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81-12/03/85 -1
Gilles Deleuze : Cinéma et pensée cours 81 du 12/03/1985 - 1 transcription : GUILLAUME Charline Ah, une troisième interview ? alors il y a bien, il y a bien ici un spécialiste des questions que je traite mais un spécialiste très critique - il ne souhaite pas d’interview alors je respecte, je n’ai pas les moyens de faire autrement, je respecte son désir.
Mais il n’y a personne d’autre qui soit compétent dans ce domaine de la sémio-critique ? hein ?
Bon...
Alors, et ça va ton travail, toi ?
Alors ! ah ! vous vous rappelez où nous en sommes ? Dans cette histoire de la sémio-critique telle que Christian Metz la fonde, il y a trois, trois choses qui interviennent, trois choses de base, qui interviennent.
Je disais :
En philosophie je vous disais, c’est ce qu’on appellerait un stade "dogmatique" ou un stade "pré-critique". Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? C’est que, une langue se définit très précisément. Une langue se définit très précisément par l’existence d’une double articulation - et il n’y a que la langue, à qui ça convient, cette définition : l’existence d’une double articulation. C’est-à-dire de deux niveaux d’articulations.
En revanche, le cinéma est un langage, d’où la grande formule de Metz : « Le cinéma, langage sans langue. » Le cinéma est un langage, pourquoi ? Parce que bien sûr ses énoncés, sont "non langagiers". Ce sont des énoncés analogiques ou iconiques.
Mais paradigme et syntagme sont des règles d’usage qui concernent d’une part, les énoncés de la langue, mais d’autre part ne se confondent pas avec ces énoncés de la langue et s’appliquent à tout énoncé qu’il soit langagier ou non.
Donc il y a des règles d’usage langagière qui s’appliquent aux énoncés non langagiers du cinéma. Ce qui signifie une chose très simple : syntagme et paradigme, comme le dit tout le temps Metz, sont des notions dont l’origine est linguistique, c’est-à-dire ce sont des règles d’usage qui portent d’abord sur les unités de la langue, phonèmes et monèmes, mais qui peuvent également porter sur toutes sortes d’autres expressions. Sur des expressions non langagières.
Par exemple, si l’on peut dégager des règles syntagmatiques et paradigmatiques concernant, non plus les phonèmes et les monèmes, mais les pièces du vêtement ; on dira que le vêtement ou la mode, est un langage sans langue, c’est-à-dire un ensemble d’énoncés non langagiers, pourtant soumis aux règles langagières du paradigme et de la synta... euh du paradigme et du syntagme.
Vous voyez, paradigme et syntagme ne se confondent pas avec les caractères essentiels de la langue, ce sont des règles d’usage des éléments de la langue mais ils ont beaucoup plus d’extension que les éléments de la langue. Ils s’appliquent non seulement aux éléments de la langue mais à d’autres choses aussi.
En ce sens on dira, la mode est un langage sans langue, il peut y avoir un langage des fleurs - il y aura un langage des fleurs si vous pouvez dégager des paradigmes et des syntagmes qui s’appliquent aux fleurs, qui seront dès lors et qui formeront dès lors, des énoncés non langagiers. Ou ce qui revient au même, des langages sans langue. Je dirais énoncé non langagier si je pense au caractère analogique de l’énoncé ; je dirais langage sans langue si je pense aux règles d’usage syntagmatique et paradigmatique qui s’appliquent à ces domaines. C’est ça qu’il faut que vous compreniez bien. Donc on ne cherchera jamais les caractères d’une langue dans le cinéma, en revanche on cherchera les règles syntagmatiques et paradigmatiques auxquelles les images iconiques du cinéma sont soumises. Voilà d’où mon appel, mon appel angoissé : est-ce que ceci est parfaitement vrai ? Tout le reste en dépend hein ? si vous, si vous n’avez pas, si cela n’est pas très très clair, vous ne pourrez pas comprendre la suite, vous ne pourrez pas comprendre mes troubles profonds, vous ne pourrez pas comprendre, voilà quoi... Est-ce que, je voudrais bien comprendre mais, j’ai une question très naïve, est-ce que dans le mouvement (inaudible)..., on ne peut pas dire ... Non, ça sûrement on ne peut pas le dire, il me semble. Que le fait que ça bouge, n’indique aucun élément - la double articulation au sens linguistique n’est pas une articulation quelconque. Par exemple en parlant j’articule ; ce n’est pas de cela qu’il est question dans la double articulation au sens des linguistes. Double articulation au sens des linguistes signifie qu’il y a deux niveaux mettant en jeu des unités discrètes c’est-à-dire discontinues de natures différentes. Les unes peuvent être assignées comme "phonèmes", c’est-à-dire ce sont des traits distinctifs, ce sont des éléments distinctifs - c’est-à-dire qu’ils entrent dans des rapports de distinction les uns avec les autres. Par exemple b et p, oui. L’autre articulation, c’est que avec ces éléments distinctifs, on forme des éléments significatifs. Par exemple "billard" et "pillard". Alors on peut dire en un sens très général du mot articulation que le mouvement serait une articulation. On ne peut pas dire, au sens linguistique du mot articulation, que le mouvement est une articulation. Est-ce que le mouvement est le préalable à une articulation comme dans le rapport même... Ah ben oui, mais là tu me devances, c’est-à-dire, tu prends une position radicalement anti-sémio-critique, car si tu te rappelles - tu étais là la dernière fois ?
Alors toi, ton point de vue qui réclame que l’on reprenne en considération le mouvement comme caractère fondamental de l’image, est déjà en dehors de la manière dont il pose le problème en sémio-critique.
C’est terrible, je vais répondre tout à l’heure. J’aurai une question.(inaudible).. il y a des règles de paradigmes et de... Mais il y a quand même des règles qu’on peut dire syntagmatiques du cinéma comme euh les personnages, dans une langue on accepte qu’il y ait des phonèmes, et ça pourrait représenter une idée, un monème. Bon dans un film on peut avoir un acteur qui joue mais qui représente une idée, l’idée du personnage. Donc est-ce que, on ne peut pas dire, quand même que, le cinéma est une langue ? Puisqu’il y a des règles syntagmatiques. Bon, là il faut que je recommence. Non ça m’embête ces questions parce que ; voilà, j’essaye de revenir. D’abord quant à la première question qui m’a été posée, il ne faut pas me dire « vous ». Je rappelle que je suis en train, pour des besoins qui sont les miens, de rapporter une thèse, qui ne m’appartient en rien. Donc ce n’est pas moi qui vous propose ceci ou cela, au point où j’en suis, je ne peux pas faire autrement que, passer par un exposé de ce qu’on appelle la sémio-critique. C’est donc de la sémio-critique dont je parle. Alors là, la question, là si, si nous sommes d’accord avec ou si nous ne sommes pas d’accord pour chacun de vous et pour moi, ne se pose pas puisqu’on essaye de comprendre ce qu’ils disent. Deuxième remarque, dire au point om nous en sommes de l’analyse : mais voyons puisque l’image de cinéma ou d’autre chose pourrait être soumise à une syntagmatique et une paradigmatique, donc ce serait une langue - m’inquiète davantage puisque c’est que, à ce moment là, vous n’avez pas du tout suivi. Ce n’est pas un reproche, ce que je me suis efforcé de dire, sur la différence telle qu’elle était prise aujourd’hui par les linguistes entre la langue et le langage. Quant à invoquer Platon, la mimétique ou bien plus dans l’autre intervention, invoquer des "Idées" si je comprends bien qui pourraient être exprimées ; tout cela implique comme si dans votre tête, ce que je croyais avoir réussi la dernière fois, c’est à dire une détermination de ce que c’est que la langue, avait tout à fait échoué. Car à aucun moment, je dirais que, des Idées ou des concepts n’interviennent. Je recommence. Une langue - il faudrait que vous me suiviez bien ; il ne faut pas invoquer Platon par exemple, puisque Platon ne se propose, à ma connaissance, en aucun cas de distinguer langue et langage. Alors euh, il est très difficile d’invoquer un auteur au niveau d’un problème qu’il n’a jamais posé et qui n’est pas le sien. Entendons-nous..(coupure) .il y a une distinction non moins importante et peut être plus importante entre langue et langage. Les deux distinctions ne se valent pas. Si l’on essaye de dire quelle est la distinction langue/langage dans la linguistique moderne, peut être est-ce qu’on peut l’énoncer de plusieurs manières, je disais la manière qui me parait la plus commode est celle-ci : on définit la langue par un système de double articulation.
Si vous n’avez pas un système à double articulation de ce type, c’est-à-dire tels que les deux niveaux soient en plus fixes et non interchangeables, vous n’avez pas de langue et vous n’avez pas le droit de parler de langue. Bon, vous me direz, si vous me dites là-dessus, Platon parlerait de langue dans d’autres conditions ; je ne sais pas parce que je ne vois même pas en Grec une distinction langue/langage, à première vue en tout cas. Je ne vois pas, je vois bien une distinction langue/parole ; je ne vois pas chez les Grecs une distinction langue/langage ; non pas que ça leur manquait, c’est leur problème, ils n’en avaient pas besoin de ça, c’est comme ça. Nous passons maintenant à langage. Le langage, se définit comment ? Je disais, et bien le plus simple c’est de dire : le langage se définit pas des règles d’usage. Concernant quoi ? Concernant deux aspects : la combinatoire et la sélection. Si vous préférez, la connexion et la sélection ; pourquoi ? Parce que, il faut bien des règles d’usage pour savoir quelles unités significatives - d’où je reviens à la langue - quelles unités significatives sont combinables les unes avec les autres, lesquelles ne le sont pas. Il faut bien des règles de sélection pour savoir à quel moment pourquoi, tel mot, telle unité est choisie plutôt qu’une autre...hein ? Donc, la langue telle que nous venons de le définir, de la définir exige des règles d’usage portant sur les unités des deux articulations. Pensez à une chose très simple : une langue précise n’a pas une infinité de phonèmes. Et même les langues se distinguent les unes des autres par les phonèmes qu’elles mettent en jeu ; avant de se distinguer par les unités significatives qu’elles construisent. Bon. Vous pouvez faire des tables phonématiques correspondant à telle ou telle langue.
Le langage consiste donc dans les règles de combinaison, de combinatoire et de sélection portant sur les unités de la langue. Ces règles s’appellent règles syntagmatiques et règles paradigmatiques. Les règles syntagmatiques sont des règles de combinatoire, les règles paradigmatiques sont des règles de sélection. Exemple : as-tu dis billard ou pillard ?
Je fais appel à une règle paradigmatique. Si je dis :" le pillard s’est emparé du bateau", je fais appel à une règle paradigmatique, euh pardon syntagmatique. J’opère une combinaison. Combinaison des phonèmes à leur niveau et combinaison des monèmes à leur niveau.
Troisième et dernière remarque : les syntagmes et paradigmes - je dis ça pour allez plus vite que règles syntagmatiques et règles paradigmatiques ; les syntagmes et paradigmes portent sur les éléments de la langue. La question est : portent-ils sur d’autres choses ? Portent-ils sur d’autres données ? On peut me répondre, non. S’ils ne portent pas sur d’autres données, je dirais : il n’y a de langage que de la langue. Puisqu’en effet syntagme et paradigme comme règles d’usage définissent le langage. S’ils ne portent que sur les données de la langue, je dirais ; il n’y a de langage que de la langue...hein ? Supposons, que je puisse définir des syntagmes et paradigmes dans leur définition, règles de combinaison et règles de sélection, qui portent sur d’autres données que les données de la langue, c’est-à-dire : les deux sortes d’unités prises dans la double articulation. Si je peux définir, des syntagmes et paradigmes qui donnent, qui portent sur d’autres données que les données de la langue, je dirai qu’il y a dès lors des langages "sans langue". Ils sont sans langue puisque les données ne sont pas des données de langue ; ce sont pourtant des langages puisque ses données sont soumises à des syntagmes et paradigmes. De telles données qui sont soumises donc à des règles langagières - bien qu’ils ne soient pas, bien que ce ne soit pas des données de la langue - pourront être dits des énoncés ; énoncés non verbaux. Langage sans langue et énoncés non verbaux sont strictement corrélatifs, puisque les énoncés non verbaux ce seront les données comme n’étant pas des données de la langue, mais auxquelles s’appliquent les règles d’usage syntagmatique et paradigmatique et les règles syntagmatique/paradigmatique qui s’appliquent à ces données ; qui ne sont pas des données de langue, sont elles - ces règles syntagmatiques/paradigmatiques - sont elles des règles langagières donc : aux énoncés non verbaux correspondent des langages sans langue ; et aux langages sans langue correspondent des énoncés non verbaux.
Vous pouvez, en ce sens, parler de langage gestuel, mimétique ; vous pouvez parler d’un langage de la mode peut-être, vous pouvez parler d’un langage des fleurs ; vous pouvez parler d’un langage cinématographique.
Euh, parlez plus fort si vous pouvez ? Est-ce que les photos peuvent être considérées à leur tour comme un langage sans langue ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Je vais vous dire, pour une raison très simple, c’est que, ce n’est pas mon affaire, vu que je ne crois pas. Je ne crois à rien de ce que je dis mais pour une raison très simple, je n’énonce pas ma pensée - ce n’est pas ma faute, quand je vous raconte du Kant je crois à ce que je dis - quand je vous raconte ceci, je n’y crois pas et je dirai pourquoi je ne peux pas y croire.
Alors la question, tout ce que il faut que, là que je me mette à leur place ; que je me dise : est-ce que pour eux, ils diraient : la photo est un langage sans langue ?
Je crois que oui, ils le diraient, à mon avis ils le diraient mais, et encore, certains d’entre eux le diraient. Certains d’entre eux le diraient à cause de ces histoires de photogrammes qu’on a vus l’autre fois, on reviendra là-dessus.
Je ne peux pas vous dire ! à mon avis, au moins Metz, mais il a, il a beaucoup, Metz ne le dirait pas dans sa première version, il ne le dirait pas parce qu’à la base de tout il faut qu’il y ait une narration. Et que pour lui la photo est descriptive et pas narrative. Euh, s’il n’y a pas narration, il faut que ce soit des données narratives pour qu’il y ait langage sans langue, c’est-à-dire pour que des syntagmes et des paradigmes s’appliquent.
Alors je crois qu’il.. - mais ça ne me paraîtrait pas invraisemblable de faire une théorie de la photo où s’applique syntagmes et paradigmes ; d’ailleurs je suppose que Barthes, lui aurait dit qu’il y avait un langage de la photo. Je n’en suis pas bien sûr mais je pense qu’il l’aurait dit.
Peut-être, oui mais de l’image, ouais peut-être, peut-être. Peut-être, en tout cas c’est moins sûr que le langage des fleurs, qui lui est.
Alors comprenez pourquoi Barthes a fait un livre sur la mode. Barthes a fait un livre sur la mode parce qu’il estimait que les données de la mode, constituaient un langage sans langue, c’est-à-dire étaient des énoncés, des énoncés non langagiers auxquels s’appliquaient des syntagmes et paradigmes langagiers. D’où langage sans langue.-Je voudrais faire une remarque.
Donc je recommence, est-ce que c’est compris ? Je dirais ça sur ce point, il n’y a pas à discuter parce que c’est comme ça, je suis navré, c’est comme ça. Vous pouvez me dire : alors oui, que ça ne vous va pas, que ça vous va, que non, que ça ne vous plait pas bien comme position de problèmes, que vous ne pouvez pas dire que ça vous plait rudement, ça et c’est secondaire, ce n’est pas si ça vous plait ou pas, c’est... Et en tout cas la linguistique en général, il est assez important de savoir ce qu’ils veulent dire lorsqu’ils emploient tantôt le mot « langue », tantôt le mot « langage ». Parce qu’encore une fois, la distinction « langue/parole » tout le monde la connaît. Mais « langue/langage », c’est une distinction plus importante. Puisque évidemment, la parole ne pourra être définie que par l’emploi - l’emploi dans des énoncés effectivement prononcés ou prononçables - l’emploi des règles d’usage. Bon ça suppose la distinction « langue/langage ». Alors est-ce que, est-ce que c’est limpide ? Bon, donc je répète que,
Vous me direz comment du non-langagier peut-il être soumis à des règles langagières ? On l’a vu, parce que les règles langagières ne portent pas seulement sur des éléments de la langue. Dès lors, vous parlerez d’énoncés non verbaux, énoncés non verbaux qui sont des énoncés en tant que soumis, aux règles du langage, paradigme et syntagme.
Faites-moi un sourire et oh, ouais. Bon, allons-y.
En quoi... de Metz ; langue/langage au cinéma, si vous ne considérez la langue que comme des exemples de langage verbal. Le langage verbal... par rapport à l’image et au cinéma... Alors, entendons-nous, je précise bien sûr : cette distinction n’est pas de lui, il utilise cette distinction. Il l’utilise pour dire : le cinéma n’est pas une langue, c’est un langage sans langue, c’est-à-dire c’est un couple énoncés non verbaux/règles langagières, d’accord ? Si vous me dites, quel intérêt à cela ? La seule réponse de Metz serait, que c’est le seul moyen de faire de la critique cinématographique, une science. C’est-à-dire, de la tirer d’un simple impressionnisme ou d’une critique d’humeur ou de, quoi d’autre ? Ou enfin, de lui donner une base scientifique. Ça va comme réponse ? Je crois, je crois que c’est ça son...Ou du moins sinon une science, de donner à la critique de cinéma une méthode, une méthode rigoureuse. Comtesse - Je veux dire aussi que, du coup c’est différent des trucs qu’il dit au début du cinéma. Oui, là, Comtesse a raison. Il se trouvait dans une forme culturelle, le cinéma, qui avait été agitée pendant tout le muet et au début du parlant par, le cinéma : langue universelle. Donc c’est ça, il va les traiter de naïfs, de - je dirai à la lettre philosophiquement : de pré-critique. Et c’est en ce sens que je vous disais : sa position est comparable à celle de Kant quand il fait de la philosophie critique, en assignant un fait et en se demandant à quelles conditions ce fait est-il possible. Il y a le fait de la narration, à quelles conditions ? Le fait de la narration au cinéma est-il possible ? Réponse : à condition, que les énoncés analogiques, iconiques soient soumis à des règles syntagmatiques et paradigmatiques.
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