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77-29/01/1985 - 1

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Gilles Deleuze - Cinéma /pensée cours 77 du 29/01/1985 - 1 transcription : Sara Fababini correction : Mélanie Pétrémont

Alors, écoutez, bon. On en était à ceci : cette espèce de méthode de construction de séries. En prenant l’exemple de Godard. Et ce qu’on avait développé c’était donc l’idée qu’une série, c’était une suite d’images qui se réfléchissaient dans un genre ou une catégorie ; et on avait vu que genre ou catégorie prenaient des sens très variés. Finalement n’importe quoi pouvait servir de catégorie. Cela ne voulait pas dire que c’est complètement indéterminé, ça voulait dire que ces catégories se définissaient par leur fonction ; et leur fonction c’était quoi ? Et bien c’était que la suite d’images qui se réfléchissaient en elles, n’appartenaient pas à elles, n’appartenaient pas au genre ou à la catégorie. C’est-à-dire que la fonction du genre ou de la catégorie, c’était d’être une limite de la suite des images et une limite d’un type très spécial puisque c’était une coupure irrationnelle.

Et c’était par là qu’il y avait bien une fonction que je peux appeler « catégoriale », une fonction-catégorie, puisque ce qui servait de catégorie, ne faisait partie ni de la première suite, ni de la seconde suite, entre lesquelles s’établissait la coupure. On avait donc là, à ce niveau, je dirais, on avait une construction que j’appellerai une construction horizontale, une construction de séries horizontales avec réenchaînement - et j’insiste toujours sur cette notion de réenchaînement parce que pour moi, cette année, elle est essentielle - avec réenchaînement d’une série à l’autre d’un côté à l’autre de la coupure.

Tout ça devrait être lumineux, enfin, très très clair. Alors si je cherchais un schéma, je dirais : ben oui la construction horizontale des séries, vous voyez, c’est une suite d’images, première suite d’images vectorisées (on avait vu la dernière fois en effet qu’il y avait un vecteur). (image schéma) La catégorie comme coupure irrationnelle qui va donner une seconde suite d’images, qui va elle-même tendre vers une autre catégorie et avec chaque fois réenchaînement par-dessus la coupure irrationnelle. Ce réenchaînement n’étant de droit et n’ayant jamais été un enchainement et ne présupposant aucun enchainement premier.

Alors, si je prends la construction horizontale des séries dans "Sauve qui peut la vie", j’ai :
-  première catégorie imaginaire qui correspond à toute une série d’images liées à un personnage : la femme au vélo.
-  La seconde catégorie sera la peur liée à un autre personnage qui sera l’homme.
-  Troisième catégorie : le commerce lié à la seconde femme. -
-  Quatrième catégorie : la musique, vous voyez ?

A l’issue de cette construction horizontale, débouché sur un problème qui n’a pas cessé de parcourir les séries et qui éclate sur le mode, "mais la Passion, ce n’est pas ça". Ce qui nous laisse penser qu’il y a encore une catégorie que ces séries-là ne pouvaient pas atteindre : la passion.

Bon, alors ça je voudrais - Je prends un exemple plus simple, on l’a vu : une suite d’images vectorisées qui va aboutir à la catégorie « théâtre ». Mais sous quelle forme ? C’est là qu’on voit très bien en quoi, c’est une catégorie dans laquelle se réfléchit la suite des images ; ce théâtre ce n’est pas du tout comme un théâtre à la Renoir, c’est un théâtre très particulier puisque c’est une théâtralisation comme limite de la suite des images précédentes, comme limite de la série d’images précédentes. Et la suite d’images précédentes constitue une série dans la mesure où elle se réfléchit dans la catégorie qui en est la limite, à savoir la théâtralisation. 


Ça alors, dans cet exemple plus simple, vous avez par exemple :"Pierrot le fou" où la scène de théâtre improvisée joue le rôle de catégorie dans laquelle se réfléchit la série d’images précédentes et qui n’appartient pas à cette série, puisqu’en effet elle apparaît pour elle-même - mais elle apparaît pour elle même comme coupure irrationnelle.

Ou bien dans "Vivre sa vie" - de même que je parlais tout à l’heure de théâtralisation - dans "Vivre sa vie", la catégorie intervient sous la forme de Brice Parain parlant à l’héroïne, et cette fois-ci c’est pas une théâtralisation des images précédentes ; c’est une philosophie de l’action( ?), c’est un surgissement de la catégorie de langage comme la limite vers laquelle tendait Nana qui voulait savoir ce que parler veut dire. Bon, comme toujours, vous avez votre suite d’images vectorisées qui tend vers une catégorie ; la catégorie c’est la limite de la suite des images en tant que coupure irrationnelle, en tant qu’elle est elle, une coupure irrationnelle, c’est-à-dire n’appartenant, ni à la première limite, ni à la seconde. car ma question elle devient . ;; Bon c’est ça qui doit être très très clair... Bon, je dis et c’est en ça que l’on touche à une première conclusion, donc : est-ce qu’on pourrait parler d’une évolution de Godard ? Thème intéressant à cet égard. Si vous m’accordez, bon, d’accord, c’est une méthode sérielle ; c’est une méthode sérielle, donc là vous voyez qu’on en est pas du tout au statut de métaphore : de dire ah ben, oui ! il y a un cinéma sériel comme il y a une musique sérielle. En fait ce n’est pas une métaphore puisqu’on a indiqué les critères cinématographiques d’une mise en série.

À partir de là je demande : est-ce qu’il y a une évolution de Godard ? Je crois que oui ! il y a quelqu’un qui me parle ce n’est pas du tout que je sois contre mais ça me gène ! A moins que ce soit moi, j’ai une hallucination alors, cherchons-là l’évolution des séries. Je crois que de plus en plus quand il est revenu au cinéma de grand public,, après sa longue période expérimentale-politique - quand il est revenu au cinéma de grand public, il a fait, il s’est orienté vers un autre mode de construction des séries. Et qu à la construction horizontale des séries, telle que je viens de la résumer, il a substitué - ou est-ce qu’on peut dire substitué ? - il a joint une construction verticale. Et dans la construction verticale, qu’est-ce que là différence ? Comparons avec le schéma précédent qui est typiquement un schéma horizontal. Je dirais : vous avez une suite d’images, je donne la formule abstraite, vous avez une suite d’images, surgissement d’une catégorie qui redonne une autre suite d’images, surgissement d’une autre catégorie ou - ça revient au même - passage à une autre catégorie ou passage à un autre aspect de la même catégorie. Voilà, en un sens, c’est pareil, et en un sens, ce n’est pas pareil. Je veux dire que la grande différence c’est que la catégorie, qui dans la construction horizontale était une étroite limite ou une étroite coupure irrationnelle - là s’élargit et se met à valoir pour elle-même. Elle s’élargit et se met à valoir pour elle-même. C’est-à-dire, si vous vous rappelez ce sur quoi on a terminé la dernière fois, je dirais que la construction horizontale des séries était toute entière sous un usage régulateur ou réfléchissant - pour parler à la manière kantienne - et que la construction verticale elle, va être sous un usage, ou va récupérer un usage constituant ou déterminant. Un exemple, un exemple - la différence en un sens elle est très petite, le critère pratique ce serait-et puis qu’en effet - si vous pensez par exemple aux scènes de théâtre de Pierrot le Fou : la scène de théâtre, vous vous rappelez que devant un public américain, là il joue au théâtre de la guerre d’Indochine. Bon, c’est typiquement un exemple, ça, de construction horizontale de la série ; c’est une catégorie : la théâtralisation, qui intervient. Mais son temps est très limité ; elle joue le rôle d’une coupure irrationnelle, elle ne fait partie ni de la suite des images précédentes ni de la suite des images suivantes ; elle permet simplement un réenchaînement d’une suite à l’autre.

Dans notre cas, supposez juste que la coupure irrationnelle ait pris une extension qui lui permet de valoir pour elle-même c’est-à-dire, d’une certaine manière, de subsumer les suites d’images. C’est par là qu’il y a passage d’un usage réfléchissant à un usage constituant-déterminant. A valoir pour elle-même - donc, elle va avoir une espèce d’auto-développement. Exemple, exemple : je dis : quand il est revenu au cinéma, au cinéma public, son premier film - de retour, qui a marqué le retour - c’était "Sauve qui peut la vie" ; or "Sauve qui peut la vie" me paraît comme la reprise, si vous voulez (si vous regardez les analyses formelles), la reprise est presque portee à la perfection, la construction horizontale, même s’il y a déjà quelque chose d’autre qui pointe. Et justement ça se termine sur le problème de la passion, puisque "la passion ce n’est pas ça" et le film suivant s’appellera précisément "Passion". Et là qu’est-ce qu’il y a ? il y a une suite d’images qui mettent en jeu trois personnages - ou même quatre, mais on va voir que le quatrième a un statut très particulier - le patron, l’ouvrière, la propriétaire. Les suites d’images mettent en jeu tantôt tous les trois, tantôt deux à deux, mais sous des aspects différents qui constituent la suite ou le vecteur de la suite. Oui, vous avez ce développement pour soi-même, dans une espèce d’auto-développement, la construction des tableaux et des tableaux vivants. Ça ne joue plus du tout le même rôle que dans la conception horizontale. Là, la coupure irrationnelle, le tableau, se développe pour soi, et va à la lettre, subsumer la suite d’images précédentes. A savoir : tel tableau de Goya va subsumer la situation des ouvriers, tel autre tableau des croisés va subsumer la situation des patrons ; si bien que le quatrième personnage, c’est-à-dire le metteur en scène, l’organisateur de tableaux vivants, évidemment a un rôle perpétuel d’aller-retour dans la construction verticale. Mais en sens ce n’est pas, il suffirait pour penser- j’insiste, c’est pour ça que c’est relativement, tout ça c’est, c’est, c’est très constructif - j’ai envie de reprendre le titre de l’école, de l’école russe, de l’école du début de la révolution russe, le constructivisme, c’est du constructivisme. Pour passer de l’une à l’autre il suffit d’un mouvement et vous faîtes pivoter votre image-coupure, votre coupure, vous la faîtes pivoter, vous la décalez, c’est-à-dire pour ça il suffit qu’elle se mette à valoir pour elle-même.
-  Mais le premier cas - je dirais que dans "Passion", la catégorie dans laquelle se réfléchit les suites d’images c’est la catégorie « peinture », tout en corrigeant, « tableau vivant » et accessoirement « musique ».

Et cette fois, la suite d’images se réfléchit dans la catégorie qui n’a plus un usage simplement réfléchissant mais qui a un usage constituant. Il y a eu ce glissement où, à la limite, en effet, le spectateur est convié de passer d’un coup de quoi à quoi ? (...) La construction horizontale des séries est sous le mode de la succession. La construction verticale - même si, bien entendu, pour nous spectateurs, il y a une succession. Cette succession n’est plus qu’un état de fait et renvoie en droit, à une juxtaposition : juxtaposition de droit entre d’une part la suite, les suites d’images mettant en jeu les trois personnages, et la catégorie, c’est-à-dire la peinture ou le tableau. C’est une méthode de juxtaposition, c’est ça que la construction verticale a permis de garder : dépasser la succession vers une juxtaposition idéale.

Un exemple : après "Passion" il y a "Prénom : Carmen". À la question pourquoi ne s’est-il pas servi de la musique de Bizet ? La réponse est simple, elle nous importe beaucoup. Pourquoi a-t-il substitué à la musique de Bizet, les Quatuor de Beethoven ? Réponse toute simple : s’il avait conservé la musique de Bizet, de quelque manière qu’il procéde, c’était un film sur Carmen. Ce n’était pas un film sur. On a vu que le problème fondamental d’une méthode sérielle, telle que l’entend Godard, c’est : comment éviter de faire un film "sur" quelque chose ? "Les Carabiniers" ne sont pas un film sur la guerre, "la Lettre à Freddy Buache", n’est pas un film sur Lausanne et vous vous rappelez pourquoi ? C’est parce que "Les Carabiniers", c’est la réflexion des suites d’images dans les catégories de la guerre, dès lors, ça n’est pas un film sur la guerre. "La lettre à Freddy Buache" c’est la réflexion de Lausanne dans les catégories de la couleur, dans ce cas précis dans le vert et dans le bleu ; donc il évite par là de faire par là un film "sur". C’est évident que s’il y avait la musique de Bizet, même avec toutes les astuces musicales qu’il pourrait y introduire, la musique ne pouvait plus jouer comme coupure irrationnelle et ne pouvait plus jouer comme genre de catégorie. Sans doute ça n’explique pas bien pourquoi est-ce qu’il a, il a pris le Quatuor de Beethoven plutôt qu’autre chose ; mais la réponse ce serait peut-être, mais là alors il faudrait...ce pourrait être aussi que la forme quatuor est une forme ordinairement extrêmement formée, si j’ose dire, et que quelque chose d’extraordinaire dans Beethoven, c’est déjà l’évènement d’une forme ouverte, dans la forme quatuor. Et que ça va lui permettre dans l’utilisation qu’il en fait, que ça va lui permettre des espèces d’acrobaties, mais pas, pas dans un sens que péjoratif du tout - au niveau de ce qu’il est convenu de ne pas appeler, la bande son. Je veux dire de ce qu’il est convenu de ne pas appeler puisque la question de savoir s’il y a une bande son ou s’il n’y en a pas, on la rencontrera ça - on la rencontrera bien plus tard - quand on en sera au niveau du parlant du cinéma-pensée, mais, on pourrait dire, qu’est-ce qui se passe dans son utilisation des quatuors ? Il se passe premièrement des phénomènes typiques de réenchaînement. Entre quoi et quoi ? Il y a deux éléments sonores, ou deux éléments bruités fondamentaux : coup de pistolet, coup de revolver, rafale de mitraillette.

[Le petit passage qui suit, en italique, entre 28.08 et 29.25 min, je ne suis pas arrivée, même en le réécoutant plusieurs fois, à le bien comprendre ; c’est qu’il s’éloigne de l’enregistreur pour aller faire un schéma au tableau]

Ceux qui se rappellent le film ont du être sensibles à là, une espèce de réenchaînement entre coup de révolver, pincement de cordes. Coup de revolver dans une suite d’images, c’est ainsi que - enfin, j’adapte sur le tableau, ce tableau un, c’est (...), dont j’utilise de quatre sens (...) Donc : coup de revolver - pincement de cordes, tantôt aussi rafale de mitraillette, - course d’archets. Frottement d’archets. Tout un système de correspondances va intervenir : de quel type ? Je prends deux exemples de types aussi bien visuel que sonore.
-  Correspondance de type visuel : entre un point la catégorie et un point de la suite d’images : l’arrondi du bras de la joueuse, l’arrondi du bras de l’amant, ou de l’amante, je ne sais pas. Quand l’un enlace l’autre. - Correspondance sonore : il y a un moment, dans les suites d’images, il y a deux grands moments : l’attaque de la banque et il y a l’enlèvement, le rapt. Il y a un moment où on est dans la suite d’images relative à la banque, à l’attaque de la banque, et dans la catégorie surgit le répétiteur du quatuor qui dit « l’attaque n’est pas assez forte » ; attaque musicale, attaque de banque et le plateau reprend avec une attaque musicale plus forte. Mais ce qui compte encore plus - il n’y a pas seulement des correspondances du contenu de la catégorie à la suite d’images - mais il y a perpétuellement des décalages. Par exemple au moment de l’enlèvement : il y a un moment où les personnages qui s’apprêtent à faire l’enlèvement, ne savent pas quoi faire. Ils ne savent pas du tout quoi faire, ça ne s’organise pas et à ce moment-là, la musique est comme on dit : tragique. Au contraire, au moment le plus violent de l’attaque de la banque, la musique est mélancolique. Bon, indépendamment de toute autre question - mais ça on les réserve pour plus tard, encore une fois - conspiration du sonore, des éléments du sonore, du rapport entre tous les éléments du sonores dans le cinéma - c’est-à-dire les grands éléments du sonore étant : les bruits du type révolver, les sons du type cri. Généralement on distingue, on distingue généralement les bruits, les paroles et la musique. Mais il me semble qu’il faudrait distinguer les bruits, les sons, les phonations, les paroles et la musique. C’est-à-dire qu’en fait il y aurait cinq éléments, mais on peut encore indépendamment de tout ce qui pose problème, voyez en quoi là, dans "Prénom Carmen", il y a pleinement la construction verticale, les séries que je vais chercher, puisqu’à chaque fois c’est plus une coupure irrationnelle qui va permettre le passage d’une série à l’autre, c’est les coupures irrationnelles elles-mêmes qui constituent une série juxtaposée aux séries d’images ; c’est exactement ça, les coupures irrationnelles forment elles-mêmes une série juxtaposée à la série des images et il y aura une nouvelle coupure irrationnelle, cette fois-ci entre le haut et le bas, c’est-à-dire entre la série de coupures irrationnelles ou, si vous préférez, la série des catégories et la série des images.

Dans "Je vous salue Marie" que - je ne l’ai pas vu encore - raison de plus, vaut mieux parler des films avant - c’est évident que c’est pareil et qu’il garde sa méthode de construction verticale, c’est évident ! Cette fois-ci ce qui sert de catégorie c’est évidemment le texte biblique ; et les suites d’images c’est quoi ? : c’est le « avoir un enfant » qui a toujours été une obsession de Godard : « Je veux un enfant, je veux un enfant ». Qu’est-ce que ce veut dire « vouloir un enfant » dans la catégorie biblique ?

(coupure)

Ce que je voudrais que vous sentiez c’est qu’en effet, je dirais presque que entre la construction horizontale et la construction verticale des séries, il y a une différence analogue à celle qu’on appelle en physique entre la relativité restreinte et la relativité généralisée. La construction verticale, c’est un sérialisme généralisé où tout est mis en série. Alors la question ce serait, je reviens en arrière : est-ce qu’il y a, si c’est vrai qu’il y a cette évolution chez Godard ? Je dirais mais inversement : est-ce que dans les films du début, est-ce qu’il y a un moment où le sérialisme vertical s’est manifesté ? Et à mon avis oui, dans un de ces plus beaux films du début, à savoir dans "Le Mépris". Dans "Le Mépris" vous avez déjà une construction verticale des séries : suite d’images très analogues à celles de "Passion", suite d’images de couple, le célèbre couple en scène de ménage - catégorie : « épopée d’Ulysse » ; où là, l’épopée d’Ulysse, ne joue pas le simple rôle d’une coupure irrationnelle entre deux suites d’images, mais se développe pour elle-même, avec comme intercesseur Fritz Lang, et où est déjà affirmée pleinement, une juxtaposition de la catégorie d’une part, de la suite d’images d’autre part et non pas une simple succession vectorisée. Cette fois ce qui joue le rôle de catégorie dans "Le Mépris", c’est l’épopée.

Alors, presque - si vous m’accordez tout ça j’en tire très rapidement les conclusions - à savoir qu’est-ce que, les conclusions quant à cela.
-  Première conclusion : qu’est-ce qu’on a vu ? est-ce qu’on a rempli notre programme du premier trimestre là, dans cet examen de Godard ? Bon, on s’est livré donc à une espèce de confrontation Eisenstein-Godard, encore une fois pris trés arbitrairement comme exemples privilégiés, concernant quoi ? Concernant les rapports image-pensée, image-pensée ou, si vous préférez, image-concept, imagination-pensée ou image-concept. Or c’est un vieux problème, un vieux et classique problème, on aura l’occasion de le revoir en philosophie : c’est même une question de bachot : penser-imaginer. Et les philosophes, ils ont donné des réponses très très différentes à cette histoire : quels sont les rapports de la pensée à l’imagination, ou quels sont les rapports du concept et de l’image. Mais ils tournent tous autour d’une certaine, une certaine idée. Simplement ils l’interprètent très différemment d’après la manière dont ils posent le problème.

Si j’essayais de résumer l’idée philosophique, que tous les philosophes ont finalement partagé, c’est que penser-imaginer c’est le rôle d’histoire, parce qu’il y a deux choses sûres :
-  c’est que la pensée ne peut pas se passer d’images, le concept ne peut pas se passer d’images, mais il dépasse l’image. La pensée dépasse l’imagination mais en même temps elle ne peut pas s’en passer.

Tous, tous disent ça - c’est même ça le problème finalement : comment expliquer que la pensée, dépasse l’imagination et pourtant elle ne puisse pas s’en passer. Qu’est-ce que ça ? qu’est-ce que ça veut dire « dépasser sans pouvoir se passer » ? C’est un problème intéressant ; alors Descartes ne le résout pas de la même manière ou semble ne pas le résoudre pas de la même manière que Hume par exemple. Mais ils donnent tous des réponses à ce problème et la diversité de leurs réponses vient uniquement de ceci : c’est qu’ils ne determinent pas de la même manière les conditions du problème ; alors évidemment ils donnent des réponses différentes. Nous, voilà qu’on le retrouve aussi. Et voyez que la réponse au niveau de Godard c’est le rapport entre les suites d’images et ce qui fait fonction de catégorie. C’est ça les rapports de l’image et du concept. C’est la première remarque et on a vu que chez Eisenstein c’était tout à fait différent, mais là aussi vous voyez que je pourrais dire dans les deux cas, ben oui : - la pensée dépasse, le concept dépasse l’image et il ne peut pas s’en passer. Les catégories ne peuvent pas se passer de la suite d’images qui se réfléchissent en elles.

-  Deuxième remarque : c’est ce qui m’a paru pouvoir être appelé la méthode sérielle chez Godard, donc sous ces deux aspects. Mais je vous rappelle qu’il y a bien d’autres manières de construire des séries, notamment j’avais signalé - mais je le redis pour qu’il n’y ait pas d’équivoques : dans un livre intitulé, je ne le sais plus, "Nouvelle sémiologie, nouveau Cinéma", Château et Jost, livre consacré en effet au cinéma de Robbe-Grillet, Château et Jost analysent le cinéma de Robbe-Grillet et ils voient une méthode de construction sérielle. Alors, au choix, soit que les séries de Robbe-Grillet soient très différentes de celles de Godard, soit que l’interprétation de ce qu’est une série soit très différente chez Château et chez Jost et dans ce qui je vous ai proposé ou bien les deux à la fois, vous voyez - pour cela je n’ai pas le temps (...) pour ceux que ça intéresseraient, qu’ils regardent ce livre, et vous verrez une toute autre conception de la série.

Donc je ne pense pas en effet que ce que j’ai dit sur Godard épuise le problème de la série. Je pense juste que les critères que j’ai proposés sont plus, à mon avis plus consistants que ceux qu’ils proposent - vous pouvez très bien avoir l’impression contraire. Et enfin, dernière conclusion, qu’est-ce que je dirais, qu’est-ce que signifie penser ?

Si je voulais résumer vraiment tout ce, tout ce long passage : que signifie penser ? Ce que signifie penser chez Eisenstein, je dirais maintenant des choses très simples, ce qui signifie penser chez Eisenstein et, dans une certaine mesure, pour le cinéma dit « classique », je dirais, c’est exactement : enchaîner des images par coupures rationnelles. D’où encore une fois l’importance chez Eisenstein de la « théorie du nombre d’or », qui n’est pas seulement une théorie mais une pratique puisque le nombre d’or ou la section d’or, comme on dit, est typiquement une coupure rationnelle.
-  Donc penser, c’est enchaîner des images par coupures rationnelles.

Si nous disons : qu’est-ce que penser selon Godard ? (...), qu’est-ce que penser selon Godard ou, d’une manière beaucoup plus générale, pour le cinéma dit « moderne » - non pas que Godard épuise l’un, pas plus que Eisenstein n’épuisait l’autre - je dirais penser c’est réenchaîner des images" sur" coupures irrationnelles. J’insiste beaucoup sur la différence des propositions « par » et « sur » - sur coupures irrationnelles. Alors on peut me dire ce qu’on veut, mais tout , on peut me dire c’est pas ça ! en tout cas je maintiens que ce sont deux définitions de la pensée, et que ce sont deux définitions de la pensée convenant au cinéma. Ou si notre problème était réellement la pensée et « que signifie penser au cinéma », nous avons donné au moins un bout de réponse. Seulement voilà, tout rebondit - avant d’en avoir fini avec cette partie - tout va rebondir une, une petite fois, une dernière fois.

À savoir je peux considérer qu’on voit comment construire une série et l’on voit les rapports entre suites d’images et concepts ou catégories, suites d’images et catégories ou concepts. Mais il y a quelque chose que nous ne savons pas du tout et c’est : en quoi consiste l’image ? en quoi consiste le concept ? De ce point de vue, je ne dis pas en quoi consiste l’image en général et en quoi consiste le concept en général ? je dis : on n’a pas encore vu en quoi consistait l’image mise en série, en quoi consiste l’image en tant que mise en série. Qu’est-ce qui est, qu’est-ce qui dans l’image - voilà exactement le problème maintenant qui rebondit - qu’est-ce qui dans l’image rend possible la mise en série ?

Ça on ne le sait pas encore. Même chose pour le concept ou la catégorie. On a vu finalement que n’importe quoi pouvait faire fonction de catégorie, et bien : qu’est-ce qui, dans quelque chose, lui donne la possibilité de fonctionner comme catégorie et non plus comme image ? C’est ça qui nous reste.
-  Qu’est-ce qui dans l’image permet la mise en série ? Qu’est-ce qui dans une pensée ou autre chose, permet une fonction catégorielle ? Voyez - c’est exactement là où nous en sommes - il est évident que le rebondissement de ce problème va nous permettre - voyez quelle méthode je prends cette année - elle va nous permettre de remplir à nouveau une autre case de notre programme du premier trimestre. Et puis, on aura fini une partie du remplissement, alors on pourra faire ensuite un recueil de conclusions et on sera forcés de passer à autre chose, à un autre aspect.

Voilà, bon, alors... alors voilà, je m’interromps un instant, il faut que cela soit très, très clair- enfin il faut ! - en tous cas, je ne peux pas le dire plus clairement - après tout il n’y a pas de choix. Pas de problème, pas de problème... Alors...Comment on peut reprendre alors ? On avance, avançons ! Comment on peut reprendre cette histoire ? Ce qui dans une image permet une mise en série, ce qui dans une pensée permet une fonction catégorielle. Alors, on peut se dire : ça c’est un problème de philosophie. En même temps on n’a jamais cessé d’être dans des problèmes de philosophie. Et bien, ce qui nous reste et bien, pensons à - pensons avec entrain - pensons à Hegel, un philosophe. Hegel, il conçoit deux grandes disciplines : la phénoménologie et la logique. - Et la phénoménologie est comme le développement des figures de la conscience, les figures de la conscience. Permettez-moi - si j’essaie de faire le cinéma de Hegel - permettez-moi d’appeler ça des suites ou des séries d’images.
-  Et la logique, elle, c’est le développement non pas des figures de la conscience, mais le développement des moments du concept, moments du concept appelés catégories. Question qui n’a pas d’intérêt - vous reconnaissez que quelqu’un ne comprend rien à Hegel s’il confond les figures de la conscience et les moments du concept, c’est-à-dire la phénoménologie et la logique - vous reconnaissez qu’il en connait déjà trop s’il sait que les figures de la conscience ne sont pas la même chose que les moments du concept. Et pourtant, et pourtant les figures de la conscience se réfléchissent dans les moments du concept ; et les moments du concept d’une certaine manière subsument les figures de la conscience. C’est dire à quel point ça a l’air d’être l’auteur qu’il nous faut !

Mais qu’est-ce que c’est une figure de la conscience ? Alors c’est le moment ou jamais - on se dit ah bien là, heureusement ! Voilà un philosophe qui nous tombe du ciel ou qui nous vient de l’enfer - et qui va nous permettre de répondre à notre question ! Et qu’est-ce que c’est qu’une figure de la conscience ?
-  figure de la conscience, c’est finalement une manière "d’être au monde de la conscience", manière d’être au monde de la conscience - ou comme dira quelqu’un : qu’est-ce que c’est une manière d’être au monde de la conscience ? C’est une, c’est ce qu’on appelle communément une attitude, c’est une attitude. Mais comment ça, c’est une attitude ? Tu réintroduis - vous allez me dire, tu vas réintroduire ça, on en a déjà parlé au premier trimestre - tu réintroduis ça exprès et c’est bien commode. Non. Hegel est pour moi. Je ne le réintroduis pas, c’est Hegel qui l’introduit. Les figures de la conscience sont des attitudes. Le dernier des Hégéliens s’appelait - depuis je n’en connais pas, mais on m’a dit que ça se fabrique, le dernier des Hégéliens, enfin, le dernier des grands Hégéliens, s’appelait Eric Weil - il est mort assez récemment, Eric Weil : double w, e, i, l...C’est dur... Eric Weil faisait partie de cette chose - je ne sais pas, je le dis, je le précise parce que beaucoup d’entre vous qui ne sont pas, qui n’ont pas pu connaître cette avant-guerre par définition - ils ne savent peut-être pas ce point très important dans l’histoire de la pensée française ; c’est qu’on le sait pour l’Amérique, mais on le sait moins pour la France, que la pensée française, la philosophie française universitaire a été complètement renouvelée par des immigrés - tout comme les réfugiés, ceux qui fuyaient le nazisme ont renouvelé la pensée américaine - la même chose s’est produite vers 1930-1933 pour la pensée française.

Et parmi les grands immigrés qui venaient soit directement d’Allemagne, soit d’une éducation allemande, d’une éducation philosophique allemande, il y avait Kojève, célèbre pour ses leçons sur Hegel, qui a marqué toute une génération et qui a renouvelé les études hégéliennes. Et le livre de Kojève est encore un grand livre toujours, qui a gardé toute son actualité. Il y avait un très très grand épistémologue qui a renouvelé l’épistémologie française, ça y est, j’ai encore oublié son nom...Koyré, Koyré, et il y avait Eric Weil, le dernier des Hégéliens.

Sauve qui peut (la vie), 1979. Pierrot le fou, 1965. Vivre sa vie, 1962. Passion, 1982. Prénom Carmen, 1983. Les Carabiniers, 1963. Lettre à Freddy Bauche, 1982. Je vous salue Marie, 1985. Le mépris, 1963.

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