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78- 05/02/1985 - 2

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Gilles Deleuze - cinéma cours 78 du 05/02/1985 - 2 transcription : Désirée Lorenz

Raymonde Carrasco : Euh... disons euh... au niveau aussi du temps logique, diégétique, de l’histoire. Bon, ça aussi c’est évident. Ça vous est évident ? Ce premier niveau du temps ?

Deleuze : Ça m’est égal. Vous comprenez que mon problème, c’est, pour moi... tantôt l’image-mouvement, tantôt l’image-temps d’

(Inaudible. Les paroles de Deleuze sont pratiquement toutes inaudibles, trop lointaines, jusqu’à la moitié de la bande.)

Raymonde Carrasco : Je dois dire que là, quand j’ai écrit le texte dont nous parlons, c’est-à-dire celui qui est dans la Revue d’esthétique, c’était la première année, la toute première année et dans le courant où vous avez commencé à travailler sur l’image-temps, excusez-moi, l’image-mouvement, et vous amorciez la distinction de l’image-temps et de l’image mouvement. C’était, bon, c’est pour ça que je n’ai pas, que je ne vous ai pas cité par exemple, pour ne pas dire de bêtises disons, c’est-à-dire pour ne pas faire dire à quelqu’un quelque chose qu’il n’a pas dit.

Deleuze : (Inaudible)

Raymonde Carrasco : Alors ce que je veux dire là, c’est que, donc, ce que j’appelle l’« image-temps », c’est pas, donc, quelque chose qui était rempli par le travail que vous avez fait l’année dernière. Donc aujourd’hui je dirais, je verrais sans doute les choses autrement, non seulement à cause de ce travail mais, disons, dans la lecture même du texte de Barthes. Je pense que je suis allée un peu vite, trop vite ou trop au bout. Je suis passée à la limite. Mais il y a quand même quelque chose que je garderai en dehors évidemment de l’image-temps objective, chronologique, histoire, bon. Du temps logique, du temps objectif. Alors voilà, moi, comment je voyais les choses. Comment je voyais là, je vois... je voyais - vraiment, je l’ai écrit - à quoi ça correspondait, la temporalité du film. Bon, c’est évident que le temps objectif, ce que finalement Eisenstein appellerait le montage métrique, hein : le fait qu’il fait une heure et demi, qu’on peut mesurer chaque plan en seconde et qu’on peut voir les rapports entre les plans. Bon, le niveau quantitatif, objectif et mesurable, métrique donc, du film, c’est pas ça qui est intéressant. Alors ce que j’appelais la durée, c’est pour cela que j’ai introduit ce terme de durée - en le prenant disons de façon très, peut-être vague, disons à Bergson - et bien donc ce que j’appelais l’image-durée ou la durée d’un film, ou la temporalité d’un film, je crois que je pourrais dire que c’est peut-être, ça correspondrait en tout cas, à ce qu’Eisenstein appelle... (coupure)

... objectif, métrique, etc., ça serait quelque chose qui probablement aurait à être centré autour de la notion de rythme. Ce serait le rythme propre d’un film, son rythme interne. Alors à chaque fois tel ou tel film singulier. Alors c’est de ça que je parlais. Non pas d’une durée interne à un sujet, mais finalement de la temporalité propre, singulière d’un film. Ce qui relèverait au moins du second niveau ,qui est le niveau rythmique, et de niveau qualitatif.

Deleuze : C’est-à-dire, vous vouliez dire en fait, que c’était au-delà du rythme ?

Raymonde Carrasco : Et oui, parce que, si je prends, bon, pour dire les choses grossièrement : il y a des films dont on sent qu’ils ont quelque chose à voir avec le temps. Les films des cinéastes. Bon, et on sent très bien, je ne sais pas ce que c’est que la temporalité chez Murnau par exemple, ou bien chez Duras, prenez n’importe quel film, chez Wells. Pareil c’est quand même des exemples gros. Chez Resnais, bon. Alors là, ça a quelque chose à voir avec ce que vous appelez l’image-temps. Mais moi c’est quand même l’image-temps globale du film dont je parlais, ça va ?

