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78- 05/12/1985 - 3

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Gilles Deleuze - Pensée et cinéma cours 78 du 05/02/1985 - 3 transcription : Pierre Carles

Et ben je vais vous le dire ce que ça veut dire se déguiser de soi-même, ou vous donner une première réponse - il faut, pour que ce soit le plus clair possible - se déguiser de soi-même ça veut dire : fabuler. Ça ne veut pas dire mentir. Supposons, hein ? ça veut dire fabuler. Ça veut dire : faire légende. Ça veut dire : être pris en flagrant délit. Flagrant délit de quoi, de mensonge ? Non. Être pris en flagrant délit c’est ça la limite, c’est ça le passage.
-  Être pris en flagrant délit de théâtralisation, être pris en flagrant délit de cérémonisation, être pris en flagrant délit de fabulation.

Alors c’est ça qui définirait le moment d’avant et le moment d’après. Vous allez me dire est-ce que c’est tellement important ? Est-ce que ça suffit un exemple aussi...aussi puéril ? Est-ce que ça suffit vraiment pour distinguer un avant et un après sériel ? Eh ben peut-être bien que oui.

Je fais un saut dans un cinéaste qui n’a rien à voir Pierre Perrault, le grand cinéaste, un des grands cinéastes du Québec. Qu’est-ce que dit Pierre Perrault ? Il fait un cinéma qu’il appelle lui-même, il dit « moi j’ aime pas bien le cinéma, l’expression « cinéma direct ». ». On va voir ! On va voir. Tout ça on est relancé alors dans un type de problème presque inattendu à partir mais on ne fait pas exprès. Pas le cinéma direct, j’aime pas ça. Moi je préfère appeler ce que je fais, dit-il, « cinéma du vécu ». Bon, mais comment il définit « cinéma du vécu » ? Pas de fiction, pas de fiction pré-établie. Ça veut dire quoi alors ? Il va faire du vécu ! Il va prendre ses canadiens là, ses québécois et puis... et en effet il a fait des films reportages. Mais très vite, le reportage, rien du tout. Il rompt avec le reportage. Et sans doute dès le début ses reportages étaient autre chose que des reportages. Pourquoi est-ce qu’il rompt avec toute fiction ?

Il donne une réponse très simple il dit « moi, ce qui m’intéresse c’est quand, c’est mon ( coupure) personnage. Bon ça commence à se préciser parce que c’est une drôle d’idée. Immédiatement notre réaction ca a été alors quelle importance ? que la fiction vienne du personnage ou du cinéaste lui-même quelle différence ? et en effet, dans un très curieux dialogue de sourds - puisque il n’y a jamais de dialogue de sourd - le cinéaste français René Allio et le cinéaste québécois Pierre Perrault parlent sur leurs problèmes qu’ils estiment, bien d’accord d’ailleurs, être le problème commun. Et Allio dit à Perrault « moi je vois pas ce que tu veux dire ». Voyez c’est pas le seul. « Je ne vois pas ce que tu veux dire : je ne vois pas de différence entre une fiction que moi, auteur je fais et dans lequel je fais entrer des personnages authentiques, et toi qui veux des personnages réels authentiques, vécus, et qui veux les faire fictionner ». Et Allio va jusqu’à dire « et pourquoi que la fiction d’un pauvre indien serait meilleure que la mienne ? » Ce qui intéresse Perrault, c’est le moment où l’indien se met à fictionner. Allio répond « et si je faisais moi une fiction pourquoi qu’elle serait moins bonne que celle du pauvre indien ? pourquoi est ce qu’il faut que ce soit pas toi qui fictionnes mais que tu prennes un personnage réel et que tu le pousses jusqu’au moment où il fictionne ? » Voyez c’est tout notre problème qui est engagé là. Et Perrault lui répond très très gentiment mais très poliment, et à la manière des québécois, « tu comprends rien, tu comprends rien. Tu vois pas la différence entre ta fiction à toi et la fiction de l’indien ; et la fiction de l’indien, tu la vois pas. » Allio dit « non je ne comprends pas, je ne comprends pas. » Et Perrault dit « voilà c’est que quand l’indien se met à fictionner, c’est au nom de ce que il appelle, Perrault, une mémoire fabuleuse. » Voyez, fabulation, fabuleux, là il faut le prendre au sens de fonction de fabulation. C’est au nom d’une mémoire fabuleuse, c’est-à-dire, c’est dans son rapport avec son peuple.

