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72-11/12/1984 - 1

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Gilles Deleuze cinéma cours 72 du 11/12/1984 - 1 transcription : Laura Cecilia Nicolas

( ...) Mais c’est la plus belle forme de la conscience morale, la politesse...

On a perdu du temps mais on va le rattraper parce qu’on va faire aujourd’hui une séance très vague, puisque je ne suis pas guéri. Et cette séance très vague donc, elle porte et puis j’ai une idée que je vous expliquerai à la fin de cette séance. Mais cette séance-là aujourd’hui qu’on va faire très douce - il ne faudra pas me demander beaucoup - c’est sur notre dernier point. Le dernier point de ce programme. Et je voudrais qu’on le fasse aujourd’hui, donc j’irai plus vite. Pas plus vite, mais j’irai plus vague, pour regagner le temps. Ce dernier point qui me restait, c’était le dernier point de mutations, concernant le cerveau. Alors, on aura l’occasion de récapituler tout ce qu’on a fait ce trimestre - mais je ne récapitule pas encore - je suppose que vous vous rappelez, c’était notre quatrième point, le dernier pour nous. Qu’est-ce qui s’est passé ? Mutation n’est peut être pas même un mot heureux, ça se fait d’une manière tellement éparpillée, et puis insensible, tout ça, mais ce qui m’intéresse - vous le savez, parce que je l’ai dit - c’est trois points.

Qu’est-ce qui a changé du point de vue, d’un triple point de vue ? Du point de vue d’une biologie du cerveau ? Ca c’est les savants, c’est l’affaire des savants, mais enfin, je n’ai jamais vu de cas où les problèmes fussent exclusivement scientifiques. D’autre part, donc, pas seulement du point de vue d’une biologie du cerveau, mais du point de vue d’un rapport vécu avec le cerveau. Et enfin, du point de vue d’un cinéma comme cerveau ou d’un cerveau comme cinéma. Je ne dis pas que tout cinéma soit cerveau et tout cerveau soit cinéma. Mais, si vous vous rappelez ce qu’on a vu, on a vu certaines choses, par exemple, un cinéma qu’on pouvait appeler très rudimentairement « un cinéma des corps ». Et je disais, de même qu’il y a un cinéma des corps, il y a aussi un cinéma du cerveau.

Là, mes trois points c’est donc jouer de ces trois dimensions. Les changements éventuels, les grands changements éventuels dans une biologie du cerveau, les grands changements éventuels dans notre rapport vécu avec le cerveau (s’il y a lieu), et les changements éventuels dans un cinéma du cerveau. Et pour ça, comme dans les autres cas, j’essaie d’opposer, toujours très grossièrement, une image dite classique (en laissant à classique tout son "vague") et une image dite moderne (en laissant à moderne tout son "vague"). Ce qui sous-entend que, par exemple, s’il y a un cinéma moderne du cerveau, il ne procède pas de la même manière que ce qu’on pourrait appeler « le cinéma du cerveau d’avant-guerres ». De même que les modèles de cerveau ont sérieusement évolués dans les sciences (ça tout le monde sait). Mais ce que tout le monde peut sentir, même sans le savoir, c’est que notre rapport vécu avec le cerveau a changé aussi. Enfin, dans certains cas.

Et qu’elle était l’ image classique du cerveau ? Comment est-ce qu’on pourrait la présenter ? Immédiatement du point de vue de la science. Et, mon Dieu, je ne veux pas dire des choses compliquées là-dessus. Je dis, dans l’image scientifique du cerveau, dans l’image classique, il me semble qu’il y a deux axes. L’un correspond à l’action des centres, l’autre correspond à l’action des éléments. Et ce sera déjà tout un problème dans la neurobiologie de savoir en quoi consistent les centres ? en quoi consistent les éléments ? quelles sont leurs différences ? quels sont leurs rapports ? Je me contente de dire : les centres qui définissent des aires cérébrales, qui définissent des régions, des aires cérébrales, se présentent sous un double aspect. D’une part - un aspect indissociable : Ils sont intégrateurs, ce sont les fameuses intégrations cérébrales. Mais ils sont aussi différentiateurs, ils différencient des aires, par exemple, on différenciera une aire projective - c’est-à-dire concernant la projection des organes des sens - une aire motrice, une aire associative. Mais l’action d’intégration donc, elle est strictement indissociable d’une action de différentiation. Voyez d’où, dans le schéma que j’ai marqué, ma flèche verticale : intégration, différentiation, comme fonction des centres. D’autre part, la flèche horizontale, elle concerne les éléments.

Tout élément nerveux, tout élément cérébral est à la fois sensoriel et moteur. Ce sont des éléments sensori-moteurs qui entrent dans des enchainements, ou dans des associations : associations ou enchainements sensori-moteurs. Donc associations ou enchainements sensori-moteurs qui concernent les éléments. Intégration et différentiation qui concernent les centres. Vous devez me dire que ça ne vous étonne pas (coupure), car nous retrouvons au niveau du cerveau - des données les plus simples d’une biologie du cerveau - ce qu’on a vu sur l’image classique du savoir. Tout se passe comme s’il y avait isomorphie entre le modèle du savoir et le modèle du cerveau. Car si vous vous rappelez, quand nous avons traité des modèles du savoir à propos d’une autre éducation, l’image classique du savoir nous a semblé consister en quoi ?
-  Un axe, que j’appelais « l’axe du concept », d’après lequel s’opèrent les intégrations des concepts et les différentiations, les divisions des concepts, c’est-à-dire, la spécification : spécification et intégration, qui exprimaient le mouvement du concept dans le savoir.
-  Et d’autre part un autre axe, qui se présentait comme « les associations d’images ». Comment se faisait le rapport des axes et la circulation à travers eux ? C’était très simple.
-  Et c’était le modèle du savoir. Un concept ne se différenciait pas, c’est-à-dire, ne se divisait pas, ne se spécifiait pas, sans en même temps s’extérioriser dans une suite d’images prolongeables. Mais inversement, une suite d’images ne se prolongeait pas sans s’intégrer dans un concept. On avait donc toute une circulation, qui était la circulation du savoir.

Donc quand je dis qu’il y a isomorphie avec le modèle cérébral, en effet, les centres ne se différencient pas sans s’extérioriser dans les chaînes sensori-motrices prolongeables, les chaînes sensori-motrices ne se prolongent pas sans s’intégrer dans des centres. Donc, c’est normal, ce serait inquiétant qu’il n’y est plus cette isomorphie entre le vieux modèle du savoir et le modèle du cerveau. Je dirais, pour des raisons que je n’ai même pas envie de développer, je dirais que non, là j’ajoute quelque chose mais il me manque un point. Si vous m’avez suivi, si vous avez un peu le souvenir de ce qu’on a fait précédemment, il nous manque déjà un point. Alors, c’est un devoir, mais est-ce qu’on pourra le combler ? C’est qu’il faudrait encore que dans ce vieux modèle du cerveau, les coupures intervenantes dans les chaînes sensori-motrices en vertu de l’autre axe, de l’axe vertical, il faudrait que les coupures soient des points rationnels.

Déjà, on aurait rempli l’image classique du cerveau, qui consisterait en intégration/différentiation par les centres, association sensori-motrice, coupure rationnelle. Coupure rationnelle, j’ai justifié les deux premiers points : coupures rationnelles, points rationnels, je n’ai pas pu encore le justifier. Mais si je pouvais, alors on serait tous très contents. Alors je voudrais que vous le sentiez, ce serait une grande joie, enfin, une petite joie. Mais au moins les deux premiers points, on les tient. Je dis, ce n’est pas à cause du schéma, mais si j’essayais de résumer quel rapport vécu on a avec le cerveau, au niveau de cette image, c’est tout simple, c’est l’arbre du cerveau. Vous me direz : « pourtant ça ne ressemble pas à un arbre ». Si, ça ressemble à un arbre, on verra comment. C’est-à-dire, c’est une manière de vivre, on a un arbre dans la tête. Cet arbre c’est cet axe marqué par des points rationnels, des coupures rationnelles. Et beaucoup des gens ont vécu avec l’idée et vivent encore avec l’idée que leur cerveau est un arbre. C’est-à-dire, un système centralisé, ce qui signifie : centre d’intégrations et de différentiations, et associations sensori-motrice. L’un s’exprimant dans l’autre, et formant une circulation. Toute une arborescence du cerveau. Toute une arborescence du cerveau suivant ces deux axes.

Or, sans vouloir du tout analyser en détail, ça pose toutes sortes de problèmes. Je cite, par exemple : « Quel rapport y-a-t-il entre les centres et les éléments ? En admettant que les éléments soient des cellules cérébrales, ou des cellules nerveuses, les centres : c’est quoi ? Est-ce que c’est des cellules particulières ? » Vous sentez là qu’il y a tout un problème historique de localisation - que je ne prétends pas aborder - de localisation cérébrale. Mais le problème est très compliqué pour une raison très simple. La remarque d’un très grand neurologue, d’un neurologue psychiatre, qui avait beaucoup subi l’influence de Bergson et qui s’appelait Von Monakow. Il a écrit un livre admirable qu’on ne lit plus, un traité. Il disait : « Vous comprenez, le tort c’est de chercher une localisation spatiale des centres. Les cellules sensori-motrices, oui, elles ont des localisations spatiales. Mais les centres intégrateurs et différentiateurs ils n’ont pas de localisation spatiale. » Et il proposait l’idée de localisation "chronogène". Il donnait des shémas, des shémas très compliqués. Vous voyez pourquoi il était bergsonien, il avait une espèce de durée bergsonienne inscrite dans le vivant ou dans le cerveau. Et la localisation chronogène c’était un des thèmes les plus complexes de Monakow. Pour vous faire sentir là toutes les difficultés là, que je dis, s’était imposé, par exemple, une notion célèbre chez un grand neurologue qui s’appelait Jackson : l’idée que dès lors les maladies du cerveau étaient des processus de désintégrations, de dissolutions. C’est-à-dire, que les centres étaient atteints et que dès lors, les associations sensori-motrices se libéraient du rôle intégrateur des centres. C’est ce qu’il appelait « dissolution ». Et la dissolution c’était l’inverse de l’évolution. L’évolution elle allait des éléments aux centres. Jackson disait quelque chose de très curieux. Il disait : « les centres c’est le moins organisé ». C’est-à-dire, les éléments sont beaucoup plus organisés que les centres. Ce qui paraît bizarre. Les éléments, à la fois intégrateurs et différenciateurs, ils sont beaucoup moins organisés. C’est qu’il expliquait très bien ce qu’ils comprenait pour « moins organisé ». Il voulait dire que leur organisation se poursuit toute la vie. C’était une manière de rejoindre la localisation chronogène de Monakow. Pas de rejoindre parce que c’est Jackson qui précède Monakow dans l’histoire. Mais c’était une manière de pressentir l’idée d’une localisation chronogène. Les centres ils ne se cessent pas de se monter et de s’organiser toute la vie. Donc ils étaient moins organisés que l’acte sensori-moteur concernant les éléments. Et encore Jackson, dans sa théorie de l’évolution et de la dissolution, vous voyez, il pouvait dire : l’évolution va du plus organisé au moins organisé. Et la dissolution inversement, puisque le plus organisé c’est l’automatique : c’est des chaînes sensori-motrices automatiques. Et la dissolution donc elle allait du moins organisé au plus organisé, tout comme l’évolution allait du plus organisé au moins organisé. Ca n’empêche pas que dans sa conception il considérait, il me semble, ou il privilégiait singulièrement le rôle intégrateur des centres.

Voilà où je dis que c’est très compliqué. C’est qu’à mon avis, il n’y a pas des phénomènes de désintégration sans des phénomènes corrélatifs de dé-différentiation. Donc le schéma de dissolution se compliquent énormément. Il n’y a pas une action de désintégration qui ne soit pas accompagnée d’une dé-differenciation, d’une suppression de la différentiation. Et alors, bien plus, peut être que dans les phénomènes de dissolution il y a des troubles de désintégrations prévalentes, et des troubles de différenciation prévalentes. Ce qui compliquera beaucoup le schéma. Si bien que les cellules sensori-motrices échappant aux centres, ne sont pas désintégrées sans être aussi dédifférenciées. C’est-à-dire, perdent leur différenciation au même temps qu’elles perdent leur intégration. D’où aussi je saute dans un problème très célèbre, qui a été déterminant dans le schéma du cerveau : l’aphasie et les types d’aphasie - l’aphasie, vous le savez, ce sont des troubles du langage avec lésions cérébrales.

Or, classiquement, la grande théorie de l’aphasie distinguait -ça allait très loin , mais ça se comprend avec un axe aussi, déjà compliqué) six types d’aphasie. Dont, malgré tout, on pouvait dégager deux grands pôles. Et les deux grands pôles - vous en trouverez une étude linguistique assez poussée chez Jakobson). Ce qui est une manière de suggérer que Jakobson s’inscrit et garde d’une certaine manière (garde implicitement, puisqu’il ne se prétend pas biologiste)... (Coupure) (...) Mais il se laisse réduire à deux pôles, qu’il étudie particulièrement dans les Essais linguistiques. Et ces deux pôles vont s’expliquer puisqu’on va voir comment ils tiennent compte de notre axe, plutôt de nos deux axes : un axe vertical et un axe horizontal. Les deux grands pôles de l’aphasie c’est, nous dit-il, des troubles que l’on pourrait appeler tantôt « troubles de la similarité », tantôt « troubles de la contigüité ».
-  La similarité, selon lui, est à la base de ce qu’il appelle « métaphore », la contigüité est à la base de ce qu’il appelle « méthodisme ». Et si je résume très brièvement ces deux troubles, le premier trouble dit de "similarité" se présente comment ? Le sujet a gardé le pouvoir de combiner les éléments de langage. Mais qu’est-ce qu’il a perdu ? Il a gardé donc le pouvoir de combinaison, mais il a perdu le pouvoir de sélection. Il sait combiner une phrase mais il ne sait plus sélectionner entre un élément et un autre. Ca revient à dire quoi ça ? Dans une conversation il répond très bien, il continue une conversation. Ou bien si on lui présente un fragment de mot ou un fragment de phrase, il complète très bien. Donc il a gardé l’art de la combinaison. Il a une gêne : c’est évidemment pour commencer une phrase, le mot initiateur. Pourquoi ? Parce que le mot initiateur il faut le sélectionner, il faut le choisir. Là il est gêné, il est embêté. Mais une fois que c’est parti, c’est parti. Il est gêné une autre fois : c’est lorsqu’il a à sélectionner entre deux possibilités. Par exemple, il emploie le mot « célibataire ». Pour quelqu’un de normal, « célibataire » est substituable à « non -marié ». Il ne peut pas sélectionner, il ne peut pas faire la substitution. Si on lui dit : « qu’est-ce c’est un célibataire ? », il entre en détresse. Il sait très bien construire sa phrase avec « célibataire ». Il sait combiner, il ne sait plus sélectionner.

Or, comme dira Jakobson, c’est les deux grands pôles du langage : combinaison et sélection. Bien plus, il ne peut pas faire la sélection minimum du type : « A=A ». Si vous voulez, le minimum de substitution, la substitution identique. Car si on lui dit : « dit non », il répond : « non, je ne peux pas ». C’est une situation en apparence paradoxale, puisqu’il ne peut pas dire « non », mais il dit qu’il ne peut pas dire en disant « non ». Vous voyez que c’est en fait sur deux axes très différents du langage. Puisqu’on lui dit : « dit non », c’est-à-dire : « répète » (substitution du type « A=A »), et il répond : « non, je ne peux pas », « non, je ne peux pas dire non ». Le second « non » qu’il emploie, le « non, je ne peux pas », est pris dans une combinaison, ça il peut, mais la sélection de « non » et la substitution minimum de « non » par « non », il ne peut pas. Voilà, c’est un type d’aphasie. Aphasie de similarité, trouble de similarité.

Dans le trouble de contigüité, ça va être l’inverse. La similarité et la sélection semblent sauvées, mais la composition ne l’est pas du tout. Dans ce type d’aphasie vont rencontrer ce que les linguistes appellent « l’agrammatisme ». C’est-à-dire, la dissolution de la grammaire. La phrase de ce type d’aphasique - vous voyez que c’est très différent de l’autre cas - finit par être une espèce de morcelage de mots. Ce qui disparait ce sont les liens entre les mots et notamment ce sont les flexions. Quand il emploie un verbe, ce type d’aphasique généralement, le met souvent en infinitif. Cette fois, comme dit Jakobson, la similarité elle est sauvée. il peut très bien dire le mot « crayon », il peut faire les substitutions nécessaires, il ne peut plus faire les combinaisons. Pour résumer très rapidement, parce que je ne voudrais là pas du tout m’étendre, il faut regagner le temps que j’ai perdu, je dirais ceci : qu’est-ce c’est le « trouble de contigüité » d’après Jakobson - là je parle pour mon compte, je ne parle plus d’après Jakobson - ? Jakobson distingue - je reviens vite sur Jakobson - parfaitement les deux troubles en disant que le « trouble de contigüité », lorsque c’est le pouvoir de combinaison qui est troublé, c’est un trouble que porte avant tout sur le message. Le « trouble de similarité », au contraire, c’est un trouble qui porte avant tout sur le code. Ca se comprend tout seul. Quand il est plus précis, parce qu’il y a une telle interrelation entre le code et le message, qu’il éprouve le besoin d’être en effet, plus précis, et il nous dit que le « trouble de similarité » est d’avant tout un trouble de décodage ; et que le « rouble de contigüité » est avant tout un trouble d’encodage. Et en fait tous ceux qui ont fait un tout petit peu de linguistique ont vu ça.

Donc j’en tire juste la conclusion suivante : c’est que le « trouble de contigüité », il est avant tout moteur. Vous suivez, vous vous rapportez à mon schéma. « Moteur » c’est « M », là, dans l’axe horizontal. En effet, il porte sur la construction de phrases prononcées, sur la combinaison des éléments. Et il est avant tout aussi désintégrateur. Pourquoi ? C’est un trouble qui porte, on l’a vu, sur la combinaison. La combinaison devant s’entendre de deux manières : combinaison d’une unité linguistique par de sous-unités, par des unités inférieures (par exemple, les phonèmes comme sous-unités par rapport aux morphèmes) ; et de la combinaison par laquelle une unité entre dans des unités supérieures. C’est donc un trouble moteur et d’intégration. Ce qui m’arrange de tracer de « I » à « M » une ligne en pointillé, qui représenterait cette aphasie motrice desintégratrice. Et « aphasie motrice » est un terme courant dans la théorie de l’aphasie du 19ème siècle. L’autre trouble, « trouble de similarité », lui c’est un trouble essentiellement sensoriel et de différentiation. Pourquoi ? Précisément parce qu’il porte sur quoi ? Tout comme je disais tout à l’heure qu’il y a deux niveaux d’intégration : l’intégration qu’une unité opère par rapport à des sous-unités, et l’intégration à laquelle elle entre par rapport à une unité supérieure. De même il y a deux aspects de la différentiation. Dans le langage on le voit bien. Il y a un premier aspect de la différentiation qu’on pourrait appeler « le discernement des traits distinctifs » - je vais vite mais cela n’a pas d’importance, là je parle uniquement pour ceux qui ont fait un peu de linguistique : un phonème est un porteur d’une pluralité des traits linguistiques, des traits distinctifs. Par exemple je dis le mot « cochon », j’extrais le phonème « ch ». « Ch » est, comme on dit, comme les linguistes dissent, un faisceau de traits distinctifs. Pourquoi ? Vous avez « ch » sur « t », « cochon » sur « coton », vous avez « ch » sur « ss », « cochon », « cosson », vous avez « ch » sur « l », « cochon », « colon », à chaque fois vous avez, il n’y a pas un phonème qui ne soit pas un ensemble de traits distinctifs.
-  Donc le premier aspect de la différentiation, je dirais pour mon compte, c’est la sélection des traits distinctifs, où plutôt, non, le discernement des traits distinctifs.
-  Et le deuxième aspect de la différentiation c’est la substitution de deux formules qui différent sous un aspect et se ressemblent sous un autre.

Dès lors, ça doit vous paraître évident que l’aphasie qui présente des phénomènes de différentiation soit au même temps une aphasie sensorielle. Tandis que l’aphasie qui présente des traits de désintégration est forcement une aphasie motrice. Si bien que mes deux types d’aphasie (je pourrais tracer une ligne alors de « I » à « M », c’est l’aphasie motrice de désintégration, là ce que je vous dis ce n’est plus du Jakobson, ne lui faites pas dire ça il ne serait pas content), l’autre aphasie « S » « D » c’est l’aphasie sensorielle opérant par des différentiations. Alors là ça serait très compliqué, moi ce que je voudrais montrer c’est que dans la théorie classique de l’aphasie, les autres types d’aphasie, moi ça me permettrait de remplir les autres champs, mais enfin ça nous donnerait qu’un peu de satisfaction. J’en reste là pour le moment. J’espère que vous retenez vaguement quelque chose ... En gros, c’est ça l’image classique du cerveau. Je me suis servi, j’ai invoqué l’exemple de l’aphasie parce que, d’une part ça me plait de remarquer que les linguistes, vous savez ce qu’ils ont fait les linguistes ? ils ont gardé absolument (dans cette discipline aussi nouvelle) le plus vieux schéma cérébral. Et je ne cite que les plus grands parmi les linguistes. Je viens d’essayer de le démontrer pour Jakobson, mais pour Chomsky alors il faudrait le montrer en détail (ça nous ferait trois heures mais ça ne fait rien). Chez Chomsky c’est étonnant. D’ailleurs il le reconnait lui-même, quand il a fait son retour à Descartes, ce n’est pas par hasard. Ce qui m’intéresse chez les linguistes c’est de savoir au juste quel est le modèle cérébral sous-jacent, qu’ils emploient ? Je crois que la linguistique a absolument besoin d’un modèle cérébral et qu’elle le suscite et qu’elle s’en sert implicitement. Alors quand on parlera un peu des problèmes au niveau du cinéma, par exemple, de la sémiocritique d’inspiration linguistique, une question principale c’est - par exemple quand on pense aux études très sérieuses, très importantes, très intéressantes de Christian Metz - quel modèle cérébral implique sa conception du cinéma.

Et ce qui me parait frappant en tout cas chez les linguistes, c’est à quel point ils sont accrochés à cette conception du cerveau (intégration/différentiation des centres, association sensori-motrice des éléments. Comme diraiit il n’y a pas de mal !, moi je ne dit pas qu’il y ait du mal. Il y a aucun mal. Simplement, voilà une discipline nouvelle qui opère avec un vieux schème cérébral. Voilà. je m’en réjouis par méchanceté pure ! Moi ça me frappe beaucoup, la conception de l’aphasie de Jakobson, elle est très très forte. Vous lisez le livre, puisque tous ces cours c’est pour vous donner envie de lire ou ceci ou cela. Vous verrez vous-mêmes, mais ce n’est pas par hasard qu’il retrouve exactement le schéma des aphasies, tel qu’il était proposé par les biologistes du cerveau du 19ème siècle. Voilà un premier point terminé.

Je dis, vous voyez, c’est ça, en gros c’est ça, le cerveau comme arbre. On se vit comme ça, ou du moins, on s’est beaucoup vécu comme ça. Ou bien nos pères se sont vécus comme ça. Là, je parle du vécu, je saute au vécu, je ne dis pas grand chose. Mais ce sont des gens qui se vivent avec un arbre dans la tête. Et ce n’est pas par hasard que l’arbre est à la fois le modèle du cerveau et le modèle du savoir. De l’arbre de la connaissance à l’arbre cervical. Bien, courte pause.

Qu’est-ce qui a changé ? Moi, je vois deux points de mutation. Deux points de mutation, mais encore une fois, ça s’empiète tellement, c’est très délicat. Je dirais aussi bien, oui, je précise, je reviens en arrière, aussi bien que système arborescent, je dirais de ce système cérébral que c’est un système centré. C’est un système centré puisque tout son axe vertical est fondé sur les centres et que l’ensemble de la circulation est fondé sur l’interaction des centres et des éléments. D’accord ? C’est donc un système arborescent et centré. Alors on passe à la recherche de notre mutation avec les précautions que j’ai prises. Faites attention, ça ce n’est pas fait en un coup, ça s’est fait par ci et par là. Reprenons l’axe intégration/différentiation, et je me dis et déjà dans la plus vieille biologie et notamment avec le grand Claude Bernard. Les problèmes d’intégration et de différentiation se sont pliés, se sont trouvés inexplicablement liés avec un autre type de problème. Et ce n’est parce que les deux étaient très liés que c’était le même problème. L’autre problème qui venait recouper le thème de l’intégration et la différentiation c’était le problème des milieux extérieurs et intérieurs. Plus le vivant était compliqué, complexe ; plus il se constituait des milieux intérieurs. Plus ces milieux intérieurs étaient forts et structurés, plus ils dépendaient de mécanismes cérébraux et de régulations cérébrales. Bien plus, la différentiation organique et l’organisation des milieux intérieurs et extérieurs, à chaque instant s’entrecroisent. Je veux dire, la distinction des milieux extérieurs et intérieurs favorise et accélère les processus de différentiation organique et inversement, les suppose. Là aussi il y a un plan d’interaction entre différentiation et constitution des milieux respectivement intérieurs et extérieurs. Si bien que l’intégration et la différentiation se font comment ? Entre autres, elles se font par des niveaux relatifs d’extériorité et d’intériorité. Pourquoi je dis relatifs ? Parce qu’à première vue il n’y a pas de milieux extérieurs et de milieux intérieurs absolus ;ce qui est un milieu intérieur d’un certain point de vue, est un milieu extérieur d’un autre point de vue. Tout dépend quelle unité organique vous prenez. Vous pouvez prendre évidemment l’organisme dans son ensemble, mais même là ça fera des difficultés. Prenez l’organisme dans son ensemble, je dirais que ce n’est pas compliqué : milieu intérieur c’est ce qui est dedans. Comment se définie un organisme évolué ? Par ceci : c’est précisément qu’il s’est constituer un milieu intérieur. Ca veut dire quoi il se constitue un milieu intérieur ? Ca veut dire se constituer en milieu, qui ne dépend plus des variations des milieux extérieurs. Un milieu qui jouit d’une autorégulation. Par exemple, la chaleur du sang, en tant qu’elle devient indépendant des variations du milieu extérieur. Vous avez constitution d’un milieu intérieur. Si vous prenez l’ensemble de l’organisme, vous pouvez dire : « Ce n’est pas compliqué. Les milieux intérieurs c’est tout ce qui est dedans. ».

Pas sûr. Qu’est-ce que vous diriez de l’estomac ? C’est un milieu intérieur ? Oui, c’est un milieu intérieur, jusqu’à un certain point. Par rapport à quoi il est intérieur ? Parce que par rapport à autre chose peut être qu’il est extérieur. Un milieu intérieur peut être d’un autre point de vue un milieu extérieur qu’on appellera « un milieu extérieur annexé à l’organisme ». A plus forte raison l’intestin. C’est un milieu intérieur le milieu intestinal. Mais d’un autre point de vue, il joue le rôle de milieu extérieur annexé. Si bien que les déchets intestinaux sont franchement rejetés dans le milieu extérieur tout court. Un texte de Simondon insiste très bien sur ce point. Dans son livre, dans un livre très beau : « L’individu et sa genèse physico-biologique ». Voilà ce qu’il nous dit, comme il le dit mieux ce que je veux dire, autant vous le lire : « Il y a plusieurs étages d’intériorité et d’extériorité. Ainsi, une glande à sécrétion interne déverse dans le sang ou dans quelques autres liquides organiques, les produits de son activité. Par rapport à cette glande, par rapport à la glande à sécrétion interne, le milieu intérieur de l’organisme général est en fait un milieu d’extériorité. De même, la cavité de l’intestin est un milieu extérieur pour les cellules assimilatrices qui assurent l’absorption sélective au long du tractus intestinal. L’espace des cavités digestives c’est de l’extériorité par rapport au sang qui irrigue les parois intestinales. Mais le sang à son tour est un milieu d’extériorité par rapport aux glandes à sécrétion interne, qui déversent les produits de leur activité dans le sang ».

Donc, voilà tout ce que je veux dire. Et là aussi je n’ai pas le temps de développer. L’hypothèse à laquelle je voudrais tourner c’est que les processus d’intégration et de différentiationorganiques sont strictement inséparables, des distinctions entre milieux intérieurs et milieux extérieurs. Ces distinctions restant relatives, étroitement relatives, ce qui veut dire, qu’un milieu dit intérieur d’un certain point de vue sera extérieur d’un autre point de vue, qui aura toute une chaîne des médiations intérieures et extérieures. Ces distinctions entremilieux intérieurs et milieux extérieurs restent relatives tant qu’on les rapporte à l’axe intégration/différenciation. Voilà, à la fois l’axe intégration/différenciation passe par ces distinctions, lesquelles sont relatives par rapport à lui.

Ca doit être très lumineux ça. ça n’empêche pas, ajoute Simondon dans des pages très étranges mais que je trouve très belles. C’est ennuyeux tout ça, mais la conclusion va être si belle grâce à Simondon. Si on se rapporte à l’organisme plus simple, qu’est-ce qui se passe ? Lui, l’organisme plus simple, c’est-à-dire, non différencié et non intégré, il jouit d’une intériorité et d’une extériorité absolues, qui seront distinguées par quoi ? Par une membrane polarisée, expression la plus simple de la vie. Il y l’extérieur et il y a l’intérieur. En d’autres termes, l’organisme le plus simple se dispose d’après un dehors et un dedans absolus. A mesure qu’il se complique, c’est-à-dire, s’intègre et se différencie, les organismes passent par des niveaux relatifs d’intériorité et d’extériorité. Reste la troisième conclusion, arrangez-vous comme vous pouvez : « Le cerveau restaure à sa manière un dehors et un dedans absolus, qui est comme la limite de toute relativité des milieux extérieurs et intérieurs ». Qu’est-ce que ça veut dire çà ? Le cerveau là ? Le cerveau va mettre en présence un dedans absolu et un dehors absolu. En présence, ça veut dire quoi ? En contact, en contact sans distance, c’est par là que l’extérieur et l’intérieur ne sont plus relatifs. Le cerveau restitue un dehors et un dedans absolus, c’est-à-dire ce qui était la propriété de l’organisme le plus simple. Il le restitue à sa manière. Il met en contact un dehors absolu au-delà de tous les milieux extérieurs qui sera sans doute comme l’horizon, tous les milieux extérieurs et un dedans absolu, au-delà de tous les milieux intérieurs, qui sera sans doute comment dire, pour parler romantique : le sans fond de tous les milieux intérieurs, ou le plus profond.

Le cerveau va mettre en contact un dehors plus profond que tous les mondes extérieurs et un dedans plus profond que les mondes, que les milieux intérieurs. Comment il fait cette mise en contact ? Une mise en contact sans distance du dehors et du dedans. L’organisme élémentaire, lui, il avait besoin d’une distance entre son intériorité absolue et son extériorité absolue. Une mise en contact sans distance, ça veut dire quoi ? C’est ce que Simondon explique dans ces pages très belles, ça veut dire, le cerveau a une structure topologique.

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