Deleuze : Comment ?

Raymonde Carrasco : Globale du film. C’est-à-dire le film considéré comme une image-temps. Et donc la durée d’un film.

Deleuze : L’image-temps, ou bien renvoie à un temps chronologique... (Inaudible) Vous dites : il y a une autre image temps..

Raymonde Carrasco : Le rythme ?... euh... Si c’est un rythme-temps, hein ? Si c’est pas un rythme métrique évidemment, bon. Si c’est pas un schéma mathématique, bon, c’est ça ? Le rythme, il est du côté de l’image-temps.

Deleuze : Donc vous voulez donc que ce temps (...) soit au-delà de l’image- mouvement et au-delà du (...)

(Inaudible)

Richard Pinhas : Avant de passer à la question suivante, moi j’ai pas compris la désaffectation entre temps, durée et puis rythme... Non mais expliquez les rapports entre les trois. Là je ne saisis pas.

Deleuze : Elle met le rythme du côté du temps non chronologique.

Richard Pinhas : Ça j’ai compris ! Mais qu’est-ce que, qu’est-ce que, du côté du temps non chronologique, à savoir d’une durée pure, d’une durée cinématographique pure, d’un temps propre au cinéma, quels sont les rapports, et quelles sont les définitions de temps, durée et rythme ?!

Deleuze : Selon moi, elle, ça lui est égal.

(Inaudible)

Richard Pinhas : Ah bon ?

Deleuze : Raymonde Carrasco, ça lui est égal puisqu’elle a fait une, c’est un tout autre problème... (Inaudible)

Raymonde Carrasco : Non, ça ne m’est pas égal au sens - je réponds, je te réponds, et je pense que l’on est d’accord là-dessus - ça ne m’est pas du tout égal. C’est-à-dire il est évident que pour moi le concept de rythme c’est un concept absolument fondamental et central pour penser disons, ce que j’appelle une poétique du cinéma, c’est-à-dire, parce que mon projet c’est pas une logique, j’en suis pas capable d’abord. Mais ce que je cherche moi, c’est quelque chose de plus étroit disons, ce sur quoi je travaille c’est tellement tout nouveau, ce que j’appelle poétique c’est peut-être un terme à réviser, à savoir comment c’est fait, hein, un poïen, comment c’est fait un film, bon. Donc, au niveau d’une poétique, il me semble que le concept de rythme est tout à fait central, fondamental, et qu’il faut le penser. Et bien si tu me demandes : qu’est-ce que c’est que le rythme cinématographique pour toi, etc ? Bien je te dis, j’en ai pour un an, je n’ai pas produit un concept de rythme cinématographique, je suis en train de chercher, mais c’est évidemment un centre de questionnement très très très fort, la question du rythme. Donc c’est beaucoup plus une question pour moi qu’un concept déjà fait, tout fait. D’ailleurs ça suppose des tas de choses, d’analogies du côté de la musique, du côté du rythme poétique au sens banal du terme, et le rythme cinématographique, bon, c’est quelque chose de très complexe.

Lucien Gouty : c’est pas assorti au style ?

Raymonde Carrasco : Oui, mais pas seulement. Je pense que la notion de style est insuffisante, elle est trop étroite. Bon mais ça c’est peut-être une autre question, je ne sais pas s’il faut parler de ça. C’est pour ça que je te réponds pour te dire que c’est pas du tout que c’est évident pour moi. Le rythme, le rythme, c’est une question évidemment. Et c’est à définir et à construire, c’est un concept à construire. Peut-être d’ailleurs en fonction des cinéastes, etc., et qu’il y a des typologies des rythmes à faire.

Deleuze : Alors, on revient à... (Inaudible)

Raymonde Carrasco : Euh, voilà. La question que je me pose c’est... Je m’étais posée cette question, j’avais établi cette distinction à partir de quelque chose qui me va bien chez Duras. C’est-à-dire, un petit texte, au début d’une présentation d’India Song, un des rares textes un peu théorique de Duras sur le cinéma dans lequel elle dit : « Finalement, écrire un scénario, un découpage, je le fais pour les techniciens, hein, le découpage, plan par plan - mais c’est pas, euh... c’est pas ça, euh... j’en ai pas besoin. Je le fais pour le donner aux membres de l’équipe, à l’opérateur, au cameraman, bon, etc. »

(Intervention de Deleuze, toujours inaudible) et à l’Avance sur recettes évidemment (rires)

Bon, et elle dit que finalement il y a une idée du film. Elle ne dit pas une idée, elle dit qu’il y a une image globale du film. Une image globale du film, une image mentale du film, avant même d’avoir commencé à écrire, avant même évidemment de tourner, etc... Et c’est ça qui m’intéressait. Et moi je me dis que dans cette image mentale du film - alors est-ce qu’il faut l’appeler l’idée du film, comme dit Eisenstein, est-ce que c’est la même chose, j’en sais rien - mais enfin dans l’image mentale du film, on a comme ça une vue de la totalité du film avant même d’avoir donc commencer même à écrire un mot et qu’on commence à écrire quand il y a cette vue. Et ensuite, justement établir, alors à mon avis, ça c’est une espèce, cette vue, c’est ça qui m’intéresse, bon. Euh, c’est donc, est-ce un troisième niveau, en deçà de l’image-mouvement ? euh, pardon de l’image-durée si on l’appelle comme ça... est-ce donc un troisième niveau ? ou est-ce finalement encore et toujours l’image-durée ? Bon, ça c’est une question que je vous pose. Et que je me pose aussi, hein. (inaudible)

Alors bon évident, là, est-ce que c’est à partir de ça, de cette image mentale, de cette vue dont elle dit elle-même que c’est une totalité ouverte. Et là on est d’accord. Elle prend l’image d’un fleuve qui se jette dans la mer, et puis la mer se jette je-ne-sais-où et c’est le monde. Donc, le film comme totalité ouverte, bon. Il me semble que c’est à partir de ça, de l’idée du film, la vision globale mentale du film, peut-être l’idée inconsciente, j’en sais rien si c’est la même chose - et bien à partir de ça, moi il me semble que c’est comme ça que le rythme de tel film se déploie. Le fait que l’on va prendre, je sais pas qu’on va faire une alternance rythmique de deux plans séquences, et puis d’image-temps, et puis d’autre part un montage plus bref et sec de deux plans fixes par exemple, comme dans les premiers Resnais, ou bien le fait que Duras fera son film avec tel ou tel rythme, c’est en quelque sorte complètement second et c’est déjà décidé, contenu virtuellement dans l’idée du film. Ce qui commande l’idée, le rythme d’un film, ce que j’appelle le rythme d’un film, et le fait aussi que là on fera un gros plan et là un plan d’ensemble, on se dit pas si je fais un gros plan, je fais un plan d’ensemble. Dans l’idée du film déjà, tout déjà est là, tout est déjà là. Alors c’est ça, c’est qui me semble le point de questionnement.

Deleuze : (Inaudible) Tu le dis toi même il y a un film global est ce que tu peux donner un caractère définitif à ce que Ma question...

Raymonde Carrasco : Ou bien c’est une espèce de durée contractée, hein. De durée contractée du film à partir duquel le film, et le rythme du film, va pouvoir se déployer. Bon, alors à ce moment-là, c’est là que je dis que je recule par rapport à ce que j’ai écrit, je vais parler d’un temps contracté, d’une durée contractée mais c’est encore du temps et c’est encore de la durée. Bon, et puis comment penser en dehors, si c’est, bon, si j’appelle ça une image initiale du film, globale mais initiale, bon. Maintenant ce que je penserais plutôt, et en plus ça irait dans le sens de Barthes, parce que Barthes dit : il parle de lecture, hein. De lecture du photogramme. Et sa théorie à lui c’est une théorie de la lecture du photogramme, bon. Et il dit : il y a finalement, dans cette lecture, il y a toujours le sens obvie qui est là. Le sens symbolique et obvie, la communication c’est toujours là, et le sens obtus, il n’entame pas du tout le sens, bon. Et en quelque sorte c’est ça, ces deux sens, ils sont dans un rapport de palimpseste, dit-il, et c’est-à-dire un principe... dans un palimpseste, au niveau... un vrai quoi, et pas textuel, et pas analogique comme là. Et c’est paraît-il un sens qu’il faut gratter. Il y a une couche, on gratte et puis au dessous apparaît un autre texte, un double texte. Mais donc il y en un premier qu’il faut gratter, l’autre est dessous, bon. Tandis que dit Barthes...

Deleuze : C’est ça qui a rendu fou Saussure.

Raymonde Carrasco : Bon, Barthes dit : il faut, le premier et le second sont intervertissables, dans mon photogramme à moi et dans ma lecture du photogramme, dit Barthes. C’est-à-dire il y a pas, deux sens, et les deux subsistent, et il dit : c’est une disposition très retorse qui implique une temporalité de la signification.

Alors là moi, là je vais sortir de Barthes. (Inaudible) Mais, je suis tombée sur le texte de Blanchot qu’il y a dans "l’Entretien infini", qui est le... « Parler ce n’est pas voir », et un moment où Blanchot donne une définition de l’image. Alors il part du rêve. De la fascination qu’on peut avoir sur l’image du rêve et puis, à un moment donc, dans un moment du dialogue, il parle de l’image et il arrive à dire qu’il y a toujours une duplicité dans l’image et que plus haut, comme il dit, plus loin que cette duplicité, il y a ce qu’il appelle le tournant, la torsion, la tournure au sens actif et à partir duquel la duplicité de l’image pourrait se déployer. Alors je me dis, s’il y a un tournant et une tournure, originels en quelque sorte, avant déjà l’image de la duplicité de l’image et avant le langage, et bien je me dis, c’est quand même du temps la tournure. Il ne peut pas y avoir tournure, s’il n’y a pas temps. Voilà. Alors c’est pour ça que je dis je recule par rapport à ce texte. Est-ce que c’est ?...

Deleuze : (Inaudible)La réponse de Barthes à la question, c’est très cohérent... merci !

Raymonde Carrasco : J’espère que je n’ai pas été trop longue, ni trop obscure.

Deleuze : Non, non, c’était très clair ...

(Bruit de chaises. Mouvement)

Deleuze : Quelle heure est-il ?

« Homme » : 11h30.

Deleuze : 11h30 ! Mais c’est l’heure de la récréation ! Alors voilà je crois que les points que Raymonde Carrasco a dégagés, sont en effet très clairs. Alors c’est pas du tout dans l’idée de faire une critique. Ça me renforce et j’avais besoin de son intervention pour vous dire comment, alors du coup, moi j’essaie de comprendre ces trois mêmes problèmes. Alors je ne vois pas comment arranger mon point de vue avec celui de Raymonde Carrasco, ça n’a aucune d’importance, parce qu’on peut maintenir des points de vue.

-  Premier point de vue, moi je dirais, alors, fini de biaiser ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire, qu’est-ce que je retiens - Raymonde a très bien dit ce qu’elle retenait elle, de ce sens obtus. Moi qu’est-ce que... Comment je le sens, d’après le texte de Barthes ? Il y a une chose qui me trouble, voilà. Je maintiens ce que j’ai dit, je le maintiens ! Je ne comprends pas parce que dans le fond, ça ne me dit rien, alors que d’autres textes de Barthes me disent beaucoup. Mais il y a un truc qui me frappe. C’est dans les deux exemples fondamentaux qu’il donne. J’avais déjà indiqué un jour. Il nous dit : c’est très difficile à dire ce que je voudrais vous dire mais voilà... La vieille dame qui clame son chagrin dans l’image ou dans le photogramme spécial - vous vous rappelez - où son bonnet lui est tombé presque sur les sourcils, où il y a la ligne du bonnet, les sourcils, la bouche, les paupières, la bouche, dans une organisation spéciale qui va, dans la série des photogrammes de cette femme qui pleure, et bien il y a celui là, où s’incarne le sens obtus, il nous dit quoi ? Il nous dit : comprenez ! elle a l’air déguisé. Dans les autres, elle n’a pas l’air déguisé. Dans les autres, c’est une femme qui pleure. Traduisons : c’est une attitude. Une attitude. Ou c’est une posture. Tout son corps est engagé dans son chagrin, c’est une attitude du corps.

Mais voilà que surgit, d’après Barthes, un photogramme d’une image pour le moment, disons, insoluble. Qui disparaîtra. Impression qu’elle est déguisée. Vous vous rappelez : « Tous ses traits ont pour vague référence un langage un peu bas, celui d’un déguisement assez pitoyable. Joints à la noble douleur, car elle a aussi une noble douleur, ils forment un dialogisme si ténu, qu’on ne peut en garantir l’intentionnalité. » Très fugitif. On a l’impression qu’elle est déguisée. Et il sent à quel point c’est dangereux ce qu’il est en train de dire parce qu’il ajoute : surtout, il ne s’agit pas du tout de parodie. C’est pas comme si tout d’un coup, il y avait une parodie du chagrin. Une espèce d’imitation. C’est pas une parodie. C’est pas non plus qu’elle n’éprouve pas. C’est pas non plus qu’elle n’éprouve plus le chagrin. Elle éprouve pleinement le chagrin, mais on a bizarrement l’impression d’un déguisement que peut-être, seules, les grandes douleurs donnent.

L’autre exemple, qui alors est, comme Raymonde Carrasco a eu raison de dire que c’était l’exemple essentiel de Barthes, parce que l’autre exemple qu’il donne, laisse encore plus songeur, évidemment. L’exemple qu’il donne, je l’avais dit très vite la dernière fois, c’est lors du couronnement d’Ivan le Terrible, quand dans Ivan le Terrible, il y a la scène du couronnement. Magnifique scène, avec la pluie d’or que les deux courtisans font tomber sur la tête, sur la couronne, et qui ruissellent sur le manteau d’Ivan le Terrible. Il nous dit : regardez les courtisans. Il dit : voilà. Et c’est dans un texte où il dit : « Je vais, je vais essayer de vous dire ce qu’est le troisième sens, c’est-à-dire le sens obtus. Je n’arrive pas à le nommer. Mais je vois bien les traits, les accidents signifiants, dont ce signe est composé. Ecoutez bien : " c’est une certaine compacité du fard des courtisans. Ici, épais, puisqu’il y en a deux, ici dans un cadre, le fard d’un des courtisans. Fard épais, appuyé. Là, dans le tableau des courtisans, lisse, distingué. C’est le nez bête de l’un. C’est le fin dessin des sourcils de l’autre. Sa blondeur fade, son teint blanc et pincé. La platitude apprêtée de sa coiffure qui sent le postiche. Le raccord au fond de teint plâtreux à la poudre de riz. »

C’est d’autant plus bizarre de nous dire ça lors d’une cérémonie. Et il nous dit : « Dans la cérémonie d’ensemble du couronnement du tsar, il y a un photogramme ou quelques photogrammes, qui sont particuliers. » Il les définit comment ? « Les personnages ne sont pas seulement déguisés en vertu de la cérémonie », ça, ça ferait partie du sens obvie, « ils ont l’air étrangement déguisés d’une autre façon. Il sont déguisés de déguisé. Il sont re-déguisé sur le premier déguisement. » C’est-à-dire sur le costume de cérémonie. Et là aussi ce n’est pas une parodie.

Et c’est très dangereux. Il est en train de - et c’est ça qui m’intéresse dans le texte - il est en train de frôler une notion bizarre autour d’un masque pour les deux courtisans c’est leur visage est une espèce de masque. Pour le cas de la vieille, c’est aussi un espèce de masque. Masque, déguisement. Mais quel type de masque ? Quel type de déguisement ? Généralement, se masquer ou se déguiser, c’est toujours se masquer d’autre chose ou se déguiser avec autre chose. Et ce serait en effet, le cas des courtisans par rapport à la cérémonie. Ils ont mis leurs habits de cérémonie tout comme le tsar lui-même a mis son habit de cérémonie. Il est déguisé d’autre chose que soi. Et quand mon visage devient un masque, le masque est autre chose que du visage. Voilà, c’est la situation, je dirais "ordinaire". Est-ce que Barthes n’est pas en train - sensible comme il est - est-ce que sa sensibilité n’est pas en train de dégager quelque chose de différent ? Et est-ce qu’il ne nous dirait pas quelque chose comme : "faites attention, il arrive qu’on se déguise avec soi-même ou il arrive qu’on se masque de soi-même". Je peux me déguiser de mes propres habits, de mes habits ordinaires. Mon visage peut se masquer de soi-même sans emprunter un autre visage.

Et j’ai parfois l’impression en effet, que certains visages deviennent leur propre masque. Quand un visage devient son propre masque, c’est complètement différent de, quand un visage se masque. Quand un corps se déguise de soi-même, c’est tout à fait autre chose. C’est plus du tout le cas d’un bal masqué. Dans un bal masqué, bon, je vais m’acheter un masque, je vais m’acheter un costume et je me masque, et je me déguise en l’autre, en quelque chose d’autre, je me masque de quelque chose d’autre. Là je me masque de mon propre visage, je me déguise de mes propres habits. En d’autres termes je me masque et me déguise de moi-même. « De moi-même » au sens de « avec » moi-même. Mon visage est devenu son propre masque. Mon corps est devenu son propre déguisement.

A la limite c’est une notion incompréhensible, bon. Ou bien peut-être qu’il renvoie à des impressions furtives. Quelqu’un, par exemple, je vois quelqu’un et je me dis : « qu’est-ce qu’il a de bizarre aujourd’hui ? » Et je ne peux pas répondre. Parce qu’en un sens je ne peux répondre qu’une chose. Rien ! Il n’a rien de bizarre. Ça veut dire il n’y a rien qui ne soit pas lui. Et pourtant c’est comme si son visage était devenu son masque. Peut-être que la mort fait ça ? On parle toujours d’un masque de mort, pour parler de choses gaies. Si Barthes n’a pas pris cet exemple je crois, que c’est parce qu’il détestait la mort. Parce que c’est la mort qui me paraît, pour moi, faire au maximum comprendre. Quand la mort saisit le corps, là le visage devient son propre masque. La mort, c’est ce qui nous dé-déguise avec nous-même. Le cadavre récent est déguisé de soi-même. Le masque de mort, c’est le visage lui-même, en tant que sécrétant son propre masque.

Alors là j’aurais une différence, alors ce serait ma première différence quant au premier problème qu’on a traité. Moi je dirais, si je peux donner un sens à cette expression de « sens obtus »,
-  c’est pour moi que le sens obtus désignerait le moment où je ne suis ni moi, ni l’autre, c’est-à-dire où je suis ni nu, ni déguisé mais où ma nudité me déguise de moi-même. Si vous comprenez bien le « de ». Je suis déguisé de moi-même exactement comme je vous disais la dernière fois en finissant : Kerouac à la fin de sa vie, se sentant mourir disait : « Je suis fatigué, je suis vanné de moi-même. C’est moi, qui me déguise moi ! C’est moi qui me fatigue moi ! » C’est le chagrin de cette femme qui la déguise en femme chagrinée. C’est le contraire d’une imitation de chagrin. C’est le contraire d’une parodie de chagrin. Les courtisans sont déguisés d’eux-même c’est-à-dire c’est leur costume de cérémonie qui a induit un second déguisement sur le déguisement que constituait le costume de cérémonie. Bon alors, j’y vois rien d’autre. J’y vois rien d’autre.

C’est donc très différent de ce qu’y voit Raymonde Carrasco. Seulement qu’est-ce que j’en tire immédiatement ? J’en tire quelque chose qui pour nous, va peut-être nous ramener à notre problème. A savoir : le sens obtus ainsi défini, ce serait bien une limite. Ce serait bien une limite. Mais limite de quoi à quoi ?
-  Ce serait le passage insensible, le passage insensible d’une attitude, le chagrin, à son auto-déguisement, c’est-à-dire le gestus. Ou si vous préférez ce serait le passage insensible de l’attitude quotidienne à la - non pas à la cérémonie, mais à la cérémonisation de l’attitude. Ce serait pour reprendre l’expression d’un sociologue américain, « la mise en scène de la vie quotidienne ».

Reprenons l’exemple de Godard, le plus simple. Une série d’attitudes quotidiennes tendent vers une limite, leur théâtralisation. C’est pas du tout comme un passage de l’attitude quotidienne au théâtre. C’est pas un passage à la vie quotidienne, de l’attitude quotidienne au théâtre. C’est un procès de la théâtralisation de la vie quotidienne. C’est un processus de théâtralisation de l’attitude quotidienne. Alors je retrouve en plein mon problème. On dira qu’il y a une série lorsqu’une suite d’attitudes - par exemple l’attitude d’une femme ayant du chagrin - tendent vers une limite : la théâtralisation ou la cérémonisation de ces attitudes. Et ces attitudes quotidiennes se réfléchissent dans cette limite. Et il n’y a pas deux termes - le quotidien et la cérémonie - il y a un processus vraiment vectorisé du passage de l’un à l’autre, c’est-à-dire une théatralisation de l’attitude quotidienne, une cérémonialisation, une mise en scène, de l’attitude quotidienne. Donc, il ne s’agit pas du tout d’une parodie. Je voudrais juste vous, euh... je voudrais juste dire d’avance avant qu’on se repose un peu, où je veux en venir.

Voilà. Une limite, une limite est, à votre choix, atteinte ou franchie. La suite des attitudes, là, ce que Barthes isole dans un photogramme, c’est la limite dans laquelle se réfléchit la suite antécédente des attitudes quotidiennes de la femme pénétrée de chagrin. Et cette limite c’est quoi ? C’est que le chagrin la déguise d’elle-même. Que le chagrin la déguise, elle-même avec elle-même.

Si vous me suivez un peu, je prends de l’avance sur mon hypothèse - si c’était ça - on aurait un acquis qui me paraît là très très considérable. A savoir, dans ce processus il y aurait nécessairement passage d’un avant à un après. Il y aurait passage d’un avant à un après. Là je ne m’explique pas encore très bien, je voudrais que vous le sentiez vaguement. C’est-à-dire une limite est atteinte ou franchie. Il y a l’avant et l’après. Une limite est atteinte ou franchie. Une suite d’attitudes quotidiennes atteignent ou franchissent la limite de la théâtralisation, de la cérémonisation. Il y a dès lors une flèche, c’est un vecteur. Il y a un avant et un après. Il y a un avant et un après mais vous me direz : « Mais c’est très banal ça ! » Oh ! Mais pas du tout. Mais alors là, pas du tout ! Pourquoi ? Parce que c’est un avant et un après sériel. C’est un avant et un après sériel. Qu’est-ce que ça veut dire ça « un avant et un après sériel » ? Surtout qu’il ne faut pas les confondre avec l’avant et l’après d’un temps chronologique. C’est formidable ce qu’on est en train de faire. Saisissez ! Enfin formidable... Mais moi je trouve ça parfait ! On est en train d’arracher l’avant et l’après au temps chronologique.

Il y a un avant et un après conformément au temps chronologique. C’est quoi ? Je l’appellerais le cours du temps. La cours du temps, c’est la détermination de l’avant et de l’après suivant le temps chronologique. Mais il y a aussi un tout autre "avant et après". C’est l’avant et l’après non plus du cours du temps mais de la série du temps. Et cet avant et cet après, cette fois, se définissent comment ? Lorsqu’une suite est vectorisée, donc tend vers une limite, qui va définir l’avant et l’après.

Exemple : peut-être parce que c’est l’exemple fondamental : la mise en scène de la vie quotidienne, la mise en scène des attitudes quotidiennes, au sens où elle nous donne cette limite. On passe, on passe, insensiblement, des attitudes au gestus qui les - quoi ? - qui les relie mais qui les relie par après, une fois qu’il est là ! C’est-à-dire au gestus qui les réenchaîne. Il y a un avant et un après "sériel" qui ne peut pas se confondre avec l’avant et l’après chronologique.

Je dirais, bon, on est déjà loin de - on va retrouver - faut y aller très doucement hein... parce que ça permettrait de pouvoir dire quelque chose sur l’image-temps justement que je n’avais pas l’année dernière.. Pour le moment on en est juste là :
-  cette idée de l’opération par laquelle on se déguise "de soi-même". Et en quoi cette opération nous lance dans un espèce de temps vectorisé, de mise en scène, de théatralisation, par laquelle on passe des attitudes au gestus.. Mais on ne passe pas des attitudes au gestus, sans passer d’un avant à un après, mais un avant et un après qui appartiennent à la série du temps et non plus au cours du temps. Bon, ça il va falloir le... ceux qui comprennent pas, ils ne doivent pas beaucoup se troubler.

Je veux dire encore une fois, je veux dire, c’est pas comme chez Renoir ! La vie, le théâtre ! Je ne veux pas dire que chez Renoir ça soit insuffisant. Je veux dire que chez Renoir c’est un tout autre problème. Là, c’est pas du tout ce problème, c’est pas la vie, le théâtre. C’est pas où commence l’un, où finit l’autre. C’est pas ça du tout. C’est le procès de théâtralisation qui va rééenchaîner les attitudes, une fois qu’il est atteint. Donc, un avant et un après sériel, qui ne se confondent pas avec l’avant et l’après chronologique. Vous me direz : « bon, et bien supposons ça ! » On oublie pour le moment l’histoire, on reviendra à ça, hein ? Et on reviendra au photogramme. Mais c’est ça qu’il faut, c’est ça qu’il faut préciser. Où le saisir ? Comment le saisir ? Comment le saisir dans le cinéma ? Je m’occupe plus du photogramme, pour le moment, je m’occupe pas du photogramme encore, je m’occupe pas, euh, je me suis appuyé sur sens obvie, obtus, sens obvie, sens obtus, je ne peux pas aller plus loin.

Ce qui m’intéresse maintenant c’est ce passage. Ce passage sériel qui n’est pas un passage chronologique. Comment on va le repérer ce passage ? Cette limite. Ce passage, ou cette limite, comment on va le repérer ? Comment on va redistribuer l’avant et l’après ? En d’autres termes, comment on va distribuer l’avant et l’après, ça revient à dire à nouveau : qu’est ce que veut bien vouloir dire : se déguiser de soi- même ?...

(Fin de la bande)

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