toute langue et langage la suppose ; puisqu’elle va opérer, précisément, ses prises, ses prises instantanées sur, d’après le contexte - c’est-à-dire d’après les opérations de syntagme et de paradigme - ses prises sur le signifié de puissance, mais le signifié de puissance, rien du tout : il n’a strictement rien à voir avec les opérations de syntagme et de paradigme. Avez-vous compris ? J’ai un besoin absolu que vous ayez compris. Mais un besoin comme... vous ne savez pas à quel point. Ouais ? J’en peux plus, moi.

Un étudiant : _Est-ce qu’on pourrait pas, analogiquement, faire le même schéma sur les types de discours ?

Deleuze : Sur les... ah si, oh, tout, on peut tout faire. Je veux dire avec ce schéma, il s’est donné... là, c’est encore un schéma, et encore une fois, selon, le schéma changera à chaque fois.

Étudiant : .. direct, indirect ... ( ?)

Deleuze : C’est évident, là c’est... ah, oui, mais là, ça ferait partie des personnes, ça ferait partie des personnes plus que des articles, ça ferait partie des pronoms personnels. Ça ferait partie du mouvement des pronoms personnels. Un signifié de puissance propre au pronom personnel.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien