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79- 26/02/1985 - 2

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Gilles Deleuze - Pensée et Cinéma cours 79 du 26/02/1985 - 2 transcription : Héctor González Castaño Correction/Relecture : Stéphanie Lemoine

Bon. Faut pas exagérer. Enfin. Mais alors, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est plus un cinéma de la série.On a vu que du point de vue formel, je disais, la série c’est une suite d’images visuelles qui tendent vers un genre, une catégorie, etc. Du point de vue du contenu, on a vu, une série c’est une suite d’attitudes corporelles qui tendent vers un gestus. Et là, je ne reviens pas la-dessus parce que je crois avoir montré que, en effet, les deux définitions se correspondaient parfaitement. En effet le gestus, c’est le contenu même du genre. Le gestus c’est le contenu même de la catégorie. Le gestus, c’est exactement le discours cohérent,tiens haha, hihi, haha... Discours, voilà que j’ai encore besoin de référence à des actes de parole. Non et tant mieux, ça rend plus urgent qu’on en passe à la semaine prochaine.

Une suite d’attitudes qui forme un gestus, voilà ce qu’est la série, du point de vue de son contenu : une suite d’attitudes de corps qui forment un gestus, le gestus constituant leur discours cohérent, en d’autres termes, des attitudes de corps en tant qu’elles se réfléchissent dans le gestus, ou dans la geste. Et la musique, c’était une geste. Et les discours à la Godard, c’était une geste. Tout ça, tout ce qui fonctionnait comme genre, catégorie, etc. Le vert et le bleu, c’est ça le vert et je n’sais plus quoi, oui, non le vert,enfin bon... était la geste de nos âmes, etc. dans les exemples qu’on analyse. Bien, alors. Cette attitude des corps qui se réfléchit dans le gestus.

Qu’est-ce que ça devrait nous dire, ça ? Ça doit nous dire qu’on est sur un fil étroit, car l’attitude ne se confond ni avec le réel ni avec le vécu, c’est-à-dire ni avec un comportement réel ni avec un état vécu. Le gestus ne se confond pas d’avantage avec l’histoire, on l’a vu mille fois, grâce à Brecht et à Barthes. Ne se confond pas avec l’histoire, le gestus de Mère Courage ne se confond pas avec la Guerre de 30 ans. Ni avec l’Histoire avec un grand « H » ni avec "une histoire" au sens d’une fiction. On est donc sur une crête, et sans doute, c’est parce que les attitudes s’enchaînent d’après un gestus, qu’elles peuvent rompre avec le réel et avec le vécu. Et c’est parce que le gestus réfléchit les attitudes, qu’il rompt avec l’Histoire et avec les histoires. On est sur une crête, où s’enchaînent les attitudes et le gestus. Et on peut dire des attitudes et du gestus, ce n’est ni ceci ni cela ni cela encore ni cela... Qu’est-ce que c’est ? Vous sentez bien que c’est ce qui se passe dans le cinéma moderne. C’est pas du réel, c’est pas du vécu, bien que d’une certaine manière, ça parte du vécu qui a un aspect vécu mais ça n’a d’aspect vécu que pour s’en arracher, et c’est le gestus qui arrache l’attitude au vécu. Alors, elles frôlent le vécu, elles frôlent la fiction, elles frolent le réel, elles frôlent l’histoire, elles frôlent tout ce que vous voulez. Mais non. Plus profond que ça, il y a un enchaînement spécifique, attitude, gestus qui ne doit rien, ou qui se libère constamment du réel, du vécu, de l’histoire, des histoires, du réel et de la fiction, du vécu et de l’histoire. Bon.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Hé bien, je donne très vite, car on avait commencé à remplir tout cet aspect au premier trimestre, dans notre programme, mais je cherche confirmation qu’on a bien rempli cette partie du programme. Je donne très vite un, deux, trois... un, deux, trois, quatre, cinq, non... un, deux, trois, quatre, quatre exemples. Comment les attitudes se réfléchissent-elles dans le gestus ? premier exemple ou première réponse, dans la mesure où le cinéma nous fait assister à une étrange cérémonisation des corps. On n’a plus de lumière ? c’est, c’est... plus de chaleur, plus de lumière, qu’est-ce qu’on va devenir ? Ah, ha, ha ! Une lente cérémonisation des corps, et après tout, bon, on l’a vu aussi, on l’a vu très vite dans le temps, les deux grands pôles du cinéma des corps. [Un bruit] Ah, merde ... [Des rires] Les attitudes quotidiennes, le gestus cérémonial, le gestus cérémonial. C’est même deux pôles du cinéma des corps. À l’américaine, underground. Et pourquoi underground ? Oh là y a pas de quoi rire, c’est pas la première fois que je le prononce. C’est toujours pareil. Et bien parce que l’underground, il est bon pour ça. Pensez à la vie émouvante et sombre et triste, pas toujours, d’un prostitué mâle. Cette lente préparation. La vie de l’underground c’est une vie quotidienne qui ne cesse pas de se cérémonialiser. Ils passent leur temps à se cérémonialiser. Le travelo, le prostitué mâle... Et pourquoi tu dis le mâle ? C’est pas ma faute, c’est l’underground, à la limite les drogués. La lente préparation... Mademoiselle, je parle de l’ancienne génération, hein ?!. Maintenant, il y a que des phénomènes de vitesse. Mais il y a eu un temps où c’était une longue cérémonie. On se prépare, on se prépare. Et le cinéma, je retrouve là le premier thème qui m’importe, celui d’un passage. Passage de l’attitude de la vie quotidienne à un gestus cérémonial. Et déjà l’attitude est prise par le gestus qui la réfléchit. Et le gestus renvoie à l’attitude. Et c’est pour ça que l’attitude n’est ni du réel ni de... elle n’est du quotidien que pour être déjà arrachée au quotidien. Voyez bien pourquoi j’ai un problème, qu’est-ce que j’ai inventé à mon tour ? Flesh, le célèbre film, par exemple, montre... le célèbre film de Morrissey et Warhol, la lente préparation du prostitué mâle. Et c’est un film très, très fort, parce que c’est vraiment le passage du corps attitude au corps gestus. Ceux qui se rappellent de Flesh... comme tout ceux qui ont vu ce type de film ont...

