THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

5- 13/01/81 - 1

image1
1.4 Mo MP3
 

Gilles Deleuze - Spinoza - Cours 5 du 13 janvier 1981 - 1 transcription : Vanessa Duvois

-  Ce texte s’appelle "l’Oeil écoute", c’est un mauvais titre, mais ça ne fait rien." L’Oeil écoute" contient des analyses de Rembrandt, de Vermeer qui sont d’une beauté, d’une très, très grande beauté. Alors justement comme, ce serait presque une transition car Claudel lui même dans son texte suggère des rapprochements très curieux entre un certain Spinozisme et la peinture hollandaise notamment la lumière dans la peinture hollandaise. Alors ce serait intéressant si vous pouvez vous procurer le texte. Il a paru pour ceux qui l’ont, il a paru dans la Pléiade dans le tome de Claudel intitulé "Œuvres en prose" mais si vous pouviez lire ce texte de Claudel ça ferait une très bonne transition entre nos deux sujets cette année. Très, très beau texte. Oui, il y a des analyses de Rembrandt, admirables. Voilà Eh bien nous revenons à Spinoza, est-il dix heures et demie ?
-  Oui excusez moi ce serait pour poser une question, il ne parle pas de Stendhal dans ce texte là de "La ronde de nuit" ?
-  Il parle beaucoup de "La ronde de nuit"
-  C’est pas que je sois intelligent , mais...
-  Mais si ! mais si ! mais si...
-  Mais vous trouvez que dans "La ronde de nuit", il y a le côté bourgeois d’Amsterdam ? -
-  Un type figure terré dans un coin oui, il y a quelque chose de,.., un coté un peu mystérieux, bizarre, antinomique au coté bourgeois, installé, des bourgeois d’Amsterdam dans ce mystère, cette ...
-  Oui, non, je ne l’ai pas présent là. Moi j’ai présent deux sortes de pages très, très belles, dont une a un sens philosophique immense et qui il me semble, dit ceci à un moment, il dit : "vous comprenez ce qu’il y a d’essentiel dans la peinture c’est qu’ils ont pris conscience" - et il en fait gloire à la peinture hollandaise, mais là je doute qu’il ait tout à fait, enfin il a quand même raison, il dit :" les hollandais ils ont particulièrement pris conscience de ceci : que l’œuvre, l’œuvre en tant qu’œuvre actuelle, ne se rapportait plus à l’essence, mais se rapportait à l’accident, le petit accident, la manière dont un verre est un peu en déséquilibre, dont une nappe a un pli qui indique qu’elle a été froissée, dont un fruit est en train de mûrir", et il dit, eh ben c’est ça, il dit : "la peinture,c’est vraiment rapporter n’est-ce pas, ce que l’on est censé reproduire à l’accident".

Je le dis en effet, c’est très important un truc comme ça parce que, si on remonte alors très loin, l’Orient je crois, il a eu un tout autre problème parce que pour lui, les catégories essence/accident avaient pas grande importance mais nous, si à notre tour, on dit n’importe quoi sur une pseudo peinture occidentale. La peinture occidentale, il me semble, elle commence précisément avec une espèce de non peinture assez comparable à savoir avec le bas relief égyptien.

-  Or le bas relief égyptien c’est quoi ? Avec le contour, vous voyez, la proximité égale de la forme et du fond,le contour qui cerne le personnage, et le personnage que le contour soustrait vraiment à la variation. Là, la figure, si vous voulez, dans l’art égyptien, la figure qui est comme planifiée, entourée de son contour, est rapportée à l’essence, l’essence soustraite à la variabilité. Or et ça, ça marquera il me semble tout l’art occidental parce que même pour en prendre le contre pied, je le dis en Orient, l’idée d’une essence qui serait au delà de l’apparence, c’est pas une idée de l’Orient, mais c’est bien déjà une idée qui agit en Egypte fondamentalement, passera chez les grecs et comme on dit déterminera tout notre Occident. Or tout notre Occident qu’est ce qu’il fait ? Lui, il va s’apercevoir que la figure ou la forme ne peut plus être rapportée, vu le chaos du monde, ne peut plus être rapportée à l’essence, à l’essence égyptienne, mais doit être rapportée à l’accident, le petit truc qui déraille, le petit truc qui penche, et je crois que qu‘est ce qui a été fondamental dans cette histoire ? à savoir vous ne rapporterez plus les figures à l’essence mais à l’accident, au changeant, à l’événement et non plus à l’éternel ?

-  Eh ben là aussi on s’aperçoit que les choses sont très compliquées parce que à mon avis, ce qui a été un facteur décisif, c’est le christianisme, c’est le christianisme. En effet, avec le christianisme les choses, c’est pour ça que moi je - c’est ça qui fait ma joie, c’est que le christianisme il n’a pas cessé d’ouvrir de formidables possibilités à l’athéisme, fantastique, parce que le christianisme, il commence par nous dire : ben oui, la mesure des choses, plus que l’essence, c’est l’évènement. Et en effet, il y a une espèce de geste de dieu, c’est à dire l’incarnation, la crucifixion, la résurrection, etc..
-  En cette série d’évènements Dieu n’est plus pensé en fonction de l’essence il est vraiment pensé en fonction de l’événement or à partir de là, est ce qu’on pouvait s’arrêter ? Difficile ! c’est pour ça je reprends un thème que j’avais esquissé, à propos de, au tout début, à propos de Spinoza vaguement, parce qu’on nous dit : ben oui, vous comprenez dans la peinture, dite chrétienne c’est très curieux , on ne peut pas s’arrêter, dans la mesure ou la figure du christ et celle de Dieu, n’est plus rapportée à l’essence, mais à des évènements, ces évènements ont beau être très codés dans une histoire sainte, ou d’après des règles de l’église, ils vont être triturés dans tous les sens, d’où vous aurez toutes les descentes de croix que vous voulez, vous aurez la folie de peindre, la folie de peindre va s’emparer de ça, en rapportant la figure à tous les accidents imaginables... Vous allez avoir des christs qui tombent la tête en bas, vous allez avoir des christs dont le bras a, une attitude comme on dit maniériste extraordinaire, vous allez avoir des christs complètement homosexuels, vous allez avoir tout ce que vous voulez à force de rapporter la figure à l’accident.

-  Si bien qu’il va y avoir, au sein de cette peinture chrétienne, une véritable joie de ce qu’il faut bien appeler "la déformation" à savoir la figure rapportée à l’accident, c’est la déformation. Là, j’emploie un mot lorsque par exemple Cézanne se réclame précisément d’une déformation des corps en distinguant très bien la déformation de ce que l’on pourrait appeler la transformation et également la décomposition, la déformation proprement picturale du corps qui n’est ni transformation ni décomposition, évidemment que le christianisme a été, du point de vue de la peinture, la première, une des premières possibilités.

-  Alors comme on l’appliquait au Christ, ensuite, ça va de soi qu’on l’applique à tous les objets. On peut d’abord l’appliquer à tous les objets qui entourent le christ, mais on peut aussi l’appliquer à une nature morte ou aux fruits chez Rembrandt, là, Claudel parle admirablement du citron, à moitié pelé, où il y a une spire de citron, on dit un ou une ? (oui enfin je sais pas, vous compléterez vous même),le ou la spire de citron qui pend, en faisant une spirale, là et qui montre le citron déjà à moitié, a moitié découpé et l’impression que . . ou bien la pomme de Cézanne, on a l’impression qu’il y a une force de mûrissement etc..

-  Il y a un texte de Lawrence, le romancier anglais, sur Cézanne et qui il me semble est le plus beau texte, enfin c’est le plus beau texte que j’ai lu sur Cézanne, il dit quelque chose de très beau là aussi qui est, vous savez il peignait aussi Lawrence, il faisait des gouaches, il tenait beaucoup a ses gouaches, et c’est à propos d’une exposition de ses propres gouaches qu’il a écrit un texte, ce texte sur Cézanne très, très beau , et il dit : ben oui... C’est difficile la peinture - il en savait quelque chose, il se prenait pas pour un grand peintre et il avait besoin de peindre - et il dit, c’est très difficile, vous savez, la peinture parce que comprendre picturalement quelque chose, même un très grand peintre, c’est forcément très limité. Il dit vous voyez Cézanne, par exemple, qu’est ce qu’il a compris ? En quarante ans de peinture, en cinquante ans de peinture, je sais plus, qu‘est ce qu’il a compris ? Et Lawrence a une formule splendide, il dit : il a compris une pomme et un ou deux vases, et il dit : eh bien, quand on a fait ça, quand on est peintre et qu’on est arrivé à ça en cinquante ans, on peut se dire qu’on est bien heureux.

-  Et en effet là il devient très brillant, il dit : "vous savez Cézanne, de toute manière bien sûr, c’est un grand génie, mais, par exemple picturalement, les femmes, il a jamais bien compris, d’abord il était tellement tourmenté de ce coté là, tellement puritain, tellement"... il n’a pas compris, la preuve dit-il, dit Lawrence, et c’est vrai quand on voit une femme peinte par Cézanne - il les peint comme des pommes, (rires) c’est des pommes, les femmes de Cézanne c’est des pommes et il dit : ça tombait bien parce que sa propre femme a lui, Cézanne, et il l’a peint sa propre femme, c’était une pomme. Et c‘est ce qu’il appelle l’être pommesque de la pomme, le coup de génie de Cézanne, dit Lawrence, ce serait d’avoir saisi l’être pommesque de la pomme. Alors il l’a appliqué, parfois ça marche, sur une femme, il y a des femmes pommesques, sa femme était pommesque, alors ça va très bien. Et puis il a compris d’autre part deux ou trois vases : un ou deux vases, quelques vases, ou quelques vases et pots, et il dit c’est fantastique ça, fantastique.. Cela dit ça n’empêche pas que le reste est génial aussi, mais euh, euh ..c’est là la source euh..

Alors on peut dire ça, moi, il me semble, on peut dire ça vraiment de tous les peintres, on peut dire ça de tous, de tous les gens qui tentent de créer quelque chose vous voyez, c’est pour ça qu’il faut être tellement, tellement modeste. Pour moi c’est exemplaire, ce que dit Lawrence. Si vous êtes peintre et que en cinquante ans vous avez compris une pomme dans sa réalité picturale, ben vous vous dîtes, c’est formidable ce que j’ai fait là, (il fouille dans ses papiers). Alors, Mondrian avec ses carrés, Mondrian, oui, très bien... Combien de temps il lui a fallu pour comprendre, alors, l’être pictural d’un carré ? On croirait que c’est facile, c’est pas facile du tout... Tout ça c’est pour que les philosophes aussi soient modestes... Combien de temps il faut pour comprendre un petit bout de concept ? Le concept de pomme... si j’arrivais à comprendre le concept de pomme philosophiquement, ce serait prodigieux ça... mais ça serait pas, ça serait pas du tout facile... Spinoza qu’est ce qu’il a compris ? Lui il en a compris alors, sûrement qu’il a compris...Vous voyez c’est une transition rapide...(rires) Alors voilà...

Comtesse : - Il y a un écrit de raccord de la peinture de Cézanne à Paul Klee avec( ?) qui est une des derniers écrits de Merleau Ponty qui s’appelle "l’Oeil et l’esprit".

-  Oui ,oui, oui, oui , oui ,oui

-  Comtesse : Vous voyez ça peut faire une transition avec, quand il essaie de se pencher sur le visible et l’invisible...

-  Oui, oui

-  Comtesse : Sur l’être brut et l’esprit sauvage.. et à ce moment là il s’est mis à interroger la peinture.

-  Oui, oui, oui... Je vais dire... moi ça me paraît très frappant que Cézanne ait été pour, en général, les phénoménologues, le peintre par excellence. Si on comprenait ça, c’est un tout petit aspect, trop technique et sans intérêt, mais si on comprend ça, on comprend peut être un petit quelque chose de Cézanne, parce que qu’est ce que c’est les très belles pages sur Cézanne, aujourd’hui, bizarrement ça ne paraît pas tellement des pages de critique d’art. Il y a un texte très bon de Merleau Ponty, il y a un texte très beau, alors admirable, non, il y a deux ou trois textes de Maldimet, il y a des textes de Erwin Strauss, or, ils ont en commun d’être précisément des phénoménologues. Alors là il y a une partie liée, c’est pas étonnant puisque c’est une phénoménologie qui se centre sur la sensation, qui est une phénoménologie du sentir, et que Cézanne c’est celui qui, sans doute, a poussé aussi bien pratiquement que théoriquement, a poussé le plus loin le rapport de la peinture avec ce qu’il appelle lui même la sensation. Alors à ça moment là ça m’étonne pas que des philosophes comme Merleau Ponty ou Maldinet se soient trouvés particulièrement inspirés ou aient eu un rapport particulier avec Cézanne... ouais.

-  Donc alors on revient à Spinoza... Voilà, vous vous rappelez certainement le point où nous en sommes, lequel point est le suivant : on se trouve devant les deux objections d’Oldenburg, de euh non, pardon, devant les deux objections de Blyenberg, et la première, elle concerne le point de vue de la nature en général . Elle revient à dire à Spinoza c’est très joli, ça, vous venez d’expliquer que chaque fois qu’un corps en rencontre un autre, il y a des rapports qui se composent et des rapports qui se décomposent, tantôt à l’avantage d’ un des deux corps tantôt à l’avantage de l’autre corps. Bon. Mais la nature, elle, elle combine tous les rapports à la fois. Donc, dans la nature en général, ce qui n’arrête pas, c’est que tout le temps, il y a des compositions et des décompositions de rapports, tout le temps, puisque les décompositions de rapports sont finalement l’envers des compositions, ou l’inverse, mais vous n’avez aucune raison de privilégier la composition de rapport sur la décomposition, puisque les deux vont toujours ensemble.
-  Exemple, je mange, je compose mon rapport avec la nourriture que j’absorbe, mais ça se fait en décomposant les rapports propres de la nourriture.
-  Autre exemple, je suis empoisonné, l’arsenic décompose mon rapport, d’accord, mais il compose son propre rapport avec les nouveaux rapports dans lesquels les parties de mon corps entrent, sous l’action de l’arsenic. Donc il y a toujours à la fois composition et décomposition, donc la nature, dit Blienberg, la nature telle que vous la concevez, n’est rien qu’un immense chaos. Vous voyez... quelle objection... Spinoza vacille.

-  Que répondriez vous à sa place ? Ca, c’est la première objection de Blyenberg. Eh ben il répond, là, la réponse vous allez voir que, suivant les cas c’est très différent, là, Spinoza, il me semble, ne voit aucune difficulté, aucune. Et sa réponse, elle est très simple, très simple, très claire. Vous pourriez la faire, si vous êtes Spinoziste vous l’avez faite déjà dans votre tête.

-  Il répond ceci : rien du tout. Rien du tout, il dit : eh bien non, c’est pas comme ça, pour une raison simple : c’est que du point de vue de la nature entière, on ne peut pas dire qu’il y a à la fois compositions et décompositions parce que du point de vue de la nature entière il n’y a que des compositions. Il n’y a que des compositions de rapports, en effet, c’est du point de vue de notre entendement que nous disons : du point de vue de notre entendement à nous, nous disons : tel et tel rapports se composent au détriment de tel autre rapport qui doit se décomposer pour que les deux autres se composent , mais c’est parce que nous isolons une partie de la nature ; du point de vue de la nature toute entière, il n’y a jamais que des rapports qui se composent. Eh bien moi je trouve bien cette réponse. La décomposition de rapports n’existe pas du point de vue de la nature entière, puisque la nature entière embrasse tous les rapports, donc il y a forcément des compositions. Un point c’est tout, c’est bien... satisfaisant, enfin pour moi. Donc si vous me dîtes : je ne suis pas convaincu, il n’y a pas lieu de discuter. C’est que vous n’êtes pas spinozistes, voilà... Mais il n’y a pas de mal à ça ! (rires) ... Mais vous êtes convaincus ... je le sens... (rires)

-  Et vous comprenez que cette réponse très simple, très claire, très belle, elle prépare une autre difficulté : elle renvoie en effet à la seconde objection de Blyenberg. Supposons à la limite que Blyenberg lâche sur ce problème de la nature entière, alors, venons en à l’autre aspect : un point de vue particulier ! Mon point de vue particulier ! C’est à dire, le point de vue d’un rapport précis et fixe, en effet, ce que j’appelle moi, c’est un ensemble de rapports précis et fixes qui me constituent. Eh ben de ce point de vue - alors là de ce point de vue et c’est uniquement d’un point de vue particulier, déterminable, vous ou moi, ou n’importe quoi, que je peux dire : ah oui là il y a des compositions et des décompositions ; à savoir je dirais qu’il y a composition lorsque mon rapport est conservé, et se compose avec un autre rapport extérieur, mais je dirais qu’il y a décomposition lorsque le corps extérieur agit sur moi de telle manière que un de mes rapports ou même beaucoup de mes rapports sont détruits au sens que l’on a vu la dernière fois de "détruire" à savoir : cesse d’être effectué par des parties actuelles.

-  Donc là il y bien, autant du point de vue de la nature je pourrais dire : "ah ben oui, il n’y a que des compositions de rapports, dès que je prends un point de vue particulier déterminé, je dois bien dire : ah oui, il y a des décompositions qui ne se confondent pas avec les compositions", d’où l’objection de Blyenberg, là, qui consiste à dire : et bien finalement, ce que vous appelez vice et vertu, c’est ce qui vous arrange...
-  Vous appellerez "vertu" chaque fois que vous composez des rapports, quelque soient les rapports que vous détruisez,
-  et vous appellerez vice, chaque fois qu’un de vos rapports est décomposé, en d’autres termes : vous appellerez vertu ce qui vous convient et vice ce qui ne vous convient pas... vous direz que l’arsenic est vicieux parce qu’il vous tue , bon, d’accord, parce qu’il vous décompose. En revanche vous direz de l’aliment qu’il est bon, mais enfin, ça revient à dire que l’aliment : ça vous convient et que le poison ça vous convient pas, or ; quand généralement on parle de vice et de vertu, on se réclame d’autre chose que d’un tel critère du goût, à savoir ce qui m’arrange et ce qui ne m’arrange pas...

-  Alors cette objection, vous voyez, elle se distingue de la précédente puisqu’elle se fait au nom d’un point de vue particulier et non plus au nom de la nature entière, et elle se résume en ceci que Blyenberg ne cesse de dire ben oui : vous réduisez la morale à une affaire de goûts.. Alors là euh.. qu‘est ce qu’il va répondre Spinoza ? Il va se lancer dans une chose très, très curieuse... il va se lancer dans une tentative pour montrer que.. il conserve un critère objectif pour la distinction du bon et du mauvais ou de la vertu et du vice. Il va tenter de montrer que le spinozisme nous propose un critère proprement éthique et non pas simplement de goût, un critère éthique du bon et du mauvais, du vice et de la vertu..

Il va le montrer alors dans deux textes qui à ma connaissance sont les deux textes les plus étonnants, les plus étranges de Spinoza, vraiment, là ! des textes les plus étranges, au point que l’un semble incompréhensible, on ne voit pas ce qu’il veut dire je crois et l’autre est peut être compréhensible mais semble très, très bizarre enfin tout se résout dans une limpidité merveilleuse, mais il fallait passer par ces deux textes étranges. Le premier c’est dans les lettres à Blyenberg. Et Spinoza veut montrer dans la lettre du texte - là il faut que je les lise les lettres, parce que c’est la lettre 23 - Il veut montrer que non seulement, il a un critère pour distinguer le vice et la vertu mais que ce critère s’applique dans des cas très compliqués en apparence. Et que bien plus, c’est un critère de distinction non seulement pour distinguer le vice et la vertu mais que si on comprend bien son critère, on peut même distinguer dans les crimes, on peut faire des distinctions au niveau des crimes mêmes qui sont pas du tout semblables les uns aux autres.

-  Et je lis ce texte qui paraît très curieux. il dit et bien voilà, il dit à Blyenberg : prenons deux cas, prenons un même acte, qui vraiment passe pour être très mauvais, un cas de matricide : quelqu’un tue sa mère Et voilà le texte de Spinoza lettre 23, « le matricide de Néron, en tant qu’il contient quelque chose de positif, n’était pas un crime. » Vous voyez... en tant qu’il contient quelque chose de positif, qu’est ce que ça peut vouloir dire ? Vous vous rappelez, vous voyez vaguement confusément ce que Spinoza veut dire... le mal n’est rien, on a vu tellement il donnait a cette proposition, le mal n’est rien donc autant qu’un acte est positif ça ne peut pas être un crime ça peut pas être mal alors un acte comme un crime, si c’est un crime, c’est pas en tant qu’il contient quelque chose de positif, c’est d’un autre point de vue.

Bon, soit. On peut comprendre abstraitement ça, on se dit où il veut en venir ? Le matricide de Néron en tant qu’il contient quelque chose de positif, n’était pas un crime. Oreste, Néron a tué sa mère, Oreste a tué sa mère aussi. Oreste a pu accomplir un acte qui extérieurement est le même, tuer sa mère, Oreste a pu accomplir un acte qui extérieurement est le même, et avoir en même temps l’intention de tuer sa mère, vous voyez non seulement identité d’acte de tuer la mère mais identité d’intention à savoir meurtre prémédité. Oreste a pu accomplir un acte qui extérieurement est le même et avoir en même temps l’intention de tuer sa mère, sans mériter la même accusation que Néron. Bon, et en effet, pour ceux qui se rappellent ce qu’ils ont appris à l’école, nous traitons Oreste d’une autre manière que nous traitons Néron, bien qu’ils aient tués tous les deux leur mère avec l’intention de la tuer. Oreste a pu accomplir un acte qui extérieurement est le même et avoir en même temps l’intention de tuer sa mère sans mériter la même accusation que Néron. Quel est donc le crime de Néron ?

- C’est là où le texte devient quand même très bizarre. Quel est donc le crime de Néron ? Il consiste uniquement, il consiste uniquement en ce que, dans son acte, Néron s’est montré ingrat, impitoyable, et insoumis. On se dit : qu’est ce qu’il est en train de.. qu’est ce qu’il veut dire ? L’acte est le même, l’intention est la même, il y a une différence au niveau de quoi ? "Dans son acte, Néron s’est montré ingrat, impitoyable et insoumis". C’est quel ordre ? Ce n’est ni l’intention, ni l’acte, c’est une troisième détermination, c’est une troisième dimension de l’acte. Quelle dimension ? Il n’en dit pas plus, et il termine, là, triomphant - il est formidable, là - aucun de ces caractères n’exprime quoi que ce soit d’une essence. Donc je me montre impitoyable, ingrat et insoumis, aucun de ces caractères n’exprime quoi que ce soit d’une essence. On reste songeur, hein ?

-  On est beau là tous prêts à se sentir spinozistes et on se dit qu’est ce qu’il raconte ? Est ce que c’est une réponse à Blyenberg ? Et on dit : ce texte, il y a urgence, il faut bien en tirer quelque chose mais quoi ? Qu’est ce qu’on peut en tirer d’un texte, à la fois bizarre et vague... Ingrat, impitoyable et insoumis, alors ? Si l’acte de Néron est mauvais c’est pas parce qu’il tue sa mère, c’est pas parce qu’il a l’intention de le tuer, de la tuer, c’est parce que, Néron en tuant sa mère, se montre ingrat, impitoyable et insoumis. Et Oreste, lui, il tue sa mère, mais il n’est ni ingrat, ni impitoyable ni insoumis, alors, alors quoi qu’est ce que ça veut dire tout ça ?

-  bon.. Alors on cherche, on cherche et puis, à force de chercher forcément comme il faut lire toute L’Ethique, on tombe dans le livre IV sur un texte qui paraît ne rien avoir à faire.. un texte alors là...lui... il nous laisse pas hésitant à cause du vague, il nous laisse hésitant parce qu’on a l’impression que Spinoza est pris d’une espèce, ou bien d’humour diabolique, ou bien de.. ou bien de folie, quoi ! C’est dans le livre IV, la proposition 59, et c’est le Scolie de la proposition 59, et je lis doucement espérant que vous aurez des étonnements. C’est le Scolie. Le texte de la proposition, lui, paraît pas simple. Il s’agit de démontrer pour Spinoza, que toutes les actions, auxquelles nous sommes déterminés par un sentiment qui est une passion, nous pouvons être déterminés à les faire sans lui, sans ce sentiment, nous pouvons être déterminés à les faire par la raison.

-  Tout ce que nous faisons poussés par la passion, nous pouvons le faire poussés par la raison pure. On se dit : oh bon alors en effet, pourquoi pas tuer sa mère ? Si je le fais par passion, je peux le faire par raison, hein ? C’est curieux cette proposition... Et le Scolie nous dit la démonstration est assez abstraite, et on se dit ah bon ? Mais on aimerait bien un peu de concret - vous lirez le texte et le Scolie arrive qui commence par : « Expliquons cela plus clairement par un exemple » ! On se dit :Enfin c’est ce qu’on demandait ! et il continue, il continue... « Expliquons cela plus clairement par un exemple : Ainsi, l’action de frapper »,(gestes - PAN) vous allez voir pourquoi je fais ça je pourrai frapper autrement mais d’après la lettre du texte c’est ça.(geste)comme ça et... j’abaisse.(gestes, rires)

« Ainsi l’action de frapper en tant qu’elle est considérée physiquement... » donc, vous voyez, hein ?... « en tant qu’elle est considérée physiquement et que nous considérons le seul fait qu’un homme lève le bras »... lève le bras... « serre le poing.. » lève le bras.. alors, dans l’ordre : « en tant que nous considérons le seul fait qu’un homme lève le bras . » ah non, attendez (rires) ... lève le bras..(rires), « serre le poing, et.. meut son bras tout entier de haut en bas avec force » ( on entend un gros BOUM, suivi de rires), « c’est une vertu », virtus, « c’est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain. » Mais il faut pas... il faut prendre tout à la lettre, vous comprenez en quel sens, il prend vertu - là il ne triche pas, en effet - c’est une effectuation de la puissance du corps. C’est ce que mon corps peut faire. C’est une des choses qu’il peut faire.

-  Ca répond à la question que j’ai essayé de commenter déjà, à savoir cette question de Spinoza : mais on ne sait même pas ce que peut le corps. Ca c’est plutôt une chose que tout le monde sait, on sait que le corps humain peut faire ça... un chien peut pas, hein, un chien il peut faire autre chose,(rires), mais il peut pas faire ça donc c’est quelque chose que le corps humain peut faire. ; ça fait partie de la potentia du corps humain, de cette puissance en acte, c’est une puissance en acte, c’est un acte de puissance. Par là même, c’est ça qu’on appelle vertu. Donc pas de problème on ne peut pas le reprendre sur ce premier point.

Donc, l’action de frapper en tant qu’elle est considérée physiquement et que nous considérons le seul fait « qu’un homme lève le bras, serre le poing et meut son bras tout entier avec force de haut en bas est une vertu qui se conçoit par la structure du corps humain... » d’accord, rien à dire... Il enchaîne : « Si donc... », « si donc un homme, poussé par la colère ou par la haine », ça n’est pas là le cas, je vais faire cette action poussé par la colère ou par la haine c’est à dire par une passion.(geste) Je fais ça sur la tête de ma mère.(bruit sourd)...ben il n’y a pas de quoi rire (rires).. si donc un homme poussé par la colère ou par la haine est déterminé, (déterminé par la passion), c’est une... vous voyez le mot, là... il emploie le mot détermination, déterminé.. je me dis bon, ça on le met de côté là parce que c’est peut être ça, la troisième dimension de l’action, ce n’est pas la même chose, ni que l’action, ni que l’intention. Outre l’action et l’intention il y aurait la détermination.

-  Bon en tous cas si donc un homme poussé par la colère ou par la haine, est déterminé à serrer le poing ou à mouvoir le bras, cela vient , comme nous l’avons montré dans la seconde partie, cela vient, de ce qu’une seule et même action peut être associée à n’importe quelle image de chose. Là il est en train de dire quelque chose mais qui paraît très très bizarre. Il est en train de nous dire : j’appelle détermination de l’action, l’association, le lien, qui unit l’image de l’action à une image de chose. C’est ça la détermination de l’action. La détermination de l’action c’est l’image de chose à laquelle l’image de l’acte est liée. C’est vraiment un rapport qu’il présente lui-même comme association, une seule, un rapport d’association, une seule et même action peut être associée à n’importe quelle image de chose. Point et virgule, et par conséquent, nous pouvons être déterminés par une même et unique action, aussi bien par les images des choses que nous concevons confusément, nous pouvons être déterminés à une seule et même unique action, aussi bien par les images des choses que nous concevons confusément, que par les images de choses que nous concevons clairement et distinctement. « Aussiest-il clair », il estime avoir fini,« aussi est-il clair que tout désir qui naît d’un sentiment qui est une passion, ne serait d’aucun usage si les hommes pouvaient être conduits par la raison. » C’est à dire que toutes les actions que nous faisons, déterminées par des passions, nous pourrions les faire aussi bien déterminées par la raison pure. Vous voyez ce qu’il a voulu dire, là et qu’est-ce que c’est que cette introduction du confus et du distinct ? Il dit : voilà exactement ce que je retiens de la lettre du texte et c’est à la lettre dans le texte : Il dit, il dit, « une image d’action peut être associée à des images de choses très différentes.

-  Dès lors, une même action, d’après son image, peut être associée aussi bien à des images de choses confuses qu’à des images de choses claires et distinctes. » C’est curieux, moi je dis, ce texte il est - si on le comprend bien, on doit toucher quelque chose de concret dans la manière dont Spinoza vit l’action, vit les problèmes de l’action et comment se débrouiller ? On se dit bon, mais qu’est ce qu’il, mais qu’est ce qu’il est en train de nous raconter ? Alors il faut reprendre l’exemple pour le pousser, je sais pas moi là, on a un texte qui exige d’être prolongé littéralement quoi. On peut pas se contenter de lire ça et puis de passer à la proposition suivante.. je reprends, j’en suis là : bien, je fais ça.. et... j’abats mon poing sur la tête de ma mère... Voilà un cas.. Je fais le même geste et, avec la même violence, j’abats mon poing sur la membrane d’une grosse caisse - j’abuse de votre patience en vous demandant de considérer cet exemple, c’est pas ma faute, tirer une objection tout de suite : c’est pas le même geste. C’est pas le même geste.

-  Bon, cette objection, Spinoza l’a supprimée. Il y a répondu d‘avance. Parce qu’on peut ne pas être d’accord avec lui mais, il a posé le problème de position telle que cette objection ne peut pas valoir. En effet il nous demande de consentir à une analyse de l’action très paradoxale, qui est celle ci, à savoir : entre l’action et l’objet sur lequel elle porte, il y a un rapport qui est un rapport d’association. En effet si entre l’action et l’objet sur lequel elle porte, le rapport est associatif, si c’est un rapport d’association, évidemment Spinoza a raison. A savoir, c’est bien la même action, quelles que soient les variantes, une action comporte toujours des variantes, mais c’est bien la même action qui, dans un cas est associée à la tête de ma mère, dans l’autre cas est associée à la grosse caisse.

-  Donc objection supprimée. Bon, alors, essayons de pousser : quelle différence il y a ? Quelle différence il y a entre les deux cas ? Entre ces deux cas : au point où en en est , on en perçoit une, ça veut dire on voit très bien ce qu’il veut dire, quoi. On sent ce qu’il veut dire, déjà, Spinoza. Et que c’est pas rien ce qu’il veut dire...(claquement de porte) alors vous voyez quelqu’un vient de partir...Il saura pas.. c’est embêtant pour lui, pour sa vie... qu’est-ce qu’il va faire ?

-  Eh ben voilà, voilà, je dis comme ça, reprenons, revenons maintenant aux critères, on va voir ensuite comment rattraper la lettre du texte mais revenons aux critères dont on est sûrs nous, au point où on en est de notre analyse. Qu’est ce qu’il y a de mal, lorsque , ou qu’est ce qu’il y a de mauvais, pour parler comme Spinoza, qu’est ce qu’il y a de mauvais lorsque, je fais ça ? Qui est, une effectuation de puissance de mon corps et qui en ce sens est bon - et ça c’est toujours bon, ah ! Je fais ça, simplement je donne un coup sur la tête. Qu ‘est ce qui est mauvais ? C’est que je décompose un rapport. Je décompose un rapport, à savoir, la tête de ma mère.

-  Vous vous rappelez un très beau texte de Beckett, peut être, un texte de Beckett où la créature de Beckett, n’est ce pas, pour parler avec sa mère qui est sourde, aveugle je sais pas quoi, qui n’existe plus qu’à l’état de reste, de reste indéterminé, il doit donner des coups sur la tête de sa mère comme ça. Alors il tape sur la tête, et alors si c’est deux coups, ça veut dire je sais plus quoi, si c’est un coup,si c’est trois coups tout ça, la pauvre elle en peut plus, mais enfin il ne la tue pas dans ce cas mais enfin il a bien ce geste, bon mais enfin, voilà. Qu’est ce qu’il y a de mauvais ? La tête de la mère ne supporte pas, c’est à dire la tête de la mère c’est un rapport, c’est un rapport de mouvement et de repos entre particules, comme tout. Parce que là, en tapant comme ça sur la tête de la mère, je détruis le rapport constituant de la tête, ce que l’on peut exprimer simplement par exemple, ma mère s’évanouit, sous mes coups, ou bien elle meurt.

-  Donc, je dirais en termes spinozistes, que dans ce cas, j’associe mon action à l’image d’une chose dont le rapport est directement décomposé par cette action. Donc le rapport constituant je l’associe, là, je suis en train de commenter à la lettre, il me semble, le texte. J’associe l’image de l’acte à l’image de quelque chose dont le rapport constituant est décomposé par cet acte.

-  Et là vous avez tout compris quand je fais ça et que j’abats mon point sur un gong ou sur une grosse caisse. Qu’est ce que je fais ? Cette fois-ci la membrane se définit comment ? La membrane ou le gong se définit comment ? Je dis n’importe quoi - d’après la tension de la membrane. La tension de la membrane, elle sera définie aussi par un certain ensemble de rapports. Une membrane aura quelle puissance si elle fait partie de ma puissance - faire ça la membrane elle aussi, et la tête de ma mère aussi, tout ça ça a une puissance. Il se trouve que dans le cas de la tête, encore une fois, je décomposais le rapport constituant correspondant à la puissance de la tête. Dans le cas d’une membrane, sa puissance c’est quoi ? C’est mettons des harmoniques. Oh ! le gong ! Là j’ai associé mon action à l’image de quelque chose dont le rapport se composait directement avec cette action, à savoir : j’ai tiré de la membrane des harmoniques. Ca il faut que vous le compreniez sinon vous allez être perdu pour tout le reste !

-  Quelle est la différence ? Enorme, énorme. Il faut que vous compreniez bien ça : dans un cas j’ai associé mon action ... encore une fois l’image d’une chose dont le rapport se compose directement avec mon acte, avec le rapport de mon acte ; dans l’autre cas j’ai associé un non acte à l’image d’une chose dont le rapport est immédiatement, directement décomposé par mon acte. Ah ! vous tenez le critère de l’Ethique pour Spinoza, qui est un critère très très modeste, là aussi oh ben, il ne s’agit pas de... Il s’agit de se débrouiller comme on peut, et là il nous donne une règle, il nous donne une règle vous allez voir que ça fait un type de vie assez particulier, la manière dont sûrement dont Spinoza vivait, il aimait bien les décompositions de rapports. Ses biographes, il y en a deux, trois biographies de son temps où on raconte un peu sa vie, on raconte qu’il adorait les combats d’araignées, il les faisait se battre, il laissait les toiles d’araignées chez lui, il était pourtant très propre, il laissait les toiles d’araignées puis il attrapait des mouches et les mettait sur les toiles pour voir ce qui allait se passer, ou bien alors il faisait se battre des araignées entre elles ça, il aimait bien ça le faisait rire (rires) ! C’était...Oui ?

Richard Pinhas - Le problème qui se poserait ce serait à savoir : est ce que tu peux introduire le bon et le mauvais sous la forme de la décomposition d’un rapport sans inclure immédiatement une hiérarchie ? tout ce que tu disais jusqu’à maintenant semblait l’exclure. Or dans le cas d’Oreste que tu citais comme deuxième exemple, est ce qu’on peut décomposer un rapport pour la continuation d’un rapport ?

-  Et bien tu me devances, hein, tu vas trop vite toi ! Faut déjà avoir tout compris pour dire ça c’est bien ! Hiérarchie ? Pour le moment je n’introduis pas de hiérarchie, je dis là le fait est là . Imaginez vos actions quotidiennes, ben il y en a un certain nombre - vous allez voir - il y en a un certain nombre, qui ont comme caractère de se composer directement ou plutôt de s’associer avec une image de chose ou d’être qui se compose directement avec l’action, et d’autres. Je ne dis pas que l’un vaille mieux, ça sera par conséquence ce qu’on va dire et vous entreprenez aussi : un type d’actions associées à des images de choses dont le rapport est décomposé par l’action. Alors par convention on va appeler "bon" les actions de compositions directes, on va appeler "mauvais" les actions de décompositions directes. Bon, mais là on en est encore à patauger dans beaucoup de problèmes.

-  Premier problème : en quoi est-ce que ce texte de l’Ethique peut nous apporter une lueur sur le texte de la Lettre ? La différence entre Oreste et Néron et ce qu’il y a dans le texte de l’Ethique il n’est pas question d’Oreste et de Néron . Or dans la cas Oreste Néron c’est pas comme, moi j’ai pris un exemple privilégié : le point, le bras levé qui s’abat soit sur la tête, soit sur un gong. Mais dans la Lettre il ne s’agit pas de ça, il s’agit de deux actions qui sont également des crimes.

Donc pourquoi est-ce que Néron a fait quelque chose de mauvais alors que selon Spinoza on ne peut même pas dire qu’Oreste, en tuant sa mère aie fait quelque chose de mauvais ? Là quand même au point où on en est on a là aussi une petite lueur : comment on peut dire une chose pareille ? On peut dire une chose pareille en fonction de ce qui suit : à savoir, on a maintenant la méthode spinoziste d’analyse de l’action, l’action sera décomposée suivant deux images, toute action sera décomposée suivant deux images, sera analysée suivant deux, plutôt deux dimensions : L’image de l’acte comme puissance du corps, ce que peut le corps, et l’image de la chose associée c’est à dire de l’objet sur lequel l’acte porte. Entre les deux il y a un rapport d’association, c’est une logique de l’action. Elle n’est pas coutumière... elle n’est pas... mais peut être que c’est comme ça, c’est une manière de vivre.

-  Revenons à Néron / Oreste : Néron il tue sa mère. Peut-être qu’elle était désagréable, peut-être qu’elle était embétante, peut être qu’elle avait tué d’autres gens, elle-même. Bon malgré tout, Néron en tuant sa mère, malgré tout, je dis, c’est très nuancé comme jugement. Elle a pu être criminelle elle-même, elle a pu faire tout ce que vous voulez, toutes sortes de très vilaines choses, se conduire très mal. Ca n’empêche pas comme on dit que c’était sa mère, ça n’empêche pas que c’était sa mère c’est-à-dire Néron a associé son acte directement à l’image d’un être dont le rapport serait décomposé par cet acte. Il a tué sa mère un point c’est tout. Donc le rapport d’association primaire, directe est entre l’acte (lever le bras) et une image de choses dont le rapport est décomposé par cet acte. Oreste, lui, il tue sa mère parce qu’elle a tué Agamemnon. C’est à dire parce qu’elle a tué son mari, parce qu’elle a tué le père d’Oreste. En tuant sa mère, Oreste poursuit une sacrée vengeance.

-  Qu’est ce que ça veut dire une vengeance ? Spinoza ne dirait pas une vengeance. Selon Spinoza, Oreste associe son acte non pas à l’image, heu, de Clytemnestre dont le rapport va être décomposé par cet acte, mais il l’associe au rapport d’Agamemnon qui a été décomposé par Clytemnestre. En tuant sa mère Oreste recompose son rapport avec le rapport d’Agamemnon. Faisons un pas de plus : en quoi c’est une réponse à la question, à la seconde objection ? Evidemment c’est une réponse très forte en tout cas parce que Spinoza est en train de nous dire « oui d’accord » au niveau d’un point de vue particulier vous, moi, au niveau d’un point de vue particulier c’était le niveau de la seconde objection. Il y a toujours à la fois composition et décomposition de rapports. Ca c’est vrai, oui, il y a toujours à la fois composition et décomposition de rapports, est ce que ça veut dire que le bon et le mauvais se mélangent et deviennent indiscernables ?

-  Non, dit Spinoza parce que au niveau d’une logique du point de vue particulier il y aura toujours un primat ; parfois primat très compliqué, primat très nuancé. Tantôt la composition de rapports sera directe et la décomposition indirecte. Tantôt au contraire la décomposition sera directe et la composition indirecte. Non ou l’inverse je sais plus, je me suis embrouillé, corrigez de vous-même. Et Spinoza nous dit, j’appelle bon, bonne une action qui opère une composition directe des rapports même si elle opère une décomposition indirecte. Et j’appelle mauvaise un action qui opère une décomposition directe même si elle opère une composition indirecte. En d’autres termes il y a deux type d’actions : des actions où la décomposition vient comme par conséquence et non pas en principe parce que le principe est une composition. Ca ne vaut que pour mon point de vue , du point de vue de la nature tout est composition. C’est par là que de toute manière Dieu il ne connaît pas le mal, ni même le mauvais, il ne sait même pas ce que ça veut dire le mauvais. Mais moi oui, de mon point de vue il y a du bon et du mauvais. Et ça ne veut pas dire.. Alors voyez « il y a du bon et du mauvais » dit Spinoza, là-dessus, objection. Il n’y pas de bon et de mauvais puisqu’il y a toujours à la fois composition et décomposition.
-  Réponse de Spinoza « oui mais de mon point de vue », il y a tantôt des actions qui se composent directement et qui n’entraînent qu’indirectement des décompositions et inversement il y a des actions qui directement décomposent et n’impliquent de compositions qu’indirectement. C’est là le critère du bon et du mauvais, c’est avec ça qu’il faut vivre. Qu’est ce que ça veut dire « c’est avec ça » qu’il faut vivre ?

-  Oui

-  Etudiant - J’ai l’impression que c’est un modèle de physique absolue c’est-à-dire d’un mouvement physique absolu qui permettrait d’annuler la dimension symbolique sans passer par (...) et est ce que vous aborder vraiment à fond le problème du matricide en fait (...) ? Je ne sais pas quelle est la perspective de Spinoza quand il évoque le problème du matricide mais tel que vous le décrivez on a l’impression que la puissance symbolique du matricide est complètement annihilée elle n’existe plus mais est ce que c’est exact ?

-  La question peut vouloir dire plusieurs choses : est ce que c’est exact en soi ou est ce que c’est exact par rapport à Spinoza ? Est ce que c’est vrai en soi tout ce que je dis, c’est à vous d’en juger, je ne veux pas brutaliser vos consciences, hein ! La seule question que je puisse retenir c’est : est ce que c’est exact par rapport à Spinoza tel que vous venez de poser la question la réponse me parait ne faire aucune difficulté à savoir : Spinoza est un auteur qui chaque fois qu’il a rencontré le problème d’une dimension symbolique n’a cessé de l’expurger, de la chasser et de tenter de montrer que c’était une idée confuse de l’imagination et de la pire imagination.

-Comtesse - Mais pourtant dans l’exemple d’Oreste, si le matricide d’Oreste est différent du matricide de Néron. Il reste malgré tout que lorsque Oreste tue sa mère, d’après l’interprétation de Spinoza, le crime d’Oreste c’est tout simplement l’affirmation de la filiation décomposée par la mère. Donc on ne peut pas réduire le tout à une question simplement physique. C’est tout simplement l’affirmation d’une filiation décomposée. De même...

-  Filiation, là tu dis beaucoup trop, la filiation qu’est ce que c’est ? C’est une composition de rapports, la filiation ?

-  Comtesse -Peut être pas...

-  Ah alors là ça devient plus important ! Ma question est ceci : en quoi chez Spinoza, pour Spinoza, puisqu’on ne pense qu’à lui, n’est ce pas ? En quoi pour Spinoza la filiation est elle autre chose qu’une composition de rapports ?

Comtesse -Ben justement c’est un mystère.

-  Il ne connaît pas le mystère Spinoza, tu le sais au tant que moi ! Il n’y a pas de mystère chez Spinoza.

-  Comtesse - Le fait qu’il dise que c’est un, que c’est un crime différent. Il ne peut dire que le crime est différent que pour autant qu’il affirme une bonne filiation qui a été décomposée justement par la mère. Qu’est ce que c’est par exemple ? Ca renvoie par exemple à des textes dans le Traité Théologico-Politique où Spinoza curieusement insiste sur le rapport du père et du fils.

-  Aïe aïe aïe ...

-  Comtesse-Comment se fait il qu’il insiste tant sur ce rapport privilégié ? Est-ce que ça relève simplement de la physique ça ? C’est une question... Et dans l’exemple que tu donnais même par exemple. Dans les Lettres à Guillaume de Blienberg l’exemple justement de la pomme, l’affaire, l’histoire de la pomme. Finalement l’histoire de la pomme c’est une façon comme une autre de nous dire qu’il y a un bon père celui qui donne un bon conseil et qu’il y a vraiment un imbécile qui ne suit pas le bon conseil du père. Donc chez Spinoza il y a, a travers tous ses textes il y a un rapport très curieux de filiation, qui est peut être un rapport de filiation, qui est peut être un rapport, mais est ce que l’on peut dire qu’un rapport de filiation est physique ? (Deleuze tousse) C’est un problème ça

-  Ecoutes...

-  Moi je dirais bien quelque chose aussi...

-  Là ton cœur, Comtesse, souffre autant que le mien lorsque tu es en train pratiquement de traiter la substance de Spinoza comme un père. Heu... Lorsque Dieu fait une révélation à Adam dire que c’est bien la preuve qu’il y a un rapport de filiation du type père/fils. Enfin tu peux dire tout ce que tu veux, mais tu sens bien que tu quittes largement le domaine du spinozisme heu ça chez Spinoza ça n’a jamais fonctionné comme ça. Alors ce que je maintiens c’est que si l’on introduit d’une manière ou d’une autre une dimension symbolique, où, d’après laquelle, si je comprends bien la substance, agirait paternellement par rapport au mode, c’est un meurtre de tout le spinozisme, tu le sais tellement, enfin c’est pour me taquiner que dis tout ça ! C’est...C’est. Il lui arrive en effet à ce moment là il faut prendre comme tu les invoques toi-même les pages Du Traité Théologico - Politique.

-  Chaque fois qu’il tombe sur l’idée d’une dimension symbolique, il explique que c’est le truc des prophètes. Les hommes de la dimension symbolique et qui interprètent le rapport Dieu / mode comme un rapport du type père/fils en effet et qui réclament des signes. C’est même par là qu’il définit très profondément le prophétisme, le prophétisme c’est l’acte par lequel je reçois un signe, ou je crois que je reçois un signe et par lequel j’émets des signes. Et toute la théorie... Il y a bien une théorie du signe chez Spinoza ça consiste à rapporter le signe à l’entendement et à l’imagination la plus confuse du monde. Et dans le monde tel qu’il est, suivant Spinoza l’idée même de signe n’existe pas, il y a des expressions et il n’y a jamais de signes. Si bien que lorsque Dieu, là je m’oppose très fort à l’interprétation que tu suggères du texte de la pomme.

-  Lorsque Dieu révèle à Adam que la pomme agira comme un poison, il lui révèle une composition de rapport, il lui révèle une vérité physique. Il ne lui envoie pas du tout un signe. Il ne traite pas du tout Adam comme si c’était un prophète, pour la simple raison qu’au niveau de Dieu, il n’y a pas de prophète. Il n’y a aucun prophète puisque le prophétisme c’est dans la mesure où l’on n’est pas spinoziste selon Spinoza c’est dans la mesure où l’on ne comprend rien au rapport substance/ mode que l’on invoque des signes et que l’on dit "Dieu m’a fait un signe".

-  Mais Spinoza dit mille fois « Dieu ne fait jamais aucun signe : il donne des expressions » et qu’est ce que ça veut dire des expressions précisément univoques ? Il ne donne pas un signe qui renverrait à une signification ou à un signifiant, il n’agit pas comme un signifiant quelconque, toute notion dit Spinoza serait vraiment « démente » quoi, heu il s’exprime c’est-à-dire, il révèle des rapports et révéler ça ne veut pas dire du tout quelque chose un acte mystique ou un acte symbolique. Révéler c’est donner à comprendre : il donne à comprendre des rapports dans l’entendement de Dieu, il ne les donne pas à la manière d’un père qui donne un conseil, absolument pas, il le donne à la manière de la Nature quand elle me présente une loi à savoir par exemple la pomme tombe. Et bien ça c’est une révélation de Dieu : la pomme tombe, c’est une composition de rapports oui, ça. Mais si vous voulez introduire dans Spinoza quoi que ce soit qui déborde cette composition de rapports, vous avez peut être raison de votre point de vue à vous, permettez moi de vous maudire du point de vue de Spinoza parce qu’à ce moment là ce qui est très légitime, vous êtes dans une atmosphère et vous êtes dans une problématique qui n’a rien à voir de près ou de loin avec celle de Spinoza.

-  Oui heu pardon.

-  Richard Pinhas -Je pense que oui toute composition de rapport directe est forcément nécessaire dans le sens où enfin implique une nécessité absolue dans le sens où si elle n’est pas effectuée, la puissance de l’acte n’est pas effectuée non plus.

-  Ah ça c’est plus compliqué..

-  Richard Pinhas -Il n’y a pas le choix j’exclus même toute dimension politique

-  Oreste n’avait pas le choix mais si puisque Néron lui a fait une décomposition directe.

-  Richard Pinhas -Et si Oreste ne tuait pas sa mère il n’effectuait pas de rapports nécessaires à la continuation de l’ensemble des rapports dans lequel il était impliqué (...) On a un schéma d’implication et d’obligation nécessaires entre guillemets pour l’instant par rapport à la nécessité de l’effectuation du rapport...

-  Du point de vue de la composition ?

-  Richard Pinhas - Oui complètement.

-  Mais ce n’est pas nécessaire que des compositions directes se fassent.

-  Richard Pinhas -Non mais quand telle composition directe est suggérée, par exemple par un ensemble de modalités entre divers rapports si cette composition n’est pas faite, si cette composition directe n’est pas effectuée c’est à dire si on dénie par exemple sa nécessité, on entraîne une décomposition encore plus grande : à savoir si, dans le cas d’Oreste très précisément...
-  il se serait retirer, non je crois là tu es trop, du coup là, tu es toi un spinoziste trop rigoureux.

- Richard Pinhas - Non mais c’est assez c’est c’est ...

-  On pourrait aller jusque là mais je crois pas

 1- 02/12/80 - 1


 1- 02/12/80 - 2


 2- 09/12/80 - 2


 2- 09/12/80 - 1


 3- 16/12/80 -1


 3- 16/12/80 - 2


 4- 06/01/81 - 1


 4- 06/01/81 - 2
 

 4- 06/01/81 - 3


 5- 13/01/81 - 1


 5- 13/01/81 - 2


 6- 20/01/81 - 1


 6- 20/01/81 - 2


 6- 20/01/81 - 3


 7- 27/01/81 - 2


 7- 27/01/81 - 1


 7- 27/01/81 - 3


 8- 03/02/81 - 1


 8- 03/02/81 - 2


 8- 03/02/81 - 3


 9- 10/02/81/ - 1


 9- 10/02/81 - 2


 9- 10/02/81 - 3


 9- 10/02/81 - 4


 10- 17/02/81 - 1


 10- 17/02/81 - 2


 11- 10/03/81 - 1


 11- 10/03/81 - 3


 11- 10/03/81 - 2


 12- 17/03/81 - 2


 12- 17/03/81 - 3


 12- 17/03/81 - 4


 12- 17/03/81 - 1


 13- 24/03/81 - 3


 13- 24/03/81 - 1


 13- 24/03/81 - 2


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien