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77- 29/01/1985 - 2

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Gilles Deleuze cinéma cours 77 du 29/01/1985 - 2. Transcription Catherine Gien Duthey.

Ils étaient tous liés, ils ont reçu en France un accueil. Leur problème avec l’université française a été complexe - tout ça, bon, mais c’est intéressant parce que je crois qu’en effet, c’était fondamental. C’est vers 30-33, l’essor de la pensée française après la guerre, c’est-à-dire avec Sartre et avec la phénoménologie, avec Sartre et Merleau-Ponty, ne peut se comprendre que compte tenu de cette arrivée d’un certain nombre de très grands philosophes, de grands philosophes, vers 30-33 en France.

Or, qu’est-ce que nous dit Eric Weil dans un livre ? on ne sait - Eric Weil, il n’a fait pas beaucoup de livres mais gros d’une part, et puis après on se dit : bien il n’y a plus rien à faire - parce que l’un s’appelle "Logique de la Philosophie", l’autre s’appelle "Philosophie Morale" et l’autre s’appelle "Philosophie Politique". Donc, après ça, après ça, c’est tout, on ne voit pas de quoi parler en philosophie. Et bien, Eric Weil dit : il y a une complémentarité et là il essaye le lien, simplement il apporte quelque chose de nouveau, c’est sa manière de comprendre Hegel. Sa manière de comprendre Hegel et de reprendre Hegel, c’est-à-dire de faire une nouvelle phénoménologie de l’esprit dans "Logique de la Philosophie" consiste à nous dire :
-  il y a une corrélation entre les attitudes et les catégories, il y a une corrélation entre attitudes et catégories. D’une certaine manière on pourrait dire, à la limite que les catégories sont des attitudes. Les concepts sont des attitudes, mais il dit : non, il nuance, on ne peut pas dire exactement ça, il faut plutôt parler d’une corrélation : attitudes/ catégories.
-  Et l’attitude, il la définit très bien comme étant une manière d’être au monde, une manière d’être au monde de la conscience. Bien. Et la catégorie, c’est quoi ? Manière d’être au monde de la conscience,
-  la catégorie, c’est un - quel qu’il soit - un discours cohérent. Un discours cohérent. Le problème évidemment : c’est quels sont les critères de la cohérence ? On ne va pas s’en occuper de ce problème parce que ce serait un cours sur Hegel et sur l’interprétation d’Hegel par Weil.

Discours cohérent. Quelle est la corrélation ? Toute attitude, toute manière d’être au monde, renvoie sans doute à un discours cohérent et inversement. Mais de quelle manière ? Là ça n’est pas si simple. il y a toujours un discours cohérent possible, les discours cohérents, ils abondent ; toute attitude renvoie à son discours. Toute attitude a son discours, tout comme tout discours a son attitude. Seulement ce n’est pas toujours celui qui tient l’attitude qui tient aussi le discours de cette attitude. Donc ça se complique, la corrélation attitudes/discours cohérent est en train de se compliquer. Soit un fou. Un fou, il a une certaine attitude. L’attitude, mettons, l’attitude paranoïaque, ce n’est pas la même que l’attitude schizophrénique. Il y a des attitudes, ce n’est pas la même que l’attitude maniaco-dépressive, il y a même toute une psychiatrie des attitudes. Qui d’ailleurs doit quelque chose à Hegel, lointainement. C’est-à-dire l’interprétation des troubles psychiques comme manière d’être au monde. Il y a une espèce de lignée là, Hegel/ Heidegger.

Bien, je dis : un fou a une attitude, il a aussi un discours. Est-ce que ce discours est cohérent ? C’est ce que demanderait Eric Weil, est-ce que ce discours est cohérent ? Pour aller très vite hein, il faut pas discuter chaque mot, on pourrait dire : oui il est cohérent, oui il a sa cohérence, on pourrait dire il est parfaitement cohérent. Supposons qu’il ne soit pas cohérent, ça veut dire quoi ? Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas de discours cohérent correspondant à l’attitude de la folie. Ca veut dire que ce n’est pas le fou qui peut tenir le discours cohérent correspondant à son attitude. Alors peut être qu’il y a même des cas différents. Il y a des cas où le fou peut tenir lui-même le discours cohérent de sa propre attitude. Il y a des cas, il y a d’autres formes de folie où le fou ne peut pas tenir le discours cohérent de sa propre attitude. il n’ en a pas moins un discours cohérent de sa propre attitude, ce sera le discours dit du psychiatre. C’est le psychiatre qui tiendra le discours cohérent correspondant à - enfin faut vraiment y croire ! mais je parle au plus simple. Tout ça c’est des exemples qui n’ont aucun intérêt, c’est pour vous faire comprendre.

Je prends un autre exemple : le bourreau. Parce que c’est deux exemples que Weil prend. Le bourreau, l’homme de la violence absolue. Est-ce qu’il y a un discours cohérent de la violence absolue ? Peut être, peut être qu’il y a même ça ! S’il y a un discours cohérent de la folie, peut être qu’il y a un discours cohérent de la violence absolue. Qui aurait tenu le discours cohérent de la violence ? alors mettons, précisons - un discours cohérent de la violence sexuelle absolue ? C’est bien connu, nous dit-on, que Sade a tenu le discours cohérent de la violence sexuelle absolue. Que ce discours soit cohérent, c’est évident. Les personnages de Sade se réclament de la nature, de toute une conception extrêmement rationnelle de la nature et ils tiennent un discours fondamentalement cohérent et même ils sont très vexés lorsque leur victime ne se laisse pas convaincre. Ils n’aiment pas ça du tout, parce que leur victime, elle a un double rôle : être la victime de leurs supplices mais être aussi l’auditrice de leurs discours. C’est fondamental. Alors bon, mais peu importe tout ça. Bien.

Mais, dans un texte célèbre, Georges Bataille posait une question, posait une question intéressante, c’est une belle page de Bataille. Où Bataille dit : le discours des héros de Sade est précisément un discours que les bourreaux ne peuvent pas et ne savent pas tenir. Qui peut tenir un tel discours ? Et là, c’est un grand renversement dans Bataille, remarquez que Bataille était très lié à tout ce dont je parle à Kojève à tout ça bon euh. Bataille, il est évident que, seule une victime peut parler comme parlent les bourreaux de Sade. Sinon quand vous avez un bourreau, voyez, voyez le nazisme, vous avez jamais vu un nazi parler comme parle un personnage de Sade. Qu’est-ce que c’est le discours d’un nazi ? Le discours d’un nazi, alors c’est un discours tout à fait incohérent. De quel type ? Du type toujours, de l’éternel type : « Oh, on m’a dit de le faire ! Si je ne l’avais pas fait ça aurait été pire. Etc... Ah c’étaient les ordres ! », bon, mais le discours du mal absolu, tel qu’il apparait chez Sade, jamais un bourreau ne l’a tenu. De même que je disais, tout à l’heure, le discours cohérent du fou n’est pas forcément tenu par le fou, c’est-à-dire par celui qui a l’attitude correspondante, il est peut être tenu par le psychiatre, enfin, de même, le discours cohérent de la violence absolue n’est peut être pas tenu par le bourreau mais selon l’hypothèse de Bataille ne pourrait être tenu que par la victime.

Si bien que ça permettrait de distinguer au moins deux sortes d’attitude et c’est là que Eric Weil veut en venir, à la distinction de deux sortes d’attitude. Je crois qu’il y avait longtemps que je n’avais pas fait un cours sur Hegel ou sur un hégelie - ça m’a fait tout chose, tout bizarre, oh [rires, de l’auditoire et de Deleuze], je ne sais pas ce qui m’a pris - deux attitudes. Il y aurait les attitudes qui se développent elles-mêmes dans un discours cohérent, qui sont capables de se développer elles-mêmes dans un discours cohérent et celles-là, Weil les appellera les attitudes pures. Et puis il y a les attitudes impures, non pas qu’elles n’aient pas de discours cohérent mais elles sont plus ou moins incapables de tenir elles-mêmes le discours cohérent ou de développer elles-mêmes le discours cohérent qui leur correspond. Elles sont capables, ça ne veut pas dire qu’elles le fassent, après tout quelqu’un qui a une attitude, une attitude comme dit Weil, ça s’occupe de l’histoire. Et une attitude, une manière d’être au monde, c’est très indifférent à la philosophie. En revanche la philosophie, ce qui l’intéresse elle, c’est le discours cohérent. La philosophie, c’est la science des discours cohérents, définition très hégelienne, que Hegel n’a pas donnée mais définition hégelienne que propose Eric Weil.
-  Si bien que le discours philosophique, c’est celui qui a sa propre cohérence, enchaine et produit tous les discours cohérents possibles, c’est l’auto-développement du discours cohérent. Voyez, ça devient alors, l’idée devient très claire :
-  chaque type de discours cohérent c’est une catégorie. Vous avez une corrélation attitudes/catégories, corrélation complexe puisque certaines attitudes correspondent étroitement aux discours cohérents correspondant enfin je ne sais pas quoi, et d’autres attitudes au contraire n’y correspondent qu’indirectement. Mais de toute manière vous avez une complémentarité des attitudes et des discours cohérents. Tout comme chez Hegel vous avez une complémentarité des figures de la conscience et des moments du concept, là vous avez une complémentarité des attitudes et des discours cohérents.
-  C’est dire que les attitudes se réfléchissent dans les discours cohérents, c’est-à-dire dans les catégories.

Or je pense à ça et je l’ajoute, parce que un texte, là aujourd’hui, on entre dans des textes, je vais vous expliquer pourquoi on va attacher beaucoup d’importance aux textes. Là, un article de Serge Daney, pour en revenir à Godard, dans son livre intitulé "La Rampe", c’est un recueil d’articles, il y a un article sur Godard qui me parait très intéressant parce qu’il voit très bien quelque chose, l’importance du discours dans le cinéma de Godard. Et où il dit, chez Godard, ça procède toujours par discours et on dirait d’une certaine manière que Godard ne s’interroge pas finalement sur : qui a tort ? qui a raison ? Ou bien, d’où viennent ces discours ? « Godard ne pose jamais », je lis, « Godard ne pose jamais aux énoncés qu’il traite la question de leurs origines, de leurs conditions de possibilité. Sa démarche est la plus anti-archéologique qui soit. Elle consiste à prendre acte de ce qui est dit - ça je crois que c’est très juste - elle consiste à prendre acte de ce qui est dit et à chercher aussitôt l’autre énoncé. » Il prend acte d’un discours existant et il cherche aussitôt l’autre discours. Peu importe d’où vient le discours, peu importe d’où ça vient. Donc il prend acte de ce qui est dit et cherche aussitôt l’autre énoncé, l’autre son, l’autre image qui pourrait venir contrebalancer, contredire cet énoncé, ce son, cette image. Une image étant donnée, il la prend pour ce qu’elle est, il la prend littéralement et sa question c’est : quelle autre image mettre avec celle là ? tout comme, un discours étant donné, j’y oppose un autre discours. Plus que qui a raison ? qui a tort ? la question qui mène Godard est : "qu’est-ce qu’on pourrait opposer à cela ?". C’est très, c’est la dialectique quoi, la dialectique hégelienne, on passe d’un discours à un autre discours en même tant qu’on passe d’une attitude à une autre attitude. "De là, continue Daney, cette confusion souvent reprochée à Godard : à ce que l’autre dit, à ce que l’autre dit, il répond toujours par ce qu’un autre "autre" dit. Et même continuera Daney, Godard ne cache pas sa sympathie pour un certain type de discours mais même le discours pour lequel il éprouve de la sympathie, il le présente pas comme étant plus vrai que l’autre, il le présente simplement comme étant "autre" que le discours précédent. Et Daney donne des exemples, le discours maoïste dans les films de Godard du type "Vent d’Est", "Pravda" etc, le discours féministe dans "Numéro Deux", ça consiste à opposer à ce que l’un a dit, ce que un autre dit. Comme si, ça c’est très, c’est très important, comme confirmation de notre méthode sérielle ou comme si, en même temps que les séries d’images, les suites d’images qui chez Godard sont des attitudes, ça va être et on va le retrouver, mais on l’avait déjà esquissé ce thème, le premier trimestre, c’est un cinéma des attitudes, des attitudes qui nourrissent les suites d’images, correspondaient des discours cohérents constituant les catégories corrélatives à ces attitudes.

C’est là que je voudrais en venir, à quoi ? Bah une chose toute simple, mes deux questions étant données, j’ai un début de réponse. On va voir hélas, que tout va se compliquer. Mes deux questions étant données, j’ai un début de réponse.
-  Ma première question, c’était : "qu’est-ce qui dans l’image permet la mise en série ?". Je réponds et là je me sens tout hégelien, mais on, ça va pas être, on n’a pas fini, hein, faut bien en passer par là, c’est l’attitude. C’est l’attitude.
-  Autre question : "qu’est-ce qui donne à quelque chose une fonction catégoriale ?". C’est le discours cohérent. Un cinéma du discours, c’est ça la catégorie.

Qu’est-ce que c’est que ce discours cohérent ? Alors, donnez lui un nom, alors pour en sortir un peu de tout ça, on a vu au premier trimestre, j’avais proposé un terme, c’est : l’enchaînement des discours cohérents, ça va être quoi ? C’est ce qu’on appellera une geste ; la chanson de geste. Une geste c’est quelque chose de très particulier.
-  La table des catégories forme la geste de la philosophie.
-  Les moments constituent la geste du concept. Bien.
-  Ce qui donne à quelque chose la valeur de catégorie ou de discours cohérent, c’est la geste. - Ce qui donne à l’image la possibilité d’être sérialisée, c’est l’attitude.

Bon, qu’est-ce qui compte la dedans ? qu’est-ce qu’on est en train de faire ? Ce qui m’importe, c’est ceci : c’est que, il faut trouver, nous sommes à la recherche d’un domaine, sentez le (coupure son).

..Comme on dit les histoires sont finies, mais le vécu, ça ne vaut pas mieux. On a récusé les histoires, très bien, plus d’histoire, très bien, si c’est pour la remplacer par la misère pitoyable d’un vécu ; à savoir euh, comme dans la plupart des romans actuels. Oh ce n’est pas ce qu’avaient voulu les fondateurs du roman moderne. Si il s’agit de renoncer à l’histoire, ce n’est pas pour que quelqu’un raconte son petit vécu à lui, à savoir le fait qu’il ait une mère et qu’il ait un père euh, chose assez générale et dont d’autre part, les drames vécus sont aussi la donnée de tous le monde. C’est pas pour ça qu’on supprime l’histoire, je ne veux ni de votre vécu ni d’une histoire. Mais alors de quoi veux-tu ? voilà, de quoi veux-tu ? Ni des états vécus, ni de l’histoire, c’est-à-dire, en termes de cinéma, ni le vieux cinéma d’action - Vous allez me dire ni du cinéma quoi ? ni du cinéma direct. Non, à peine on a dit ça, on retire, c’est le cinéma direct qui est mal dit direct. Le cinéma direct, sauf cas très exceptionnels et expérimentaux, ne s’est jamais intéressé au vécu, bon. Alors ça, ça nous ouvre déjà quelque chose, cette confiance, que dans le cinéma direct, il s’est jamais jamais agit du vécu et qu’il s’agissait pas de remplacer l’histoire par du vécu, l’intrigue par du vécu, ça n’a jamais été ça, bon. Mais mettons, alors quoi ? En tout cas, si c’est ni du vécu, ni de l’histoire ou de l’intrigue ? en effet, l’histoire ou l’intrigue, c’est le sujet, au sens où je dis : "le sujet de mon ouvrage c’est ceci", hein ? Or on a vu que le film et l’œuvre n’avaient pas de sujet, le film n’est pas "sur" Lausanne, le film n’est pas "sur" la guerre. Donc, renoncement au sujet en ce premier sens. Mais, ce n’est pas non plus le vécu et ce n’est pas non plus les états vécus. Renoncement au sujet au second sens, "moi, je". Alors, ni histoire ou intrigue, ni états vécus ; qu’est-ce qui reste ? Il reste les attitudes et les catégories. Ou si vous préférez, les attitudes et la geste.
-  La geste, c’est le discours propre aux attitudes, c’est le discours correspondant aux attitudes. Les attitudes ne sont pas des états vécus, la geste n’est pas un sujet, une intrigue, une action.

D’où l’importance dans la littérature de, non seulement ce qu’on a appelé à proprement parler la chanson de geste, mais d’une certaine manière, dire que toute littérature est une geste. Je dis bien :
-  la geste c’est le discours des attitudes tout comme les attitudes, c’est le corrélat de la geste.

Bon eh ben on est dans une drôle d’affaire parce que là dessus, ce qu’il faut montrer, c’est en quoi il y a une espèce de notion complexe attitudes/geste où vous m’accorderez maintenant, images/catégories, on est en plein dans le problème de la pensée. Mais vous voyez que déjà et ça vous étonnera peut être moins alors que, on soit déjà comme acculé à bientôt parler du parlant, puisque on ne peut avancer là que dans cette analyse actuelle que déjà en invoquant perpétuellement le discours. Bien, et bien on se trouve devant un complexe de notions très, très... Images/catégories, attitudes/geste.
-  Les attitudes et la geste ou bien les images et le concept.

Bon ; ça va ? Repos hein ? Non ? Mais ne vous éloignez pas trop - j’en connais qui vont jusqu’à aller chercher des cafés en face là-bas - si bien que je dois vous attendre. Vous n’avez qu’à acheter une bouteille thermos [rires].

Je recommence parce que vous allez voir pourquoi. Nous tenons là, nôtre, comme deux doublets :
-  images/catégories,
-  attitudes/la geste ou le gestus. Encore une fois la geste ou le gestus, que nous le considérons uniquement pour le moment comme le discours cohérent qui correspond aux attitudes. Voyez, et nous sentons tous, de la manière la plus vive, la plus aigüe que ça ne suffit pas, qu’il faut se débrouiller là dedans. Et voilà ce que je vous propose, puisque on est amené, c’est ça qu’il y a de très gai pour moi, si ce n’était pas si euh, pour moi, rien que pour moi - on varie beaucoup nos méthodes. Je vous propose là de prendre pour ce dernier point de cette partie, une nouvelle, le contraire d’une méthode. C’est à dire, on va vraiment "feuilleter" un certain nombre de textes auxquels je vous dis- d’habitude je vous le dis pas, parce qu’il n’y a pas lieu - que je m’y retrouve pas et que je les comprends pas. Alors je ne suis pas contre, je les comprends pas. Alors on va voir avec vous, peut être que vous, vous comprendrez et, et ce ne serait pas la première fois, moi qui les comprends pas, ils pourront vous paraître à vous, limpides. Euh, ils ne me convainquent pas, je ne les comprends pas. Et puis, alors on va procéder comme ça, l’examen de ces textes que je comprends très mal et puis mise au point, je vais vous dire comment on fera la mise au point et puis ce que, ce que je comprends moi dans les rapports attitudes/gestus. Mais on va commencer par ces examens de textes parce que c’est des textes de base fondamentaux.

Et il s’agit de deux, de trois textes. Si on me disait attitudes/la geste ou le gestus, je répondrais immédiatement et ben il y en a deux qui s’imposent, je l’ai cité au premier trimestre, un texte de Brecht, un texte de Roland Barthes qui est lui-même un commentaire sur Brecht. Et puis on y joindra un troisième texte dont je ne sais pas trop s’il a à faire avec le second. Ce troisième texte est un texte également de Roland Barthes qui s’appelle L’obvie, o-b-v-i-e et l’obtus. Ce texte je l’avoue et je le dis d’autant plus aisément que j’ai pour l’œuvre de Barthes une très grande admiration. Ce texte, je n’y comprends rien, rien. Je n’y comprends rien. Si bien que nous y joindrons un quatrième texte. Quelqu’un ici qui travaille euh avec nous ici depuis longtemps et qui fait aussi du cinéma, qui est Raymonde Carasco, a écrit elle-même un texte commentant le texte de Barthes sur "L’obvie et l’obtus" et non seulement le commentant mais le faisant sien. Je suppose donc que, elle a compris. J’avoue que je ne comprends pas plus le texte de Barthes que le sien. Non mais ceci c’est pas, ce n’est pas un reproche du tout, ce n’est pas une objection, je comprends même pas ce dont ils parlent. Alors ça se gâte, et puis on verra quand même, même à travers l’incompréhension si bien que je serai en mesure la prochaine fois, quand on aura un peu avancé de faire une seconde interview. Ce sera la moindre des choses que j’interviewe Raymonde Carasco. La première, notre première interview a pour moi, a très très bien marché, donc je suis très content de cette méthode, si Raymonde Carasco veut bien la prochaine fois et ben on fait une petite interview hein. Quoi ?

Raymonde Carasco : ‘"je dis, j’ai peur, j’espère que ça marchera aussi bien." Ah ! [rires]

Alors on y va. On y va, je pars du texte de Brecht qui est donc le texte de base sur le gestus. Et, je me dis ça a l’air simple, première chose, je fais des petites remarques. Ce texte que vous le trouvez dans "Les écrits sur le théâtre", c’est un texte de peu de pages mais qui renvoie aux notions fondamentales de Brecht et qui s’appelle "Musique et gestus". Et ce texte on s’aperçoit très vite qu’il doit être très important parce que il a trois pages mais on en sort en se disant après tout, c’est à partir de la notion de gestus qu’il faut comprendre Brecht et pas à partir de celle de distanciation. Bien plus, la distanciation, la célèbre distanciation de Brecht, on ne peut la comprendre correctement que si l’on passe par son idée sur le gestus. Surtout que, dans le courant de ce texte de trois pages, je commence par une première remarque. Il s’agit pour Brecht de montrer explicitement que les sujets n’ont pas d’importance, dans le théâtre pas plus qu’ailleurs. Et il va jusqu’à dire bon, aucun sujet n’a d’importance si vous n’en avez pas dégagé un gestus. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comme dira Barthes dans son commentaire, le sujet de" Mère Courage", supposons que ce soit la Guerre de Trente ans. D’autres pièces de Brecht ont pour sujet le nazisme. Mais là dans ce court texte il nous explique, si vous n’avez pas dégagé le gestus, le sujet, ça n’est rien. Cette remarque, elle nous fait plaisir, puisque par d’autres moyens, nous étions arrivés à cette constatation, il s’agit de supprimer le sujet, au sens où une œuvre ne porte pas "sur", et c’est exactement dans ce sens que Mère Courage ne porte pas "sur" la Guerre de Trente ans.
-  Donc le gestus n’a rien à voir avec l’intrigue ou le sujet. Première remarque ; jusque là ça nous va, jusque là je comprends.

Deuxième remarque, ça a à voir avec quoi, le gestus ? Ben il nous dit, gestus, ça peut être mille choses. Mais ce qui m’intéresse, et c’est ça le vrai gestus nous dit-il, c’est le gestus social. Le gestus social, bon. Qu’est-ce qu’un gestus social ? Brecht nous dit tous les gestus ne sont pas sociaux. L’attitude d’un homme qui se bat contre une mouche n’est pas au premier abord un gestus social. Voilà ; vous vous battez contre un moustique hein - c’est plus vraisemblable, je corrige hein - vous vous battez contre un moustique, c’est un gestus en quel sens ? Je ne vois pas en quel autre sens ça peut être sinon une coordination d’attitudes et Roland Barthes dans une phrase, une seule phrase de son texte sur Brecht dira : "coordination d’attitudes". Donc nous disons un gestus, bon, c’est une coordination d’attitudes. Encore faut-il que, le gestus soit social. Se battre contre un moustique, c’est enchaîner des attitudes, bon ! hein, enchaîner des attitudes, ce n’est pas un gestus social ; en apparence, au premier abord. Remarquez que ça risque de l’être si, certaines conditions mais enfin bon. L’attitude, hein, il s’agit bien d’attitude, l’attitude d’un homme donc le gestus, ce sera la coordination des attitudes. "L’attitude qu’un homme prend pour se défendre contre un chien,ça se gâte, peut être un gestus, peut, peut je dis bien, ce n’est pas nécessaire, peut être un gestus- si par exemple, elle met en relief la lutte qu’un individu mal vêtu doit mener contre des chiens de garde." Ah bon, se battre contre un chien, pas plus que se battre contre un moustique n’est un gestus social. Mais mais mais, s’il s’agit d’un homme mal vêtu qui se bat contre des chiens de garde - ou je ne force pas la pensée de Brecht - s’il s’agit d’un noir, dans une cité américaine en émeute se battant contre des chiens policiers comme il y en a eu des images classiques naguère, on dira que c’est un gestus social. Bon jusque là tout le monde comprend. Seulement dès lors, d’accord, on voit les exemples. Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui va définir un gestus social ?

Là dessus, j’ai deux sujets de trouble. Ce ne sera pas plus défini dans le texte de Brecht, pas davantage, j’en resterai à cet exemple. Plus un autre exemple qui me parait encore plus louche, à savoir montrer, montrer une cérémonie nazie, c’est un sujet, ce n’est pas un gestus social ; c’est seulement lorsque ces hommes, les nazis, marchent au pas sur des cadavres qu’apparait le gestus social du fascisme. Alors le gestus, ce serait un acte symbolique ? Un geste symbolique. On va voir que, bizarrement Barthes lui-même s’oriente, ne va pas dans cette voie, mais s’engage un peu dans cette voie... Qu’est-ce qu’ils sont en train de nous dire ? Du coup on est renvoyé à chercher dans d’autres textes de Brecht, dans d’autres textes de Brecht, je vois un thème très important. Ce qui compte ce n’est pas le sujet, c’est le rapport entre les hommes qui dérive du sujet. Exemple, donné par Brecht lui-même, je veux faire une œuvre sur les champs de pétrole, je peux dire que les champs de pétrole c’est le sujet mais ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte c’est : est-ce qu’il y a oui ou non un nouveau type de rapport entre les hommes, mais un type spécial de rapport entre les hommes qui se développe dans le champ pétrolier ? Et quel type de rapport entre les hommes ? Bon, c’est un rapport entre les hommes ; voilà une première petite indication. Je dirais que un rapport entre les hommes - je progresse un tout petit peu - c’est une attitude. Toute attitude est inter-humaine et même si c’est une attitude intérieure, elle est, elle est inter, inter deux éléments, intérieure à un même homme. Il y a toujours un élément, un rapport avec les hommes dans une attitude, soit.

Avançons. Dans d’autres textes, Brecht nous dit, introduit une autre notion. Heureusement, il nous dit que les rapports entre les hommes - là c’est une notion très originale par rapport au marxisme - que les rapports entre les hommes mobilisent d’une manière ou d’une autre des décisions. Soit qu’elles découlent de décisions, soit qu’elles amènent à une décision. La notion de décision est fondamentale chez Brecht. Alors, tiens, qu’est-ce que c’est que cette troisième notion ? Le sujet, bon, on l’a supprimé ; l’attitude rapport entre les hommes et la décision. Il est bien évident que si je considère comme un gestus social, un homme pauvre qui se bat contre des chiens ou un manifestant qui se bat contre des chiens de police, si c’est un gestus social, il est évident que cela implique une certaine décision, décision de ceux qui ont doté la police de chiens dressés. Ah ! L’attaque proprement des hommes, ça implique une décision, tout comme implique une décision le mode de gourdin de la police. Les rapports entre les hommes présupposent des décisions et entraînent eux-mêmes des décisions, à savoir, si j’en suis là dans mes rapports avec les hommes, à partir de là, je décide que. La décision joue donc un rôle extrêmement important.

J’enchaîne : la distanciation de Brecht, la fameuse distanciation ne se comprend que par là. C’est-à-dire ce que nous sommes en train de commenter, c’est la distanciation comme résultat de tout un ensemble de notions brechtiennes.
-  Car la distanciation elle consiste en quoi ? Non seulement rompre avec le sujet, au sens de thème, mais rompre avec le sujet au sens d’états vécus. Haine de l’état d’âme. C’est la voix blanche de Brecht - là encore mélangeons pas tout - la voix blanche de Brecht ce n’est pas la voix blanche de Bresson, qui était pas lui-même la voix blanche de, de d’autres. On verra quand on parlera du parlant au cinéma, on tombera en plein dans ce problème là. Qu’est-ce qu’une voix blanche ? Et sans doute on aura toutes sortes de réponses, mais pour le moment on laisse ça hein ! quand il parle de la distanciation, il nous dit quoi ? Il nous dit Jocaste s’est pendue, non ; qu’est-ce qu’elle a fait, elle s’est tuée, c’est tout, qu’est-ce qu’elle fait Jocaste ? Enfin je sais plus, je sais plus, peu importe, elle s’est tuée. Jocaste s’est tuée. Vous savez c’est l’histoire d’Œdipe hein. Jocaste s’est tuée, bon ben il ne s’agit pas de traiter ça à la manière d’un état d’âme, il ne s’agit pas de s’apitoyer, pauvre Jocaste ! Il s’agit de faire prendre conscience de la décision qui a entraîné cette mort. La voix blanche de l’acteur annonçant : "Jocaste s’est tuée" et ne manifestant pas d’émotions, a pour fonction de nous faire prendre conscience qu’il ne s’agit pas d’un état d’âme mais d’une décision par laquelle Jocaste s’est tuée.

Ah mais ça, ça nous va tout à fait, tout à fait, tout à fait, vous allez voir ce qui nous va tout à fait, ça nous fait passer un petit pas en avant, avant de retourner plus bas. Alors profitons-en, ça nous va rudement. Car ce qu’il appelle décision et il a parfaitement le droit d’appeler ça décision, c’est exactement ce qu’on appelait d’une autre manière le discours cohérent.
-  La décision c’est le discours cohérent que quelqu’un peut tenir ou pas comme correspondant à son attitude. La décision de doter la police de chiens spéciaux, c’est aussi bien le discours cohérent ; sera-t-il cohérent ou est-ce qu’il y a un discours cohérent à cet égard, par lequel le préfet de police motive sa décision ? Bien. Bon. Le spectateur chez Brecht est dans quelle situation ? Situation de participer à la décision soit pour la réprouver, soit pour l’approuver intellectuellement c’est-à-dire catégoriellement. C’est vous dire à quel point on avance alors. La décision catég.., la réaction catégorielle à la décision, parce que la décision elle-même était une véritable catégorie. Les décisions nazies formaient-elles un discours cohérent ? Quel est le discours du nazisme correspondant aux attitudes nazies ? C’est ça que le théâtre de Brecht prétend faire et non pas un théâtre sur le nazisme.

Donc, je résume : je dirais oui, chez Brecht la distanciation, la notion de distanciation va découler d’un complexe de notions pratiques et théoriques ; pratiques parce qu’elles valent éminemment pour la mise en scène et l’organisation théâtrale. Pratiques et théoriques qui sont les suivantes : les attitudes comme les attitudes sociales, définies par les rapports entre les hommes. Par exemple, Jocaste est prise dans un certain ensemble de rapports, rapports avec son fils devenu son mari, etc... c’est un rapport entre les hommes.
-  Donc les attitudes sociales, ce sont les rapports entre les hommes.
-  Le gestus ou la catégorie, c’est la décision qui renvoie au discours cohérent ou non cohérent correspondant à telle ou telle attitude.
-  La catégorie, c’est le rapport de la pensée du spectateur au gestus.

Si vous reprenez à partir de là en très gros, l’opposition que Brecht propose entre le théâtre avec lequel il rompt et qu’il appelle dramatique, l’opposition entre le théâtre dramatique et le théâtre dont il se réclame et qu’il appelle Épique. L’opposition Dramatique/Épique est telle que, vous avez d’un côté, du côté du théâtre dramatique : le vilain, le mauvais, le mauvais théâtre, enfin l’ancien théâtre selon Brecht. Vous avez :
-  le théâtre dramatique, c’est avant tout l’action, c’est-à-dire l’histoire, l’intrigue, le sujet.
-  Deuxième caractère : il se fonde sur des traits de caractère.
-  Troisième caractère : il mobilise des états vécus, des émotions.
-  Quatrième et dernier caractère : il a un déroulement linéaire : action/réaction.

-  Le théâtre Épique ne se définit pas par l’action mais par le gestus, opposition de l’action et du gestus.
-  Deuxième caractère : il ne concerne pas les traits de caractère, il concerne les rapports entre les hommes, c’est-à-dire les attitudes.
-  Troisième caractère : il n’a rien à voir avec les états vécus ou émotifs, mais il implique, du côté du spectateur des concepts de l’entendement, c’est-à-dire des catégories.
-  Quatrième et dernier caractère : il n’a pas un déroulement linéaire : action/réaction, il a un déroulement "sinueux". Pour introduire une cohérence un peu artificielle, moi je dirais que ce que, au lieu de déroulement linéaire, je parlerais d’enchaînements par coupures irrationnelles. Un déroulement sinueux, c’est un ré-enchaînement sur coupure irrationnelle.

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