Mais tout à fait indépendamment, je voudrais insister, très vite là parce que je n’en ai pas parlé, sur un homme qui a traversé le cinéma un peu comme un météore, à savoir Carmelo Bene. Dans le cinéma de Carmelo Bene, il a des rapports plus profonds avec Artaud que celui que je vous dit. Il a au moins un rapport évident qu’il a avec Artaud, c’est que comme Artaud c’est un homme qui a cru profondément au cinéma, et il y a cru trois ans. Voilà. Il en a plus fait. Et quand même, en trois ans ou quatre ans, il a fait une série de films très, très intéressants. Or qu’est ce-que c’est ? Alors là, c’est, je crois, le cinéma qui est allé le plus loin dans la cérémonialisation du corps. Et en lançant déjà à sa manière, à sa manière à lui, Carmelo Bene, en lançant une espèce de processus par lequel le corps se cérémonialise de l’attitude au gestus. Et c’était comme déjà un problème de trois corps.

Il y avait d’abord, si j’ose dire, le corps grotesque, le corps parodique. Et ce sont les incroyables vieillards, dans les films de Bene. Les incroyables vieillards, très très beaux vieillards, des vieillards très maquillés, vous trouveriez ça dans l’école allemande, Alexander Kluge. Bon, ça c’est la première sorte de corps, c’est l’attitude grotesque qui va déjà nous mettre sur le chemin d’un gestus. Deuxième corps qui s’enchaîne avec le corps grotesque, c’est le corps gracieux, cette fois-ci, c’est le corps des femmes que Carmelo Bene représente, soit comme corps dansant... Un des plus beaux films de Bene, c’est Salomé. La danse de Salomé est très, très belle, une danse toujours avec des voiles en raison du sens de la couleur chez Bene. La danse de Salomé. Ou bien... Mais, voyez comment ça s’enchaîne, c’est toujours une danse devant les vieillards. Ça s’enchaîne avec le corps grotesque des vieillards. Le corps gracieux des femmes s’enchaîne dans le corps grotesque des vieillards qui tournent autour des femmes. Et elles dégagent quelque chose soit à titre de corps dansant, soit à titre de mécanique supérieure. Là c’est les poses, les poses discontinues, qui sont toujours fondamentalement gracieuses chez Bene, et qui s’opposent aux postures du vieillard. Le corps féminin comme mécanique supérieure. Là c’est les poses, les poses discontinues, qui sont toujours fondamentalement gracieuses chez Bene, et qui s’opposent aux postures du vieillard. Le corps féminin comme mécanique supérieure. Ou bien même le corps féminin comme extase. Dans Salomé, il y a toute la série des corps grotesques des vieillards, et surtout, le grandiose Jean-Baptiste, qui est présenté comme une espèce de vieillard décrépi, absolument infect et ça va mal finir, puisque... Mais on verra pas la décapitation et la scène est très belle et on rentre dans un de ces [inaudible] La femme en extase, très belle [inaudible] Et troisième corps. Ce qui est très beau dans le cinéma est la manière dont les trois corps s’enchaînent et comprenez que l’enchaînement des trois corps, c’est l’enchaînement des attitudes en gestus. Sans que je puisse dire, là commence le gestus. Le gestus c’est partout, les attitudes sont partout. Mais il y a une transformation très étonnante dans le cinéma de Bene, pour arriver enfin au corps suprême selon Carmelo Bene, à savoir le corps qui se dissout. Rôle qu’il se réserve lui-même. Et qui est ce qu’il appelle le point de non-vouloir. Atteindre au point de non-vouloir, le point d’Hamlet, ou le point de Macbeth. Le point d’ Hamlet dans un film de Bene, un Hamlet de moins, où le corps du protagoniste se dissout. Le protagoniste chez Bene, c’est fondamentalement celui qui se dissout. Et c’est par là que ce n’est pas la même chose que l’acteur. Il se dissout. Dans Caprici, je crois c’est ça, Caprici, hein ? Là, la dissolution du protagoniste. Ou bien, toujours dans Salomé, le protagoniste, qui est joué par Bene, se couvre d’une espèce de...., c’est Hérode qui ne fait pas partie des vieillards, le vieillard, c’est Saint Jean-Baptiste. Mais Hérode Antipas se couvre d’une espèce de lèpre, et à mesure qu’il se couvre d’une espèce de lèpre, se lance dans un discours fantastique, un discours à modulation variable, là comme Bene a le secret, et ça signifie quoi ? C’est que le corps doit se dissoudre pour que la voix naisse, on retourne sur le parlant. Le corps doit être dissout pour que la voix naisse, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que c’est les modes vocaux qui doivent devenir les vrais personnages. Donc, le corps doit faire place aux modes vocaux. Le corps-personnage doit faire place aux modes vocaux qui sont les seuls et utiles personnages d’un corps dissout. Ce qui explique évidemment pourquoi maintenant Bene a cru trois ans au cinéma et n’a fait que trois ans au cinéma. C’était déjà beaucoup. Il s’est aperçu que, si le vrai problème c’était les modes vocaux, le théâtre ou un renouvellement du théâtre était aussi bien armé pour y arriver et pour servir de support que le cinéma. Et que si le vrai problème c’était l’utilisation créatrice des moyens électroniques, le support théâtral, à condition de le bouleverser complètement, était plutôt meilleur que le support cinématographique, qui était encore trop engagé dans l’image visuelle. Mais enfin, voilà, si on en reste à la période cinématographique de Carmelo Bene, voyez en quel sens je le mets dans un premier exemple, c’est vraiment ce passage de l’attitude au gestus. Cet enchaînement des attitudes conformément à un gestus dans lequel elles se réfléchissent.

Deuxième exemple : la Nouvelle Vague et l’après Nouvelle Vague. Et je recommencerai éternellement la même chose. Ça n’est plus du vécu, ça n’est pas du réel, ça n’est pas de l’histoire, ce ne sont pas des histoires... C’est quoi ? C’est un enchaînement d’attitudes, en fonction d’un gestus dans lequel elles se réfléchissent. Et c’est ce qu’on avait appris au premier trimestre, le cinéma des corps. Et ça éclate avec Godard et avec Rivette. Et chacun a évidemment sa solution. La solution Godard, on l’a vu, donc je reviens pas, c’est cette construction d’une série. La solution Rivette, elle est d’une toute autre nature. Mais je crois l’avoir déjà dit. Personne se rappelle si je l’ai dit ou si je ne l’ai pas dit ? Ça me dit quelque chose... Je vous dis très vite, je résume. Qu’est-ce que vous trouvez ? Comment il constitue lui ces enchaînements d’attitudes ? Prenez pour ceux qui veulent au moins partir d’un exemple, le plus beau cas d’enchaînement d’attitudes en fonction d’un gestus, c’est chez Rivette, c’est dans L’amour fou lorsque le couple se cloître, c’est tout le thème de la claustration, qui est très fréquent dans le cinéma moderne aussi, parce que c’est dans les conditions de la claustration que le corps va être réduit à une série d’attitudes qui vont s’enchaîner dans un gestus. Après le couple se cloître, là, et ils ont passé par toutes les attitudes de corps, toutes les attitudes de corps dites de l’amour fou, qui va constituer le gestus de l’amour. Bon, et qu’est-ce qu’il y a de très particulier chez Rivette ? C’est la manière dont il fait cette sorte de rêve dont on parle. Ni du réel ni de la fiction, c’est un automate. Comment il va faire ? C’est sont fameux truc, là. Il se donne des personnages en état de répétition d’une pièce, avec mille variantes, enfin, en gros, personnages en état de répétition d’une pièce de théâtre. Donc, ils ne sont pas dans le théâtre. On peut voir les scènes de théâtre, on les voit, mais c’est pas ça qui en est intéressant. Ils ne sont pas dans le théâtre. Pour simplifier, disons, ils ne sont pas dans la fiction. Ils ne sont pas non plus pour eux-mêmes, ils sont pas dans le réel. Ils sont dans l’entre-deux. Ils sont pris dans le rapport d’attitude qu’ils ont les uns avec les autres en tant qu’ils répètent ou n’arrivent pas à répéter une pièce de théâtre. En d’autres termes, c’est une théâtralisation du corps, distincte de la théâtralité du théâtre. Alors là, on peut confronter directement cinéma-théâtre, au niveau de Rivette, puisque le cinéma est chargé de nous proposer une théâtralisation des corps, absolument différente de la théâtralité. Et c’est dans cet enchaînement des attitudes en fonction d’un gestus, pensez à son dernier film, L’amour par terre, ça, ce n’est ni du théâtre, ni du réel ou du vécu, c’est cette espèce de crête entre les deux, où les attitudes des personnages sont engendrées non pas par leur rôle, mais par leur réaction à leur rôle et aux conditions de ce rôle, et vont former un gestus qui est absolument différent de celui de la pièce de théâtre. Le gestus devient là une détermination hautement cinématographique, et Rivette va l’asseoir sur quoi ? Sur l’idée que le gestus, en tant qu’il enchaîne des attitudes, va révéler obscurément les fragments d’un complot mondial. Là, là où il y a toute une unité, si vous voulez, de l’œuvre de Rivette. Les attitudes de corps, le gestus dans lequel elles s’enchaînent. Toute une parathéâtralité et le complot mondial dont elles sont comme le témoignage. [Un bruit et des rires]

Alors, on pourrait continuer avec l’après Nouvelle Vague. Mais ça je crois que je l’avais un peu expliqué, donc je ne reviens pas là-dessus,je vous rappelle que dans l’après Nouvelle Vague en France ce qui a été fondamental, c’est Eustache et Garrel. Je pense pas qu’ils se contentent d’appliquer Godard, je crois très fort à leur inventivité propre. Mais elle va au fond dans cette direction-là, à savoir un cinéma du corps, où les attitudes du corps sécrètent un gestus. Et c’est "La maman et la putain" et là aussi, vous sentez bien que c’est inséparable du parlant. Le gestus passe par le discours. Les attitudes de Jean-Pierre Léaud et les discours de Jean-Pierre Léaud sont inséparables du seul discours, c’est le gestus qui correspond aux attitudes. Et chez Garrel, vous avez, il me semble, un type de, on en a parlé, grâce à l’utilisation en plein des coupures irrationnelles du type écran blanc, écran noir, écran neigeux. Vous avez un gestus qui devient réellement un mode de constitution du corps et des attitudes du corps. Comment créer des corps avec de grains dansants ? Vous voyez la mèche sur l’écran. Si l’on crée des corps avec de grains dansants, il va de soi à ce moment-là que... Les attitudes de ces corps vont composer un gestus, tout comme le gestus va être l’acte de constitution de ces corps. Moi j’veux bien développer ça, mais enfin c’est pas la peine. Vous me le direz toute à l’heure, si... mais je crois l’avoir fait d’ailleurs, ça me dit quelque chose, ça, avec aussi Garrel, je rappelle ou je signale que, vous retrouvez, mais à un tout autre niveau que Carmelo Bene, le problème des trois corps. Chez lui c’est l’homme, la femme et l’enfant. L’homme, la femme et l’enfant, thème perpétuel qui va renvoyer à quoi, à un gestus biblique : Joseph, Marie et l’Enfant. Si bien que par la justice des choses, il me semble évident que Garrel, qui a subi une grande influence de Godard, les choses se sont renversées au moins une fois, c’est-à-dire "Je vous salue, Marie" dépend étroitement du cinéma de Garrel. Mais avec tout l’art, si vous voulez, il y a en effet, si vous partez des attitudes et si vous partez du gestus de Garrel, ça change.
-  Si vous partez du gestus, vous avez un processus de constitution du corps à partir de l’écran noir, de l’écran blanc et de l’écran flashé. Processus de constitution des corps.
-  Si vous partez des attitudes, vous avez des mouvements de caméra très spéciales, c’est-à-dire notamment les travellings circulaires, ou des attitudes qui vont se précipiter dans le gestus. Sur quelle forme ? Il y a beaucoup de films de Garrel, si vous regardez les mouvements, et les mouvements de caméra sont très savants quand il y a la [inaudible], ils sont très savants. Il arrive que, je ne dis pas que ce soit une recette constante, il arrive que la femme soit un point, un point fixe, l’enfant est circulaire. Il tourne autour de la femme, il tourne autour du lit de la mère, il tourne autour, et l’homme, comme figure des demi-cercles qui lui permettent de garder contact avec l’enfant supposé et la femme. Donc, vous avez d’un côté, les mouvements de caméra qui enchaînent les attitudes vers le gestus, d’un autre côté, les valeurs génétiques de l’écran noir, blanc, neigeux, flashé qui engendrent le corps et ses attitudes. C’est le problème des trois corps qui se ramène forcément au trois corps primordiaux : Joseph, Marie et l’Enfant.

Troisième exemple : un cinéma féminin. Un cinéma féminin. On pourrait dire aussi bien féministe, mais enfin, c’est peut-être encore plus important qu’il soit féminin que féministe. C’est... Bon, prenons la question qu’est-ce que les femmes ont apporté au cinéma ? Qu’est-ce qu’elles devaient apporter ? Quelle était leur vocation, leur vocation cinématographique ? Faire valoir des états de corps qui serviraient à déchiffrer une histoire des hommes. Faire valoir des états de corps, c’est-à-dire, composer un gestus féminin qui se distingue de l’histoire des hommes, qui se présente dans sa spécificité, et par rapport auquel l’histoire des hommes ne soit plus que quelque chose de secondaire et de terrible, de malfaisant, de borné, de stupide, donc de dresser le gestus des états de corps féminins, qui permettrait d’évaluer l’histoire des hommes, soit pour renvoyer les hommes à leur histoire, soit pour les aider à en sortir. Alors, c’est ça le cinéma féminin ou féministe. Je ne dis pas qu’il se réduit à ça. Il me semble que jusqu’à maintenant, il a été fondamentalement ça. Et que c’est ça. Là, la parole vous me direz, c’est pas la parole des femmes, puisque je viens de parler précisément de tout un cinéma de corps fait par des cinéastes hommes. Oui, mais sans doute que ça prend une dimension très particulière avec les femmes. Je cite en France, ou dans le cinéma de langue française, deux cas particulièrement évidents : Agnès Varda et Chantal Akerman. Agnès Varda et Chantal Akerman.

Chantal Akerman, tout ceux qui ont vu un film d’elle voient comment c’est construit, pas du tout que ce ne soit pas varié, mais si j’essaie d’en extraire un schéma abstrait, c’est quoi ? C’est une femme qui passe par toutes les attitudes et postures (vasières ?), de l’anorexie notamment. L’anorexie comme secret des états de corps féminins. Pourquoi pas ? Ca vaut mieux que l’hystérie. Alors, dans je, tu, il, elle... cette chaîne d’états de corps va former un véritable gestus. Elle sera pas fermée, mais communiquera avec la mère. Au début, elle partira de la mère et elle retournera à la mère. Et elle sera comme un détecteur par rapport à la femme cloîtrée qui passe par toutes ces attitudes, qui fait cette espèce de, comment appeler ça ?, de retraite où elle recueille ses attitudes pour en faire un gestus. C’est tout l’environnement qui n’est plus vu et saisit, d’une manière très savante chez Akerman, qui n’est plus vu ou saisit que par des bruits off ou vu par la fenêtre. Et c’est les hommes qui n’existent plus que par leur confidence lamentable. L’histoire des hommes est mesurée par le gestus féminin. En propre jurés, évalués, jugés par le gestus. Et là aussi irréductibilité entre le gestus féminin et l’histoire des hommes. Même si la femme est pleine de complaisance, même si elle est pleine d’attention pour les hommes. C’est pas le même monde. Elle propose un gestus là où il n’y avait plus d’histoire. Agnès Varda, qui quant à la comparaison serait, avec des moyens tout à fait différents... Je cite pour mémoire le dernier film, plutôt le dernier diptyque d’Agnès Varda, Murs, murs et Documenteur. Murs, murs c’est quoi ? C’est la promenade d’une femme, d’une femme seule, promenade d’une femme seule dans, j’ai perdu la ville ...

[Quelqu’un] : Los Angeles.

[Deleuze :] Dans Los Angeles. Parmi quoi ? Parmi les graffitis, parmi les peintures murales des chicanos. Bonjour ! [Voix de femme]. Recréation, recréation.

[Pause dans l’enregistrement]

Ça me paraît très frappant que, vous avez les attitudes de la promeneuse, qui vont se composer avec les graffitis des chicanos. Or les graffitis des chicanos, c’est déjà le thème d’un groupe ou d’un peuple minoritaire, et qui va constituer le gestus de la promenade de la femme. Et il me semble que, dans ce cinéma féminin, il y a quelque chose d’extrêmement puissant, aussi bien chez Chantal Akerman que chez Agnès Varda, où réellement les enchaînements d’attitudes se réfléchissent dans un gestus, et vous voyez que le gestus est réellement gestus minoritaire, renvoie par exemple à un peuple minoritaire. Et ça va constituer précisément cette espèce d’enchaînement ou ré-enchaînement qui s’arrache perpétuellement au réel, à l’histoire des hommes, à la fiction.

Quatrième exemple. Et là c’est pour en finir avec ce qu’on avait vu, commencé à voir la dernière fois, et que là, je résume simplement. Ce qu’on appelle à tort, et de toute évidence maintenant ça devient évident pourquoi c’est à tort, ce qu’on appelle à tort le cinéma direct. Et sans doute il y a du cinéma direct qui est bien appelé cinéma direct, mais je trouve que ce n’est pas celui-là qui est très, très intéressant. Ce qu’on appelle à tort dans le cinéma direct, c’est quoi ? Prenez dans les premiers films de Cassavetes. Les déclarations de Cassavetes concernant ses premiers films. Il y en a une qui me paraît très intéressante. Il dit ceci dans une interview : « pour créer, il ne suffit pas de vivre, ce serait trop beau. Il faut un spectacle. » Voilà. Pour créer, il ne suffit pas de vivre, c’est-à-dire on ne crée pas avec du vécu. Il faut un spectacle. Simplement, il se réclame d’un spectacle spécial. Quel est ce spectacle ? Le spectacle où l’histoire doit, dit-il, émaner des personnages, et non pas les personnages émaner d’une histoire préalable.

[Un bruit de fond, des voix] Et dites il y en a beaucoup encore qui... ? Ce qui m’inquiète c’est que je vois des tas de papiers qui restent là donc ils ne sont pas remplis.... Ils sont chiants alors. Fini les récréations, fini ! Aah y en aura plus. Il y a un spectacle qui doit sortir de moi, qui doit sortir du vécu, et comment ? C’est toujours, ça se fera dans la mesure où l’on organisera, où l’on saura organiser des passages, passages qui consistent toujours en ceci : passer d’attitudes de corps à un gestus qui les relie. Passer des attitudes des corps à un gestus qui les relie, c’est le grand thème de [Prom...] Passer des attitudes de corps à un gestus qui les relie... Et on avait vu la dernière fois, c’est qu’on fait un progrès par rapport à tous nos exemples précédents, mais on va voir il me semble le fin mot de tout ça. Ca se présente comment ? Ça se présente comment ? Ça se...

[des rires] Non là vous exagérez, ou bien vous vous en allez, ou bien vous revenez une autre fois. Moi ça fait quatre fois que je recommence, là, et à chaque fois il y a un nouveau qui... Je suis très étonné ! [des voix - interruption de l’enregistrement]

Cette espèce de constitution d’un gestus en fonction des attitudes, encore une fois qui est très spéciale, puisque vous ne retomberez jamais dans une histoire, vous ne retomberez pas non plus dans le vécu. Il y a là, il me semble, quelque chose qui est un acte cinématographique. C’est le passage des attitudes au gestus. C’est un passage. Et tout ce cinéma des corps prend pour objet le passage. Passage de l’attitude au gestus, ou ce qui revient au même, passage de l’attitude au discours qu’elle suppose, au discours vivant qu’elle suppose, ce qui n’est pas un retour au vécu.
-  Alors, ça peut être chez Cassavetes le discours du nègre blanc. Ça peut être chez Agnès Varda le discours muet des chicanos. Si vous voulez, les attitudes serviront des révélateurs au gestus, le gestus servira de principe génétique, de principe constitutif des attitudes. C’est à la lettre un bloc de passage. Et comment l’appeler ? Dans le grand truc dont je vous parlais la dernière fois, chez un des hommes les plus important du cinéma mal dit direct, Pierre Perrault ou Jean Rouch. Prenez les deux, les deux plus grands. C’est quoi ? Ce passage c’est le pouvoir de fabulation. C’est par là que le discours est impliqué comme l’ordre du discours est impliqué, que l’acte de parole cinématographique est impliqué.

Pouvoir de fabulation en quel sens ? Ça valait pour tous les cas précédents, pour tous les cas précédents, il y avait toujours passage. Passage des attitudes à un gestus qui les reliait. Et qu’est-ce que c’était ? C’était ou bien un acte de conte ou bien un acte de fabulation, ou bien un acte de légende. Pourquoi ? Pourquoi fabulation s’impose ? Fonction fabulatrice. Le passage de l’attitude au gestus, c’est la fonction fabulatrice. Et c’est elle qui est irréductible à l’histoire, et c’est elle qui fait que ce cinéma n’est pas un cinéma de la vérité, mais bien plus, a renversé le modèle de la vérité. Et c’était notre second point. Non seulement c’est un cinéma sériel et non plus tonal, mais c’est plus un cinéma qui prend pour modèle... ce n’est pas un cinéma structural qui prend pour modèle un modèle de vérité. C’est un cinéma qui prend pour acte l’acte de fabulation.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien