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75- 15/01/1985 - 3

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Deleuze - cinéma cours du 75 du 15/01/1985 - 3 transcription : Nadia OUIS

Un critique de cinéma a fait sur René Clair un livre intéressant, où il applique le même schéma. René Clair c’est Giraudoux tel que le voit Sartre. Aussi chez René Clair, l’amoureux c’est toujours la forme substantielle de l’amoureux. C’est le jeune amoureux par excellence. Il ne sera jamais vieux. Il est complètement pris dans une forme substantielle, qui est la forme substantielle de l’amoureux, matière et forme. Le vieillard, il a jamais été jeune, c’est la forme substantielle du vieillard. Tout ça c’est un monde aristotélicien. Moi je voudrais dire de Godard - mais en un tout autre sens, pas du tout à cause des formes substantielles - voilà qu’on est dans la pleine question moderne : qu’est-ce-que des images sérielles ? Et si l’on demande : comment Godard procède-t-il pour faire des séries ? C’est-à-dire, comprenez bien la question : comment concrètement une suite d’images qui répondent aux trois critères précédents -donc là pour une fois je suis très très rigoureux - aux trois critères qu’on vient de voir, comment une suite d’images, donc, dont chacune est indépendante, une image plus une autre et non pas l’une après l’autre, valant pour elle-même par rapport à celle qui précède et par rapport à celle qui suit, etc... eh bien : comment une série d’images ainsi caractérisées vont-elles former une série ?

Si je donne la réponse abstraite, il me semble que, d’après ce que j’imagine de Godard, je dirais c’est très simple : une suite d’images ainsi définies chez Godard devient une série pour autant qu’elle se réfléchit dans une "catégorie". C’est par là qu’il est aristotélicien. C’est un auteur, c’est un penseur des catégories. Ou dans un "genre" si vous préférez. C’est la théorie des genres et des catégories chez Aristote. Alors je vais pas vous la raconter parce que ça nous éloignerait ; surtout que il y a toute chance pour que Godard prenne genres et catégories dans un tout autre sens qu’Aristote. Mais ce qui me plaît, c’est son aristotélisme. S’il était philosophe, il serait aristotélicien. Je vois pas comment il pourrait se...ce serait le premier aristotélicien suisse enfin, oui. Parce que une série, ce sera une suite d’images en tant que réfléchies dans un genre ou une catégorie. Et ça va être un procédé très curieux de composition. Là je crois que je vois, je trouve un peu comment il compose, Godard. Cette réflexion : une suite d’images indépendantes et réenchaînées - je garde mes critères précédents - voyez le problème, c’est plus les critères ; c’est : comment construire, c’est la règle de construction. Eh bien la suite d’images telle qu’on vient de la définir, il faut que vous la fassiez se réfléchir, dans un genre ou une catégorie. Vous me direz donc : ça ne veut rien dire tout ça ? Mais si, ça va vouloir dire quelque chose, suivant les genres et catégories. Qu’est-ce-qu’il appelle...Non. Il parle pas comme ça : qu’est-ce-que c’est un genre ou une catégorie pour Godard, qui n’emploie pas ces mots là, pour Godard aristotélicien ?

Pfff, j’en peux plus, cinq minutes, cinq minutes, vous voulez bien ? vous partez pas...enfin vous partez si vous voulez...(..)

La référence est Dominique NOGUEZ, qui est un spécialiste du cinéma expérimental. C’est un livre qu’on m’a prêté, qui s’appelle "Eloge du cinéma expérimental", et c’est juste un petit article d’une dizaine de pages sur "India Song" - Edition Centre Pompidou. Mais l’article est très bon parce qu’en plus, je m’en servirai plus tard parce qu’il parle du temps, du temps chez Marguerite Duras et ça paraît très bon.

Alors vous voyez où on en est ? il s’agit là maintenant, je reprendrai plus en ordre ce point, je voudrai juste le lancer, le lancer parce que vous devez être très fatigués. Moi je continuerai bien mais vous vous pouvez pas. J’essaye un peu là de rêver avec vous, d’avoir une vue d’ensemble. Non pas "des procédés" mais "d’un procédé", qui paraît essentiel de Godard. Un procédé très... Je dis : il obtient des séries parce qu’il fait ses suites d’images désenchaînées, réenchaînées et littérales. Littérales, désenchaînées, réenchaînées. Ça renvoie à ce qu’on a vu. Les coupures irrationnelles chez Godard, j’en ai parlé. C’est vrai du faux-raccord en général dans le cinéma contemporain. Bon, tout ça d’accord. Notre question c’est : comment avec ces suites d’images ainsi définies, fait-il des séries ? Et ma réponse c’est : il fait des séries parce qu’il fait que la suite des images ainsi définies se réfléchit dans un genre ou une catégorie.

Alors, là, j’essaye de rêver un peu, comme ça de me rappeler des trucs. Qu’est-ce-que c’est donc notre problème : c’est qu’est-ce que c’est un genre ou une catégorie quant au cinéma de Godard ? Et surtout il faut tout de suite se dire, il y a un danger ! Tout est fichu, si on était forcé pour le définir de réintroduire l’idée de centre d’attraction. S’il fallait réintroduire le centre d’attraction, on reviendrait à un cinéma tonal, à un cinéma structural. Donc faut se passer d’harmoniques, centres d’attraction tout ça - donc un genre ne peut pas être un centre d’attraction ou alors il ne peut l’être que d’une certaine manière. C’est là où je vais avoir des difficultés.

Donc, rêvons, rêvons. Je dis, il y a tout de suite des films où on voit bien qu’est-ce-qui joue le rôle de genre. Ce sont des genres esthétiques. Voilà, c’est le premier cas que je vois. Ce sont des genres esthétiques. Par exemple on nous dit que tel film de Godard est théâtral. Il y a tout un théâtre de Godard. On nous dira d’un autre film comme "Une femme est une femme", que c’est du genre comédie musicale. Qu’il a fait une espèce de comédie musicale. On nous dira de "Made in U.S.A". que c’est du genre bande-dessinée. Il arrive même que Godard prenne le cinéma comme genre. C’est-à-dire que les images de Godard se réfléchissent dans un genre cinéma, ou dans un genre comédie musicale, ou dans un genre...Voyez là les catégories c’est des genres esthétiques .

Vous me direz c’est pas nouveau, ça revient à dire : bon que c’est un film qui par certains aspects est une comédie musicale, ou est du théâtre, de la comédie tout court, de la comédie cinématographique. Evidemment ça ne peut pas vouloir dire ça sinon ça serait une platitude. Car en effet, c’est même pas comme chez Renoir, il y a pas... Dans "Une femme est une femme", qui se présente comme une "manière" de comédie musicale, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que à un certain moment, les personnages dans le courant de leurs attitudes de la vie quotidienne, se mettent en danse. Se mettent en danse. Dans "Pierrot le fou", à plusieurs reprises, les deux personnages se mettent en théâtre à l’issue de leur balade. Dans des images inoubliables de "Pierrot le fou", il y a un moment où l’activité quotidienne se traîne et la balade avec un seul L se met en ballade avec deux L. La fille en « ch’ai pas quoi faire, ch’ai pas quoi faire... » et ça se transforme dans l’espèce de danse chantée : « ma ligne de hanche, ma ligne de hanche » ou ma ligne de chance, oui, ou les deux. Vous vous rappelez la grande scène de la pinède. Comme on a pu dire : jamais les personnages de Godard ne dansent ou ne font du théâtre, mais s’opère une théâtralisation de leurs attitudes, ou une mise en danse de leurs attitudes. Si bien que - si je reprends l’exemple de "Une femme est une femme"- c’est bien une comédie musicale en quel sens ? Mais en un sens très particulier ! Dans une comédie musicale genre classique, on dira que le genre comédie musicale informe les images qui lui appartiennent dès lors. Et vous direz des images d’une comédie musicale ; elles appartiennent au genre comédie musicale.

Chez Godard, c’est complètement différent. "Une femme est une femme" est du genre comédie musicale parce que le moment chanté sert de limite à des images qui ne lui appartiennent pas. Voilà. Je peux pas mieux dire. Elle sert de limite à des images qui ne lui appartiennent pas. Au lieu de subsumer, comme on dit en logique, le mot s’exprime tout seul, au lieu de subsumer des images qui lui appartiennent, le genre constitue la limite d’images qui ne lui appartiennent pas. Bon. Ça sert à quoi, constituer ? Une suite d’images va tendre vers une limite, à laquelle elle n’appartient pas, cette suite. Quitte à ce que la limite lance une autre suite d’images qui à son tour tend vers une limite à laquelle elles n’appartiennent pas, qui va lancer une troisième suite d’images. Vous aurez à ce moment-là des séries au sens le plus simple. Le personnage ne danse pas sauf pour lui-même. Il se met à danser pour lui-même comme la limite de son activité. Et il fera un, deux, trois pas de danse. Ces deux, trois pas de danse sont la limite qui vont marquer toutes les images et pourtant ces images n’appartiennent pas au genre comédie musicale. Mais le genre va définir la tendance des images constitutives d’une série et relancera une autre série parcourue par une autre tendance en tant que elle va vers une autre limite. C’est comme ça qu’il va constituer ses séries "sous-catégories esthétiques".

Cherchons d’autres exemples, parce que genre...bon...Voilà je dirais, il y a tout un groupe de films qui peut se comprendre, en effet. Les suites d’images deviennent une série en se réfléchissant. Voyez, je ferais une opposition qui est là typiquement kantienne entre le réflexif et le constitutif. Dans une comédie musicale franche, le genre est constitutif. Avec Godard les genres esthétiques sont réflexifs. C’est-à-dire des suites d’images qui n’appartiennent pas à tel genre se réfléchissent dans tel genre, défini comme la limite à partir de laquelle, une autre suite d’image formera une autre limite.

D’autres exemples toujours au niveau des genres esthétiques : la scène de ménage du "Mépris" va se réfléchir dans l’épopée d’Ulysse. L’épopée d’Ulysse représentée par Lang faisant le film, dans le film, va être la limite vers laquelle tend la scène de ménage. Et pourtant, la scène de ménage n’appartient pas au genre épique. L’idéal ce serait si quelque chose commençait à naître pour vous. Mais attendons ! Attendons ! Il y a mille exemples de ça. Oui...Bon, je sais plus. Je sais plus...

Passons à autre chose. Parfois "le genre" chez Godard n’est plus un genre esthétique. C’est quoi ? C’est un - je voudrais que vous sentiez que là, on peut tenir peut-être une unité de l’oeuvre de Godard - c’est ce que j’appellerais un graphisme. D’où l’utilisation constante de l’écrit chez Godard. (...) Un cahier de "Pierrot le fou", cahier colorié. J’insiste là-dessus, avec des écritures de couleurs différentes. J’insiste là-dessus pour une raison que vous comprendrez plus tard. Avec des effets même de feed back, avec des effets de de rétroaction. Exemple fameux - j’ai pas le courage de l’écrire au tableau mais vous vous rappelez peut-être : première formule graphique dans Pierrot le fou, « LA...RT » qu’on peut lire : l’art qui se transforme, si vous remplissez les petits points par MO : la mort. Il y a rétroaction, changement de catégorie. De l’art à la mort. L’art était la mort. Les graphismes chez Godard opèrent constamment dans ces conditions. A mon avis ils marquent des genres dans lesquels la suite des images se réfléchissent. D’où son goût pour l’écriture, pour l’écriture manuelle. D’où son goût pour l’écran traité comme tableau noir. Car l’écran comme tableau noir, sera précisément la détermination du genre dans laquelle une suite d’images se réfléchit. Ça c’est un deuxième exemple. Vous le trouverez pleinement dans des oeuvres comme "Six fois deux".

Troisième exemple : il est bien connu que, je dirais cette fois-ci on a vu les genres.
-  Premier cas sont des genres esthétiques,
-  deuxième cas les genres sont des graphismes,
-  troisième cas : rien ne s’oppose à ce qu’un genre soit individué, dès le moment où il est individué comme genre. Du début à la fin de Godard surgissent d’étranges personnages si singuliers qu’ils soient, ce sont des genres. Tout d’un coup, quelqu’un est interviewé. Et ça a été fréquent dans la Nouvelle Vague, cette technique. Mais si Godard l’a imposée, c’est qu’elle avait chez lui un rôle très très spécial à mon avis. Je prends ce passage célèbre de Godard, la fameuse interview de Jean-Pierre Melville, c’est dans "A bout de souffle" je crois ? Oui ? L’interview de Jeanson dans "La Chinoise" - et la plus belle, je ne dis pas ça parce que c’est un philosophe, je crois que c’est vraiment la plus belle - l’interview splendide de Brice Parain par l’héroïne du film dans "Vivre sa vie" lorsqu’elle le rencontre au café. Or là vous voyez typiquement si je prends l’exemple de l’interview de Brice Parain, il va parler de quoi avec "Nana", avec l’héroïne de "Vivre sa vie" ? Il va lui parler des rapports vie / langage, en quoi parler c’est pas vivre, en quoi parler et vivre entrent dans des rapports complexes...Tout ça. Et Nana, dit elle-même que : "c’est ça qu’elle cherchait toute sa vie". Elle le dit pas, elle le suggère, elle est passionnée par cette interview, par ce que lui dit Brice Parain, ce n’est pas une interview, c’est une rencontre au café. Nana a vu un monsieur lire qui avait l’air d’un ours tout à fait endormi, et qui lui dit, elle lui dit : "vous lisez" ? Ça commence comme ça bon. Et va se faire cette interview étonnante de Brice Parain. Je dirais que ces personnages jouent véritablement le rôle de genres, non pas du tout qui constituent les images, mais dans lesquelles la suite des images précédentes se réfléchissent. Et c’est dans la mesure où ces suites d’images précédentes se réfléchissent dans ce genre fonctionnant comme limite. Limite de ce que Nana pouvait penser. Puisque la pauvre elle ne pouvait pas penser tout ça et pourtant c’est ça qu’elle voulait penser. Le genre ne constitue donc pas la suite des images... il sert de limite à la suite des images qui devient dès lors une série.

Mais ! il n’y a pas que les grands hommes, que les grands hommes singuliers. Je dirais, Brice Parain, Melville, Jeanson, jouent comme des genres singularisés. Et en effet ce dont parle Brice Parain, c’est les catégories vie / langage. C’est des catégories. Mais dans les genres singularisés, il n’y pas que, mettons, les grands hommes. Il y a quoi ? Il y a franchement les pitres, le fameux pitres de Godard. Les inoubliables pitres sont des genres singularisés. Par exemple la grande scène de Devos dans "Pierrot le fou". Lorsque Pierrot le fou croise là, sur l’embarcadère ou le ponton, Devos, il va lui raconter l’histoire d’amour, vous vous rappelez ? Devos joue le rôle de quoi ? Je dirais, en gros, c’est un genre burlesque dans lequel la suite des images de Pierrot le fou va se réfléchir. C’est pas du tout des trucs plaqués comme ça, il compose très, très savamment Godard. Ou bien là, encore plus, moi j’ai une préférence pour la seconde dans "Pierrot le fou" : la reine du Liban a ce rôle prodigieux précisément d’être le genre burlesque dans lequel toute une suite d’images va se réfléchir.

Ou bien troisième cas, troisième type de personnage, et ça fait partie de personnages singularisés mais là moins singularisés : l’échantillon anonyme. L’échantillon anonyme. Cette fois les exemples les plus nets c’est dans "Deux ou trois choses que je sais d’elle", Dans Deux ou trois...vous vous rappelez peut-être qu’il y a des figurants qui arrêtent l’activité quotidienne et qui se présentent : Untel, 22 ans, me suis levé à 7 heures du matin, aime aller au ciné le samedi soir, ai un fiancé, ect, voilà. C’est un type très curieux ça. Le figurant anonyme qui décline là son identité. Il y en a beaucoup chez Godard, Dans "Deux ou trois choses que je sais d’elle" il y en a toute une série. Là aussi ce sont des genres dans lesquels se réfléchissent... Là typiquement, l’activité quotidienne, l’activité professionnelle dans mon souvenir, la figurante qui décline son identité, elle vend des chaussures, corrigez vous-même pour ceux qui se rappellent, elle vend des chaussures. Voilà que toute la série des images professionnelles « vente de chaussures » avec ce que cela représente vous savez dans le commerce, ce doit être une des choses les plus fatigantes du monde, et où les clientes sont le plus insolentes. C’est un commerce très dur, la vente de chaussures. Moi je devrai être vendeur quelque part, je préférerai tout au magasin de chaussures. Ça me paraît l’abomination, l’abomination, pour les vendeuses. L’abomination, le pire, le pire, évitez, faites n’importe quoi mais pas vendeur de chaussures. Mais...c’est bien. Je dirais ma troisième détermination du genre ou de la catégorie chez Godard, ce sont les genres personnalisés, singularisés y compris jusqu’aux figurants anonymes.

Quatrièmement, mais ma classification elle est tout à fait incohérente surtout que ça empiète. Ça peut-être et là on s’y retrouve mieux, mais non pas mieux, ça peut-être des facultés psychiques : l’imagination, la mémoire, l’oubli qui joueront le rôle de genre dans laquelle la suite des images se réfléchit.

Dans mon premier cas de genre esthétique, j’ai oublié deux cas particulièrement prenants qui peut-être vous feraient encore mieux comprendre : si on revient à ma première quand les catégories sont de simples genres esthétiques, c’est dans les derniers films, dans "Passion" qu’est ce que vous avez ? Vous avez le trio : patron, ouvrière, propriétaire de l’hôtel. Le trio dont les suites d’images va se réfléchir dans quoi ? Dans les images picturales, et même musicales. C’est-à-dire dans les tableaux vivants picturaux. Là l’image picturale ou quasi picturale puisqu’il s’agit de tableaux vivants reproduits dans des tableaux, des peintures. L’image quasi-picturale constitue le genre dans lequel les images se réfléchissent. Et donc la limite des images.

Et c’est là alors, du coup ça me réjouit, c’est là que Godard dans une interview très fâcheuse à mon avis éprouve le besoin de parler de métaphore. Et il dit ; oui, oui, moi je ne crois qu’à la métaphore. Il dit ça rien que pour m’embêter, parce que c’est évidemment pas vrai. Et il dit ; oui, les cavaliers - dans un des tableaux vivants - les guerriers qui entrent dans la ville, c’est la métaphore des patrons, tout comme les fusillés de Goya, c’est la métaphore des ouvriers ! N’importe quoi, n’importe quoi, il dit n’importe quoi. Il n’y a absolument pas de métaphore. C’est comme s’il disait - d’autant plus que ça diminue énormément la force de ses films - c’est exactement comme s’il disait que dans "Prénom Carmen" les quatuors sont la métaphore de l’histoire qui se passe. Or dans "Prénom Carmen, dernier exemple que je cite, là vous avez le genre musical. Or qu’est-ce-que c’est le genre musical ? Mais les quatuors sont là explicitement pour eux-mêmes, bien-sûr, le genre vaut toujours pour lui-même, mais il n’est pas constitutif des images. Il est ce dans quoi les images se réfléchissent. Au point que - ce qui est splendide, pas seulement, il y aura des problèmes musicaux dans "Prénom Carmen" sur ces fameux quatuors - mais si j’en reste à l’image visuelle, l’arrondi du bras de la violoniste va servir de limite au geste des deux amoureux quand l’un enlace l’autre - on pourra dire qu’il y a métaphore entre les deux : entre le geste d’une violoniste et le geste d’un amoureux qui enlace l’autre-...Idiot ! Idiot, c’est pas ça. Ça peut se dire mais c’est pire que si ça pouvait pas se dire. C’est pire ! Ce qui se passe c’est tout à fait autre chose ! Vous avez votre série d’images visuelles, l’histoire incompréhensible etc...En tant qu’elle se réfléchit dans le geste de la violoniste, c’est à dire l’amoureux qui prend par le cou et la musicienne qui arrondit son bras et puis ça se renverse car le genre musical va relancer une série d’images visuelles sous la forme .... le chef de la musique là, celui qui commande aux autres dit : non ! Ça doit être plus violent, l’attaque doit être plus violente et à ce moment là re-passage à l’attaque de la banque avec mitrailleuse, crépitements de mitrailleuses, rafales, etc... Là vous avez un bon cas ; une suite d’images se réfléchit dans un genre musical, sous un aspect, par exemple l’arrondi du bras, qui va relancer sous un autre aspect l’attaque doit être plus violente, l’attaque au sens musical doit être plus violente qui va redonner une autre série d’images.

Donc je dis trois cas : genre esthétique, voyez...truc, truc, truc. Je sais plus quo,i je les ai déjà perdus : graphisme, genre...Non ! Quatre cas ! Genre individué, faculté de l’âme. Bon puis c’est pas tout mais quand ça va se compliquer. Il y a un cas splendide, qui rentrerait un peu, je dis...ça empiète tout ça...les couleurs ! Il faut demander à chaque fois qu’un cinéaste est un grand coloriste, il faut demander en quoi ? Tout comme pour un peintre. En quoi Godard est-il un grand coloriste ? Et pas de la même manière qu’Antonioni est un grand coloriste que... Godard est un grand coloriste, si Godard est un grand coloriste, c’est parce qu’il se sert des couleurs comme des catégories. Ce sont des catégories. Le chef-d’oeuvre à cet égard, c’est un film mineur de Godard, mais qui m’apparaît... D’une part ce serait peut-être "Week-end" le chef-d’oeuvre de Godard quant à la couleur...C’est pas du sang c’est du rouge ! Ça veut dire quoi c’est pas du sang, c’est du rouge, ça veut dire quoi ? Suppression des harmoniques, des métaphores, on ne dira pas : c’est rouge comme du sang. C’est du rouge. C’est-à-dire toute l’histoire de sang se réfléchit dans le rouge dans "Week-end". Le rouge est la catégorie dans laquelle se réfléchissent la suite des images qui deviennent dès lors une série.

Mais l’oeuvre mineure où Godard manie la couleur avec génie, c’est la "Lettre à Freddy Buache". Pour ceux qui ne le savent pas, qui est un film et non pas un écrit. La "Lettre à Freddy Buache" va nous faire avancer beaucoup puisque c’était une commande. Il avait une commande, Godard, il n’arrête pas d’avoir des commandes. Mais il a toujours des ennuis avec ses commandes. Il avait une commande : un film sur Lausanne. Et les commanditaires l’ont très mal pris : bien non c’est pas un film sur Lausanne. Et en effet qu’est-ce-qu’il a fait ? Il dit - pas compliqué comme proposition - il part d’une idée simple, pour ceux qui connaissent Lausanne, ça vaut pour toutes les villes suisses. Il y a le haut et il y a le bas, il y a le haut et le bas, la ville haute et la ville basse. La ville haute c’est la Lausanne céleste, la ville basse, c’est la Lausanne terrestre et aquatique. La Lausanne céleste c’est le bleu, la Lausanne terrestre et aquatique c’est le vert. Bon il va faire du bleu et du vert. En plongée, en contre-plongée. Les plongées et les contre-plongées abondent puisqu’il s’agit de voir un arbre d’en-dessous, etc...Il fait toutes ses combinaisons de vert et de bleu, suivant des courbes, et en effet il dit : c’est les deux périphéries. Il y a la périphérie bleue, les courbes bleues et les courbes vertes. Et au milieu, qu’est-ce-qu’il y a au milieu ? Il y a le gris : le gris c’est la ligne droite. Pourquoi pas ? il y a des textes de Klee qui ne disent pas la même chose mais qui sont aussi beaux, aussi convaincants. C’est l’urbanisme, c’est les lignes horizontales...Bon...Il fait ses combinaisons. Evidemment Lausanne, Lausanne, il s’en...Bon. Il dit très bien ! Alors il ajoute quelque chose qui évidemment va nous faire réfléchir pour la prochaine fois. "J’ai voulu éviter de faire un film sur Lausanne". Là on le retient : j’ai voulu éviter de faire un film sur Lausanne. Les commanditaires évidemment voulaient un film sur Lausanne. Qu’est-ce-qu’il a fait ? Il a fait que Lausanne se réfléchisse dans le bleu et dans le vert, et que se dégage par là un problème : l’urbanisme de Lausanne. Il a constitué ses deux séries, ou même ses trois séries, et comment est-ce-qu’il les a obtenues ? En prenant des suites d’images qu’il fait se réfléchir dans la couleur prise comme catégorie. Le seul cas alors, là où il est inventif qu’est-ce-que c’est ? Pour moi, là, c’est le point où il est philosophe. Ce point où il est philosophe, parce que vous comprenez un philosophe, il se contente pas de répéter les catégories d’Aristote ou de Kant. Parce qu’Aristote et Kant ils ont bien dû les inventer leurs tables de catégories.
-  Il y a pas de table de montage chez Godard, il n’y a qu’une table des catégories.

C’est ça que je veux dire. La table de montage, c’est une table des catégories. Simplement, simplement, il n’y a pas de catégories préexistantes. Il faut que pour chaque film, il invente sa catégorie. Par là qu’il est créateur. S’il appliquait une table des catégories comme ça, non, non. Il n’y a pas une table des catégories une fois pour toutes. Et peut-être que pour les philosophes non plus, il n’y en a pas "une fois pour toutes". Il faut à chaque fois faire et refaire une table des catégories qui convient au sujet donné. C’est ça que j’essaye d’appeler inventer des concepts. Inventer des concepts c’est faire et remanier sans cesse, la table des catégories. Refaire...démultiplier la table des catégories. Vous en aurez jamais trop, vous vous rendez compte ? Douze, douze catégories chez Kant. C’est comique ! Il faut quatre-vingt dix catégories, trois mille catégories. Et chaque fois que vous en voulez une, il faut vous en donner une. Bon.

Si je prends par exemple "Sauve qui peut la vie", pour que vous ayez de quoi réfléchir à tout ça. La table des catégories, elle est très nette dans "Sauve qui peut la vie". Elle est bizarre, elle est bizarre.
-  Première catégorie : l’imaginaire et là j’invente pas c’est dit en toutes lettres, tout le temps. C’est écrit, c’est sur tous les modes. Voyez là aussi c’est une faculté de l’âme, et c’est aussi un graphisme. L’imaginaire.
-  Deuxième catégorie dans "Sauve qui peut (la vie)" : la peur . L’imaginaire, ça renvoyait à un personnage, c’était donc aussi un genre personnifié. Ça renvoyait à une des femmes, celle que joue Nathalie Baye. Je crois.
-  Deuxième catégorie : la peur que joue Dutronc.
-  Troisième catégorie : le commerce. C’est-à-dire la prostitution que joue Isabelle Huppert.
-  Quatrième catégorie : la musique. Bon et bien il faut bien qu’il y aie un lien entre ces catégories. Ça a l’air d’être quatre choses qui n’ont rien à voir. Quel lien y-a-t-il entre une catégorie et une autre ? Ça sera pour la prochaine fois. Comment il fait sa table des catégories ? Et ça se termine comment ? Le refrain perpétuel de "Sauve qui peut (la vie)" : et la passion, et la passion. Vous vous rappelez que "Sauve qui peut la vie" c’est le film qui précède celui qui s’appellera "Passion". Et la passion, et la passion ? Et la réponse est : la passion c’est pas ça, dit trois fois dans mon souvenir, dit trois fois dans "Sauve qui peut (la vie)". La passion c’est pas ça et toute la fin de "Sauve qui peut (la vie)", la musique se révèle pour elle-même, mais la passion c’est pas ça. On passera de "Sauve qui peut (la vie)", qui a mobilisé quatre catégories, et qui est resté sur le problème de la passion, on passera à "Passion", qui remobilise d’autres catégories. Et de "Passion", on passera à "Prénom Carmen", qui mobilise encore d’autres catégories. Et chaque fois il va remanier sa table de catégories, et le montage est la constitution de la table de catégories. Alors on en est là. Je dis pas du tout que j’ai encore réglé la question mais c’est en ce sens que je disais : c’est un cinéma où les suites d’images deviennent des séries dans la mesure où elles se réfléchissent dans des genres ou des catégories. On verra, on verra la prochaine fois ce que ça amène.

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La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien