THEMES COURS
 ANTI-OEDIPE ET AUTRES RÉFLEXIONS - MAI/JUIN 1980 - DERNIERS COURS À VINCENNES (4 HEURES)
 SPINOZA - DÉC.1980/MARS.1981 - COURS 1 À 13 - (30 HEURES)
 LA PEINTURE ET LA QUESTION DES CONCEPTS - MARS À JUIN 1981 - COURS 14 À 21 - (18 HEURES)
 CINEMA / IMAGE-MOUVEMENT - NOV.1981/JUIN 1982 - COURS 1 À 21 - (41 HEURES)
 CINEMA : UNE CLASSIFICATION DES SIGNES ET DU TEMPS NOV.1982/JUIN.1983 - COURS 22 À 44 - (56 HEURES)
 CINEMA / VÉRITÉ ET TEMPS - LA PUISSANCE DU FAUX NOV.1983/JUIN.1984 - COURS 45 À 66 - (55 HEURES)
 CINEMA / PENSÉE - OCTOBRE 1984/JUIN 1985 - COURS 67 À 89 (64 HEURES)
 - CINEMA / PENSÉE + COURS 90 À 92
 - FOUCAULT - LES FORMATIONS HISTORIQUES - OCTOBRE 1985 / DÉCEMBRE 1985 COURS 1 À 8
 - FOUCAULT - LE POUVOIR - JANVIER 1986 / JUIN 1986 - COURS 9 À 25

74- 08/01/1985 - 2

image1
38.9 Mo MP3
 

Gilles Deleuze - cinéma cours 74 du 08/01/1985 - 2 transcription : Charline Guilaume

Sous deux formes : ou bien possession - limitation, ou bien privation - limitation. Elle désigne l’implication puisqu’en effet, si tous les hommes sont blancs, cela implique que quelques hommes le soient. Voilà, les quatre figures de l’opposition selon Aristote, seront :
-  la contrariété,
-  la sub contrariété,
-  la contradiction
-  et la sub-alternation. Et voyez que là, il y a bien essai de critère de nécessité, simplement ce critère de nécessité sera fondé sur quoi ? On constate qu’il est fondé sur les caractères du jugement ; sur les caractères logiques du jugement, et encore ! sur les caractères logiques du jugement réduit à deux : la quantité logique et la qualité logique. Bah oui les critères de la quantité c’est universel et particulier, les critères de la qualité positifs, négatifs. Ce sont les critères retenus pour obtenir le carré c’est-à-dire les formes d’opposition. Là-dessus il y a beaucoup de choses à dire - quand je dis il n’y a pas lieu de discuter, non, non mais est ce qu’il n’y a pas lieu de faire autre chose ? A savoir, beaucoup de logiciens s’y sont mis. Bien plus, on peut toujours poser des questions : Est-ce que universel et particulier rendent bien compte de la quantification du jugement ? Est-ce que positif et négatif épuisent la qualification du jugement ? En plus dans quels rapports exacts sont la quantité et la qualité du point de vue du jugement ? Bon, il y a tout ça mais c’est une discussion à l’intérieur de ce carré magique et en effet les logiciens modernes ont introduit notamment dans les logiques dites trivalentes, ou polyvalentes, ont introduit toutes sortes de remaniements dans cette conception aristotélicienne de l’opposition. On laisse tomber tout ça puisque ce serait un sujet, un sujet de toute une année donc il n’y a pas... on ne garde que cette base.

Mais il est évident que l’on peut concevoir une véritable mutation du problème, si l’on pose le problème de l’opposition non plus en fonction du jugement, et de la quantité et de la qualité dans le jugement, mais en fonction des oppositions dites "réelles". Ou si vous préférez des oppositions dynamiques. Au niveau de l’opposition réelle et non plus de l’opposition des concepts, si vous préférez au niveau de l’opposition dynamique : à la fin du XIXème siècle, un philosophe ou plutôt un philosophe-sociologue Gabriel Tarde écrit un livre : "De l’opposition universelle" où il propose une classification particulièrement intéressante des oppositions réelles. Et sa classification il l’envisage sous deux formes, dans ce livre : formelle et matérielle. La classification dès lors, ce sont des oppositions de "phénomènes", qu’il considère, oppositions dynamiques de phénomènes. Formellement, la classification qu’il propose est celle-ci :
-  "Opposition dynamique de phénomènes successifs". C’est le rythme.
-  "Opposition dynamique de phénomènes simultanés" ; deux cas :
-  Linéaire et c’est la "polarité",
-  Rayonnante et c’est "centrifuge, centripède".

La classification matérielle elle, sera celle-ci :
-  premier cas, opposition de séries suivant l’ordre, suivant la catégorie d’ordres. L’opposition de séries suivant la catégorie de l’ordre renverra à l’inversion. Si vous prenez par exemple l’ordre des couleurs ; un ordre des couleurs bleu, rouge, violet, vert, l’opposé c’est l’inversion de l’ordre, vert, violet, rouge, bleu. Ce sera l’inversion sérielle, la série inversée. C’est donc l’opposition de séries, inversion.
-  Deuxième type d’opposition, l’opposition de degrés. Quelque chose devient de plus en plus rapide et de plus en plus lent. Une figure devient de plus en plus concave puis de moins en moins concave. Un amour se fait de plus en plus grand et puis se fait de plus en plus petit. Bref l’opposition de séries, la précédente, elle renvoyait aux verbes dynamiques apparaître, disparaître. L’opposition de degrés, elle renvoie aux verbes dynamiques augmenter, diminuer ou acquérir, perdre.
-  Troisième type d’opposition : Opposition de force. En quoi elle est différente de l’opposition de degrés, l’opposition de force ? Cette fois ci ce n’est pas plus et moins concave, plus ou moins concave. L’opposition de force elle est entre concave et convexe. L’opposition de degrés, elle était entre ne pas aimer et aimer, aimer plus ou moins. L’opposition de force, elle est entre aimer et haïr. Cette fois l’opposition de force, ce n’est plus acquérir ou perdre, c’est faire et défaire.

Et Tarde dit très bien qu’on risque de confondre les deux. Prenez un exemple, vous avez une dette. Premier cas, vous remboursez cette dette - voilà ça c’est un exercice pratique. Vous avez une dette et vous la remboursez, c’est une opposition. Mais c’est une opposition de quoi ? Alors, mais comme vous l’avez tous à l’esprit, c’est une opposition de degrés. En revanche, vous avez une dette mais vous avez une créance égale à cette dette, cette fois ci, c’est une opposition de force. Très important dans la vie pratique, de distinguer ces choses. Pourtant le résultat est le même, je veux dire le résultat est le même, c’est pour ça qu’on risque de confondre les types d’opposition. Que vous remboursiez votre dette ou que vous donniez une créance égale à la dette, alors dans un cas vous aurez procédez suivant l’opposition de degrés, dans un autre cas suivant l’opposition de forces. Bon voilà, ma question ce n’est pas pour gagner du temps, tout ça, c’est bien dans le désir, que ça vous donne le goût d’aller voir Aristote, d’aller voir tout ça parce que, je veux dire pas tous ! Mais ceux qui s’intéressent à la logique. Moi je trouve ça splendide le carré, je ne sais pas quel effet ça vous fait. Or si les manuels ont un sens, ils devraient raconter ça et puis rien d’autre. Et puis ça suffit, c’est ça qu’il faut savoir. Alors, ma question, elle est toute simple : Eisenstein est-ce qu’il a quelque chose à nous dire là dedans ? Vous me direz, ce n’est pas son objet, si c’est son objet. Parce qu’il nous propose une classification des oppositions réelles. Et déjà, moi ce que je voudrais savoir, c’est si cette opposition, c’est si la classification d’Eisenstein, qui n’a pas d’équivalent chez les philosophes. Est-ce qu’elle est intéressante, de quelle manière, est-ce qu’elle peut intéresser la philosophie ? est-ce qu’elle peut nous apporter quelque chose ? Cette fois ci l’opposition réelle, sera définie comment ? C’est l’opposition entre image-mouvement, ou qui intervient dans une image-mouvement. Encore une fois, je peux, hein je n’ai même plus besoin de justifier "opposition réelle", je peux l’appeler réelle s’il est vrai que vous m’accordez. Sinon vous m’accordez que l’image cinématographique, est telle que, en tant qu’image-mouvement, elle ne se distingue pas de son objet. Donc les oppositions qui apparaîtront dans l’image-mouvement seront des oppositions réelles. Identité de l’image et de l’objet. Selon Eisenstein, il me semble qu’il y a :
-  un premier type d’opposition : l’opposition "quantitative". C’est l’opposition du long et du court. Et elle concerne la durée de l’image. Image brève, image longue. De cette opposition quantitative qui concerne la durée de l’image, sa brièveté ou sa longueur, on dira qu’elle est métrique.
-  deuxième forme d’opposition chez Eisenstein, je dirais que ce sont des oppositions "qualitatives". Ces oppositions qualitatives elles prennent plusieurs figures ; vous allez me dire alors pourquoi les appeler qualitatives ? Elles peuvent concerner un et plusieurs. Plusieurs navires, une flotte et un seul navire. Elles peuvent concerner l’élément, les éléments c’est-à-dire la substance si vous voulez. La Terre, l’eau. Elle peut concerner, l’intensité : lumière, ténèbres. Ou encore, la direction du mouvement : de haut en bas et de bas en haut, de droite à gauche et de gauche à droite. Pourquoi les grouper sous le terme par commodité « opposition qualitative » que je propose ? Parce que dans tous ces cas, les termes opposés sont considérés comme des prédicats. Ce type d’opposition sera dit rythmique et non plus métrique. Et, à quoi correspond-t-il ? Voilà, que tout d’un coup quelque chose doit nous intéresser ; Eisenstein abandonne la confrontation cinéma-peinture pour déjà lancer une grande confrontation cinéma-musique. Je précise que toute mon introduction de notre séance d’aujourd’hui, consistait à dire en quoi la confrontation cinéma-peinture n’était possible et satisfaisante que jusqu’à un certain point. Est-ce que la musique est capable de prendre le relais ? Pour le moment je retiens vraiment le plus sommaire parce que c’est déjà tellement compliqué. Je dirais que les oppositions qualitatives pour Eisenstein, c’est-à-dire les oppositions rythmiques, bizarrement font appel à une position des opposés sous la forme : point, contre- point. Les opposés se tiennent comme le point et le contre-point. Mais est-ce que c’est une métaphore ? Il est évident qu’en musique point, contre-point ont un sens - non et on se laisse guider pour le moment, on veut, il faut attendre, il faut voir où il veut en venir, quoi.

-  Troisième type d’opposition, je voudrais l’appeler : relationnelle. Et s’il se distingue, c’est que, cette fois ci, l’objet dans l’image n’est plus considéré comme prédicat mais est considéré comme sujet. L‘opposition relationnelle, elle reviendrait à dire quoi ? Vous allez être toujours sensible à la continuation de la métaphore mais est-ce simplement une métaphore ou est-ce autre chose ? La continuation de la métaphore musicale, à savoir Eisenstein nous dit ; une image cinématographie comporte une dominante. Cette dominante c’est ce que j’appellerais le sujet de l’image. Et la dominante se définit comment ? Elle se définit comme centre d’attraction. C’est par là qu’elle est sujet - le sujet, c’est le centre d’attraction. Inutile de dire que c’est plein d’arrière fond musical puisque c’est même la définition de ce que, en musique, on appelle la tonalité. Aussi l’opposition relationnelle sera elle, dite "tonale". Ce sera une opposition tonale. Ce qu’on appelle tonalité en musique, si sommaire que je sois, consiste en ceci ; il y a des centres d’attractions, il y a des dominantes constituant des centres d’attractions. On parlera même du potentiel attractif d’une note. On parlera d’une densité attractive dans la théorie des sons. L’affirmation de l’existence de centres, définie par le pouvoir attractif d’une dominante, d’une dominante sonore, appartient fondamentalement à la musique dite tonale. Donc entre deux centres, il peut y avoir un rapport d’opposition, précisément qu’on appellera opposition relationnelle ou tonale. Un centre-sujet, c’est à dire un centre d’attraction, attirera donc, ce sera un élément de l’image qui sera dit dominant parce qu’il attirera d’autres éléments. Ou bien ce sera une image qui attirera d’autres images. Par exemple, une certaine qualité de lumière peut entraîner un type de mouvement, une manière de marcher et une évocation de degré de chaleur. Il y aura pouvoir attractif. Le pouvoir attractif du centre, le pouvoir attractif de la dominante va former un agrégat ou une entité comme on dit parfois en musique. Une entité sonore ou un agrégat sonore. Cet agrégat est plus ou moins stable d’après le pouvoir attractif du centre. Vous savez qu’en musique, il y a des agrégats plus ou moins stables, et que notamment tout le problème là que j’évoque pour ceux qui savent, tout le problème du majeur et du mineur consiste dans l’instabilité du mineur dans le système tonal. Est-ce qu’on pourrait trouver la même chose, non ? Et pourquoi pas ? Prenez un cas comme par exemple dans La "Ligne générale", non dans "Octobre". Dans Octobre, il y a le gouvernement provisoire qui invoque le bon Dieu et Eisenstein fait sa fameuse série où il enchaîne avec l’image du Christ, il enchaîne Bouddha, euh je sais plus quoi, masques, enfin tout y passe. Toute la série si vous voulez, toute la série de religiosité. Lui-même appelle ça une attraction ; par attraction. Mais là dans ce cas, l’attraction est une véritable dérive. Ce n’est pas que ce soit une mauvaise entité, ce n’est pas que ce soit un mauvais agrégat ; c’est un agrégat peu stable. La dominante a entraîné, a joué comme centre attractif. Autre exemple, cette fois dans la "Ligne générale", la fameuse procession. La lumière, le soleil, la chaleur, le mouvement, le mouvement de la procession. A partir d’une dominante, là vous avez un agrégat stable. Voilà en gros donc, l’opposition relationnelle, moi je dirais en effet, ce n’est plus, ça n’est plus ni métrique ni rythmique, c’est ce qu’il appelle lui-même une opposition tonale ; c’est-à-dire opposition entre deux centres d’attraction. Entre deux centres d’attraction dans l’image. Ces deux centres d’attractions peuvent être inégaux. Ils peuvent être inégaux pourquoi ? L’un peut être stable, l’autre instable, vous avez toutes les combinaisons possibles. (coupure) Ce sera tout le contraire de l’opposition modale. Elle ne se fonde plus sur la tonalité et c’est là qu’on va avoir bien des complications. Elle se fonde sur un autre phénomène qui fait métaphore avec la musique ; elle ne se fonde plus sur la tonalité, elle se fonde sur la résonance. C’est des oppositions de résonance ; qu’est ce que ça veut dire ça ? Vous savez qu’un son est dit avoir des harmoniques ; qu’est ce que c’est que les harmoniques d’un son ? Là je parle pour ceux, je m’excuse auprès de ceux qui savent hein, je parle pour ceux qui sont supposés ne rien savoir du tout, donc je dis les choses les plus élémentaires et je les dis encore mal et c’est inexact mais c’est le minimum qu’il me faut pour qu’on s’y repère.

Ce qu’on appelle la fréquence d’un son, c’est le nombre de vibrations par seconde. Un son émis a des harmoniques, les harmoniques du son se sont des sons dont la fréquence est un multiple de la fréquence du son primitif. Vous avez un son A, il a une fréquence petit « n », nombre de vibrations par seconde. Les harmoniques dégagent ses propres harmoniques sous forme de sons dont la fréquence sera 2 petit « n », trois petit « n », quatre petit « n » etc. Il y aura donc une échelle des harmoniques et les harmoniques seront dites proches ou lointaines. C’est très important puisque les harmoniques proches permettront de définir les accords consonants et les harmoniques lointaines, définiront les accords dits dissonants. Voyez, bon.

Eisenstein nous dit : « L’image cinématographique en tant qu’image visuelle a des harmoniques et dégage des harmoniques. » Les exemples qu’il donne sont en apparence très... - parce qu’on est très étonnés de l’exemple, je puis lui donner quelque importance. Je n’ai pas su vous le retrouver. Par exemple, le sexe appeal d’une belle star américaine, s’accompagne de quantité d’excitants matériel, dû au tissu de sa robe, lumineux, dû à la façon dont elle est éclairée. Raciaux et nationaux, positif pour les spectateurs américains, c’est une américaine type « bien de chez nous » ; ou négatif pour un public noir ou chinois, « c’est là, la femme d’un colonialiste exploiteur » etc. Quand il essaye de parler plus précisément, voilà qu’il assimile les harmoniques de l’image visuelle ; l’image visuelle aurait des harmoniques. Voilà qu’il essaye, qu’il assigne les harmoniques de l’image visuelle au phénomène dit de « synesthésie ». Vous savez ce que c’est, que les phénomènes de synesthésie, ce sont des phénomènes "en apparence" de juxtaposition de différents sens. Par exemple, juxtaposer un son et une couleur. Le fameux sonnet de Rimbaud passe pour un phénomène de synesthésie. La littérature sur la synesthésie, x, y ...la littérature sur la synesthésie est infinie, surtout qu’il est rare que les gens voient les mêmes couleurs associées aux mêmes lettres. Mais c’est ce qu’on dira par exemple, je dis « A » et vous êtes appelé à voir une couleur, est-ce que je dirais que la couleur est ici une harmonique du son « A » ? C’est bien ce que veut dire Eisenstein. Il y a des harmoniques visuelles, veut dire chez lui, que à partir de l’image visuelle, se dégage des données concernant d’autres sens. Ces données concernant d’autres sens seraient considérées comme des harmoniques de l’image visuelle. Vous me direz que c’était un peu le cas, déjà au niveau de l’opposition tonale ; au niveau de l’opposition des centres attractifs, on a vu qu’un centre attractif ne réunissait pas seulement des données visuelles. Quand je disais « lumière et degrés de chaleur », il y avait une donnée visuelle et une donnée d’une toute autre nature, une donnée « calorifique ». Ce n’est pas fait pour nous étonner, ce que je dis c’est très ennuyeux je sais, tout ce que je dis aujourd’hui ça ne fait rien, c’est très minutieux, aussi c’est peu nous étonner parce que vous savez ou vous ne savez pas mais peu importe, c’est en musique. La tonalité, la tonalité suppose la résonance. Et le système de la musique tonale, suppose les harmoniques du son.

Donc là au niveau d’Eisenstein, je peux seulement dire que : il tenait déjà les oppositions relationnelles du type centre d’attraction, avant d’avoir découvert les harmoniques. Mais c’est sans doute parce qu’il s’est aperçu que les oppositions au sens de "oppositions de centre d’attraction" mettaient déjà en jeu les centres différents de la vue, qu’il a construit ensuite sa théorie des harmoniques. Mais comment est-ce qu’il peut assimiler les deux notions, qui sont très différentes ? Juxtaposition de données sensorielles hétérogènes et harmoniques. Les harmoniques du son ne dépassent pas le son. Tandis que là dans les harmonies de l’image visuelle, il en reste des données renvoyant à d’autres sens. Evidemment il faudrait réfléchir sur le phénomène de la synesthésie. Est-ce qu’on peut dire comme ça : c‘est une juxtaposition de qualités sensibles hétérogènes ? Par exemple d’une qualité visuelle et d’une qualité sonore. Non c’est évident, ce n’est pas bien. Ça supposerait quoi ? Ça supposerait que, ça pourrait s’expliquer même cérébralement, ça pourrait s’expliquer cérébralement dans la mesure où, vous prenez la zone du cerveau affectée par une perception visuelle ; et vous dîtes il y a synesthésie lorsque dans des conditions généralement pathologiques, on va voir ce que veut dire pathologique ; la zone du cerveau affectée par la perception visuelle résonne avec une autre zone ; qui serait par exemple une zone auditive, une zone propre aux perceptions auditives. Ça peut être favorisé, vous pouvez même imaginer une modification des chromas. Cette interprétation elle peut être favorisée si en effet les phénomènes de synesthésie sont multipliés par les drogues, par exemple par la mescaline. Mais non, ça, ça ne marche pas comme ça, je me dis c’est un peu ou plutôt il y a quelqu’un qui se le dit très bien c’est Merleau-Ponty dans "La Phénoménologie de la perception", il consacre de très bonnes pages à la synesthésie. Il dit une chose très simple, il dit : mais la synesthésie il faudrait presque considérer que c’est la règle. On ne cesse pas d’en avoir. Le problème c’est pourquoi est-ce que dans les conditions normales on ne le remarque pas ?

Un peu comme Bergson, si vous vous rappelez quand je vous parlais du texte de Bergson sur la paramnésie, il dit : mais la paramnésie, le domaine du souvenir, du présent, j’ai déjà vécu ça. Il ne faut pas considérer que c’est une donnée extraordinaire, il faut considérer au contraire qu’on l’a tout le temps. Il explique pourquoi ; c’est l’état normal. Simplement on ne le voit pas, on ne peut pas le voir. A l’état normal on ne peut pas le voir. Pourquoi ? parce qu’il y a des raisons pour ça. Il y a des raisons pour lesquelles ce n’est pas utile donc on en n’a pas conscience. Prenez un autre cas, moi ; parce que c’est une maladie moderne alors que j’aime beaucoup, cette maladie, justement parce que je ne l’ai pas : l’hypocondrie. L’hypocondrie qui est une vieille maladie du XIXème siècle, et l’une des plus belles maladies de la psychiatrie du XIXème, elle revient, elle revient très fort quoi. Ça je suis très content qu’elle revienne très fort, bon. L’hypocondriaque, ça veut dire ; qu’est-ce que ça veut dire cette histoire ? C’est des phénomènes, j’ai toujours été frappé, c’est des phénomènes de micro-perceptions. C’est des perceptions que tout le monde a, et justement être normal c’est, être dans des conditions de ne pas en avoir conscience. Je veux dire, n’importe quel médecin vous dira que, tout le monde a, par jour, un nombre effarant d’extrasystoles dans le rythme cardiaque. Beaucoup de médecins expliquent aussi que, à chaque moment dans votre organisme, à chaque moment il y a des cellules qui deviennent folles c’est-à-dire qui à la lettre, se cancérisent, perdent leur différenciation, se dédifférencient. Leibniz, pour tout mélanger, pour faire appel à un philosophe a fait une très grande théorie des petites perceptions inconscientes. Qu’est-ce que c’est qu’un hypocondriaque ? Un hypocondriaque ce n’est pas du tout un malade imaginaire, c’est quelqu’un qui perçoit ce qu’il ne devrait pas percevoir. Presque au sens de devoir, au sens moral comme dit l’autre, c’est par là qu’il y a tout un thème de la culpabilité aussi, enfin là je fais un détour mais c’est pour vous expliquez, c’est pour ça qu’il y a tout un thème de la culpabilité chez l’hypocondriaque ; il perçoit quelque chose qu’il ne devrait pas percevoir. Supposez que, en effet vous perceviez toutes vos extrasystoles, mais la vie est impossible hein, terrible ! Supposez à la limite, heureusement je n’en ai pas vu qui arrivent jusque là, qu’ils aient une perception, une micro-perception cellulaire, ils perçoivent la cellule qui devient folle. Bah, c’est ça l’hypocondriaque. A la lettre, la vie est impossible. La vie impossible, alors il dit : oh mon cœur ! oh mon cœur, mon cœur ! il va même très loin ; bon enfin non, une autre année j’aimerais bien faire un cours sur l’hypocondrie mais j’attends qu’il y en ait plus que ça, comme ça que ça soit plus...ce serait réservé aux hypocondriaques, ce serait formidable. Ah non il y en aurait trop, ce serait réservé aux non-hypocondriaques.

Bon, alors pourquoi je dis ça ? Oui, la synesthésie c’est exactement la même chose. Ce que dit très bien Merleau-Ponty là dans son passage de la Phénoménologie de la perception, c’est, il y a une double tension de la perception. D’une part on perçoit à travers des qualités spécifiées : le visible, l’audible, et en tant que spécifiés ils sont incommuniquants. Et ce qu’on perçoit aussi c‘est "sur" l’objet, la qualité je la perçois "sur" l’objet en tant que je perçois la qualité, par exemple, le bleu ou tel son, le bleu et le son sont séparés. Mais en même temps je les perçois "sur" un objet, en tant que je les perçois sur un objet, chacun de mes sens entre dans un rapport synesthésique avec les autres sens. Il a une belle phrase là, parce que c’est très convaincant là tout ce qu’il dit à cet égard, et c’est très juste particulièrement pour l’image cinématographique et lui-même, se sert de la référence cinéma. « Les sens communiquant entre eux, en s’ouvrant à la structure de la chose. On voit, dans l’état normal de la perception, on voit la rigidité et la fragilité du verre. » C’est vrai, regardez un verre, il suffit que vous fassiez attention quand on fait attention, c’est évident qu’en voyant le verre à distance, je n’ai pas besoin de l’expérience, ce n’est pas en fonction de la mémoire et d’une habitude, je "vois" certaines choses. Je ne confonds pas si vous voulez," la manière dont elle se casse avec la manière dont un bout de bois se casse. "On voit la rigidité et la fragilité du verre et quand il se brise avec un son cristallin, ce son est porté par le verre visible ; le verre visible. On voit l’élasticité de l’acier, la ductilité de l’acier rougi etc. etc. La forme d’un pli dans un tissu de lin ou de coton, nous fait voir la souplesse ou la sécheresse de la fibre, la froideur ou la tiédeur du tissu. On voit le poids d’un bloc de fonte qui s’enfonce dans le sable ; on voit la fluidité de l’eau, la viscosité du sirop". C’est vrai là vous prenez un sirop, la donnée gustative, la viscosité du sirop vous la voyez en voyant le sirop, et en voyant la manière dont le sirop coule. Alors, ça revient à dire quoi ? Surtout ce qui nous intéresse, enfin je reviens toujours à mon thème de départ, toujours si vous m’accordez que, à titre d’hypothèse, de supposition, que l’image cinématographique parce qu’elle est image-mouvement a intégré son objet. Qu’il y a indiscernabilité de l’image et de l’objet. Il va de soit alors que tout devient clair enfin tout devient relativement clair ; à savoir, les données visuelles de l’image cinématographique auront pour harmoniques, des données renvoyant éventuellement à d’autres sens. Ce ne sera pas une juxtaposition de qualités différentes et justement parce que ce ne sera pas une juxtaposition, il faudra dire que, les données des autres sens sont comprises dans les données visuelles de l’image cinématographique comme les harmoniques sont comprises dans le son. A cet égard, j’ai l’impression donc que, l’espèce de saut qu’opérait Eisenstein entre les harmoniques sonores et les synesthésies peut être fondé. Et en effet, il va nous dire ceci : « au niveau des harmoniques visuelles, on ne peut plus dire, je vois ». Au niveau des harmoniques visuelles on ne peut plus dire je vois. Dans les trois cas précédents, c’était "je vois". Les harmoniques de l’image visuelle ne voudraient plus dire je vois, là le texte est assez beau, c’est dans le film "Sa forme, son sens", page 61 : "Ce sont des sensations totalement physiologiques. Si l’image est une perception visuelle, si l’image est une perception visuelle, les harmoniques visuelles sous-entendues - elles ne sont pas visuelles - les harmoniques visuelles sont des sensations totalement physiologiques. Pour une harmonique musicale, - alors il essaye de rattraper - pour une harmonique musicale, j’entends n’est déjà plus le terme qui convient - c’est à dire il suppose que, c’est intéressant comme idée, il suppose que dans le cas d’un son, j’entends un son mais je ne peux plus dire exactement, j’entends ses harmoniques. Il n’a pas tort en effet. A plus forte raison, pour les harmoniques visuelles, ce sont des sensations non plus spécifiées mais ce qu’il appelle des sensations totalement physiologiques. "Pour une harmonique musicale, « j’entends » n’est déjà plus le terme qui convient, ni pour une harmonique visuelle « je vois ». Pour tous deux, c’est une formulation nouvelle et identique qui doit être employée : « je sens »." C’est le passage du « je vois » au « je sens ».

Alors voilà tout le domaine que j’appelais, le domaine modal et qui consiste donc dans les rapports d’opposition possibles entre son et harmonique. Non pas opposition entre un son et ses harmoniques mais entre deux harmoniques renvoyant, entre deux séries d’harmoniques renvoyant à des sons différents. Alors j’insiste là-dessus, enfin, voyez que, dans ce développement qui du coup, cesse de rapprocher l’image cinématographique de l’image picturale pour la rapprocher au contraire, de l’image musicale, Il y a quelque chose, il y a comme une espèce d’inversion produite. Si vous reprenez là, on en est à quatre cas d’opposition ; quatre formes d’opposition. Il me paraît évident que d’un point de vue logique, c’est la quatrième, la dernière qu’on vient de voir qui est supposée par la troisième. En effet, le pouvoir attractif d’un centre, ou si vous préférez la tonalité, présuppose la résonance, c’est-à-dire le rapport du son avec ses harmoniques. Et en effet, c’est le rapport du son avec ses harmoniques qui va déterminer les modes d’accords, les types d’accords.

Mais ça n’empêche pas qu’ Eisenstein découvre le troisième type avant le quatrième et donc que le quatrième entraîne un réaménagement du troisième, pas de difficultés. Enfin avant qu’on se repose, parce que, que tout ça est fatiguant, qu’est ce qui reste ? Bien, on vient de voir quatre types d’oppositions, je ne sais pas si philosophiquement est-ce que ? encore une fois je reprends ma question : Est-ce que c’est une classification philosophiquement intéressante des oppositions ? Je résume :
-  opposition quantitative ou métrique,
-  opposition qualitative ou rythmique,
-  opposition relationnelle ou tonale,
-  opposition entre centres d’attractions, enfin
-  opposition modale ou harmonique ; qui sera cette fois-ci une opposition entre une donnée de l’image prise avec ses harmoniques et une autre donnée de l’image prise avec les siennes.

Quatre types d’opposition, vous sentez la progression à travers ces oppositions, on est passé du, comme je viens de le dire, on est passé du « je vois » au « je sens », on est passé du percept visuel au percept totalement physiologique, un « je sens ».

 67- 30/10/84 - 1


 67- 30/10/84 - 2


 67- 30/10/1984 - 3


 67- 30/10/1984 - 4


 67- 30/10/1984 - 5


 68- 06/11/1984 - 1


 68- 06/11/1984 - 2


 68- 06/11/1984 - 3


 69-13/11/1984 - 1


 69- 13/11/1984 - 2


 69- 13/11/1984 - 3


 70- 20/11/1984 - 1


 70- 20/11/1984 - 2


 70- 20/11/1984 - 3


 71- 27/11/1984 - 1


 71- 27/11/1984 - 2


 72-11/12/1984 - 1


 72- 11/12/1984 - 2


 72- 11/12/1984 - 3


 73-18/12/1984 - 1


 73- 18/12/1984 - 2


 73- 18/12/1984 - 3


 74-08/01/1985 - 1


 74- 08/01/1985 - 2


 74- 08/01/1985 - 3


 75-15/01/1985 - 1


 75- 15/01/1985 - 2


 75- 15/01/1985 - 3


 76-22/01/1985 - 1


 76- 22/01/1985 - 2


 76- 22/01/1985 - 3


 77-29/01/1985 - 1


 77- 29/01/1985 - 2


 77- 29/01/1985 - 3


 78- 05/02/1985 - 2


 78- 05/02/1985 - 1


 78- 05/12/1985 - 3


 79-26/02/1985 - 1


 79- 26/02/1985 - 2


 79- 26/02/1985 - 3


 80-05/03/1985 - 1


 80- 05/03/1985 - 2


 81-12/03/85 -1


 - 12/03/1985 - 2


 81- 12/03/85 - 3


 82- 19/03/1985 - 1


 82- 19/03/1985 - 2


 82- 19/03/1985 - 3


 83-26/03/1985 - 1


 83- 26/03/1985 - 2


 83- 26/03/1985 - 3


 84- 16/04/1985 - 3


 84- 16/04/1985 - 2


 84- 16/04/1985 - 1


 85-23/04/1985 - 1-


 85- 23/04/1985 - 2


 85- 23/04/1985 - 3


 86- 30/04/1985 - 1


 - 30/04/1985 - 2 -


 86- 30/04/1985 - 3


 87- 07/05/1985 - 1


 87- 07/05/1985 - 2


 87- 07/05/1985 - 3


 88- 14/05/1985 - 1


 88- 14/05/1985 - 2


 88- 14/05/1985 - 3


 89- 21/05/1985 - 1


 89- 21/05/1985 - 2


 89- 21/05/1985 - 3


La voix de Gilles Deleuze en ligne
L’association Siècle Deleuzien