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72- 11/12/1984 - 2

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gilles Deleuze - cinéma cours 72 du 11/12/1984 - 2 transcription : Guadalupe Deza. Correction Anselme Chapoy-Favier

« Le cerveau a une structure topologique qui assure la coprésence d’un Dehors et d’un Dedans absolus. Vous me direz : « qu’est-ce que c’est que ça ? qu’est-ce que ça veut dire ? » Eh, ben oui... eh, ben oui... Il faut signaler juste deux choses là : à ma connaissance, même la biologie du cerveau ne va pas répondre. Il a fallu que ce soit un philosophe très compétent en biologie, en technologie et en cybernétique, qui le rappelle un peu parce que j’ai l’impression que la cybernétique, elle s’en occupe beaucoup de ça. C’est que finalement, comme dit Simondon : « le cerveau n’a pas d’interprétation euclidienne. » Le cerveau ne s’interprète pas en espace euclidien. L’intégration/différentiation s’interprète en espace euclidien, le milieu relatif intérieur/extérieur oui, mais le cerveau, lui, il implique quoi ? Un espace topologique.

Comme dit [Simondon], là je cite un texte intéressant : « ...le développement du néo-pallium dans les espèces supérieures se fait essentiellement par un plissement du cortex : c’est une solution topologique non (pas) une solution euclidienne (...) À la rigueur... » Là je trouve ce texte très très beau... peu importe... il ne faut pas comprendre trop [rires] « À la rigueur il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex... » Il fait allusion [Simondon] à ce dont je vous ai parlé tout à l’heure : les aires de projection sensorielles ; c’est-à-dire, les aires de projection, les projections des organes des sens, dans des aires cérébrales. [Deleuze continue la citation de Simondon] « À la rigueur il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex... » - et, en effet, là il n’y a pas un biologiste qui ne sait que les projections supposées des organes des sens sur une aire cérébrale sont des schémas d’une grossièreté insensée) « ...il ne faudrait pas parler de projection pour le cortex, bien qu’il y ait, au sens géométrique du terme, projection pour de petites régions ; il faudrait dire (plutôt) : conversion d’un espace euclidien en espace topologique.

Les structures fonctionnelles de base du cerveau sont topologiques, le schéma corporel convertit ces structures topologiques en structures euclidiennes à travers un système médiat... » (« Médiat » : c’est-à-dire, à travers la médiation du milieu intérieur et du milieu extérieur relatif). Mais, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Mettre en contact ou en coprésence : un dedans plus profond que tous les milieux intérieurs relatifs, [et] un dehors plus profond que tous les milieux extérieurs relatifs. Ce serait ça. Ce serait ça la fonction topologique du cerveau. Voyez ? Ce qui lui permet de dire : la structure non topologique d’intégration et de différenciation apparaît comme un moyen de médiation et d’organisation grâce aux milieux intérieurs et aux milieux extérieurs relatifs. Donc il apparaît comme un moyen de médiation et d’organisation pour soutenir et étendre la première structure - c’est-à-dire la structure topologique - qui reste non seulement sous-jacente, mais fondamentale.

Alors, moi, là je ressens un très grand bonheur, parce que c’est une confirmation, par de tout autres moyens ; on n’a pas cessé de tourner ; (quand je ferai la récapitulation la prochaine fois, on verra...) Vous vous rappelez de tout ce qu’on a vu sur cette mutation de la pensée, dans la mesure où elle devient une pensée du dehors, mais d’un dehors plus profond que le monde extérieur. Et qui est aussi bien une pensée du dedans, mais un dedans plus profond que tout milieu intérieur.

Et voilà qu’au niveau du cerveau, on retrouve exactement le même problème : au niveau d’une relation topologique entre un dehors et un dedans absolus. Concrètement, - vous allez dire que vous suppliez un petit concret - ça veut dire quoi ? Ça veut dire une chose très simple. Ça veut dire : plus un organisme est évolué et soumis à un cerveau structuré, plus la totalité de son passé, c’est-à-dire le dedans absolu, (le dedans absolu c’est précisément le Tout du passé), plus la totalité de son passé est mise en contact topologique, « sans distance et sans retard. »- la topologie ignore les distances -, « sans distance et sans retard » avec l’ouverture du futur : c’est-à-dire, avec le dehors absolu.

Comprenez ce que ça veut dire ! Mais c’est bien comme ça dans le cas du vivant. C’est même ce qui distingue le vivant et le cristal. Quand un cristal croît, qu’est-ce qui compte ? [Ce sont] les couches moléculaires, elles sont relativement intérieures et extérieures. C’est-à-dire, sera dite intérieure la couche moléculaire déjà constituée, sera dite extérieure la couche moléculaire en voie de constitution. Et bien, vous pouvez vider le cristal de la majeure partie de sa substance intérieure, ça ne change rien, ça ne l’empêche pas de croître. Au contraire, un organisme : pas question que vous le vidiez de sa substance intérieure. Sa substance intérieure concentre, condense tout son passé. Et c’est tout son passé, c’est le Tout de ce passé, qui est en contact immédiat, c’est-à-dire topologique, qui est (comment dirait-on ?) topologique ; qui est en voisinage (indépendamment de toute distance), qui est en voisinage avec le dehors absolu, c’est-à-dire, avec l’horizon du monde extérieur.

Si bien qu’il faudrait dire du cerveau qu’il reconstitue topologiquement les conditions ordinaires de l’organisme le plus simple. Et justement, pour les retrouver topologiquement, il faut la plus haute complexité. Coprésence, que, quitte à justifier plus tard, on a toute l’année pour ça - coprésence que je pourrais dire...- je pourrais dire : dès lors que le cerveau, en tant qu’interprété topologiquement, et il doit s’interpréter topologiquement,- le cerveau se présenterait comme le « contact sans distance » ou la « coprésence » : du dehors et du dedans, du vide et du plein, du passé et du futur, de l’envers et de l’endroit, etc. Il faut garder cette formule là du vide et du plein. Vous sentez que là j’ai déjà une arrière-pensée cinématographique. Qu’est-ce qu’il y a de plus plein qu’une image vide au cinéma ? Un espace vide d’Antonioni, c’est une image pleine ; une image de ciel vide de Godard est une image pleine. Pleine de quoi ? »

[Interruption ; Deleuze reprend comme suit] « ... défini plus selon un axe, on ne le définira plus. Je ne veux pas dire que ça s’exclut (il n’y a pas l’un qui est faux et l’autre...) Mais ça n’est plus un axe d’intégration/différenciation qui sera fondamental, ce sera une « coprésence » : d’un dehors absolu et d’un dedans absolu, d’un vide et d’un plein, d’un envers et d’un endroit, etc. Si vous le vivez comme ça..., même, il n’y a pas besoin de comprendre ! Si vous vivez votre cerveau comme ça ; si vous le vivez topologiquement (et non plus sous les espèces de l’intégration et la différenciation). Sentez que vous n’avez pas du tout le même rapport avec lui. Est-ce que vous pouvez vivre comme ça ? Eh, ben...Il faut voir...Mais ce n’est pas non plus facile. Est-ce que vous tenez à vivre sous forme intégration/différenciation ? Est-ce que [ce sont] les mêmes trous qu’il y aura dans les deux cas ? Quelle répercussion pour une conception de l’aphasie ? N’allons pas trop vite...

Je dis : « vous sentez , ça ne suffit pas ». Il faut une seconde petite mutation. Une seconde petite mutation parce que sinon... Heureusement elle va être bien plus simple -parce que la première, elle était compliquée-. Pour ceux qui veulent voir dans cette direction, mais je trouve que vous voyez Simondon : L’individu et sa genèse physico-biologique, page... le groupe de pages, c’est à partir de 257 et suivantes. Je dis, je viens de m’attaquer, vous voyez ?, à mon axe vertical en disant : « le vieil axe vertical intégration/différenciation, on va le remplacer par un axe topologique. » Vous me suivez ? Je dis : « il faut une seconde mutation » parce qu’il faut s’attaquer maintenant à l’axe « S.M. » (sensori-moteur), à l’axe associatif ; donc, ça se fait tout seul.

L’axe sensori-moteur, il se présente comment ? Il se présente sous forme de la cellule cérébrale, ou nerveuse, qu’on appelle « neurone ». Un neurone (pour ceux qui n’ont..., je vous rappelle le vocabulaire de base..., je le prends au niveau vraiment le plus vulgaire du terme), le neurone c’est la cellule cérébrale ou nerveuse. Cette cellule a des prolongements ramifiés extraordinaires. Ces prolongements ramifiés extraordinaires, on les appelle des « dendrites ». D-E-N-D-R-I-T-E : « dendrite ». Vous avez votre cellule nerveuse, votre neurone, et puis il a des prolongements qu’on appelle des dendrites. Les dendrites, ce sont donc des prolongements ramifiés qui reçoivent l’influx nerveux. Si vous voulez avoir tout de suite une idée de la complication de la chose c’est que... C’est fou ce qu’un neurone a de dendrites... Il en a beaucoup, beaucoup ! Mais si ce n’était que ça... Il y en a qui vont très loin, qui vont extrêmement loin... Bon, ça se complique. Et puis, enfin, vous avez : troisième grand élément : l’ « axone ». « Axone » : A-X-O-N-E. L’axone c’est aussi un prolongement.

Mais cette fois c’est un prolongement unique du neurone, prolongement unique qui se ramifie à la fin (alors, il peut se ramifier beaucoup) ; qui se ramifie à la fin et qui, lui, transmet l’influx. Transmet l’influx à quoi ? On peut y répondre : aux dendrites du neurone suivant. Du neurone suivant...Ça dépend ! Ou pas du neurone suivant, ce n’est pas collé puisqu’il y a des dendrites qui vont chercher très loin. Rendez-vous compte donc déjà que ça ne va pas tout seul...qu’un de vos neurones [inaudible] soumis à des influx parfois très lointains. Il y a une multitude d’influx au même temps, c’est un système. Bon, voilà ! Pendant longtemps l’image classique du cerveau a dit que tout cela formait un réseau continu. Mais assez vite on s’est aperçu que ce réseau n’était pas continu, au sens classique du mot, mais était plein de coupures. Ces coupures s’établissaient, par exemple, notamment entre la terminaison de l’axone du neurone « A » et la terminaison [de la] dendrite correspondante du neurone « B ». Vous vous rappelez ? La dendrite saisit, reçoit l’influx, le transmet dans la cellule, dans le neurone, laquelle l’envoie dans l’axone qui va le repasser aux dendrites de la cellule suivante. Or, entre la terminaison de l’axone de la cellule « A » et [la] dendrite de la cellule « B », il y a coupe. Le réseau n’est pas continu.

Mais voilà que pendant longtemps, la coupure a été conçue, si l’on peut dire, de manière électrique. C’est-à-dire, d’un bord à l’autre de la coupure, la transmission de l’influx était électrique. Cette coupure, elle reçoit un nom, c’est ce qu’on appelle [un] synapse. C’est [un] synapse, c’est-à-dire c’est la communication -dans le cas le plus simple-, de la fin d’un axone et du début [de la] dendrite de la cellule suivante. C’est donc, à la lettre, je peux dire [de la] synapse que c’est un point de coupure. C’est pour ça que très souvent dans les manuels, vous verrez le synapse défini comme un point de jonction : c’est le point de jonction de deux neurones. C’est un point ou une coupure (ce n’est pas fait pour nous étonner, vu ce qu’on a vu, vu ce qu’on a fait précédemment), nous disons, nous, c’est un point-coupure. Alors, tant qu’il y a eu l’hypothèse de la transmission électrique tout allait bien... Tout allait bien ou relativement bien. Il n’y avait déjà plus de réseau continu, mais enfin l’influx pouvait facilement franchir le point-coupure. Pourquoi ? Parce que, au moment du passage de l’influx, l’hypothèse était la suivante : les deux membranes cellulaires (c’est-à-dire, membrane de la dendrite et membrane de l’axone, plutôt l’inverse : membrane de l’axone et membrane de la dendrite suivante), se rapprochaient, devenaient adjacentes, ou bien même (suivant une hypothèse particulièrement audacieuse), ou bien même, formaient une seule et même membrane. Que soit adjacent ou, seule et même membrane, là, à nouveau nous avons toute raison de nous réjouir car nous sommes en droit (en vertu de ce qu’on a fait précédemment) de dire (sans aucunement forcer les choses, à mon avis) : dans un tel cas, c’est un point-coupure rationnel. Je dis : « sans forcer les choses », c’est-à-dire sans aucune métaphore mathématique facile.

Et ceci, vous vous rappelez ? (ça c’est la base, il faut vous rappeler sinon c’est la catastrophe), ce que nous appelions... (sur une droite..., sur une droite continue), ce que nous appelions un « point-coupure rationnel » c’était un point qui opérait une répartition de deux ensembles, mais tel que ce point était : ou bien la fin du premier ensemble, ou bien le début du deuxième ensemble. C’est-à-dire, appartenait à l’un ou l’autre des deux ensembles (ou appartenait aux deux à la fois). Si on me dit : « dans une transmission électrique les deux membranes deviennent adjacentes », je dis : « il y en a une qui marque la fin du premier ensemble et l’autre qui marque le début du deuxième ensemble ». C’est typiquement un point-coupure. La synapse est un point-coupure rationnel. Si on me dit : « une seule et même membrane se forme », je dis, très bien : « le point- coupure appartient aux deux ensembles : c’est un point-coupure rationnel. » Voilà !

Ça me donne la troisième caractéristique de l’image classique du cerveau :
-  processus d’intégration/différentiation s’exerçant par rapport-
-  deuxième caractère-, s’exerçant par rapport à des enchaînements sensori-moteurs,
-  les points (troisième caractère)-les point-coupures de ces enchaînements étant des points rationnels ; C’est-à-dire, les synapses étant des points rationnels.

Je [inaudible] tout seul parce que je vous soumets à un régime parfois très désagréable de passer des mathématiques rudimentaires à de la biologie rudimentaire, mais je voudrais que vous sentiez que tout ça c’est uniquement pour faire des concepts en philosophie quoi... c’est du matériau... Vous me suivez ?

Je dirais : « voilà les trois caractères », celui qui me manquait, vous voyez ? - Il faut..., c’est curieux comme tout ça est source de contentement profond - On a un troisième caractère, qui nous manquait : on le tient maintenant. On a réintroduit dans le cerveau, dans l’arbre du cerveau, les point-coupures rationnels. Et voilà, ça nous fait une image d’ensemble du cerveau comme un « arbre ». Si bien que se fut une grande mutation peut-être... Lorsque des doutes naquirent sur, non pas l’existence ou non d’un réseau cérébral continu (ça, la question a été réglée, les synapses étaient prouvés, personne ne pouvait discuter l’existence des synapses), mais sur le mode de fonctionnement des synapses. Et lorsque les doutes se sont multipliés sur l’hypothèse de la transmission électrique. Et lorsqu’une toute autre hypothèse a surgi : l’idée d’une transmission chimique.

Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que-vous allez tout de suite comprendre la différence,- lorsque l’influx arrive à l’extrémité du neurone de la cellule « A », du neurone « A », il n’y a ni adjacence de membranes, ni unité de membranes. Ils se trouvent devant une fente, ils se trouvent devant une fente à franchir.

Imaginez ! -Vous me dites : « ça commence à s’animer-là »-[Imaginez] que notre cerveau va se peupler de quoi ? Il va se peupler de millions de millions de millions de petites fentes, de fentes synaptiques. Bon, vous me direz : « il était déjà, il y avait déjà des coupures », bon, d’accord !-Qu’est-ce qui se passe ? Comme dirait un très bon auteur : « un vide critique ». Entre deux neurones : un vide critique. Comment l’influx [inaudible] ? Si l’influx n’a pas le pouvoir de se transmettre électriquement, comment il va faire ? Se transmettre électriquement, en science ça veut dire : avec des charges d’ions. Si ce n’est pas ça le mécanisme de la synapse, comment il va faire ? Voilà qu’on se met à supposer que-on a des raisons pour ça-, voilà qu’on se met à supposer que l’influx, quand il arrive à l’extrémité du neurone, va libérer quelque chose qui n’appartient ni à lui (l’axone de « A ») ni à l’autre, (c’est-à-dire à la dendrite de « B »). Il va libérer une substance chimique (plus ou moins voisine de l’hormone, des hormones) : un médiateur chimique. Un médiateur chimique ; encore faudrait-il savoir d’où il vient ce médiateur chimique. Heureusement, avec les progrès de la microbiologie on avait repéré dans la fente synaptique, dans la coupure synaptique, on avait repéré de bizarres vésicules, de petites vésicules.

Alors, vous voyez ? De là, supposez que ces vésicules contiennent le médiateur chimique et que quand l’influx arrive au bout de l’axone du neurone « A », quand l’influx arrive au bout de son chemin, la vésicule va libérer une quantité du médiateur chimique. Ça devient de plus en plus intéressant, parce que si c’est des vésicules qui libèrent, la libération du médiateur ne se fera pas de manière continue non plus. On va avoir des discontinuités partout ! Une vésicule contiendra une quantité très petite de médiateurs, de médiateurs chimiques de type hormonal. Elle va le lâcher, donc le médiateur chimique sera lâché par quantités discontinues correspondant aux différentes vésicules qui le libèrent. C’est pour ça que les biologies du cerveau ont parlé de « quanta ». C’est par « quanta » discontinu que le médiateur chimique opérera. Et c’est par l’intermédiaire du médiateur chimique que l’influx passera du neurone « A » au neurone « B ».

Qu’est-ce que je vais en tirer ? Une chose toute simple, je n’ai pas besoin de... Le point-coupure, le synapse), reste un point-coupure. Ce point-coupure détermine deux ensembles : le neurone « A », avec son axone et ses dendrites, le neurone « B », avec ses dendrites et son axone. Le point-coupure détermine deux ensembles. Seulement voilà, il ne fait plus partie ni de l’un ni de l’autre des ensembles qu’il détermine : il est autonome. Ce n’est pas par métaphore, c’est littéralement qu’on appelle cela une coupure irrationnelle ; c’est-à-dire une coupure qui détermine deux ensembles distincts, et que pourtant ne fait partie ni de l’un, ni de l’autre des deux ensembles. Je dirais que dans le cas de synapses chimiques-alors que dans le cas des synapses électriques nous nous trouvions devant des points-coupures rationnels-dans le cas des synapses chimiques nous nous trouvons devant des points-coupures irrationnels.

Bon... Et alors, c’est tout le régime du cerveau qui passe, quoi ? Sous un régime (à la lettre on va voir à quoi ça nous entraîne), sous un régime probabilitaire. Sous un régime probabilitaire, c’est-à-dire, quelles sont les probabilités pour qu’un message (ou un influx) arrivant par l’axone de « A » franchisse le vide critique ? Une fois dit qu’en même temps, toutes sortes d’autres messages, toutes sortes d’autres influx parviennent par d’autres dendrites. Plus la synapse est chimique, plus le cerveau cesse d’être un système déterminé pour devenir un système probabiliste. Un américain a intitulé un article - comme d’habitude vous pardonnez mon anglais...- : « An uncertain system » : « un système d’incertitude » ; Un système probabilitaire.

Mettons, pour le moment... on va voir que, justement, ce n’est pas ça, mais on progresse doucement.- Un système probabilitaire, bien... Dès le moment où il y a un vide critique à franchir, vous êtes forcés de passer à une espèce de mécanisme aléatoire, qui est le mécanisme du médiateur chimique et du nombre de quantas qu’il va lâcher. Une fois dit que le cerveau est assiégé de messages qui viennent de toutes ces dendrites, qu’il est perpétuellement... qu’à chaque fois il y a coupure sous forme de point-coupure irrationnel, ou tomber dans la question de comment se font les enchaînements ? Comment se font les enchaînements d’un neurone à l’autre ? La réponse est : les enchaînements ne sont plus déterminés, comme ils l’étaient sur le mode électrique, les enchaînements deviennent probabilitaires. Qu’est-ce qu’un enchaînement probabilitaire ? Qu’est-ce que ça veut dire ça, un enchaînement probabilitaire ?

Pour le moment, retenons juste deux conclusions. Les deux points de mutations dans le modèle cérébral se fait sous quelle forme ? Le cerveau implique, - ou le cerveau promeut - oui, c’est encore mieux : « promeut »- un espace où l’on développe-oui « développe », non... enfin, peu importe... n’importe quel mot... [rires]- développe un espace topologique et enveloppe un espace probabilitaire.

-  Donc à l’axe vertical intégration/différentiation, nous substituons le contact topologique du dehors et du dedans ; à l’axe horizontal sensori-moteur nous substituons le caractère probabilitaire des enchaînements (puisque les enchaînements sont interrompus par des point-coupures irrationnels).

De ces deux manières, nous ne pouvons plus - alors, pensons à la vie -, nous ne pouvons plus vivre notre cerveau comme un arbre... nous n’avons plus un arbre dans la tête : c’est fini. C’est fini... Un spécialiste du cerveau..., vous trouverez beaucoup de renseignements par exemple dans le livre connu de Jean-Pierre Changeux : « L’homme neuronal », sur les synapses ; et vous trouverez aussi de renseignements sur...- alors insistant davantage sur l’aspect probabilitaire du cerveau-, chez un neurobiologiste américain qui s’appelle Steven Rose (« Rose » comme une rose), dans le livre « Le cerveau conscient » -[qui] a été traduit en français il y a quelques années aux éditions du Seuil -. Et dans le livre de Steven Rose il y a là une métaphore qui est très intéressante. Il dit... vous comprenez, il y a des cas très spéciaux où un axone...-parce qu’il essaye de dire dans chaque cas quelles sont les probabilités pour qu’il y ait passage du message ou de l’influx-. Il dit : ça varie d’après plusieurs facteurs. Il y a, par exemple, des cas où le dendrite du neurone « B », -la dendrite, pardon !- du neurone « B » s’enroule..., s’enroule autour de l’axone. Vous voyez ? Ça s’enroule. Or les dendrites ont constamment des épines. Si bien qu’à chaque épine de la dendrite, il y a une jonction synaptique, il y a synapse.

Donc, pour une seule dendrite et un axone vous pouvez avoir une multiplicité de synapses dans ce cas, lorsque la dendrite avec ses épines s’enroule. Et la métaphore c’est alors... - aujourd’hui c’est un peu morne tout ce que je dis, mais c’est en même temps source de petites joies constantes - il dit quelque chose de merveilleux, Steven Rose, il dit : « c’est exactement comme lorsque... - attendez que je n’oublie pas la citation...- comme lorsque le liseron s’enroule autour de la ronce ». C’est beau ça ! Et ça va nous servir, parce que ce n’est pas une métaphore. Le liseron, vous voyez, c’est de la mauvaise herbe. Le liseron s’enroule autour de la ronce, la ronce c’est exactement la dendrite avec ses épines. Si je vous faisais un dessin des dendrites... enfin, vous pouvez l’imaginer..., un prolongement avec des épines. Voilà que cette dendrite particulièrement bizarre, s’enroule autour de l’axone du neurone précédent, à chaque contact d’épine il y a une synapse. Donc, la dendrite c’est la ronce, et l’axone s’enroule, est comme le liseron qui s’enroule autour de la ronce. Mais comme nous sommes loin du modèle de l’arbre ! On est dans un tout autre domaine.

En d’autres termes, sentez le monde futur, ce n’est pas un arbre que nous avons dans la tête, ce que nous avons dans la tête c’est de l’herbe ! [rires] Et il faut vivre comme ça ! [rires] Et c’est un rapport vécu avec le cerveau. Je dis, par « rapport vécu », je pense à un grand auteur : Henry Miller. Il a un don prodigieux : il a toujours vécu son cerveau comme de l’herbe. Très curieux, mais ce n’est pas une image ! Le dedans de sa tête il le vit comme rempli d’herbe, quoi... Les américains..., les américains, ils sont très doués pour ça. Les américains, c’est très connu, ils [ne] croient pas aux arbres... ils croient à la prairie... [rires], alors...- Bon, ils ont toujours vécu ce qui se passait dans leurs têtes comme de l’herbe, depuis l’un des plus grand poète..., depuis le poète fondateur de l’Amérique, ça a été comme ça. Mais c’est très curieux ! Et lorsque Miller se dit : « moi, sous quelle forme est-ce que je renaîtrai ? » (Parce qu’il fait semblant de croire ou il faisait semblant de croire aux renaissances), il renaîtrait sous forme d’un parc ; je renaîtrais sous forme d’un parc. Il y a des gens qui veulent renaître sous forme de brin d’herbe, et puis il y a de gens qui veulent renaître sous forme d’arbre... bon, c’est leur affaire ! Mais à ce moment-là il ne faut pas qu’ils aient les mêmes synapses ! [rires]. Parce que si l’on marchait sur des synapses chimiques, l’arbre-cerveau c’est fini. On peut espérer tout au plus d’assister, même de favoriser, les noces d’une ronce et d’un liseron. Quoi de plus beau ? Alors, ou bien vous préférez la force d’un peuplier et vous renaîtrez peuplier, ce que vous êtes déjà ; ou bien vous aimerez les noces du liseron et de la ronce. À votre choix ! Mais dans les deux cas vous ne penserez pas pareil, hein ? Mais il y aura quand même des possibilités de se comprendre ! Voilà !

Alors, je tire là mes conclusions provisoires. C’est bien, encore une fois, un tout autre schéma qu’on se trouve devant un modèle cérébral, où encore une fois, l’axe horizontal est devenu probabilitaire et l’axe vertical est devenu topologique. Dès lors : il ne s’agit plus d’un mécanisme d’intégration/différentiation ; Il s’agit du Dehors et du Dedans. Passant par la distribution relative du milieu intérieur et du milieu extérieur, et dans l’autre cas, il ne s’agit plus d’enchaînement sensori-moteur, il s’agit de quoi ? Il s’agit de communication probabilitaire. Et on se trouve devant un problème - avant de se reposer un petit peu - : comment peuvent se faire, et comment concevoir des telles communications probabilitaires ? Comment peuvent se faire ? Qu’est-ce que c’est ce mode d’enchaînement qui n’est plus un enchaînement de type sensori-moteur ? Voilà où nous en sommes !-On se repose un peu ? Pas longtemps, vous contez six minutes..., six minutes- »

[Interruption ; Deleuze reprend comme suit] « ...une formule ..., à la recherche d’une formule concernant un enchaînement qui ne serait plus du type sensori-moteur. Alors, vous voyez que quand même ça se tient avec tout ce qui précède, puisque tout ce qui précède était fondé sur une rupture, et sur l’existence d’une rupture sensori-motrice. Donc, en cas de rupture sensori-motrice : comment concevoir les enchaînements, et sous quelle forme ? À moins qu’il n’y ait plus du tout d’enchaînements ! Là, je vais procéder comme... Je voudrais multiplier les directions de recherche et vous proposer quatre ou cinq directions de recherche...Très différentes.

-  Première direction : il y a des choses bizarres qui se passent..., je veux dire, dans des domaines, appelons-les pour le moment : « intermédiaires ». Intermédiaires entre quoi et quoi ? Entre le hasard et la détermination, le hasard et la dépendance. Qu’est-ce que c’est, ça ? Exemple de hasard : une loterie avec des tirages au hasard successifs, ces tirages étant indépendants les uns des autres. La condition même est que les tirages soient indépendants. Et même, le jeu de la roulette : les lancés sont indépendants les uns des autres. On peut toujours dégager, d’un tel domaine du hasard, on peut dégager des lois dites de probabilité. Je mélange tout : ces lois dites de probabilité sont bien connues et soumises à certaines conditions : l’indépendance des particules ou des tirages, la fluidité de l’espace ambiant, la vitesse de diffusion, etc., et son lien-domaine qu’on connaît bien- dans la théorie cinétique des gazes, avec le terme du « mouvement brownien », « mouvement brownien de particules dans le fluide ». Voilà !

-  Puis il y a, d’autre part, des enchaînements déterminés. Bien, qu’est-ce qu’il peut y avoir entre les deux ? Tout un domaine a été identifié, encore fallait-il reconnaître ce domaine, sous le nom d’un domaine de phénomènes aléatoires partiellement dépendants, ou phénomènes « semi-aléatoires », phénomènes aléatoires partiellement dépendants. Donc ils ne se ramènent ni sur le phénomène semi-aléatoire, des « mixtes » de dépendance et d’aléatoire. Première direction : comment obtenir un tel « mixte » d’aléatoire et de dépendant, opéré par tirages au hasard, mais tirages au hasard successifs qui dépendent les uns des autres. Qu’est-ce qui se passe ? C’est un domaine mathématique ça. Qu’est-ce qui se passe dans le cas de tirages au hasard successifs mais dépendants les uns des autres ? C’est ce qu’on appellera des phénomènes semi-aléatoires, des phénomènes aléatoires partiellement dépendants. »

SIMONDON (Gilbert) : L’individu et sa genèse physico-biologique : l’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Paris, PUF, 1964, p. 262. SIMONDON (Gilbert) : Idem.

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