Pourquoi est- ce que le rapport avec le peuple passe par la fiction ? Cette fois-ci par la fiction du pauvre indien ; en d’autres termes Perrault il est en train de dégager une fonction, une idée formidable, la fabulation comme fonction des pauvres, la fabulation comme fonction de l’opprimé, la légende comme fonction de l’opprimé. Et c’est normal, il est écrasé par l’ histoire. Ecrasé par l’histoire il déchaîne la fonction fabulatrice. La fabulation c’est quoi ? c’est l’appel à son peuple. Tandis que la fonction du cinéaste, dit Perrault, va de faire voir, la fonction du cinéaste, le cinéaste par nature c’est quelqu’un de cultivé. Pas tellement d’ailleurs, euh... mais si peu qu’il le soit, il l’est encore. C’est quelqu’un de cultivé. En d’autres termes dit Perrault - et les prises de Perrault sont splendides - il parle au nom d’un peuple colonisateur. Par nature il parle au nom d’un peuple colonisateur. Et Perrault dit « même moi, même moi qui suis un pauvre québécois, si c’est moi qu’invente la fiction, vous verrez, séviront toujours les idées dominantes, c’est-à-dire les idées du peuple colonisateur ». Donc il faut que le cinéaste, même si le cinéaste est originaire du pays, même s’il est québécois, il faut que le cinéaste pour faire création - c’est une véritable création - amène les personnages réels, c’est à dire les pauvres, les opprimés, non pas à dire leur vérité mais à faire légende, la mémoire fabuleuse. Pourquoi ? parce que en tant qu’opprimés, ils ont perdu le peuple. Le peuple a disparu, le peuple manque. Inventer un peuple qui pourtant existe, dit Perrault, inventer un peuple qui pourtant existe - ça vaut pour les palestiniens, ça vaut pour les kanaques, ça vaut pour les québécois.

Ce peuple existe, oui, mais il existe hors de l’histoire, il existe hors du vécu. Il existe où alors ? il existe, pour autant qu’il faut l’inventer, les deux à la fois. Comment l’inventera-t-on ? la mémoire fabuleuse. Ici il n’y a pas d’histoire - l’histoire est toujours celle du colonisateur - la mémoire fabuleuse, c’est a dire il devient essentiel que il n’y ait pas de fiction préalable, mais que l’on passe, de manière insensible, du personnage quotidien vécu comme opprimé à la fonction de fabulation, on passe du pauvre indien à son fictionnement, à son activité de faire fiction, de faire légende et c’est dans son activité de faire légende que se fait le ré-enchaînement avec le peuple. Le ré-enchaînement avec son peuple, dans un cas où il n’y a jamais eu d’enchainement au préalable : c’était un peuple écrasé.

Si c’est bien ça que dit Perrault, il dit d’abord quelque chose de très important dans notre histoire ; voyez ce passage où on est déguisé de soi-même, de la même manière le personnage va faire fiction de soi-même. Il s’intègre pas dans une fiction préalable. Je vous lis le texte splendide de Perrault, là le cours passage entre Allio et Perrault :  Allio : « la fiction, qui consiste à raconter des histoires qu’on invente, a autant de sens si c’est toi qui invente ou si celui qui invente est un personnage vrai du film ". Voyez, [ ?] quelle différence ? Alors Perrault dit « pas sûr, pas sûr » : si l’indien raconte une légende, il se retrouve en état de légender, en flagrant délit de légender. Tandis que la légende proposée comme récit de ce qui est arrivé ne se départage pas du vécu. Voyez sous le nom de cinéma du vécu, Perrault se réclame d’un partage du vécu et de la fiction. Mais il ne s’agit pas d’un partage du vécu et de la fiction tel que y aurait du vécu et de la fiction, il s’agit d’un partage tel que, au contraire, le personnage va passer suivant une vectorisation de son vécu à sa fonction fabulatrice, sa mémoire fabuleuse, par quoi il invente en le retrouvant un rapport avec son peuple et j’ai exactement [ ?] de tout à l’heure, il y a un avant et un après, ils se retrouvent - si l’indien raconte une légende, qu’on me le montre d’abord là ne racontant pas de légende. Il traine sa vie. Et puis, petit à petit, et c’est très subtil dans le cinéma de Perrault, ils se mettent entre eux à raconter une légende. Il y a un avant et un après, on est passé d’un élément à l’autre, il y a eu un fictionnement, qui est l’équivalent de ce que j’appelais tout à l’heure theâtralisation. Une suite d’attitudes vécues s’est réfléchie dans un fictionnement, dans une fonction fabulatrice. Bon. il y a un avant et un après, cet avant et un après ne sont pas chronologiques, ils ne renvoient pas au cours du temps, ils sont sériels, ils renvoient à une série du temps.

Une série du temps n’a rien a voir avec un cours du temps. La série du temps n’est pas chronologique et pourtant c’est ça, c’est ça le... le pseudo paradoxe auquel je tiens beaucoup et que j’ai raté l’année dernière, et pourtant il y a un avant et un après, et un avant et un après de la série sans que cet avant et cet après doivent se comprendre de manière chronologique. Reposons. Reposons. Il me faut vraiment alors, soyez gentils il y en a trois d’entre vous incapables de mensonges, tiens toi, hein ? tu vas, tu vas aller prendre un café hein ? là-bas, tu vas prendre un café en courant parce que on a pas beaucoup de temps. Heu... tu cours hein ? tu cours très fort. Tu prends ton café, si la machine est détraquée tu ne t’arrêtes pas et tu vas au secrétariat. Et alors si tu as la gentillesse, si il y a Zouzi, Zouzi tu vois qui c’est ? tu lui passes hein ? Heu... un autre, j’en voudrais un autre qui fasse pareil hein, soyez gentils hein ?

Heu... les... non pas les vacances, la méditation inter-semestrielle va du 9 au 25. Ca fait quinze jours, deux semaines ? Hein ? Du 9 au 25 donc c’est notre dernière séance. donc il faut tomber sur un point facile à se rappeler, ça va être le diable ça, donc nous allons raccourcir cette dernière séance. Haaa. Heu... c’est le, c’est un quoi le 25 ?

-  Lundi.

-  ah c’est un lundi ? tiens !
-  Attendez on est quel jour là ? L’escroc, matin du 25. Attendez est ce que je lis...oui c’est peut-être 27. Bon, ben non alors, c’est un lundi le 25. Alors c’est le 26 quoi, c’est le 26. Bon... oui j’insiste parce que ça me parait.. en tous cas pour moi, c’est important ça.

Voyez qu’on est en plein uniquement dans la première question, hein ? Pour le moment on a complètement laissé tomber l’histoire photogramme et tout ça. Mais donc je m’intéresse uniquement à ceci : dans cette histoire de cinéma, mal dit, "direct"... 

-  Je voudrais vous poser une question.

-  Oui... il faut fermer la porte.

Comtese : A partir de ce qu’a dit Raymonde Carasco sur ce qui pourrait, ce qui pourrait dans le cinéma - ce qui n’a pas été très très bien précisé - ce qui pourrait déborder l’image-temps et l’image-mouvement. Je voudrais prendre simplement quelque chose qui n’appartient pas forcément au cinéma et qui pourrait être traduit, qui a été peut être traduit au cinéma. Je voudrais parler simplement, pour vous faire sentir peut-être, ce qui pourrait déborder justement simplement l’image-temps. Je voudrais parler du plus grand défenseur, du défenseur le plus obstiné, ou bien, le gardien le plus acharné de l’ordre du temps. Pas de son mode, de son cours, mais de son ordre des séries. Je voudrais parler du névrosé obsessionnel. Et surtout, lorsque le névrosé obsessionnel, il est traversé, lui, le gardien de l’ordre du temps, le plus farouche, lorsqu’il est traversé par certains évènements littéralement immaîtrisables. Par exemple, l’évènement d’une tension extrême, d’un conflit qui fait rage en lui, d’une agitation, d’une fièvre, d’un trouble, d’un vertige, d’un trouble vertigineux, c’est-à-dire cet évènement ou cette série d’évènements où littéralement il est affronté ou confronté à l’étranger en lui le plus obscur. Lorsqu’il est assiégé, assailli, agressé même par l’étranger en lui. Il me semble que cette série d’évènements ne peut plus, littéralement, se réinscrire dans l’ordre du temps dont il est le défenseur. Si il le fait, mais nécessairement il le fera presque toujours, mais presque, si il le fait ça définit littéralement l’imposture obsessionnelle. Si à l’intérieur de cette imposture il se met a élaborer une théorie philosophique du temps pour justifier l’ordre du temps ou bien trouver un temps ou imaginer qu’il y a un temps avant l’étranger, que l’étranger est une fonction du temps, alors, ce n’est plus simplement l’ imposture obsessionnelle à laquelle on a à faire : dans sa théorie philosophique, c’est la fabulation de l’imposture. C’est tout ce que j’avais à dire.

-  Si je comprend bien, c’est pour moi, c’est moi qui fait tout ça. Ha ! ha. Non c’est pas moi ? j’ai cru me reconnaitre.

-  Ce n’est pas quelque chose qui est nécessairement assignable. Je peux parler de gens que je connais, c’est tout. C’est tout !

-  Ah oui ! ahahahahah.

-  Loin de moi d’avoir l’intention malveillante de vous inclure dedans !

-  Non non, non non, mais...de toute manière je ne pourrais pas rentrer là dedans n’étant pas, n’étant pas névrosé obsessionnel. Et donc je sortais de la catégorie de l’imposture et de la fabulation de l’imposture, euh... à moins je ne dois pas être névrosé obsessionnel aussi c’est peut être Raymonde, euh... bah oui moi je retiens, je préfère retenir d’une manière plus neutre de ce que tu dis, la possibilité que l’on pourrait faire, comme ça a été fait d’une manière très intéressante, des formes psychiatriques de temporalité en fonction de tout ça, mais en effet d’après ce que tu dis, toi tu serais pas tellement pour, bon bah écoute je reste incertain je sens qu’il vaut mieux ne pas, euh...il vaut mieux glisser...j’enregistre ta remarque, euh... mais en effet comme tu dis il faut lui laisser son...son.. bien !

De toute manière ce problème on le retrouvera, moins au niveau de la psychiatrie que, moins que au niveau de la politique lorsque on aura à s’occuper, dans le 2nd semestre, des rapports cinéma-politique par rapport à la pensée où là vous sentez que en effet, lorsque Pierre Perrault estime faire un cinéma politique, bah oui, et à mon avis ce dont on est en train de parler, c’est ce qui fait la grande différence fondamentale entre le cinéma politique « ancienne manière », sans aucun sens péjoratif, c’est-à-dire des grands soviétiques, et le cinéma politique moderne. Ça c’est toute cette histoire que le rapport avec le peuple ne peut passer que par la fabulation, que par la fonction de légende puisque le rapport avec le peuple, c’est avec des peuples minoritaires, contrairement à ce qui se passe dans le cinéma politique dit "classique".

En d’autres termes, c’est une manière de répondre à une question : "en quel sens le cinéma politique aujourd’hui est-il passé dans le tiers-mondes ? » Quelle que soit l’importance dans le cinéma politique des trois grands auteurs, des trois plus grands européens il me semble, Godard, Resnais et Straub, c’est, il m’apparait certain que le, euh...

-  Qui c’est le premier ?

Godard ! Euh... il me parait évident que la source vivante du cinéma politique est en effet dans le tiers-monde et que c’est pas par hasard, parce qu’elle répond à un type nouveau du rapport avec le peuple et que c’est ça dont on est en train de parler en fonction de Pierre Perrault. Mais je redouble l’exemple pour que... et pourtant dans des conditions très différentes. Je prends l’exemple dont on avait à peine parlé, il me semble, l’année dernière ou une autre fois ou même pas du tout parler enfin je sais plus. L’exemple de Jean Rouch, puisque lui aussi est comparable a Perrault. En quel sens ? lui aussi récuse l’expression « cinéma direct » passe pour en faire, à certain moment, à ses tout débutsen a peut être fait tout comme Perrault faisait des enquêtes, bon. Mais, qu’est-ce qui est important là aussi chez Rouch, voyez ? C’est là aussi, le moment, ou la limite - le moment c’est une épaisseur de temps, hein. C’est une véritable épaisseur de temps, c’est pas un moment-instant, pas du tout un instant - c’est le moment où le personnage se met à fabuler. Et c’est ça, et c’est à ça que vous reconnaissez les grands films chez Rouch, exactement comme vous reconnaissez les grands films de Perrault, au moment où [ ?] la famille québécoise, généralement dans l’œuvre de Perrault les Tremblay, la famille Tremblay, qu’il n’a pas cessé de filmer, les Tremblay se mettent à fabuler, ou l’indien se met à fabuler. Bon.

Chez Rouch qu’est-ce qui se passe ? C’est quand l’africain se met à fabuler. Quand l’africain se met à faire légende. Et [ ?] c’est pour ça que c’est une manière peut-être de rendre plus clair à force de répéter, c’est une suite d’attitudes qui va se réfléchir dans un gestus, le gestus c’est : la fabulation, c’est la fonction fabulatrice. Et c’est par l’intermédiaire de la fonction fabulatrice que le noir, que le noir africain, va retrouver et réinventer son rapport avec son peuple. Et là donc, à cet égard, et quoi qu’il y ait des différences évidentes entre Perrault et Rouch, pour moi leur conception du cinéma est fondamentalement, est fondamentalement la même. Et on le voit, dès les premiers grands films de Rouch, dans "Les maitres fous" qu’est-ce qu’il s’agit de montrer ? dans "Les maitres fous" qui est le premier film typique de Rouch ou un des premiers, il s’agit de montrer ceci c’est : des noirs, des noirs qui vont prendre des fonctions, comment dire des fonctions euh...mythiques, je vais vite, j’emploie n’importe quel mot, des fonctions mythiques, des fonctions sacrificielles, des fonctions euh... des fonctions théogoniques etc... mais ils sont montrés d’abord dans leur activité quotidienne : l’un est travailleur, l’autre ceci, l’autre cela et on assiste au passage des attitudes quotidiennes à cette fabulation, à cette cérémonisation, à cette théâtralisation des attitudes qui passent dans un nouvel élément, c’est-à-dire on passe des attitudes au gestus. Le noir se met, l’africain se met à fictionner. Le balayeur de rue, le tôlier, le ferblantier n’importe quoi là, ils se mettent - l’employé des postes - il se met à fictionner. Et ce qu’il s’agit de saisir pour Rouch, pas du tout comme un instant - qui serait une espèce d’instant privilégié - c’est le processus temporel qui n’est plus un processus, là ça devient évident, ça n’est pas le cours du temps, puisqu’après les maitres fous se retrouveront, l’un balayeur, l’autre employé des ptt etc... il s’agit de tout à fait autre chose, instaurer un avant et un après, qui est celui de la série du temps et pas celui du cours du temps, à savoir les attitudes quotidiennes, qui tendent vers leur gestualisation qui retombe en attitude pour redonner de la gestualisation, etc.. Et c’est ça, c’est ça si vous voulez les attitudes, le discours qui leur correspond, de nouvelles attitudes, un nouveau discours qui leur correspond, l’un se réfléchissant dans l’autre et formant la distinction d’un avant et d’un après dans la série du temps, un avant et un après qui ne sont plus chronologique. Je ne peux pas dire le noir était chronologiquement d’abord balayeur avant d’exercer sa fonction dans la mise en scène mythique. Non, c’est pas du chronologique. C’est plutôt que l’un est un avant sériel, l’autre un après sériel, et que c’est dans la série du temps que se fait la distinction de l’avant et de l’après. 

Autre exemple plus connu - puisque c’est un des films de Rouch le plus connu : "Moi,un noir", où cette fois ça va être la démarche inverse, c’est à travers leurs fabulations que leurs attitudes réelles va être saisie, vont être saisies. Le chômeur d’Abidjan qui s’identifie, et identifié par [ ?] , qui se fabule comme agent fédéral, Lemmy Caution, la p’tite prostituée qui se fabule comme Dorothy Lamour, actrice hollywoodienne, le passage, le retour à leur situation réelle de chômeur et de prostituée, la manière dont ils jugent eux-mêmes, la fabulation à laquelle ils se livrent, etc., c’est ce passage sériel de l’avant à l’après, de l’après à l’avant qui va constituer la série du temps.

Dans "Jaguar" c’est la même chose, dans "Jaguar" les trois noirs partent, et dès qu’ils partent, ils commencent à faire légende, ils se distribuent les rôles, et à travers un voyage - cette fois ci, il y a presque superposition des deux, des attitudes quotidiennes et de la fabulation - puisque à chaque épisode très plat et très quotidien de leur voyage, ils dressent une fonction de fabulation. Par exemple l’inoubliable visite des noirs auprès des "feticheux" si vous vous rappelez pour ceux qui ont vu Jaguar, euh... la traversée de la frontière, avec la découverte de l’argent, avec chaque fois un "faire légende". Quand est-ce que le "faire légende" apparait ? Il apparait déjà oralement lorsque celui qui travaille dans la mine dit, explique à ses copains tout étonnés, il dit : l’argent eh ben, tu comprends à quoi ça sert, eh ben voila, on en met - je crois c’est une mine d’or je sais plus - on en fait des tas - et en même temps la camera montre des tas - on en fait des tas et puis on enferme les tas et puis voila, alors on enferme les tas. Ça devient une espèce d’activité fabulatrice formidable, et puis dans "Jaguar" aussi lorsqu’ils inventent leur petit commerce, de mercerie de bonneterie, c’est vraiment l’attitude quotidienne, il y a le "faire légende", le faire légende qui est quoi ? La formule épatante qu’invente l’un des trois - ca y’est j’ai évidemment oublié la formule inoubliable - oui ? "petit a petit l’oiseau fait son domaine", petit à petit - il aurait dit petit à petit l’oiseau fait son nid, sans intérêt ça fait pas légende ça, ou plutôt c’est de la légende préétablie, c’est de la légende toute faite ; non, il a le coup de génie : "petit à petit l’oiseau fait son domaine" euh...tiens, euh... c’est curieux ça vous fait pas rire ? c’est très... moi j’ai jamais pu entendre cette formule "petit à petit l’oiseau fait son domaine" sans être saisi d’un joie intense euh... bien ! eEt enfin si vous prenez le dernier Rouch, et là je n’ai lu que un compte-rendu il est pas encore sorti à paris, euh... mais ça à l’air d’une merveille là, Dionysos, où là donc c’est, c’est la grande synthèse de Rouch, où les dimensions de l’avant et de l’après et le passage de l’attitude quotidienne à faire légende euh... est décuplée parce qu’en plus, elle serait multipliée par un emploi de la musique, peu ordinaire chez Rouch, enfin je dirais que c’est exactement le même cas, à quelque différence près. Et pourquoi est ce que Rouch fait partie d’un cinéma politique et en même temps comme on dit, comme les africains lui ont parfois reproché, il est quand même issu des colonisateurs, donc c’est pas.. on peut pas dire que ce soit un cinéma africain, mais ce qui le fait être un auteur politique c’est quoi ? C’est que dans le cas, dans le cas de Perrault tout est simple, dans le cas des cinéastes africains tout est simple, il s’agit en effet de réinventer un peuple qui existe déjà. C’est très simple. Le leur.

"Réinventer mon peuple qui existe déjà", ça c’est la formule du tiers-monde, c’est la formule de toutes les minorités, de tous les peuples minoritaires. Et en effet il faut le réinventer puisque il existe déjà des corps mais il existe comme écrasé, comme opprimé. Donc réinventer un peuple qui existe déjà, et seconde formule, on peut le réinventer par la fonction de fabulation, par le faire légende. Voyez comment ça rejoint la geste, hein. C’est ce faire légende la geste, le gestus. Le cas de Rouch, qui évidemment est plus complexe mais a son équivalence c’est que Rouch a de toute évidence une telle haine ou un tel mépris, ou un tel malaise de la civilisation qui est la sienne que bon... pour lui il s’agit pas de réinventer un peuple qui n’existe pas, il s’agit - un peuple colonisé qui n’existe pas encore ou qui, ou qui existe déjà, faut le réinventer etc. - il s’agit de fuir le peuple colonisateur dont il fait partie. Et il ne peut le fuir que par l’intercession de l’Afrique, que par l’intercession des noirs qu’il va filmer, qu’il va filmer dans leur fonction de fabulation - et c’est pour ça qu’il ne peut pas y substituer, contrairement à ce que croit Allio, qu’il peut absolument pas y substituer une fiction.

Et que quand dans notre cinéma européen - le faux cinéma politique - fait une fiction, même si elle se rattache a des évènements vécus, ce n’est pas du cinéma politique, c’est perdu d’avance. Parce que c’est une formule qui valait, qui valait euh... avant, avant la guerre, c’est une formule qui valait avant la guerre c’est-à-dire c’est une formule qui valait particulièrement pour les soviétiques au moment de leur révolution, c’est-à-dire quand ils avaient tout lieu de croire qu’un peuple faisait sa révolution, un peuple qui n’avait pas disparu, c’était la naissance d’un peuple tout comme les américains filmaient la naissance d’une nation.

Mais dans la mesure où cette base classique du cinéma politique s’est écroulée ... ça se pose tout à fait autrement maintenant. Donc voilà. Donc on a ce premier schéma. Mais alors, vous comprenez que en dehors même, non : pourquoi est-ce que Rouch appelle son cinéma « cinéma vérité » plutôt que « cinéma direct », voyez que ils n’ont aucune raison d’appeler ça du « cinéma direct ». Ils refuseront tous l’expression « cinéma direct », peut-être qu’ils auront commencé par du cinéma direct, mais ensuite ils l’auront dépassé infiniment puisque ce qui les intéresse, c’est de filmer le moment de la fabulation qui distribue dans la série du temps un avant et un après ; c’est pas du tout du direct ça. C’est du cinéma que je dirais : "cinéma d’attitudes et de gestus" alors que Perrault appelle ça "cinéma vécu", du vécu, c’est encore très ambiguë et la meilleure formule c’est évidemment celle de Rouch : « cinéma vérité ». Cinéma vérité qui encore une fois comme l’a dit dix fois, cent fois Rouch n’a jamais signifié cinéma de la vérité puisque au contraire c’est la fonction de fabulation à l’état pur. Mais, [ ?] vérité du cinéma ; et la vérité du cinéma elle consiste précisément dans cette opération qu’on est en train d’analyser selon Rouch. Alors un pas de plus pour en finir. J’ai plus besoin même de me mettre dans la situation spéciale d’un cinéma politique, ça peut valoir pour...même dans un cinéma d’apparence fictive, où il y aurait intrigue, et c’est ce qu’on a vu, c’est ce qu’on a vu avec ...c’est ce qu’on a vu avec la Nouvelle Vague, et c’est ce qu’on a vu avec les séries de Goddard.

Qu’est-ce qui se passe ? Vous pouvez avoir un semblant d’intrigue. Vous n’êtes pas forcés de partir d’attitudes réelles de personnages québécois, de personnages africains, etc... vous prenez des personnages, bon, avec un minimum d’intrigue donnée, par exemple "Pierrot le fou" dans Godard, euh... l’héroïne de "Une femme est une femme", bon. Mais ce qui importe c’est, vous allez faire votre opération qui à mon avis dérive de ce cinéma mal dit "direct". Encore une fois ce que Godard doit à Rouch moi, ça me parait immense, Godard l’a, l’a toujours dit : "qu’est-ce que vous allez faire" ? Eh bien pour obtenir un effet semblable à celui que nous venons d’analyser, vous faites un cinéma d’attitudes : ça n’est ni du vécu, ni de l’action. Vous faites un cinéma d’attitudes. Ces attitudes, précisément pour les dégager comme attitudes quotidiennes, c’est les attitudes quotidiennes de la nouvelle vague. On va partir d’une série d’attitudes quotidiennes de la nouvelle vague. Bon, à la limite même des attitudes quelconques, je mélange tout parce qu’on a plus le temps, pensez à Ozu, Ozu il dit : pour commencer un film qu’est-ce que je demande ? Voir vaguement la silhouette des personnages et une conversation quelconque ; et tout part de là. Une conversation quelconque complètement quotidienne entre une vague tête qu’ils ont et une conversation quelconque. Bon. Et tout part de là. Alors dans le cas de- vous prenez des attitudes quotidiennes, il faut que vous ayez une idée, il faut pas que vous, que...il faut qu’elles s’imposent pour vous. Vous n’avez pas d’histoire, ou, l’histoire elle naitra des attitudes. Elle naitra des attitudes. Et puis, vous les faites tendre vers une geste. Vous les vectorisez sur, en direction d’une geste. C’est-à-dire de ce déguisement de soi-même. Pas d’un déguisement qui serait autre chose, mais ce processus d’un déguisement de soi-même ou, ce qui revient au même, ce processus de fabulation. Et vous obtenez votre série, vous obtenez votre série qui va de l’attitude au gestus.

Alors chez godard, ça va donner, en effet, bon, la théâtralisation par exemple, la théâtralisation des attitudes quotidiennes dans "Une femme est une femme" ; dans "Pierrot le fou", bon, ça donnera le passage au poème chanté, à la balade, ou au théâtre, ou à la scène de théâtre improvisée. Dans tout ça, vous avez exactement le même passage, de l’attitude à la mise en scène en acte, à la mise en scène de l’attitude quotidienne c’est-à-dire au gestus qui va réenchaîner les attitudes et qui va vous lancer dans une autre, dans une autre suite d’attitudes.

Et alors à ce niveau on l’a vu, il n’y a pas que Godard, va se dessiner, il me semble, ce qui définit la Nouvelle Vague, l’après Nouvelle Vague c’est-à-dire tout un cinéma qu’on doit et qu’on pourrait appeler maintenant : "cinéma des attitudes et du gestus", et si vous voulez qui transpose sur un autre plan ce qu’on vient de voir dans le cinéma politique de Perrault et de Rouch.

Alors, si vous voulez, je considère que, pour bien fixer les choses, j’ai pas fini ce point parce que... là c’est vrai, vous voyez que c’est un point de notre programme du premier semestre puisque on avait lancé le thème du cinéma des corps et des attitudes, en rapport avec le gestus, là on est en train de remplir ce... mais, c’est dans le cadre de notre première question,
-  notre première question était : « qu’est-ce c’est en effet que ces images qui sont comme une opération par laquelle quelqu’un se déguise de soi-même ? » et on la prolongeait alors dans une direction il me semble très très différente de celle de Barthes en répondant :
-  eh ben oui, c’est le moment où quelqu’un est pris en flagrant délit de fabuler ou est pris en flagrant délit de légender, y compris dans la dimension politique fondamentale de cette activité.

Au point que je le dis, ah ben oui à la rentrée il faudra dans notre souci de rapprocher les textes philosophiques, il y a un grand auteur, enfin qui nous est cher, Bergson. Dans son dernier livre, "Les deux sources de la morale et de la religion", Bergson consacre une importance énorme à quelque chose qu’il découvre, qu’il est le premier à définir ainsi, et qu’il appelle la "fonction fabulatrice".

Donc on aura surement à voir la Nouvelle Vague et l’après Nouvelle Vague, mais aussi le thème de la fonction fabulatrice ; et voir si il n’y a pas une fonction fabulatrice fondamentale dans le cinéma qui, à ce moment là, serait complètement différente de la fonction fabulatrice des autres, des autres genres. Précisément parce qu’elle se definirait par le passage de l’attitude au gestus et que ce serait ça la vraie fonction fabulatrice, en tous cas la fonction fabulatrice au cinéma. Voila je vous souhaite des vacances qui soient des vacances de travail. 


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